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Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 3/15

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JACOPO, GIOVANNI ET GENTILE BELLINI,
PEINTRES VÉNITIENS.



Le talent, si bas placé que paraisse souvent son point de départ, élève peu à peu son vol et ne s’arrête jamais qu’après avoir atteint les dernières limites de la gloire. Ainsi les Bellini, d’abord humbles et chétifs, prirent ensuite, grâce à la peinture, l’essor le plus large et le plus hardi.

Jacopo Bellini, disciple de Gentile da Fabriano, malgré tous ses efforts, ne vint en crédit à Venise qu’après le départ de ce Domenico qui confia le secret de la peinture à l’huile à Andrea dal Castagno. Dès qu’il fut délivré de ce rival, son talent et sa réputation s’accrurent de telle sorte, qu’il fut regardé comme le plus grand peintre de la ville.

Jacopo voulut que l’éclat que son nom devait à la peinture fût non-seulement conservé, mais encore augmenté par ses deux fils qui, du reste, étaient doués des plus heureuses dispositions. L’un fut Giovanni, et l’autre Gentile (1), auquel Jacopo donna ce nom en mémoire de son maître Gentile da Fabriano, qui avait été pour lui comme un second

Giovanni Bellini.
père. Jacopo leur enseigna lui-même avec soin les

principes du dessin ; mais il ne tarda pas, à sa grande joie, à se voir dépassé par ses jeunes élèves. Il les excitait souvent à imiter l’exemple des Toscans, qui, poussés par une noble émulation, cherchaient à vaincre les athlètes qui les avaient précédés dans la lice. « Ainsi, disait-il, il faut que Giovanni me surpasse, que Gentile l’emporte sur Giovanni et sur moi, et que Gentile, à son tour, soit laissé en arrière par ceux qui viendront après lui. »

Les premiers ouvrages qui mirent Jacopo en réputation furent les portraits de Giorgio Cornaro et de Catherine, reine de Chypre ; une Passion du Christ qu’il envoya à Vérone, et dans laquelle il introduisit son propre portrait ; et une Histoire de la croix qui, dit-on, est aujourd’hui dans l’école de San-Giovanni-Evangelista. Tous ces tableaux et beaucoup d’autres encore furent peints par Jacopo, avec l’aide de ses fils. Le dernier est sur toile, selon l’usage des Vénitiens qui rarement se servaient, comme les artistes étrangers, de panneaux en bois d’aubier ou d’ypréau, que l’on préfère aux autres, parce qu’ils présentent le plus de solidité. Mais à Venise on ne fait point de panneaux, ou si par hasard on en fait, on n’emploie que le sapin que l’Adige amène en abondance de l’Allemagne, sans parler de celui que fournit l’Esclavonie. Ainsi, on a coutume à Venise de peindre sur toile, soit parce qu’elle ne peut se fendre et se vermouler, soit parce qu’elle se prête à toutes les dimensions, soit enfin parce que les tableaux sur toile peuvent être transportés au loin sans difficultés et sans dépense. Jacopo et Gentile firent donc, comme nous l’avons dit plus haut, leurs premiers ouvrages sur toile. À l’Histoire de la croix, Gentile ajouta sept ou huit tableaux où il figura le Miracle de la croix du Christ qui, par je ne sais quel accident, étant tombée du pont de la Paglia dans le canal, ne put être prise que par le gardien de l’école de San-Giovanni-Evangelista, qui, de tous les fidèles qui se jetèrent à l’eau pour obtenir cet honneur, en fut seul jugé digne par le ciel. Gentile, en retraçant cet événement, représenta les édifices qui bordent le canal, le pont de la Paglia, la place de San-Marco et une longue procession d’hommes et de femmes marchant derrière le clergé. Cette peinture dut coûter un énorme travail à Gentile, car elle renferme une multitude de personnages et de portraits d’après nature, et, entre autres, ceux de presque tous les membres de la confrérie de San-Giovanni-Evangelista. En outre, Gentile peignit l’Exaltation de cette croix, tableau qui ne lui valut pas moins d’éloges que les autres.

