Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 3/1

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antonello de messine.

ANTONELLO DE MESSINE,
PEINTRE.


On est vraiment saisi d’admiration lorsque l’on songe aux efforts tentés par une foule d’artistes de cette époque pour améliorer la peinture. Depuis l’an 1250, Cimabue, Giotto, et tous les maîtres dont nous avons parlé jusqu’ici, ne peignaient point sur toile et sur panneau autrement qu’à la détrempe. On avait bien reconnu que cette méthode manquait d’une certaine morbidesse qui aurait donné plus de grâce au dessin, plus de moelleux au coloris, et une plus grande facilité pour fondre et unir les couleurs : mais toutes les recherches n’avaient abouti à rien de bon. Les uns se servirent d’un vernis liquide, les autres employèrent diverses sortes de détrempes ; et jamais le résultat ne répondit à leur espérance.

Parmi ceux qui se livrèrent à de semblables essais, furent Alesso Baldovinetti, Pesello et beaucoup d’autres, qui n’obtinrent pas davantage le succès qu’ils ambitionnaient. Et quand même ils auraient trouvé ce qu’ils cherchaient, il leur manquait encore les moyens d’établir leurs figures sur panneau avec autant de solidité que sur muraille, et de mettre leurs couleurs en état de résister à l’eau et au toucher. Bon nombre d’artistes s’étaient rassemblés pour s’occuper de ces matières ; mais leurs conférences n’avaient produit aucun résultat satisfaisant. Ces difficultés préoccupaient vivement les peintres français, espagnols, allemands et de tous les pays, lorsqu’un Flamand, nommé Jean de Bruges, homme habile dans son art et passionné pour l’alchimie, fit des expériences sur plusieurs sortes d’huiles pour composer des vernis, et sur diverses couleurs. Un jour, après avoir achevé et verni une de ses peintures, il l’exposa au soleil pour la sécher, comme c’était l’usage ; mais, soit que la chaleur fût trop violente, soit par toute autre raison, le panneau se fendit complètement. Jean de Bruges, désolé de cet accident, et dégoûté de la peinture en détrempe, chercha alors la manière de composer une espèce de vernis qui séchât à l’ombre, sans mettre ses peintures au soleil. Après une foule d’expériences, il trouva que l’huile de lin et l’huile de noix étaient les plus desséchantes. En les faisant bouillir avec d’autres ingrédients, il obtint le vernis que lui et tous les peintres du monde avaient si longtemps désiré. De nombreux essais lui prouvèrent que ce vernis, étant sec, ne craignait point l’eau, donnait aux couleurs une grande solidité, les animait, les rendait brillantes, et (ce qui lui parut encore plus admirable) les unissait beaucoup mieux que la détrempe. Enchanté de cette découverte, comme on peut facilement le concevoir, Jean de Bruges entreprit un grand nombre de travaux, qui lui procurèrent d’énormes profits et émerveillèrent les peuples. De jour en jour, éclairé par l’expérience, il faisait de nouveaux progrès. La renommée de son invention se répandit non-seulement en Flandre, mais encore en Italie et dans d’autres pays. Tous les artistes désiraient vivement connaître ses procédés ; mais ils ne pouvaient que le louer et lui porter envie, car Jean de Bruges montrait bien ses ouvrages, mais ne consentait pas plus à travailler en présence de qui que ce soit, qu’à livrer son secret. Enfin, étant devenu vieux, il le confia à Roger de Bruges, son élève, qui le transmit à Ausse et à plusieurs autres. Les marchands achetaient toutes les productions de ces artistes, et les envoyaient de tous côtés aux princes et aux grands personnages ; mais le secret ne sortait pas de la Flandre. Ces peintures conservant, surtout lorsqu’elles étaient fraîches, l’odeur que produisent les huiles mêlées avec les couleurs, il paraissait possible de deviner la recette, cependant jamais personne ne la découvrit.

Quelques Florentins, qui commerçaient avec la Flandre et Naples, ayant envoyé au roi Alphonse Ier un tableau à l’huile de Jean de Bruges, tous les peintres du royaume accoururent le voir et donnèrent de grands éloges à la beauté des figures et à la nouvelle invention.

