Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 6/Giovanni d’Udine

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Giovanni d’Udine.

Giovanni d’Udine,

peintre

Un citoyen d’Udine, nommé Giovanni de’ Nanni, fut le premier de sa famille qui embrassa la profession de brodeur. Ses descendants exercèrent ensuite ce métier avec tant de succès, que l’on changea leur nom de Nanni en celui de Ricamatori (brodeurs). De cette maison sortit un Francesco qui vécut toujours honorablement, et dont la principale occupation était la chasse. L’an 1494, il eut un fils qu’il appela Giovanni, et qui montra dès son enfance un génie merveilleux pour le dessin. Giovanni suivait son père à la chasse, et profitait des moindres instants pour dessiner, avec une habileté étonnante, des chiens, des lièvres, des chevreuils, et en un mot les animaux et les oiseaux de tout genre qui lui tombaient sous la main. Afin de seconder ces dispositions naturelles, Francesco le conduisit à Venise et le mit dans l’atelier du Giorgione. Les louanges que Giovanni entendit prodiguer à Michel-Ange et à Raphaël l’engagèrent bientôt à se rendre à Rome. Il partit avec une lettre de recommandation de Domenico Grimano, adressée à Baldassare Castiglioni, qui le plaça parmi les élèves de Raphaël d’Urbin, son intime ami. Giovanni puisa à cette école d’excellents principes, ce qui fut très-heureux pour lui ; car, une fois que l’on a pris une mauvaise méthode, rien n’est plus difficile que de s’en débarrasser. Giovanni, étant donc resté fort peu de temps à Venise sous la direction du Giorgione, résolut de suivre la belle et gracieuse manière de Raphaël. Les résultats qu’il obtint répondirent à ses désirs. Il parvint promptement à dessiner et à peindre avec tant de facilité, qu’aucun de ses condisciples ne réussit mieux que lui à retracer les animaux, les draperies, les instruments, les vases, les paysages, les fabriques et les végétaux. Il se plaisait surtout à représenter des oiseaux de toutes les espèces, à ce point qu’il en remplit un livre qui était pour Raphaël un véritable délassement. Il y avait alors auprès du Sanzio un Flamand nommé Jean, qui excellait à peindre d’après nature les fruits, les feuillages et les fleurs, bien qu’on pût lui reprocher un peu de sécheresse et de raideur. Il enseigna ce qu’il savait à notre artiste, qui ne tarda pas à le surpasser par l’harmonie et la suavité de son coloris. Giovanni apprit en outre à faire des ruines et des paysages dans la manière qui a été usitée après lui, non-seulement par les Flamands, mais encore par les Italiens.

Raphaël aimait beaucoup le talent de Giovanni. Il le chargea d’exécuter, dans son tableau de sainte Cécile qui est à Bologne, un orgue que l’on croirait en relief et tous les instruments de musique qui sont aux pieds de la sainte. Giovanni traita ces accessoires avec une telle perfection, que le tableau entier semble dû à une seule main.