Quelque temps après, Jacopo se sépara de ses fils, dont chacun alla de son côté se livrer à ses études. Mais je ne parlerai plus de Jacopo, tant parce que ses œuvres s’effacent devant celles de ses enfants, que parce qu’étant mort bientôt après les avoir quittés, il me semble plus utile de ne m’occuper que de Giovanni et de Gentile. Il est bon de noter ici en passant que ces deux artistes, tout en vivant éloignés l’un de l’autre, ne cessèrent jamais de se porter une vive affection et de se donner réciproquement des éloges d’autant plus sincères que chacun d’eux se faisait inférieur à son frère. Ils cherchaient ainsi modestement à se vaincre en bonté et en courtoisie, non moins qu’en talent.

Les premières productions de Giovanni furent plusieurs portraits qui plurent beaucoup, et particulièrement celui du doge Loredano, que diverses personnes prétendent n’être autre que celui de Giovanni Mozzenigo, frère de ce Pietro qui fut doge bien longtemps avant Loredano. Giovanni fit ensuite, dans l’église de San-Giovanni, sur l’autel de Sainte-Catherine de Sienne, un immense tableau où l’on voit la Vierge assise avec son Fils, saint Dominique, saint Jérôme, sainte Catherine, sainte Ursule et deux autres vierges. Aux pieds de la madone, trois petits enfants debout chantent devant un livre. Le portique d’un riche édifice couvre la partie supérieure de cette composition, que l’on comptait parmi les meilleures que Venise possédait alors. Dans l’église de San-Giobbe, sur l’autel dédié à ce saint, Giovanni peignit la Vierge avec l’Enfant Jésus, saint Job, saint Sébastien, saint Dominique, saint François, saint Jean, saint Angustin et trois petits enfants qui jouent de divers instruments. Ce morceau, d’un dessin correct et d’un beau coloris, a été et est encore justement admiré.

Les Vénitiens, ayant reconnu le mérite de nos artistes, pensèrent que, pour profiter dignement de leur talent, il serait bon de les charger de représenter, dans la salle du grand conseil, les actions les plus glorieuses de leurs concitoyens, afin que ces nobles images pussent récréer et instruire en même temps la postérité. Ce travail fut donc confié aux soins de Giovanni et de Gentile, qui, chaque jour, faisaient de nouveaux progrès. Mais nous devons rappeler ici qu’Antonio de Venise, comme nous l’avons dit dans sa vie, avait long-temps auparavant commencé à décorer cette salle, et y avait même achevé une vaste page, lorsqu’il fut forcé, par la méchanceté de ses envieux, de s’éloigner et de ne pas donner autrement suite à cette honorable entreprise. Gentile obtint d’exécuter cet ouvrage, non à fresque, mais sur toile, soit parce qu’il était moins habile fresquiste, soit pour toute autre raison. Il débuta par représenter le pape, devant l’église de San-Marco, remettant au doge le cierge bénit qu’il devait porter dans les processions solennelles qui allaient avoir lieu. Le Saint-Père, couvert de ses habits pontificaux, est accompagné de ses prélats, et le doge, de ses sénateurs. Dans un autre tableau, divisé en deux compartiments et rempli de portraits d’après nature et de beaux édifices en perspective, Gentile figura, d’un côté, l’empereur Barberousse recevant les ambassadeurs de Venise, et, de l’autre côté, le même empereur se préparant à la guerre. Le tableau suivant montre le pape exhortant le doge et la noblesse vénitienne à armer à frais communs trente galères contre Frédéric Barberousse. La façade de San-Marco s’élève derrière le pape en rochet et assis sur son trône, à l’entour duquel se tiennent le doge et les sénateurs. Près de la mer est une innombrable multitude d’hommes. Puis, on voit le pape debout donnant sa bénédiction au doge, couvert de ses armes, environné de soldats et suivi d’une longue file de gentilshommes. Ce tableau, qui renferme encore le palais et l’église de San-Marco, est une des meilleures productions de Gentile. Néanmoins, il paraît moins riche d’invention que celui de la Bataille navale qui vient ensuite. La quantité incroyable des galères et des barques, la savante ordonnance du combat, la fureur des soldats, la douleur des blessés, la chute des morts, le mouvement des vagues, l’agitation des navires, tout, en un mot, dans cette terrible composition, aussi bien le moindre détail que l’ensemble complet, atteste le génie de Gentile. Le dernier tableau de cette série représente le pape recevant le doge victorieux et lui donnant un anneau d’or pour épouser la mer ; ce qu’ont fait depuis tous ses successeurs, en témoignage de la souveraineté que Venise exerce sur cet élément. Othon, fils de Barberousse, est agenouillé devant le pape, accompagné de ses cardinaux. Parmi les poupes de galères, on reconnait celle de la Capitane, surmontée d’une victoire dorée assise, la tête couronnée de lauriers et la main armée d’un sceptre.

