Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 3/4

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PAOLO ROMANO ET MAESTRO MINO,
sculpteurs ;
CHIMENTI CAMICIA,
architecte.

Nous allons maintenant nous occuper de Paolo Romano et de Mino del Regno. Ces deux hommes vécurent à la même époque et exercèrent le même art, mais ils furent loin d’avoir le même caractère et le même talent. Paolo joignait la modestie à l’habileté ; Mino la présomption et l’arrogance à la médiocrité. Les paroles lui coûtaient peu pour louer outre mesure ses propres ouvrages. Paolo, ayant été chargé par le pape Pie II de sculpter une figure, eut à subir les attaques de Mino, qui, connaissant le bon naturel de son paisible rival, ne cessait de le persécuter, en lui proposant de parier mille ducats, qui, disait-il, seraient adjugés à celui qui produirait la meilleure statue. Il croyait que Paolo n’oserait entrer en lice à de semblables conditions ; mais il en fut autrement : le timide sculpteur accepta l’audacieux défi. Alors Mino, tenté de reculer, réduisit son pari à cent ducats. Nos deux champions se mirent à l’œuvre, et, le moment du jugement arrivé, Paolo fut proclamé vainqueur, et Mino regardé comme un homme qui savait mieux se servir de sa langue que de ses outils.

À Monte-Cassino, monastère de moines noirs, situé dans le royaume de Naples, on trouve un mausolée de la main de Mino ; à Naples, quelques sculptures en marbre ; à Rome, le saint Pierre et le saint Paul qui sont au bas des escaliers de San-Pietro, et à San-Pietro, le tombeau du pape Paul II. La figure que Paolo fit en concurrence de Mino est ce saint Paul, qui, après avoir longtemps demeuré inconnu dans la chapelle de Sixte IV, a été transporté sur un piédestal de marbre qui orne le commencement du pont de Sant’-Angelo. Clément VII, ayant un jour remarqué cette statue, ordonna qu’on lui donnât pour pendant un saint Pierre de la même dimension, et qu’on les plaçât à l’entrée du pont de Sant’-Angelo, à l’endroit où s’élevaient deux petites chapelles de marbre dédiées à ces apôtres, et qu’il fit jeter à terre parce qu’elles masquaient la vue du château.

On lit, dans le traité d’Antonio Filarete, que Paolo fut non-seulement sculpteur, mais encore habile orfévre, et qu’il travailla aux douze apôtres d’argent qui, avant le sac de Rome, décoraient l’autel de la chapelle pontificale. Il fut aidé par ses élèves Niccolà della Guardia et Pietro Paolo da Todi, qui se distinguèrent également comme sculpteurs, ainsi que le prouvent les tombeaux de Pie II et de Pie III, où ils représentèrent ces deux pontifes d’après nature. On doit encore à ces maîtres des médailles offrant les portraits de trois empereurs et de divers personnages éminents. Enfin Paolo laissa un cavalier armé qui est aujourd’hui à San-Pietro, près de la chapelle de Sant-’Andrea. On compte parmi ses disciples Giancristoforo, vaillant sculpteur romain dont il reste quelques productions à Santa-Maria-Transtevere et ailleurs (1).

Chimenti Camicia, Florentin, fit polir le roi de Hongrie des palais, des jardins, des fontaines, des temples, des forteresses, et maintes constructions importantes, sans parler des ornements de tout genre, des plafonds sculptés et d’autres semblables choses dont il confia l’exécution aux soins de Baccio Cellini. Dès que Chimenti eut terminé ces travaux, il désira revoir sa patrie, et retourna à Florence, d’où il envoya à Baccio, pour les offrir au roi, plusieurs peintures de la main de Berto, qui étaient très-estimées en Hongrie. Divers citoyens possèdent un assez grand nombre de bons tableaux de ce Berto, qui mourut à la fleur de son âge, au moment où il allait réaliser les hautes espérances qu’il avait fait concevoir de lui. Mais n’oublions pas Chimenti. Après un court séjour à Florence, il revint en Hongrie où, en dirigeant la construction de moulins sur le Danube, il gagna une maladie qui, en peu de jours, le conduisit au tombeau. Les œuvres de tous ces maîtres datent de l’an 1470 environ (2).

