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Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 3/11

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DESIDERIO DA SETTIGNANO,
SCULPTEUR.


Combien doivent remercier le ciel les artistes dont les ouvrages sont naturellement empreints de cette grâce indéfinissable que jamais l’étude ne saurait donner ! Tout ce qui sort de leurs mains porte un cachet qui séduit non-seulement les gens du métier, mais encore ceux qui y sont le plus étrangers. Cette gracieuse simplicité, dont le charme est si puissant, se rencontre dans toutes les productions de Desiderio. Ce sculpteur naquit, selon les uns, à Settignano, à deux milles de Florence, et, selon les autres, il aurait vu le jour à Florence même. Du reste, peu importe : de Settignano à Florence la distance n’est pas grande (1).

Desiderio imita Donato ; mais il possédait une grâce et une élégance qui lui étaient propres (2). Ses têtes de femmes et d’enfants ont un caractère de délicatesse et de douceur qui provient autant de la nature que du talent de l’ouvrier.

Dans sa jeunesse, il orna de harpies en marbre et de tigettes en bronze le piédestal du David de

desiderio da settignano
Donato, que renferme le palais du duc de Florence.

Sur la façade de la maison des Gianfigliazzi (3), il sculpta un grand écusson avec un beau lion, et il laissa çà et là dans la ville divers ouvrages en pierre qui ne manquent pas de mérite. Pour la chapelle des Brancacci, de l’église del Carmine, il fit un ange en bois, et à San-Lorenzo il acheva avec beaucoup de soin la décoration de la chapelle del Sacramento. On y voyait un enfant en marbre, que l’on met aujourd’hui sur l’autel, durant les fêtes de la Nativité du Christ, et qui a été remplacé par une autre statue de Baccio da Montelupo, laquelle reste continuellement sur le tabernacle del Sacramento. À Santa-Maria-Novella, il éleva un tombeau accompagné de plusieurs gracieux petits anges et surmonté de la figure de la bienheureuse Villana, qui présente l’image du sommeil plutôt que celle de la mort. Les religieuses delle Murate lui doivent une précieuse petite Madone placée dans un tabernacle au-dessus d’une colonne. À San-Piero-Maggiore, il exécuta le tabernacle del Sacramento qui, bien que dépourvu de figures, dénote toujours une belle et ravissante manière. Nous en dirons autant de son buste, d’après nature, de la Marietta degli Strozzi. Son tombeau de Messer Carlo Marsuppini d’Arezzo, à Santa-Croce, est l’objet de l’étonnement et de l’admiration de tous ceux qui le voient. On y remarque des feuillages auxquels, à la rigueur, on pourrait reprocher un peu de sécheresse et de raideur ; mais il faut songer que l’on n’avait pas encore découvert tous les beaux modèles de l’antiquité que nons connaissons aujourd’hui. Du reste, ou ne saurait adresser la même critique aux ailes qui servent d’ornement à une niche qui est au bas du cercueil. Toutes les finesses du duvet sont rendues avec une exactitude que l’on n’aurait osé attendre du ciseau. Des enfants, des anges, le portrait d’après nature de Messer Carlo, et une Madone en bas-relief, dans la manière de Donato, complètent cet important morceau que distinguent les plus brillantes qualités. Desiderio produisit un grand nombre de bas-reliefs en marbre. Le seigneur duc Cosme en possède quelques-uns parmi lesquels nous citerons les têtes de Jésus-Christ et de saint Jean-Baptiste, contenues dans un seul cadre de forme circulaire. Au pied du tombeau de Messer Carlo Marsuppini, notre artiste plaça une grande pierre sépulcrale sur laquelle il représenta, également en bas-relief, dans ses habits de docteur, le célèbre Messer Giorgio, secrétaire de la seigneurie de Florence (4).

Si Desiderio n’eût pas été enlevé prématurément au monde, il est à croire qu’avec l’expérience et l’étude il serait arrivé à surpasser en science tous ceux que déjà il avait vaincus par le charme et la grâce qui caractérisaient ses ouvrages.