À cette époque, Antonello de Messine, homme modeste et habile dans son art, qu’il avait étudié pendant plusieurs années à Rome, après avoir longtemps travaillé à Palerme, s’était arrêté à Messine, sa patrie, où il avait réussi à établir sa réputation comme peintre. Ses affaires l’ayant appelé un jour à Naples, il entendit parler du tableau à l’huile de Jean de Bruges, que possédait le roi Alphonse, et qui, disait-on, résistait à l’eau et au toucher, et ne laissait rien à désirer pour être parfait. Antonello fut tellement frappé de la vivacité des couleurs, de la beauté et de l’union de cette peinture, qu’il abandonna aussitôt ses affaires et partit pour la Flandre. Arrivé à Bruges, il fit présent de dessins dans la manière italienne et de diverses autres choses à Jean de Bruges, et gagna si bien son amitié qu’il l’amena à lui confier ses procédés. Il ne le quitta pas sans avoir appris tout ce qu’il désirait tant connaître. Après la mort de Jean de Bruges, il quitta la Flandre pour revoir sa patrie et pour doter l’Italie de son précieux secret. Il resta quelques mois à Messine, et alla ensuite à Venise, où il résolut de se fixer. Cette ville lui offrait tous les genres de jouissances qui pouvaient convenir à son penchant pour le plaisir. Il peignit alors un grand nombre de tableaux à l’huile que l’on voit chez les gentilshommes vénitiens, et beaucoup d’autres qu’il expédia au dehors. Il ne tarda pas à acquérir une immense renommée. Il déploya tout son savoir dans un tableau qu’il exécuta pour l’église de San-Cassano. Les figures de cette composition, d’une beauté remarquable et d’un dessin correct, furent couvertes d’éloges. Le secret qu’Antonello avait rapporté de Flandre lui valut, pendant toute sa vie, les bonnes grâces des magnifiques gentilshommes de Venise.

Parmi les peintres qui étaient alors en crédit dans cette ville, on comptait Maestro Domenico. Cet artiste avait accueilli Antonello, à son arrivée à Venise, avec toutes les marques d’affection que l’on peut donner à son plus intime ami. En revanche, Antonello lui communiqua, au bout de quelques mois, le secret de la peinture à l’huile. Domenico sentit tout le prix de cette découverte, et il sut l’utiliser de telle sorte, qu’il fut honoré dans sa patrie jusqu’à la fin de ses jours. Ainsi sa courtoisie lui valut la possession d’un secret précieux que probablement Antonello n’aurait cédé à aucun autre, même à prix d’argent. Domenico fut donc heureux de n’avoir pas imité ces égoïstes personnages qui, avares des prévenances et des choses qui coûtent le moins, ne rendent service à personne, et comptent que l’on s’empressera de se mettre à leur discrétion pour leurs beaux yeux. Nous parlerons quand il en sera temps des ouvrages exécutés à Florence par Maestro Domenico, et nous dirons à qui il enseigna le secret que lui avait transmis Antonello. Ce dernier, après avoir achevé le tableau de San-Cassano, fit un grand nombre de peintures et de portraits pour divers gentilshommes vénitiens. Messer Bernardo Vecchietti possède de la main de notre artiste un saint François et un saint Dominique renfermés dans le même cadre.

Antonello mourut d’une pleurésie, à l’âge de quarante-neuf ans, au moment où la Seigneurie venait de le charger d’exécuter dans le palais plusieurs tableaux qu’elle avait refusés à Francesco, fils de Monsignore de Vérone, bien qu’il fût protégé par le duc de Mantoue. Antonello jouit d’une grande considération parmi les artistes, comme le prouve cette épitaphe :

D. O. M.

Antonius pictor, præcipuum Messanæ suæ et Siciliæ totius ornamentum, hoc humo contegitur. Non solum suis picturis, in quibus singulare artificium et venustas fuit, sed et quod coloribus oleo miscendis splendorem et perpetuitatem primus italicæ picturæ contulit summo semper artificium studio celebratus.