La décoration des autres parois de la salle fut allouée à Giovanni, frère de Gentile ; mais comme les sujets qu’il y peignit se rattachent à ceux commencés et presque entièrement achevés par le Vivarino, qui lui fut adjoint pour exciter entre eux une noble émulation, il faut que nous parlions préalablement un peu de cet artiste. À côté du dernier tableau de Gentile, le Vivarino représenta Othon s’offrant au pape et aux Vénitiens pour aller lui-même engager son père Frédéric conclure la paix. Othon agenouillé prête serment entre les mains du pape assis sur son trône et entouré de sénateurs. Un beau temple en perspective et quantité de personnages, complètent cette belle composition. Le Vivarino peignit ensuite Othon prosterné aux genoux de son père qui l’accueille avec une joie extrême, en présence des gentilshommes vénitiens qui l’ont accompagné. Ce sont autant de portraits fidèles qui prouvent avec quelle conscience le Vivarino imitait la nature. Certes, il aurait honorablement conduit à fin son travail, si une mort prématurée, causée par l’excès de la fatigue, ne fût venue le frapper. Giovanni Bellini fut donc obligé de retoucher en quelques endroits ces deux tableaux du Vivarino, à la suite desquels il en fit quatre dont le premier représente Frédéric Barberousse baisant le pied du pape dans l’église de San-Marco. Ce même sujet a été traité avec une supériorité incontestable par le grand Titien. Dans le second tableau de Giovanni, on voit, entre le doge et l’empereur, le pape disant la messe à San-Marco, et accordant des indulgences plénières et perpétuelles aux fidèles qui visiteraient cette église à certaines époques, et particulièrement le jour de l’Ascension de Notre-Seigneur. L’architecture de l’intérieur de l’église et les costumes du pape, des cardinaux et des gentilshommes, produisent un spectacle d’une richesse et d’une pompe extraordinaires. Le souverain pontife, en rochet, donnant une ombrelle au doge et à l’empereur, après en avoir réservé deux pour lui-même, tel est le sujet du troisième tableau. Celui du quatrième et dernier, est l’Arrivée à Rome du pape, de l’empereur et du doge. Le clergé et le peuple romain offrent huit bannières de diverses couleurs et huit trompettes d’argent à Sa Sainteté, qui les remet au doge. Dans le lointain, on aperçoit Rome en perspective, une foule de cavaliers et de piétons, et de nombreux étendards qui flottent sur le château de Sant’-Agnolo. Ces peintures de Giovanni obtinrent un juste et brillant succès. On venait de lui commander d’orner également tout le reste de la salle, lorsqu’il mourut dans un âge fort avancé.