À peu de temps de là, on trouva, en pratiquant des fouilles dans le palais de Titus, quelques salles souterraines couvertes de grotesques, de figurines et d’ornements en stucs (1). La beauté et la fraîcheur de ces ravissantes compositions remplirent d’étonnement Giovanni et Raphaël, qui étaient allés les visiter. Ils ne pouvaient comprendre qu’elles se fussent conservées à travers tant de siècles : rien de plus simple, cependant, puisqu’elles avaient été à l’abri des intempéries de l’air, auxquelles rien ne saurait résister. Ces grotesques (ainsi appelés du nom des grottes où on les découvrit), ces grotesques, dis-je, avec leurs caprices si fantastiques, avec leurs délicieux motifs, avec leurs stucs si délicats jetés sur des fonds diversement coloriés, frappèrent de telle sorte Giovanni qu’il se mit à les étudier avec une ardeur incroyable, et bientôt il ne lui manqua plus que de connaitre le procédé employé par les anciens pour former le stuc. Avant lui, bien des artistes avaient déjà cherché les moyens de produire un stuc semblable à celui que renfermaient les grottes antiques ; mais ils n’avaient trouvé qu’un enduit cuit au feu, et composé de plâtre, de chaux, de poix résine, de cire et de brique pilée, qu’ils doraient ensuite. Du temps de Giovanni, comme nous l’avons dit dans la vie de Bramante, on établissait les ornements et les caissons de la voûte et des quatre arcs de Saint-Pierre de Rome en coulant dans des moules en bois un stuc fait avec de la chaux et de la pouzzolane. Giovanni essaya de cette méthode pour obtenir des figures en bas-relief ; mais ses épreuves n’avaient ni cette finesse ni cette blancheur qui distinguaient les stucs antiques. Il pensa alors qu’il était nécessaire de mêler quelque matière blanche avec de la chaux de travertin au lieu de pouzzolane. Après diverses expériences, il se servit donc de travertin pilé, qui lui donna un résultat qui l’aurait complètement satisfait, si le grain n’eût point présenté encore une teinte jaunâtre et trop d’inégalités. Enfin, la poussière du marbre le plus blanc qu’il put rencontrer, broyée, passée au tamis et mélangée avec de la chaux de travertin blanche, lui fournit le véritable stuc antique. Transporté de joie, Giovanni communiqua sa découverte à Raphaël, qui construisait alors les loges du Vatican par l’ordre du pape Léon X. Raphaël chargea aussitôt notre artiste d’enrichir toutes les voûtes de ces loges de magnifiques ornements en stuc, entourés des grotesques les plus beaux, les plus capricieux, les plus variés, les plus fantastiques que l’on puisse imaginer. Giovanni exécuta ses stucs en demi-relief et en bas-relief, et les entremêla de figures, de paysages, de fleurs et de fruits, où il déploya presque toute la magie dont l’art est capable. Dans cet ouvrage, non-seulement il égala les anciens, mais il les surpassa, autant qu’il est permis d’en juger par les monuments qu’ils nous ont légués : la beauté de son dessin, la richesse de son invention et de son coloris, aussi bien dans ses stucs que dans ses peintures, laissent incontestablement bien loin en arrière les antiques que l’on voit dans le Colysée, dans les Thermes de Dioclétien et dans d’autres endroits (2). Où trouver des oiseaux plus vivants que ceux qui fourmillent dans ces loges ? Et les oiseaux de toutes les espèces n’y sont-ils pas réunis, les uns perchés sur des fleurs, les autres sur des épis de blé, de millet, de maïs, et en un mot sur toutes les sortes d’herbes, de plantes et de fruits que la nature a produites de tout temps pour leur nourriture et pour leurs besoins ? Comment énumérer les poissons, les animaux aquatiques et les monstres marins que Giovanni a rassemblés dans le même lieu ? Il vaut mieux les passer sous silence que de tenter l’impossible. Que dire de ces fruits et de ces fleurs de tous les genres, de toutes les qualités, de toutes les couleurs, de toutes les saisons, de toutes les contrées ? Comment décrire tous ces instruments de musique, qui sont aussi vrais que la réalité même ? Qui ne sait que Giovanni ayant peint au bout de la loge des tapis sur des balustres, un palefrenier, cédant à l’illusion, courut un jour à la hâte pour les prendre, afin de les étendre sous les pieds du pape, qui se rendait au Belvédère ? En somme, on peut dire, sans offenser aucun artiste, que ces peintures sont, dans leur genre, les plus belles, les meilleures, les plus précieuses qui aient jamais été contemplées par un œil mortel ; et, de plus, j’oserai affirmer qu’elles ont été cause que cette branche de l’art a été cultivée non-seulement à Rome, mais encore dans tous les pays du monde. Giovanni est donc le rénovateur et presque l’inventeur des stucs et des grotesques, et tous ceux qui ont voulu en exécuter après lui ont pris pour modèle le chef-d’œuvre dont nous venons de parler. Ajoutons que Giovanni forma lui-même une foule innombrables d’élèves qui l’aidèrent dans ses travaux, et qui remplirent toutes les provinces de semblables ouvrages.

Giovanni orna ensuite de stucs et de peintures, dans un mode entièrement différent, les voûtes et les parois d’une autre partie des loges vaticanes. Il y représenta des treilles de cannes entrelacées de ceps de vignes, de brioines, de jasmins, de rosiers, et couvertes d’oiseaux et d’animaux de diverses espèces.