La mort d’Antonello affligea profondément ses nombreux amis, et surtout le sculpteur Andrea Riccio, auteur des deux belles statues en marbre d’Adam et d’Ève, qui ornent la cour du palais de la Seigneurie à Venise. Les artistes ne doivent pas moins de reconnaissance à Antonello pour avoir introduit en Italie le secret de la peinture à l’huile, qu’à Jean de Bruges qui le découvrit en Flandre. Grâce à cette invention, les peintres sont arrivés à donner presque la vie à leurs figures. Cette méthode est d’autant plus merveilleuse, qu’aucun écrivain ne nous apprend qu’elle fût pratiquée par les anciens. Mais, de même que l’on ne dit rien qui n’ait déjà été dit, peut-être ne se fait-il rien qui n’ait déjà été fait. Je ne m’arrêterai pas davantage sur ce point, et je continuerai ma tâche en distribuant des éloges aux hommes qui auront été utiles à l’art.

Sur un sujet aussi épineux et aussi important que celui de l’invention de la peinture à l’huile, nous ne nous sommes point décidés sans mûres réflexions, et sans qu’il nous en coûtât beaucoup, à combattre de front et Vasari, et Morelli, et Lanzi, et plusieurs autres écrivains non moins recommandables par leur esprit consciencieux que par leur érudition. Nous avons dû surtout y regarder à deux fois avant d’entreprendre la lutte contre le très-prudent Lanzi, qui d’ordinaire marche si bien cuirassé, bat en retraite dès qu’il soupçonne le moindre danger, et souvent même se tient dans une réserve complète, se bornant à amener, par d’adroites et habiles insinuations, de plus téméraires que lui à engager la bataille dont il aura tracé le plan, mais dont il craindra les risques. Néanmoins, tel intérêt que nous ayons à éviter nos redoutables antagonistes, nous pousserons droit contre eux, dans l’espoir que la bonté de la cause que nous avons embrassée suppléera à notre faiblesse.

Vasari et, après lui, Lanzi, Morelli, Guarienti et une foule d’autres historiens de l’art attribuent l’invention de la peinture à l’huile au Flamand Jean Van-Eyck, autrement dit Jean de Bruges, lequel vivait au quinzième siècle, nous prétendons que cette précieuse découverte remonte au onzième siècle, et nous en réclamons l’honneur pour le savant moine Théophile. La question ainsi clairement posée, qu’il soit bien entendu que nous n’apporterons à l’appui de notre thèse que des arguments puisés dans les sources les plus authentiques ou les observations les plus exactes et les plus minutieuses.

Mais, avant d’entamer cette sérieuse discussion, il est peut-être convenable de nous débarrasser, pour n’y plus revenir, d’un autre genre d’adversaires infiniment moins inquiétants à la vérité. Ceux-là, représentés par Frédéric Reimman et le Ranza, veulent faire remonter au temps des Romains l’usage de la peinture à l’huile. Le premier, à l’appui de son opinion, produit ce passage de Senèque : « Non adducor ut in numerum liberalium artium pictores recipiam, non magis quam statuarios, aut marmorarios, aut cæteros luxuriæ ministros. Æque luctatores et totamex oleo ac lato conslantem scientiam expello ex his studiis liberalibus : aut et unguentarios recipiam et coquos. » On va, nous n’en doutons pas, se demander dans quel mot de cette phrase Reimman a pu trouver la moindre allusion à la peinture à l’huile. Quant à nous, notre embarras aurait duré longtemps si à la fin nous n’eussions découvert que Reimman s’était avisé de traduire totam ex oleo ac luto constantem scientiam par : toute la science qui consiste dans la peinture à l’huile et les couleurs extraites de la terre. On se moquerait de nous à plein droit si nous nous mettions à réfuter gravement cet affreux contre-sens qui, s’il n’avait l’air d’une mauvaise plaisanterie plus que de toute autre chose, inspirerait une fort mince idée du profit que M. Reimman a su tirer des leçons de ses professeurs de langue latine.