Comme, jusqu’à présent, nous n’avons parlé que des tableaux de la salle du conseil, pour ne pas en interrompre la description, il faut maintenant que nous retournions en arrière. Parmi les autres nombreuses productions de Giovanni, nous ne devons pas oublier le tableau qui est aujourd’hui sur le maître-autel de San-Domenico, celui de la chapelle de San-Girolamo, dans l’église de San-Zaccharia de Venise. Ce dernier renferme une Madone, plusieurs saints d’une exécution très-soignée, et un édifice d’un goût parfait. Dans la sacristie des Mineurs, dite la Cà-grande, Giovanni laissa un autre tableau d’un bon dessin et d’un bon style. On petit en dire autant de celui de San-Michele, de Murano, monastère des Camaldules. À San-Francesco-della-Vigna, dans la vieille église, il y avait un Christ mort d’une telle beauté, que Louis XI, roi de France, le demanda avec instance aux religieux, qui le lui donnèrent, bien qu’à contre-cœur. À la place de ce Christ, on en mit un autre signé du nom de Giovanni, mais il est très-inférieur au premier, et on croit même qu’il est de Girolamo Mocetto, élève de Giovanni. La confrérie de San-Girolamo possède de Giovanni des figures en petite proportion fort estimées, et Messer Giorgio Cornaro un Christ accompagné de Cléophas et de Luc. Giovanni peignit, en outre, dans la salle du conseil, les Vénitiens tirant du monastère della Carità je ne sais quel pape, qui s’était enfui de Venise et caché dans un monastère où il remplissait les fonctions de cuisinier. Cette composition renferme une foule de portraits d’après nature et de belles figures.

Peu de temps après, le Grand-Turc fut si émerveillé de quelques portraits de Giovanni qui lui furent offerts par un ambassadeur, qu’il les accepta volontiers, malgré la loi musulmane qui défend les peintures, et que même il pria le sénat de lui en envoyer l’auteur. Les sénateurs, considérant que Giovanni ne pouvait, à cause de son grand âge, supporter les fatigues du voyage, et ne voulant pas d’ailleurs priver Venise de cet homme illustre qui travaillait alors dans la salle du conseil, résolurent de faire partir son frère Gentile, qui était l’homme le plus capable de le remplacer. Gentile fut donc conduit par les galères vénitiennes à Constantinople où il fut présenté, par le bailli de la seigneurie, à Mahomet, qui l’accueillit avec toutes sortes de caresses. Gentile gagna les bonnes grâces de ce prince en lui donnant un tableau qui excita son admiration au plus haut point. Mahomet se refusait presque à croire qu’un homme mortel pût imiter la nature d’une manière si divine. Gentile ne tarda pas à faire de cet empereur un portrait que l’on regarda comme un miracle. Sa Hautesse demanda ensuite à Gentile s’il était capable de se peindre lui-même. Gentile lui répondit affirmativement et, peu après, lui montra son portrait qui paraissait vivant, ce qui confirma de plus en plus Mahomet dans l’idée que Gentile tenait quelque chose de la divinité. Certes il n’eût jamais consenti à son départ, si, comme nous l’avons dit, la loi du Prophète n’eût prohibé l’exercice de la peinture chez les Turcs. Soit donc par crainte de faire naître du mécontentement chez ses sujets, soit pour toute autre raison, Mahomet appela un jour Gentile, le remercia de ses services, l’accabla d’éloges, et lui permit de réclamer ce que bon lui semblerait, lui affirmant que rien ne lui serait refusé. Gentile, en galant homme, répondit qu’il ne sollicitait qu’une lettre de recommandation auprès du sérénissime sénat et de l’illustrissime seigneurie de Venise, sa patrie. Le sultan lui remit aussitôt une lettre conçue dans les termes les plus chauds et les plus flatteurs, et lui donna son congé en le comblant de présents et d’honneurs. Ainsi il lui passa au cou une chaîne turque du poids de deux cents cinquante ducats d’or que la famille Bellini possède encore aujourd’hui. Gentile arriva sans accident à Venise où il fut reçu avec une joie extrême par son frère Giovanni et par la plupart de ses concitoyens, qui étaient accourus au-devant de lui. Chacun se réjouissait des honneurs que Mahomet avait rendus à son mérite. Le doge et la seigneurie ne lui témoignèrent pas moins d’estime, et le félicitèrent d’avoir si bien rempli sa mission. Et, pour lui prouver le cas qu’ils faisaient de sa lettre de recommandation, ils lui allouèrent une pension viagère de deux cents écus.

Après son retour dans sa patrie, Gentile travailla peu. Il n’était pas loin d’avoir quatre-vingts ans lorsqu’il mourut. Son frère Giovanni lui donna une honorable sépulture à S.-Giovanni-e-Paolo, l’an 1501.