Il mourut à l’âge de vingt-huit ans. Sa perte fut vivement sentie par tous ceux qui espéraient le voir dans sa vieillesse pousser son art à la perfection. Ses parents et ses nombreux amis assistèrent à ses funérailles que l’on célébra avec magnificence dans l’église des Servites.

Parmi les vers de tout genre dont on couvrit pendant longtemps son tombeau, nous nous contenterons de citer ceux qui suivent :

Come vide natura
Dar DESIDERIO ai freddi marmi vita,
E poter la scultura
Agguagliar sua bellezza alma e infinita ;
Si fermò sbigottita
E disse : ormai sarà mia gloria oscura.
E piena d’alto sdegno
Troncò la vita a così bell’ingegno.
Ma in van, che se costui
Diè vita eterna ai marmi e i marmi a lui.


Les sculptures de Desiderio datent de l’an 1485. II laissa ébauchée une sainte Marie-Madeleine pénitente qui fut achevée par Benedetto da Maiano. Cette figure, aussi belle qu’on peut l’imaginer, se trouve aujourd’hui à Florence, dans l’église de la Santa-Trinità, à droite de la porte d’entrée. Nous conservons dans notre recueil plusieurs dessins à la plume de Desiderio. Son portrait nous a été procuré par ses parents de Settignano.



Dans le volume précédent, la biographie du dernier architecte de la plus imposante basilique du moyen-âge nous a donné lieu d’indiquer les différences introduites par le christianisme dans la forme des temples du paganisme. La vie de Desiderio da Settignano, l’auteur des plus admirables mausolées du quinzième siècle, nous offre ici une trop favorable occasion d’étudier les dissemblances qui existent entre les édifices sépulcraux de l’antiquité et ceux des temps modernes, pour que nous n’en profitions pas. En se plaçant uniquement au point de vue matériel de l’art, ce qui distingue surtout les premiers des seconds, c’est que ceux-ci, sans repousser tout accessoire de sculpture, appartiennent essentiellement à l’architecture, tandis que les autres, au contraire, se rattachent étroitement à la sculpture et n’admettent qu’à grand’peine quelques détails d’architecture. Un rapide coup d’œil sur les plus célèbres de ces divers monuments en convaincra et à la fois montrera quels modèles et quels usages influèrent sur leur forme et leur caractère.

Si les énormes et indestructibles excavations, si les gigantesques et éternelles pyramides destinées par les Égyptiens à assurer la conservation des corps, dans l’espoir du retour à une autre vie, ne furent imitées ni par les Grecs, ni par les Romains, ces peuples ne s’efforcèrent pas moins de donner à leurs tombeaux toute la durée possible. Le bûcher nécessité par l’usage de l’incinération des cadavres leur servit de modèle, et fut souvent lui-même un monument que la vanité humaine se plut à décorer avec une somptuosité inouïe. Celui de Denys l’Ancien, tyran de Syracuse, est le premier dont la mémoire nous ait été conservée ; mais sa magnificence, que Timée et Philiste prirent soin de décrire, témoigne que d’autres semblables essais durent le précéder. Le bûcher d’Héphestion, construit quarante ans après, par ordre d’Alexandre, paraît avoir été le type des tombeaux grecs et des bûchers d’apothéose des empereurs de Rome, dont les formes furent à leur tour exactement reproduites par les mausolées romains. Les notions laissées par Diodore de Sicile sur le bûcher d’Héphestion, par Hérodien sur celui des apothéoses, par Pline, Strabon et d’autres historiens sur les mausolées d’Halicarnasse, d’Auguste, d’Adrien et de Septime-Sevère, l’attestent pleinement.