Le Ranza, de son côté, n’est guère pourvu d’armes plus solides pour défendre son système. Il voit l’œuvre d’un artiste du temps de Constantin dans une espèce de tapisserie où les têtes et les mains de la Vierge et de l’enfant Jésus sont peintes à l’huile. Ce tableau, que l’on conserve à Vercelli, si l’on ajoutait foi à la tradition populaire, serait l’ouvrage de l’impératrice Hélène, qui l’aurait fait colorier après avoir rassemblé et cousu elle-même les divers morceaux de soie dont il est composé. Le Ranza ne se serait pas ainsi avancé, s’il n’eût point ignoré que, jusqu’à la moitié du cinquième siècle, on ne représenta jamais la Vierge avec l’enfant Jésus sur le bras, mais seulement dans l’attitude de la prière, les mains étendues vers le ciel, comme nous l’avons déjà dit dans le commentaire de Pietro della Francesca. Il aurait dû également savoir que le manteau à capuchon de la Madone indique une époque bien postérieure à celle de Constantin. On le voit, l’édifice, élevé du reste à si peu de frais par Frédéric Reimman et le Ranza, croule de lui-même.

Sans tarder davantage, nous allons donc essayer de démontrer la fausseté de la légende de Jean Van-Eyck émise par Vasari et acceptée par Lanzi, Guarienti, Morelli et autres. Comme nous tirerons nos principales preuves du manuscrit du moine Théophile, intitulé : Diversarum artium schedula ou De omni scientia artis pingendi, il est bon de faire remarquer que sa date, qui se rapporte au onzième siècle, ne lui a été contestée par personne ; son authenticité est formellement reconnue par Henry Corn. Agrippa[1], Gesner[2] et Simler[3], Feller[4], Bayle[5], Morhoff[6], Abraham Lessing[7], Raspe[8], Morelli[9], Aglietti[10], Christian Leist[11] et Lanzi[12].

La prétendue découverte de Jean Van-Eyck est signalée par Vasari le premier dans la plus ancienne édition de ses Vies des peintres, qui parut chez le Torrentino l’an 1550, c’est-à-dire cent soixante ans environ postérieurement à la mort du Flamand. Après un si long espace de temps, sur quels documents Vasari fonde-t-il sa relation ? Est-ce sur les écrits des contemporains ou des compatriotes de Jean de Bruges ? Avant maître Giorgio, aucun écrivain, pas même Jacob Meyer, l’annaliste le plus substantiel de la Flandre, ne mentionne la fameuse invention de Jean de Bruges. Et comment Jacob Meyer aurait-il oublié de célébrer la nouveauté de ce procédé, si nouveauté il y eût eu, lui qui entre dans les plus futiles détails de l’histoire des Pays-Bas jusqu’en 1477, lui qui élève aux nues la ville de Bruges pour avoir donné naissance à plusieurs peintres et sculpteurs que, sur leur renommée, on appela en Danemark et en Norvège[13] ? Un fait aussi important que celui de l’invention de la peinture à l’huile aurait-il passé inaperçu devant ses yeux ? Au moins, Vasari aura vu sur quelque pierre tumulaire le titre d’inventeur accolé au nom de Van-Eyck ? Les distiques mortuaires ne sont pas, que nous sachions, oublieux des qualités des défunts. L’épitaphe de Jean de Bruges est muette, tout comme les historiens de son pays[14]. Mais à peine le livre du Vasari est-il sorti des presses du Torrentino, que poètes, biographes et chroniqueurs flamands et hollandais lui servent d’échos. Lampsonius[15], Charles Van-Mander[16], Pierre Opmeer et Laurent Beyerlinck[17] le pillant à l’envi, promulguent et confirment le brevet d’invention que, de sa propre autorité, il a décerné à Van-Eyck. Selon l’usage, il faut jeter de légères broderies sur le canevas que l’on emprunte ; aussi Van-Mander, pour compléter le travail de Vasari, l’enjolive de dates qu’il pose avec un aplomb merveilleux : « Par tout ce que je puis trouver ou conclure, dit-il, la découverte de la peinture à l’huile de Jean eut lieu l’an 1410. » (Der tydt wanneer Joannes de oly verve gevonden heeft is gheweest by al dat ick vinden en overlegghen can in An. 1410). Cette date, impudemment avancée par Van-Mander, a été inconsidérément accueillie par les écrivains modernes, qui n’ont tenu aucun compte des faits consignés dans le Chronicon Belgicum, par Albertus Miræus, qui affirme que les tableaux à l’huile étaient connus en Belgique avant le quinzième siècle, et ajoute que l’on en voyait un, entre autres, dans l’église des Franciscains de Louvain[18]