À la même époque, vivait à Rome Baccio Pintelli. Par sa profonde expérience, il mérita que le pape Sixte IV l’employât dans toutes ses entreprises architecturales. On éleva, d’après ses dessins, l’église et le couvent de Santa-Maria-del-Popolo, et à l’entour quelques chapelles, parmi lesquelles nous citerons celle de Domenico della Rovere, cardinal de San-Clemente, et neveu du pape. Ce cardinal lui fit ensuite bâtir, à Borgo-Vecchio, un palais qui fut alors très-célèbre. Pintelli construisit aussi la grande bibliothèque au-dessous des stanze de Nicolas, la chapelle Sixtine dans le Vatican, et le nouvel hôpital de Santo-Spirito-in-Sassia, qui, l’an 1471, avait été presque entièrement la proie des flammes. Il enrichit cet édifice d’une loge immense, de tous les accessoires utiles que l’on peut désirer, et de peintures dont les sujets représentent la vie de Sixte depuis sa naissance jusqu’à sa mort. On lui doit encore le beau et solide pont qui porte le nom de ce pontife. En 1475, année du jubilé, il érigea à Rome une foule de petites églises que l’on reconnaît aux armes du pape Sixte, telles que celles de Sant’-Apostolo  (3), de San-Pietro-in-Vincula et de San-Sisto. il donna au cardinal Guglielmo, évêque d’Ostia, le modèle de son église, ainsi que ceux de la façade et des escaliers qui existent aujourd’hui. On assure que le dessin de San-Pietro-a-Montorio de Rome est de Baccio, mais je ne puis dire que j’en aie trouvé les preuves. Cette église fut édifiée aux dépens du roi de Portugal, à peu près à l’époque où la nation espagnole fit construire à Rome le temple de San-Jacopo.

Le pape Sixte estimait Baccio à un si haut degré, qu’il n’aurait rien entrepris, en fait d’architecture, sans ses conseils. L’an 1480, il l’envoya à Assise pour réparer l’église de San-Francesco, qui menaçait ruine. Baccio s’acquitta heureusement de cette mission, et fortifia ce merveilleux monument de façon qu’il le mit à l’abri de tout danger. Sur un éperon, il plaça la statue de son protecteur, qui, peu d’années auparavant, avait fait disposer dans le couvent attenant à l’église une suite de chambres et de salles magnifiques décorées de ses armes. Dans la cour, on en trouve une autre beaucoup plus grande, avec quelques vers latins à la louange du pape Sixte IV, qui ne cessa jamais de porter une profonde vénération à ce saint lieu.

Les sept ou huit artistes que Vasari vient de passer rapidement en revue dans cette biographie, ouverte par le sculpteur Paolo Romano et fermée par l’architecte Baccio Pintelli, ne sont guère connus chez nous, voire même dans leur propre pays. Cependant, à l’exception de Mino, ces maîtres, et tous ceux qui se trouvent avec eux sur le seuil de l’ère la plus glorieuse des écoles italiennes, méritent une sérieuse attention. S’ils ne nous offrent ni la naïveté ravissante, ni la simplicité exquise de leurs devanciers, ni l’audace sublime, ni la pompe exubérante de leurs successeurs, ils ne recèlent pas moins de précieuses qualités, qu’il serait souverainement injuste d’étouffer sous un dédaigneux silence. Préoccupés par l’ardent désir du mieux, tourmentés par l’impérieux besoin du progrès, ils ne purent avoir cette confiance irréfléchie, cet abandon extrême qui imprimèrent aux œuvres des premiers âges un caractère si puissant de vérité et de naturel. Retenus par les obstacles qu’ils s’acharnaient à détruire, au lieu de se glisser à côté, empêchés par les inquiétudes inséparables de leurs tentatives, ils ne durent point se livrer à cette action accélérée et fougueuse qui rendit si fécondes et si riches les époques plus avancées. Mais si, repoussant l’inspiration et n’appelant à leur aide que la réflexion, leurs produits furent moins faciles et moins saisissants, moins abondants et moins phénoménaux, ils possédèrent en revanche cette haute raison qui préserve des dissonances et des bizarreries, cette réelle justesse qui satisfait l’esprit, et cette noblesse sévère qui commande et impose le respect, sinon l’admiration. Apprenons donc à mieux connaître ces esprits patients et courageux dont les travaux modestes préparèrent les voies aux génies brillants qui les firent oublier. Inclinons-nous devant ces hommes qui eurent à lutter contre le doute, et qui furent grands par la réflexion, comme les autres, par le laisser-aller et la témérité ; inclinons-nous devant ces hommes qui n’eurent d’autre tort que celui d’être venus, pour leur gloire, ou trop tôt ou trop tard.

NOTES.

(1) Dans l’édition du Torrentino, Vasari rapporte les vers suivants, composés en l’honneur de Paolo Romano :

 
Romanus fecit de marmore Paulus Amorem

Atque arcum adjunxit cum pharetra et facibus :
Ille perdiderat Venus aurea tempore natum,
Quem sedes quærens liquerat illa poli.
Hoc opus (ut Romam diverterat) aspicit, atque
Gaudet se natum comperiisse putans :
Sed propior sensit cum frigida marmora, clamat :

Anne hominum possunt fallere facta Deos ?

(2) La biographie de Chimenti Camicia se termine, dans la première édition de Vasari, par l’épitaphe suivante :

 
Bagni, Acquidotti, Terme e Colisei

Che furon di Vetruvio sepoltura
Nella fama quaggiù : l’Architettura

Vive per me nelle opre ed io per lei.

(3) L’église de Sant’-Apostolo a été démolie, à l’exception du portique, et reconstruite sur un plan plus riche.