« Alexandre, écrit Diodore de Sicile, ayant rassemblé des architectes et un grand nombre d’artistes habiles, fit aplanir l’espace où devait s’élever le bûcher, et lui donna une forme carrée d’un stade de longueur en tous sens ; l’espace étant divisé en trente compartiments, on y établit des planchers de charpente. Le tout fut ordonné sur un plan quadrangulaire. On plaça ensuite les ornements à l’entour. La décoration du soubassement se composait de deux cent quarante proues de quinquérêmes avec des figures d’archers, etc. Au-dessus s’élevait le second étage dont la décoration consistait (au lieu de colonnes) en grands flambeaux de quinze pieds de haut ; des aigles, les ailes déployées, les surmontaient ; des dragons étaient en bas. La troisième périphérie était ornée d’une frise représentant des chasses d’animaux. La frise du quatrième étage représentait les combats des centaures. Au cinquième, étaient figurés, dans un ordre alternatif, des lions et des taureaux. La plate-forme était occupée par des trophées d’armes des Macédoniens et des Barbares. Le tout était couronné par des figures creuses de Syrènes, propres à recevoir les musiciens. La hauteur de l’ensemble était de cent trente coudées. »

Voici comment Hérodien décrit le bûcher des apothéoses :

« À l’endroit le plus spacieux du champ de Mars, on élève sur un plan quadrangulaire régulier, et en forme d’édifice, une charpente qui n’est liée que par un assemblage de bois d’une très-grande dimension. On remplit l’intérieur de cet espace de matières combustibles. L’extérieur est revêtu d’étoffes d’or et décoré de statues d’ivoire, de peintures diverses. Au-dessus de cette bâtisse, s’élève un autre étage, semblable pour la forme et les ornements, mais d’une moindre largeur ; il est percé d’arcades et de portes ouvertes. Sur celui-ci il y a un troisième et un quatrième étages allant toujours en diminuant de circonférence jusqu’au dernier (c’est à-dire le cinquième) qui est le plus étroit de tous. On peut comparer la forme de cette construction à celles des fanaux appelés phares qui, dans les villes maritimes, servent pendant la nuit à diriger les vaisseaux par leur clarté, et à les conduire au port. »

Le bûcher romain est donc le calque fidèle du bûcher grec, et les monnaies antiques nous montrent qu’il était couronné par un quadrige ou des statues, comme celui d’Héphesion par les syrènes. Et si l’on doit ajouter foi aux descriptions de mausolées transmises par les historiens, on verra que par leur masse, leurs dimensions et leurs étages, ils resseimblent presque en tout point aux grands bûchers.

Ainsi, selon Pline, le mausolée d’Halicarnasse avait cent pieds de haut, et s’élevait sur un soubassement de quarante-cinq pieds de circuit. Un stylobate et une colonnade isolée composaient sa masse principale, haute de quarante pieds environ. Au-dessus, une autre masse pyramidale à vingt-quatre degrés égalait la hauteur de la colonnade. La plate-forme supérieure portait un quadrige en marbre. Le mausolée d’Auguste, d’après Strabon, formé de terrasses en étages, soutenues pgr trn immense soubassement de marbre, était surmonté de la statue colossale de l’empereur. Le mausolée d’Adrien se rapproche encore davantage, par sa masse et ses détails, des bûchers d’apothéose représentés sur les médailles, et enfin le nom de septizonium, donné au mausolée de Septime-Sévère, indique, de la manière la plus claire, que ce dernier édifice était à sept étages.

Ces notices, que nous avons à dessein fort abrégées, pour éviter au lecteur l’ennui des descriptions architecturales, suffisent, il nous semble, pour prouver ce que nous avons avancé, à savoir que les monuments mortuaires des anciens recevaient leurs formes de l’architecture et non de la sculpture. Cela s’explique, du reste, par l’usage éminemment philosophique adopté par les Grecs et les Romains, de placer leurs tombeaux soit à l’entrée des villes, soit le long des chemins publics, soit sur le rivage de la mer, afin de présenter un profond et sérieux enseignement aux vivants. Et comme d’innombrables éléments de destruction conspiraient sans cesse contre ces funèbres signaux, il fallut qu’ils cherchassent à leur donner toutes les garanties imaginables de solidité et de stabilité. L’architecture, on le comprend, pouvait les leur fournir bien mieux que la sculpture.