Mais nous n’avons pas besoin d’aller chercher la preuve de toutes ces erreurs autre part que dans le manuscrit dont nous avons déjà parlé. Nous y verrons expliquée de la manière la plus claire la méthode de peindre à l’huile, telle qu’elle est encore aujourd’hui pratiquée. En effet, Théophile, à la fin de son vingt-deuxième chapitre, intitulé : De petula stagni, s’exprime ainsi : Accipe colores quos imponere volueris, terens eos diligenter oleo lini sine aqua, et fac mixturas vultuum ac vestimentorum sicut superius aqua feceras, et bestias, sive aves aut folia variabis suis coloribus prout libuerit. » Maintenant, dites-nous, le secret tout entier de la peinture à l’huile n’est-il pas renfermé dans ces lignes, si, comme nous sommes assez portés à le croire, il ne consiste qu’à broyer et à mêler les couleurs avec une huile siccative, telle que l’huile de lin, recommandée par Théophile ? D’où vient donc que l’on dépouille notre moine du mérite de son invention, pour en revêtir Jean de Bruges ? Les raisonnements les plus alambiqués, les plus contraires au bon sens et peut-être à la bonne foi, ont seuls déterminé à commettre cette criante injustice. La méthode de Théophile est incomplète et impraticable, nous dit-on. Il l’avoue lui-même en reconnaissant que « l’on ne pouvait étendre une couleur sur un panneau si la couleur employée auparavant n’avait pas d’abord été séchée au soleil, ce qui demandait une patience infinie[19].  » (Lanzi.) En quoi ces procédés diffèrent-ils des procédés actuels ? A-t-il jamais été possible, après avoir ébauché un tableau, de repeindre dessus avant que la première couche ne fût plus ou moins sèche ? Théophile, accoutumé à la détrempe, qui permet de repeindre au bout d’une heure sur le meme travail, voyant ses couleurs à l’huile demeurer fraîches pendant un ou deux jours, trouva ce délai fort long et fort ennuyeux, diuturnum et tœdiosum. Pour obtenir une plus prompte dessiccation, il imagina de les exposer au soleil. Faut-il en conclure, comme on l’a fait, que sa découverte tombe à néant ? Dès l’instant que Théophile substitua dans le broiement des couleurs l’emploi d’une huile siccative à celui de l’eau, de la gomme, du jaune ou du blanc d’œuf, son procédé fut complet, parfait. Qu’y a-t-on ajouté depuis ? Vasari et, après lui, Morelli et Lanzi, sans grandes variantes, répliquent que « Van-Eyck ayant exposé au soleil une de ses peintures, le panneau fut fendu par la force de la chaleur. Alors, continuent-ils, cet artiste combina peu à peu la manière d’employer des couleurs huilées qui pussent se sécher d’elles-mêmes sans être mises au soleil. » (Lanzi.) Eh bien ! parce que Van-Eyck aura laissé se reposer ses tableaux quelques jours à l’ombre, parce qu’il aura eu une plus forte close de patience que Théophile, on lui fait honneur d’une invention qu’il n’a pas même perfectionnée. Vasari et Lanzi ont beau répéter que Van-Eyck introduisit dans son huile divers ingrédients : cela ne signifie absolument rien. L’huile de lin la plus pure possède toutes les qualités nécessaires pour que les couleurs mélangées avec elle se sèchent d’elles-mêmes ; de toutes les huiles, celle de lin renferme les plus puissants principes siccatifs. Si Théophile eût indiqué l’huile d’olive, qui ne se sèche jamais, nous admettrions le perfectionnement, l’invention de Van-Eyck ; mais Théophile ne permet pas le doute : à maintes reprises il nomme l’huile de lin, et décrit sa préparation et son usage [20]. Le mérite de sa découverte devrait donc être aussi incontesté qu’il est incontestable. Loin de là, après Vasari, Morelli et Lanzi, voici venir un Allemand, M. le baron de Bubberg, qui prétend que Théophile enseigna seulement l’art de peindre à l’huile sur des panneaux, mais sans figures et sans ornements ; voici venir un Belge, M. François de Burtin, qui nous assure sérieusement que Théophile, cet obscur écrivain, ne propose d’employer l’huile dans les couleurs que pour barbouiller les murs et les meubles, mais qu’il en rejette positivement l’emploi comme impraticable pour les tableaux. Nous ne répondrons à M. de Bubberg et à M. de Burtin, cet illustre et brillant écrivain, qu’en citant derechef ce passage du manuscrit de Théophile, que très-certainement ni l’un ni l’autre n’ont lu : « sine aqua, et fac mixturas vultuum ac vestimentorum sicut superius aqua feceras, et bestias, sive aves aut folia variabis suis coloribus prout libuerit. »

