Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 4/14

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DOMENICO PULIGO,

PEINTRE FLORENTIN.

Il est vraiment surprenant de voir des peintres suppléer par un instinct naturel, par une heureuse entente des couleurs et l’habitude d’une bonne manière, au manque de principes et d’étude du dessin. Ces artistes donnent parfois à leurs œuvres tant de grâce et de charmes, que, malgré leur peu de savoir, ils se font estimer et admirer, car souvent ils amènent leurs peintures à une perfection rare, quoique évidemment ils négligent ou abandonnent les principes de l’art. En un mot, leur exécution brille par une telle facilité, qu’au premier aspect on croit trouver dans leurs tableaux les beautés merveilleuses que l’on ne rencontre d’ordinaire que chez des maîtres qui leur sont bien supérieurs. La vérité de cette assertion nous est démontrée par les ouvrages de Domenico Puligo, peintre florentin, dans lesquels les connaisseurs découvrent aisément tout ce que nous venons de signaler. Pendant que Ridolfo, fils de Dornenico Ghirlandaio, travaillait à Florence, il eut toujours, suivant l’habitude de son père, beaucoup d’élèves dans son atelier, et sut si bien exciter leur émulation, qu’il en sortit nombre de maîtres fort habiles, les uns pour faire le portrait d’après nature, les autres pour peindre à fresque ou à la détrempe. Ridolfo leur donnait à exécuter des tableaux sur bois ou sur toile, et il en envoya une énorme quantité en Angleterre, en Allemagne et en Espagne, ce qui lui rapporta de très grands bénéfices. Baccio Gotti et Toto della Nunziata, ses élèves, se rendirent, l’un chez François Ier, roi de France, l’autre chez le roi d’Angleterre ; ces princes les appelèrent à leur cour après avoir vu leurs ouvrages. Deux autres élèves de Ridolfo, ne voulant pas renoncer aux douceurs de la patrie, où ils avaient plus de travaux qu’ils n’en pouvaient achever, résistèrent aux brillantes promesses et à l’or des marchands hongrois et espagnols, et demeurèrent plusieurs années avec leur maître ; l’un de ces élèves était Antonio del Cerajuolo, Florentin, qui, ayant étudié long-temps près de Lorenzo di Credi, avait appris de lui à peindre avec une grande facilité des portraits fort ressemblants, quoique du reste ils ne fussent pas très bien dessinés. J’en ai vu quelques-uns où j’ai trouvé, par exemple, le nez de travers, la bouche hors de ses lignes, ou autre semblable difformité ; et néanmoins ils m’ont paru pleins de naturel, car ce peintre savait parfaitement saisir le caractère de son modèle : beaucoup de grands maîtres, au contraire, font des portraits irréprochables sous le rapport de l’art, mais sans aucune ressemblance ; et cependant un artiste doit s’occuper, avant tout, d’imiter son modèle, sans s’inquiéter de ce que l’art exige pour rendre une figure parfaite. Antonio, outre de nombreux portraits, fit une grande quantité de tableaux pour Florence ; mais, pour être bref, j’en mentionnerai seulement deux, le saint Michel qui orne l’église de la Nunziata, et le Christ sur la croix, au milieu de sainte Marie-Madeleine et de saint François, que l’on voit à San Iacopo-tra’-Fossi. L’autre élève qui ne voulut point quitter Ridolfo fut Domenico Puligo, le plus habile dessinateur et le plus agréable coloriste de tous ceux que nous venons de nommer. Il s’appliqua à peindre avec suavité et à faire fuir les lointains, en les voilant d’une espèce de nuage, pour donner de la grâce et du relief à ses figures, dont les contours allaient se perdre dans les fonds, ce qui servait à dissimuler ses fautes de dessin. Ses ouvrages plurent par la douceur du coloris et le beau caractère des têtes, Il conserva toujours cette manière, qui le fit apprécier tant qu’il vécut.

Je ne parlerai pas des portraits et des tableaux qu’il peignit pendant qu’il resta dans l’atelier de Ridolfo ; quelques-uns furent envoyés à l’étranger, et d’autres restèrent à Florence ; je m’occuperai seulement de ceux qu’il fit lorsque, en cessant d’être l’élève de son maître, il devint son ami et son émule, et lorsque, lié intimement avec Andrea del Sarto, il n’avait pas de plus grand plaisir que d’aller le trouver dans son atelier pour s’instruire près de liai et écouter ses avis. Il voulait éviter par là les erreurs et les défauts dans lesquels tombent souvent les peintres qui ne consultent aucun artiste sur leurs œuvres, et qui, se fiant trop à leur propre jugement, aiment mieux être blâmés par tout le monde, lorsque leurs tableaux sont terminés, que de les corriger en suivant les conseils d’amis bienveillants.