Giovanni, malgré sa vieillesse, tâcha de se distraire par le travail de la douleur que lui causait la perte de son frère, qu’il avait toujours tendrement aimé. Il se mit à faire des portraits, et bientôt il n’y eut à Venise personne d’une condition un peu relevée qui ne se fit peindre par lui ou par quelque autre. De là vient la multitude de portraits que l’on trouve à Venise. Quantité de gentilshommes possèdent les images de quatre générations d’aïeux, et les plus nobles bien davantage. Du reste, on ne saurait trop louer cette coutume. Qui ne ressent une satisfaction extrême à contempler les traits de ses ancêtres, surtout s’ils se sont illustrés dans le gouvernement de l’état, dans la guerre et dans la paix, dans les lettres ou les arts ? À quelle fin, comme nous l’avons dit ailleurs, les anciens plaçaient-ils les images de leurs grands hommes dans les lieux publics avec d’honorables inscriptions ; si ce n’était pour encourager à imiter leurs glorieux exemples ? Giovanni peignit, pour Messer Pietro Bembo, avant que cet illustre écrivain n’allât se fixer à la cour du pape Léon X, le portrait d’une de ses maîtresses avec une perfection inimitable. Aussi, de même que le Petrarca florentin avait célébré Simone Memmi dans ses vers, de même le Petrarca vénitien célébra Giovanni dans ses rimes, comme dans ce sonnet :

O imagine mia celeste e pura,

où, au commencement du second quatrain, il dit :

Credo che ’I mio Bellin con la figura, etc.

Quelle plus grande récompense de leurs travaux les artistes peuvent-ils désirer que d’être célébrés par les poètes illustres, ainsi que l’a été le très-excellent Titien par le très-savant Messer Giovanni della Casa dans ce sonnet :

Ben veggo io, Tiziano, in forme nuove ;

et dans cet autre :

Son queste amor le vaghe treccie bionde.

Giovanni Bellini ne fut-il pas compté par le fameux Arioste, au commencement du vingt-troisième chant d’Orlando Furioso, parmi les meilleurs peintres de son temps ?

Mais revenons aux ouvrages de Giovanni, c’est-àdire aux principaux, car je serais trop long, si je voulais mentionner les tableaux et les portraits qui sont dispersés chez les gentilshommes de Venise et dans les autres endroits de cet état. Giovanni peignit à Rimini, pour le signor Sigismondo Malatesta, un grand tableau représentant une Piété avec deux enfants. Ce beau morceau orne maintenant l’église de San-Francesco de Rimini. Entre autres portraits remarquables, Giovanni fit celui de Bartolommeo da Liviano, capitaine des Vénitiens.

Il eut de nombreux élèves, car il enseignait avec amour les secrets de son art. Il y a soixante ans, vivait encore Jacopo da Montagna, qui suivit sa manière, ainsi que le témoignent les ouvrages qu’il laissa à Padoue et à Venise. Mais celui qui imita plus que tous les autres Giovanni et lui fit le plus d’honneur, fut Rondinello de Ravenne. Giovanni se servit beaucoup de lui dans tous ses travaux. On voit de cet artiste un tableau à San-Domenico de Ravenne, et un autre très-beau dans la cathédrale. Son chef-d’œuvre est dans l’église de San-Giovanni-Battista des carmélites où il représenta la Vierge et un saint Albert dont la tête surtout est admirable. Benedetto Coda de Ferrare travailla aussi à l’école de Giovanni, mais sans en tirer grand profit. Il habita Rimini où il exécuta une foule de peintures. Son fils Bartolommeo ne se distingua pas plus que lui. Giorgione de Castelfranco, dit-on, reçut également les leçons de Giovanni, de même que nombre d’autres maîtres trévisans et lombards dont il est inutile de parler ici.