Il nous reste encore à résoudre de graves difficultés, mais d’un ordre différent. « Si Théophile enseigna la peinture à l’huile, dit-on, ses préceptes demeurèrent ensevelis dans l’oubli le plus profond ; car, avant Jean de Bruges, pas un peintre n’a songé à en tirer parti. » Sur quelle autorité appuie-t-on cette assertion ? Uniquement sur celle de Vasari. Mais on ne fait ainsi que continuer l’erreur dans laquelle il est tombé dès le principe. On suit, sans s’en apercevoir, les données dont on a admis la fausseté. C’est un manque de logique bien évident. Néanmoins, opposons à nos adversaires de nombreux et respectables témoignages, qui prouveront que la peinture à l’huile, après Théophile, et longtemps avant Jean de Bruges, était usitée en Italie, en Flandre et jusqu’en Angleterre. Henri III, par un édit daté de la vingt-troisième année de son règne, qui correspond à l’an 1239 de notre ère, ordonne à son trésorier de payer à l’orfévre Odo et à son fils Odoard, cent dix-sept schellings et dix pence, pour achat d’huile, vernis et couleurs, et pour peintures faites dans la résidence royale de Westminster[21]. Après les divers examens auxquels les hommes les plus compétents ont soumis le célèbre portrait de Richard II, du cabinet des comtes de Pembroke, on peut affirmer qu’il a été peint à l’huile vers l’an 1377[22]. Un autre portrait à l’huile de Henri IV, roi d’Angleterre, antérieur de quelques années à Van-Eyck, et précieusement conservé à Hamptoncourt, a soutenu avec un égal succès les vérifications des connaisseurs. Nous avons déjà parlé des faits relatés dans le Chronicon Belgicum d’Albertus Miræus, et qui auraient suffi pour saper dans leur base les systèmes de Vasari et de Van-Mander, si Flamands et Hollandais n’eussent été intéressés à soutenir, quand même, ces deux historiens. Malvasia et le Tiarini n’ont-ils pas constaté que Lippo Dalmasio, dont Vasari nous a dit quelques mots à la fin de la vie de Lippo de Florence[23], avait exécuté, dès l’an 1407, des peintures à l’huile à San-Procolo de Bologne, et dans quelques maisons de la même ville[24] ? Marco de Sienne, le Dominici, le Criscuolo, Massimo Stanzioni et Paolo de’ Mattei, contemporains de Vasari, ont unanimement reconnu que plusieurs tableaux de Colantonio del Fiore, peints vers l’an 1375, étaient à l’huile. Un véritable concile d’experts n’a-t-il pas exprimé un semblable avis sur la Vierge de la galerie impériale de Vienne[25], ouvrage de Tommaso de Modène, artiste du quatorzième siècle, ainsi que sur l’Ancone de Serafino de’ Serafini, à la date de 1385 ? Ne tiendra-t-on aucun compte des savants travaux du baron Giuseppe Vernazza, qui nous certifie que Giorgio de Florence, élève de Giotto, peignit à l’huile, en 1314, au château de Chambéry ; en 1318, au Borghetto, et en 1325, à Pinerolo, dans la chapelle du prince Amédée, son protecteur[26] ? Enfin, Vasari ne fournit-il pas des armes contre lui-même et ses propres défenseurs, lorsqu’il nous dit, dans la vie d’Agnolo Gaddi ; « Cennino composa un livre sur la peinture… où il s’occupe du broiement des couleurs humectées avec l’huile[27] ? » Dans le chapitre LXXXIX du même traité, on lit ces mots : « Je veux t’enseigner à employer l’huile sur les murs et sur les panneaux, ainsi que le pratiquent les Allemands. » Dans les chapitres suivants, Cennino, d’une manière encore plus explicite, parle de l’huile cuite de lin et de celle de noix, comme d’excellents siccatifs pour la peinture[28]. Certes, en voilà plus qu’il n’en faut pour prouver que la méthode de Théophile n’avait pas cessé d’être connue, et que Jean de Bruges n’eut point à communiquer son prétendu secret à Antonello de Messine ; car ce dernier fait, suivant Lanzi lui-même[29], aurait eu lieu en 1440, et le manuscrit de Cennino porte la date authentique de 1437.