Parmi les premières productions de Puligo on remarque trois tableaux de la Vierge, d’un excellent coloris. L’un appartient à Messer Agnolo della Stufa, qui le conserve précieusement à l’abbaye de Capulona, dans le comté d’Arezzo ; le second se voit à Florence, chez Messer Agnolo Niccolini, aujourd’hui archevêque de Pise et cardinal ; et le troisième chez Filippo dell’Antella, citoyen florentin. Domenico exécuta ensuite un tableau d’environ trois brasses de hauteur, dans lequel il représenta une Vierge en pied, ayant l’enfant Jésus entre ses genoux, et à ses côtés un petit saint Jean et une autre figure. Cet ouvrage est regardé comme un de ses meilleurs ; on ne peut voir, en effet, un plus doux coloris. Il appartient aujourd’hui à Messer Filippo Spini, trésorier de l’illustrissime prince de Florence.

Domenico fit aussi un grand nombre de beaux portraits d’après nature ; on admire surtout celui de Messer Piero Carnesecchi, pour lequel il acheva plusieurs tableaux avec infiniment de soin. Il peignit encore le portrait de la Barbara, célèbre courtisane florentine de ce temps, que sa beauté et son talent comme musicienne firent beaucoup aimer.

Mais le chef-d’œuvre de Domenico fut un tableau renfermant saint Bernard, et la Vierge entourée d’anges et d’enfants. Il est aujourd’hui chez Gio. Gualberto del Giocondo, et Messer Niccolò, son frère, chanoine de San-Lorenzo de Florence. D’autres productions de sa main se trouvent chez divers citoyens. Plusieurs fois il peignit Cléopâtre se faisant piquer par un aspic, et Lucrèce se perçant le sein d’un poignard. On voit encore de belles peintures de Puligo à la porte Pinti, chez Giulio Scali, homme de goût et d’excellent jugement, qui aime tout ce qui est beau dans les arts. Domenico peignit, pour la chapelle de Francesco del Giocondo, dans la grande tribune de’ Servi de Florence, un saint François recevant les stigmates. Cet ouvrage est très fini et d’un bon coloris. Puis il fit à fresque deux anges dans l’église de Cestello, autour du tabernacle du Saint-Sacrement, et dans la chapelle de la même église, une Madone tenant son fils dans ses bras, entourée de saint Jean-Baptiste, de saint Bernard et de plusieurs autres saints. Comme les moines furent très satisfaits de ces ouvrages, ils lui donnèrent à peindre, dans le cloître de leur abbaye de Settimo, à peu de distance de Florence, les visions de ce comte Ugo qui fonda sept monastères.

Peu de temps après, le Puligo peignit un saint Pierre martyr, et le Mariage du Christ enfant avec sainte Catherine. Enfin il exécuta, dans un oratoire du château d’Anghiari, une Descente de croix que l’on peut aussi placer parmi ses meilleurs ouvrages.

Mais il s’adonna bien plus à peindre des portraits et des Vierges qu’à exécuter de grandes choses ; et s’il n’avait pas préféré aux travaux de l’art les plaisirs du monde, il se serait sans doute distingué davantage dans la peinture, surtout ayant pour ami Andrea del Sarto, qui l’aida de ses conseils et même de ses cartons. C’est pourquoi on voit plusieurs de ses tableaux dont le dessin est aussi admirable que le coloris ; mais malheureusement Domenico redoutait l’étude, et travaillait bien plutôt pour gagner de l’argent que pour acquérir de la gloire. Il aimait à vivre avec des jeunes gens joyeux, des musiciens et des femmes galantes, et mourut en 1517, à cinquante-deux ans, de la peste, que lui communiqua une de ses maîtresses.

Il mérite d’être loué pour sa facilité à peindre et le charme de sa couleur, plus que pour toute autre chose.

Parmi ses élèves on distingue Domenico Beceri, Florentin, coloriste agréable. Ses ouvrages sont exécutés dans une bonne manière.