Le mausolée moderne n’emprunta que son nom à celui de l’antiquité, dont les conditions architecturales étaient en désharmonie avec la loi chrétienne qui admettait la cendre des fidèles dans l’intérieur des temples du Seigneur. Forcé de restreindre ses dimensions, il dut recourir à la sculpture, et, ne trouvant dans les œuvres païennes aucun modèle pour se guider, il dut aussi longtemps revêtir les formes les plus arbitraires. Au treizième siècle seulement se généralisa un certain type, dont la coutume d’exposer les morts en public inspira l’idée. Les plus vastes mausolées que l’Italie entassa pendant trois siècles dans ses églises ne sont que des copies plus ou moins amplifiées du lit funéraire sur lequel on étendait le cadavre, et que la vanité, qui se joue avec la mort elle-même, surmonta d’un riche baldaquin et entoura de somptueux candélabres, de précieux tableaux et de symboles où la variété ne le cédait qu’à la magnificence. Le mausolée d’une reine de Chypre, à Assise, celui du cardinal Gonsalvi, à Rome, et celui du pape Benoît XI, à Pérouse, offrent les premiers exemples de semblables compositions. Le tombeau de la reine de Chypre, attribué faussement peut-être à Fuccio par Vasari, date environ de la troisième décade du treizième siècle. Son soubassement fort étendu porte une estrade surmontée d’un lit mortuaire, caché en partie par les rideaux du baldaquin que soulèvent deux petits anges. Le socle est occupé par de « nombreuses statues, parmi lesquelles, nous a dit Vasari, on remarque celle de la reine soutenue par un lion, emblème de son courage et de sa magnanimité [1]»

Le mausolée du cardinal Gonsalvi, par Giovanni Cosmate, et celui de Benoît XI, par Giovanni, de Pise, appartiennent l’un et l’autre au commencement du quatorzième siècle. Ils ne diffèrent du précédent que par quelques détails de peu d’importance, et retracent comme lui la scène exacte de l’exposition du mort. Cet usage se conserva jusqu’à l’époque où fut érigé, à Santa-Maria-Novella de Florence, le monument de la bienheureuse Villana, à propos duquel Vasari est tombé dans une erreur qu’il est de notre devoir de signaler. Trompé sans doute par la finesse de l’exécution, la grâce et le bon goût de l’ornement, il n’hésita pas à en faire honneur à Desiderio da Settignano, qui avait acquis la plus haute célébrité en ce genre. Mais la récente découverte du marché conclu pour cet ouvrage, l’an 1451, entre le procureur du couvent de Santa-Maria-Novella et Bernardo Rossellino, nous a révélé son véritable auteur, qui prend ainsi parmi les sculpteurs une place semblable à celle que son génie lui a value parmi les architectes. Desiderio, d’ailleurs, est assez riche de son propre fonds pour restituer, sans s’appauvrir, ce qui n’est point à lui. Son chef d’œuvre, le tombeau de Marsuppini, n’est éclipsé que par celui d’Andrea Vendramin, qui clôt la série des grands mausolées du quinzième siècle. Personne, nous en sommes sûrs, ne nous contredira, lorsque nons affirmerons que, dans tous ces monuments, la sculpture seule joue un rôle, tant l’architecture y est insignifiante. Ce principe n’ayant jamais cessé de régner, comme chacun peut s’en convaincre en parcourant les recueils de Cicognara et de Seroux d’Agincourt, nous terminerons ici cet article déjà trop long pour son sujet, et nous nous dispenserons de citer, à l’appui de notre thèse, les mausolées de nos jours « chargés de figures allégoriques qui écrasent de leurs marbres glacés des cendres moins glacées qu’elles » (Chateaubriand).



NOTES.

(1) Settignano, petite bourgade située à deux milles environ de Florence, et habitée par des tailleurs de pierre, renferme une villa qui a appartenu à Michel-Ange Buonarroti.

(2) Le Baldinucci, Dec. I, part. I, sec 3, p. 41, affirme que Desiderio fut élève de Donatello.

(3) La maison des Gianfigliazzi est située le long de l’Arno, entre le pont de la Santa-Trinità et celui de la Carraia.

(4) Messer Gregorio et non Giorgio, père de Carlo Marsuppini, fut un excellent jurisconsulte, mais n’exerça jamais la charge de secrétaire de la république, comme le dit Vasari.

  1. Voir tome Ier notre traduction, pag. 124.