Mais nos adversaires ne s’avouent pas battus pour si peu. Ils se redressent fièrement pour proclamer que des essais tentés par d’habiles chimistes sur quelques tableaux des treizième et quatorzième siècles n’ont pas amené la plus légère gouttelette d’huile. Par urbanité, nous nous abstiendrons de leur répondre que cela démontre simplement qu’ils n’ont mis entre les mains de leurs chimistes que des tableaux en détrempe. Nous nous abstiendrons également de leur opposer les nombreuses analyses chimiques qui nous sont favorables ; par exemple, celles opérées par M. de Mechel sur les panneaux de la galerie impériale de Vienne. Nous n’acceptons pas plus ces dernières expériences que les premières. Lorsque cinq ou six siècles ont fait subir à un tableau toutes les altérations qui résultent des injures de l’air, du soleil, de l’humidité, et même de la main de l’homme, il est d’absolue impossibilité de déterminer si les couleurs dont il est formé, et que l’on aura confiées au creuset, ont été liées avec tel gluten plutôt qu’avec tel autre. Il y a des gens qui ne reculent devant rien. Quelques-uns de ces imperturbables analyseurs ne craignent pas de dire : Nous reconnaissons la présence d’une substance oléagineuse et siccative sur ce tableau, mais les couleurs n’ont été primitivement délayées qu’avec de l’eau. Or, personne n’ignore que les couleurs minérales, comme le blanc, broyées à l’eau, conservent après l’évaporation des qualités tellement absorbantes, qu’elles s’imbibent de l’huile étendue sur leur superficie à ce point que le chimiste le plus consommé ne saurait établir la moindre différence entre elles et les couleurs préparées à l’huile. La chimie n’a donc rien à démêler dans la question qui nous occupe, elle est impuissante. Restent les traditions historiques et les écrits authentiques. Ce n’est point à nous à décider si ceux que nous avons produits sont de poids à l’emporter sur ceux de nos adversaires. S’il ne se fût point agi de Théophile, s’il se fût agi seulement de prouver que la peinture à l’huile était connue longtemps avant Van-Eyck, nous nous serions contentés de jeter dans le plateau de la balance ces mots du grand Lorenzo Ghiberti : « Giotto lavoro a olio… Giotto peignit à l’huile. »

  1. De vanitate scientiarum, in fine cap. 96 de alcumistica.
  2. Bibliotheca universalis, pag. 614. Tiguri, 1545.
  3. Simleri Appendix Bibliothecæ Conradi Gesneri.
  4. Catalogus Bibliothecæ Paullinæ Lipsiensis, 1686, in præfatione.
  5. Nouvelles de la république des lettres.
  6. In Polyhistore, tom. I, lib. I, cap VII, § 32.
  7. Vom alter der Œlmahlerey.
  8. A critical Essay on oil-painting.
  9. Codici Nunini (cod. 39) et notizia d’opere di disegno, p. 114.
  10. Giornale veneto, 1793.
  11. Zur Geschichte und Litteratur.
  12. Storia pittorica, tom. 1, p. 65 de la seconde édition.
  13. Flandricarum rerum, tom. IX, p. 45.
  14. Voici l’inscription gravée sur le tombeau de Jean Van-Eyck…, louanges banales, pas un mot allusif à l’invention de la peinture à l’huile :