Nous ne goûtons guère les observations du Vasari sur les portraits de Puligo. Nous aurions voulu qu’il nous apportât précisément le contraire de ce qu’il nous donne, et nous étions, il nous semble, en droit de l’attendre de lui. L’ami de Michel-Ange et le champion de l’école florentine aurait dû nous épargner cet éloge de la peinture cotonneuse et fardée, la plus déplorable de toutes les peintures, si ce nom toutefois peut lui être conservé. Malgré les restrictions qu’il met à ses éloges complaisants, ce n’est pas moins une distraction honteuse et la plus grande imprudence, en fait de critique, que d’avoir applaudi aux essais de Puligo, renonçant à son art pour en faire une chose marchande. Si le Vasari avait pu prévoir quelle peste serait un jour pour toutes les écoles cette pitoyable apostasie de la peinture, contre laquelle tous les maîtres, tous les gens de goût et toutes les doctrines ont si vivement et si inutilement protesté, il ne nous aurait pas donné sans dégoût la lâche théorie de ces manœuvres sans conviction, qui cachent leur paresse ou leur insuffisance sous le masque de l’insolente facilité, et sous le faux éclat qui plaît au vulgaire ; mais le Vasari n’avait pas vu comme nous tant et tant de tableaux couverts par l’or des ignorants et des sots, tableaux qui n’ont d’autre mérite que de leur plaire, et qui ne leur plaisent que parce qu’ils sont aussi vides et aussi insignifiants qu’eux-mêmes ; surtout il n’a pas vu, comme nous, une des plus belles parties de la peinture (nous voulons parler des portraits) descendue à des résultats, et soumise à des exigences qui dégoûtent et lassent les artistes, ceux au moins qui aiment encore sincèrement leur art, et le respectent par conséquent. — Si la peinture a un beau privilège sur les autres arts, c’est assurément celui de pouvoir exprimer sur la toile d’une manière aussi frappante et aussi complète qu’elle le peut faire l’homme tout entier ; car on peut dire avec certitude, d’après les magnifiques exemples que nous ont transmis tant de grands maîtres, que nul autre art n’a su s’élever à autant de puissance que le nôtre, dans la traduction expressive de l’âme. Les plus belles pages des écrivains les plus pénétrants sont loin à cet égard de rencontrer la vérité qu’obtient la peinture, et d’exercer autant de prestige qu’elle ; on n’a qu’à se rappeler ici, pour n’en pas douter, les profondes et lisibles interprétations du masque humain, dans tous ses aspects et toutes ses variétés, ainsi que nous les ont laissées, suivant la force de leur talent et la portée de leur génie, Léonard de Vinci, Raphaël, Giorgione, Titien, Holbein, Porbus, Velasquez, Rubens, Vandyck, Rembrandt, Philippe de Champagne, Hiacynthe Rigaud, Reynolds et Lawrence. Eh bien ! cette étude de l’homme, si vaste qu’elle peut à la fois étreindre toutes les nuances physiques et morales, et pour laquelle tous les maîtres que nous venons de citer, et tant d’autres encore avec eux, ont rassemblé tout ce qu’ils pouvaient avoir d’énergie et de sagacité, est devenue une pratique sans conscience et sans autre but que le lucre. Pourvu qu’un portrait plaise et se paie, et qu’il en amène beaucoup d’autres à sa suite comme une enseigne qui achalande, la fonction est remplie, et l’artiste est content, si ce n’est fier ; mais à quelle condition capable de satisfaire un talent consciencieux et intelligent cette œuvre aura-t-elle obtenu le succès ? le portrait aura-t-il plu parce qu’on sans forme et de la couleur sans harmonie ; et quand il y réussit, ce qui est moins difficile qu’on ne croit, sa fortune est faite. Pourtant les grands maîtres eussent été inhabiles à ce métier. Andrea del Sarto, l’eût-il voulu absolument, ne serait pas parvenu à étourdir sa peinture comme Puligo ; cette fausse perfection n’eût pas été son fait ; à côté de son élève, ce n’était qu’un maladroit, un maladroit qui faisait des choses qu’à Florence tous les yeux exercés trouvaient sans erreurs, mais qui n’auraient pas pu, comme les portraits du Puligo, échapper aux reproches des yeux ignorants qui voient et ne discernent pas.

Domenico Puligo a eu une très-nombreuse école ; on peut même dire que la sienne a eu seule la prérogative de se conserver en Italie jusqu’à nos jours. Et, bien qu’elle ait été assez peu nombreuse dans ses commencements, elle s’est immensément accrue depuis, et, grâce à ses habiles élèves et aux amateurs éclairés de l’art, elle a été importée chez nous, où elle est actuellement en grande prospérité.

Cette école du Puligo, dont nous sommes appelés à voir tous les ans, à une époque fixée par nos lois, les travaux et les miracles, et dont, par conséquent, nous pouvons merveilleusement apercevoir le développement et suivre les progrès ; cette école, disons-nous, a su se garder des excès et des fausses données où sont tombés particulièrement le Vinci, si décoloré dans ses portraits de la Joconde et de la Féronnière ; Raphaël, si chantourné et si raide dans ceux de Jeanne d’Aragon et de Jules II ; le Titien, le Giorgione, si noirs dans ceux de Gaston de Foix, de François Ier, de l’Arétin et de tant d’autres ; Van dyck et Velasquez, si peu nobles et si dégingandés dans ceux de Charles Ier et de Philippe Il ; le Caravage, si brutal dans celui du grand maître de Malte, Adolphe de Vignacourt ; Holbein, si froid dans celui d’Érasme, et si pauvre dans celui d’Anne de Boleyn ; Rembrandt, si enfumé et si peu fait dans presque tous les siens, qu’ils ne seraient pas admis assurément dans nos expositions annuelles.

Cette école peint admirablement le velours, la soie, le satin, les nuages, l’or, les perles, les rubans, les colliers et les cheveux ; les chairs sont rendues par elle avec la transparence du cristal, et les belles nuances de la pêche ; on y dessine la femme surtout avec une élégance (le formes vraiment phénoménale ; les bouches, les pieds, les mains, les tailles y sont amenés à des proportions inappréciables ; et le front de l’homme a été aussi appelé à une élévation et à une largeur dont les anciennes écoles ne fournissent aucun exemple, ce qui porterait assez naturellement à croire qu’autrefois les plus savants peintres ne savaient guère leur métier, que les plus belles femmes étaient mal tournées, et les plus grands hommes de vrais crétins.

FIN DU TOME QUATRIÈME.