Enfin Giovanni, étant parvenu à l’âge de quatre-vingt-dix ans, mourut de vieillesse, laissant un nom que ses œuvres ont rendu immortel. On l’ensevelit dans l’église et dans le tombeau où reposait déjà le corps de son frère Gentile. Il ne manqua pas de gens à Venise qui cherchèrent par leurs sonnets à l’honorer autant qu’il avait lui-même honoré sa patrie.

À l’époque où florissaient les Bellini, ou peu de temps auparavant, travaillait à Venise un peintre nommé Giacomo Marzone qui, entre autres choses, fit à Santa-Lena, dans la chapelle dell’Assunzione, la Vierge avec une palme, saint Benoît, sainte Hélène et saint Jean. Il exécuta ce tableau dans l’ancienne manière et posa ses figures sur la pointe des pieds, selon la coutume des peintres qui vivaient du temps de Bartolommeo de Bergame. (2)



Lorsque Vasari accepta la glorieuse mission de conserver et de propager la mémoire des artistes qui, durant le cours entier de trois siècles, avaient illustré l’Italie, les matériaux, disséminés sur tous les points, offraient les plus grandes difficultés à rassembler. Au milieu des guerres et des discordes suscitées par l’ambition des princes, par l’inquiétude des républiques, et fomentées par la cupidité des condottieri, une foule d’édifices avaient été détruits de fond en comble, ou tellement mutilés qu’ils ne présentaient plus que l’aspect de masses informes ; une multitude de tableaux, de statues, de bas-reliefs, avaient été enlevés, déplacés, dégradés de la manière la plus déplorable ; et, pour se débrouiller dans cet inextricable chaos, l’historien ne rencontrait que des renseignements écrits, tout à fait incomplets, et des traditions fort suspectes, non-seulement sur les productions des maîtres, mais encore sur leurs noms et sur les lieux et les époques où ils avaient vécu. L’œuvre entreprise par Vasari était donc hérissée de difficultés si graves et si nombreuses, que, pour être accomplie sans méprises, sans lacunes, en un mot, sans imperfections, elle aurait exigé l’assiduité de toute la vie de plusieurs hommes possédant des connaissances spéciales et profondes, un tact exquis, une vaste intelligence, une perspicacité rare, et enfin une constance et un courage solidement cuirassés contre les ennuis et les obstacles inséparables de recherches fatigantes et ardues. Or, ce gigantesque travail n’était pour Vasari qu’un simple délassement, qu’un simple accessoire. Bâtissant, peignant et sculptant des palais, des églises, des arcs de triomphe, des villas, des musées, pour les ducs de Toscane, pour l’empereur Charles-Quint, pour les papes, les cardinaux et la plupart des princes et des seigneurs d’italie, Vasari, on le conçoit, ne put consacrer tous les soins nécessaires à chacune des innombrables notices que le plan de son livre embrassait. Les ressources que lui procuraient ses correspondances avec les écrivains et les amateurs les plus distingués de son temps étaient insuffisantes. Néanmoins, il sut tirer si bon parti de ses précieuses relations, et surtout de sa laborieuse activité, que les peintres vénitiens sont les seuls qui aient à se plaindre sérieusement de lui. Nous reconnaîtrons même qu’à leur égard ses omissions sont trop nombreuses, pour qu’il soit possible de les réparer autrement qu’en écrivant une histoire tout à fait nouvelle de leur école. Nous essaierons de remplir cette tâche, lorsque nous serons arrivés à la vie du Titien. Et si l’on nous demande pourquoi nous ne poussons pas dès à présent ce travail jusqu’aux Bellini, nous répondrons que, l’école vénitienne étant semblable à un drame où les scènes et les actes se succèdent et s’enchaînent jusqu’au dénouement, on ne saurait en représenter aujourd’hui une partie et demain une autre, sans risquer de détruire l’intérêt.

NOTES.

(1) Gentile Bellini naquit en 1421 et mourut en 1501. Giovanni, né en 1426, mourut vers l’an 1516.

(2) Le Musée du Louvre possède trois tableaux de Giovanni Beluni : l’un représente la Vierge et l’enfant Jésus, l’autre la Réception d’un ambassadeur de Venise à Constantinople, et le troisième les portraits de Giovanni et de Gentile.