    Hic iacet eximia clarus virtute Ioannes,
       In quo picturæ gratia mira fuit.
    Spirantes formas et humum florentibus herbis
       Pinxit et ad vivum quodlibet egit opus.
    Quippe illi Phidias et cedere debet Apelles,
       Arle illi inferior atque Polycletus erat.
    Crudeles igitur, crudeles dicite Parcas,
       Qui talem nobis eripuere virum.
    Actum sit lachrymis incommutabile fatum,
       Vivat ut in cœlis iam deprecare Deum !

  15. Eulogia in effigies pictorum celebrium Germaniæ inferioris. Anvers, 1572.
  16. Van-Mander, Schilderbœk.
  17. Opus chronologicum.
  18. On lit dans cette chronique : Joannes Eyckius et frater ejus Hubertus, pictores eximii, Brugis florent. Horum alter Joannes oleo ex lini seminibus extuso picturæ colores primus miscuisse atque æternos, ut sic dicam, adversus ævi injuriam reddidisse creditur. Præclarum hoc inventum plerique ad an, 1410 referunt ; sed ante annum 1400 illud in Belgis saltem apud pictores quosdam in usu fuisse convincunt vetustiores tabellœ coloribus oleo mixtis depictœ, atque in his una quæ in templo Franciscanorum Lovanii spectatur, cujus quidem auctor sive pictor an. 1400 notatur obiisse.
  19. Omnia généra colorum eidem generi olei teri, et poni possunt in opere ligneo, in his tantum rebus, quæ soli siccari possunt, quia quotiescumque unum colorem imposueris alterum ei super ponere non potes nisi prior exsiccetur quod in imaginibus diuturnum et tædiosum nimis est. — Ce passage sur lequel s’appuient Lanzi et Morelli, si l’on veut bien y regarder, est tout à l’avantage de notre opinion.
  20. Tolle oleum lini quod hoc modo fit. Accipe semen fini et exsicca illad in sartagine super ignem sine aqua. Deinde mitte in mortarium et contunde illud pila donec tenuissimus pulvis fiat. Rursum mittens illad in sartaginem et infundens modicum aquæ, sic calefacies fortiter. Poslea involve illud in pannum novum et pone in pressatorium in quo solet oleum olivæ vel nucum vel papaveris exprimi. Cum hoc oleo tere colores super lapidem sine aqua, et cum pincello finies super ostia vel tabulas quas rubricare volueris, et ad solem siccabis.
  21. Rex Thes : et camerariis suis salutem. Liberate de thesauro nostro Odoni aurifabro et Edwardo filio suo centum et septemdecim solidos et decem denarios pro oleo, vernice, et coloribus emptis et picturis faclis in camera regiæ nostræ apud Westm., ab octavis Sanctæ Trinitatis anno regni nostri XXIII : usquè ad festum Sancti Barnabæ Apostoli eodem anno, scilicet per XV dies. — Walpole’s Anecdotes of painting in England, Slrawberry Hill, 4762, tom. I, p. 6.
  22. G. Vertue’s Description of the Work of Wenceslaus Hollar. London. 1759. — Gambarini’s, Cowdry’s and Kennedy’s Accounts of the Curiosities at Wilton ; — New description of the Antiquities and curiosities at Wilton. — Walpole’s Anecdotes of painting in England, t. I, p. 23,
  23. Voyez le premier volume de notre traduction, p. 469.
  24. Malvasia, Felsina pitrice ; Bol. 1678.
  25. Au bas de ce tableau on lit :

     
        Quis opus hoc finxit ? Thomas de Mutina pinxit.
        Quale vides, lector, Barisini filius auctor.


  26. Vernazza, Notizie spettanti alla arti del disegno ; Turin, 4792. — Voyez aussi une lettre sur ce sujet insérée dans le journal (le Pise, 1795.
  27. Voyez le premier volume de notre traduction, p. 416.
  28. Cennino, Trattato di pittura. MS.
  29. Lanzi, Storia pittorica, t. II.