Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 3/31

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JACOPO, DIT L’INDACO,

PEINTRE

Jacopo, dit l’Indaco, élève de Domenico Ghirlandaio, travailla à Rome avec le Pinturicchio, et fut un assez bon maître dans son temps. Ses ouvrages, quoique peu nombreux, méritent des éloges. S’il ne se montra pas très-fécond, la raison en est simple : grand ami des plaisirs, il ne pensait guère aux choses sérieuses, et ne se renfermait dans son atelier que lorsqu’il ne pouvait pas faire autrement. Il disait qu’il fallait n’être point chrétien pour se refuser les joies de ce monde. Le grand Michel-Ange l’avait admis dans son intimité, et même le recherchait, quand il voulait se délasser de ses dures fatigues de corps et d’esprit.

Jacopo travailla longtemps à Rome, ou, pour mieux dire, demeura longtemps à Rome et y travailla fort peu. Il y décora la première chapelle que l’on trouve à droite, en entrant dans l’église de Sant’-Agostino. Sur la voûte, il représenta les Apôtres recevant le Saint-Esprit, et sur les parois, le Christ enlevant Pierre et André à leurs filets, et le Repas de Simon et de Madeleine. Cette dernière composition renferme un plancher en bois parfaitement rendu. Dans la même chapelle, il peignit à l’huile, avec un soin remarquable, un tableau où l’on voit le Christ mort. Dans l’église de la Trinità de Rome, il laissa un Couronnement de la Vierge. Mais que pouvons-nous ou devons-nous écrire de plus sur le compte de notre Indaco ? Autant il aimait le caquetage, autant il détestait le travail. Nous l’avons dit plus haut, Michel-Ange s’amusait de ses hableries et de ses charges, et presque toujours aussi lui faisait partager ses repas. Il est rare, çependant, que les amis de ce genre ne finissent pas par vous importuner de leurs intempestifs et indiscrets bavardages ; car on ne saurait donner un autre nom à leurs paroles qui, pour la plupart du temps, n’ont ni rime, ni raison. Ainsi Michel-Ange, ennuyé un jour du babil étourdissant de son commensal, l’envoya acheter des figues, pour se débarrasser de lui, et lui ferma la porte sur les talons, bien résolu à ne pas lui ouvrir. De retour du marché, l’Indaco s’aperçut, après avoir frappé en vain à la porte, que Michel-Ange lui refusait l’entrée. Furieux de cette insulte, il pétrit les figues et les feuilles qui leur servaient d’enveloppe, et les plaqua sur la serrure. Pendant plusieurs mois, il ne voulut pas adresser un mot à Michel-Ange ; néanmoins, à la fin, il se rapatria avec lui, et devint, plus que jamais, son intime.

Il mourut à Rome, à l’âge de soixante-huit ans. Jacopo eut un frère plus jeune que lui, appelé Francesco, et également surnommé ensuite l’Indaco. C’était un peintre d’un mérite éminent. Malheureusement, de même que Jacopo, il portait une

haine profonde à l’étude et un vif amour au bavardage, et de plus, il ne cessait de médire de tous ses rivaux et de leurs ouvrages. Après avoir peint quelques tableaux, et modelé en terre quelques figures à Montepulciano, il fit, à Arezzo, pour la salle de la confrérie de la Nunziata, une Annonciation(1), et un Père éternel environné d’une foule de petits anges. Lorsque le duc Alexandre alla pour la première fois à Arezzo, Francesco éleva, devant la porte du palais de’ Signori, un magnifique arc de triomphe orné d’une multitude de figures en relief. À la même occasion, il composa, en concurrence avec d’autres peintres, les décors d’une comédie, qui lui valurent beaucoup d’éloges.

Il se rendit ensuite à Rome, au moment où l’on attendait l’empereur Charles-Quint. Il y laissa plusieurs figures en terre, et une fresque représentant les armes du peuple romain. Ce dernier morceau décore le Capitole, et est fort admiré. Mais le chef d’œuvre de Francesco est, sans contredit, le cabinet en stuc qu’il exécuta dans le palais Médicis, à Rome, pour la duchesse Marguerite d’Autriche. On ne saurait imaginer rien de plus riche, de plus beau et de plus parfait. Je ne crois pas qu’il soit possible de faire en argent ce que Francesco fit là en stuc. il n’y a donc pas à douter que, s’il eût aimé le travail et exercé son génie, il serait allé loin. Il était très-bon dessinateur, mais il restait bien en arrière de son frère Jacopo, comme on peut en juger dans notre recueil (2).



Pas un historien des diverses écoles italiennes étranger à Florence, qui n’ait reproché à Vasari d’avoir fait l’apothéose de tous les artistes florentins. Parmi les nombreuses attaques que la franchise de maître Giorgio a dû nécessairement susciter contre lui, il n’en est pas une qui ait été plus souvent répétée que celle-ci, et qui, en même temps, se trouve moins fondée. Nous nous sommes abstenus de relever les fréquents passages de ce livre qui auraient pu démontrer victorieusement l’injustice et l’absurdité de cette accusation, car nous savions que la biographie que l’on vient(le lire était, à elle seule, plus que suffisante pour remplir cet office. De qui, en effet, Vasari se constituerait-il le bénévole panégyriste, si, dans son équité, il n’épargne pas même l’Indaco, l’ami de Michel-Ange, l’ami de l’homme que lui, Vasari, vénère presque à l’égal d’un dieu. Pour témoigner de son impartialité, aurons-nous besoin(le rappeler les imprécations dont il accable Andrea dal Castagno, et le blâme qu’il déverse sans pitié sur les Giovanni da Ponte, les Agnolo Gaddi, les Filarete, les Simone, les Cosimo Rosselli, les Torrigiano, les Raffaellino del Garbo, les Baccio Bandinelli, et tant d’autres peintres, sculpteurs et architectes, ses compatriotes ? Mais laissons au clairvoyant Lanzi le soin de révéler le secret des attaques envenimées auxquelles notre auteur est incessamment en butte. « On a donné, dit ce consciencieux écrivain, on a donné un sens défavorable aux expressions les pius innocentes de Vasari, et l’on a voulu faire croire que, ne s’occupant qu’à exalter les Florentins, il avait négligé tous les autres Italiens ; comme si, pour rendre une égale justice à ceux-ci, il n’eût pas voyagé et entrepris les recherches les plus ardues. Cependant les commentateurs de toutes les écoles ont fait envers lui ce que les commentateurs de Virgile ont fait envers Servius. Tous en disent du mal, et tous en profitent. Si l’on supprimait de leurs écrits ce que le Vasari a recueilli sur les anciens peintres des écoles vénitienne, bolonaise et lombarde, combien leur histoire ne serait-elle pas défectueuse ? Il nous semble donc que l’on doit savoir gré au Vasari de tout ce qu’il a dit, et se contenter de regretter tout ce qu’il n’a pas dit. »



NOTES.


(1) Cette Annonciation de Francesco a disparu ainsi que presque toutes les peintures qu’il fit à Arezzo et à Florence.

(2) Jacopo fut appelé à Rorne avec Agnolo di Donnino, Sandro Botticello, le Bugiardini, le Granacci et Aristotile da San-Gallo par Michel-Ange Buonarroti, lorsque celui-ci voulut apprendre le mécanisme de la peinture à fresque.