Léon X ayant ordonné de décorer la salle où se tient la garde des lanciers, Giovanni, sans compter les enfants, les lions, les armoiries pontificales et les grotesques qu’il y peignit tout à l’entour, figura sur les parois quelques compartiments de marbres variés semblables aux incrustations antiques, dont les Romains avaient coutume de revêtir leurs thermes, leurs temples et d’autres édifices, comme l’attestent la Ritonda et le portique de Saint-Pierre.

Au-dessus des corniches de la salle des camériers, où Raphaël plaça dans des tabernacles plusieurs apôtres en clair-obscur, Giovanni fit d’après nature une multitude de perroquets de diverses couleurs que Sa Sainteté possédait alors, et quantité de singes, de guenons, de civettes et d’autres animaux bizarres. Mais cette belle décoration ne subsista pas longtemps ; le pape Paul III la détruisit et gâta la salle des camériers pour bâtir de mauvais petits cabinets ; ce que ce saint homme se serait bien gardé de faire s’il eût eu le moindre goût pour les arts.

Giovanni peignit ensuite les cartons de ces magnifiques tapisseries tissues d’or et de soie, que l’on conserve encore aujourd’hui au Vatican, et où folâtrent des enfants et des animaux au milieu de festons ornés des armoiries du pape Léon X. On lui doit également les cartons de ces tapisseries pleines de grotesques, qui sont dans les premières salles du consistoire.

Bientôt après, Giovanni enrichit de stucs la plus grande partie de la façade du palais que Messer Gio. Battista dell’Aquila venait d’édifier au Borgo-Nuovo, près de la place de San-Pietro. Puis, il exécuta tous les stucs de la loge de la Vigna que le cardinal Jules de Médicis avait construite au bas du Monte-Mario. Les animaux, les grotesques, les festons, les ornements que notre artiste y laissa sont d’une telle perfection, qu’il semble avoir voulu se vaincre et se surpasser : aussi obtint-il facilement de la générosité du cardinal qui aimait beaucoup son talent, plusieurs bénéfices pour ses parents, et pour lui-même un canonicat de Civitale en Frioul qu’il céda plus tard à l’un de ses frères (3).

Giovanni éleva encore, dans la Vigna du cardinal de Médicis, une fontaine qu’il imita entièrement du temple de Neptune récemment découvert parmi les ruines du grand palais, et orné de produits marins et de stucs admirables. Les animaux, les coquillages et tous les autres accessoires que Giovanni introduisit dans son ouvrage, sont infiniment plus beaux et mieux distribués que ceux du monument antique. Il fit ensuite au milieu d’un bosquet une fontaine rustique, composée de rochers habilement taillés en cascade, et surmontée d’une immense tête de lion autour de laquelle des abiantes et d’autres plantes formaient une guirlande qui produisait le plus ravissant effet.

Lorsque Giovanni eut achevé ces travaux, le cardinal Jules de Médicis le nomma chevalier de San-Pietro, et l’envoya à Florence pour décorer une salle du palais Médicis que Cosme le Vieux, selon la coutume des plus nobles familles de son temps, avait autrefois disposée en loge pour offrir un lieu commode de réunion aux citoyens. Michel-Ange Buonarroti ayant converti cette loge en une salle éclairée par deux fenêtres, Giovanni orna toute la voûte de stucs et de peintures. Il y représenta les six boules, armes des Médicis, supportées par trois gracieux enfants en relief, et de plus divers animaux d’une rare beauté, et de nombreuses devises des seigneurs de cette illustre maison, accompagnées de quelques sujets en demi-relief et en stuc. Il peignit le fond en blanc et en noir dans le genre des camées, et si bien que l’on ne saurait imaginer rien de mieux. Sous la voûte restèrent quatre arcs de douze brasses de longueur sur six de hauteur, qui ne furent peints que long-temps après, en 1535, par Giorgio Vasari à peine âgé de dix-huit ans, lorsqu’il était au service du duc Alexandre de Médicis, son premier patron. Giorgio y retraça plusieurs traits de l’histoire de Jules César, par allusion au cardinal Jules, qui avait ordonné l’entreprise. À côté de cette salle, Giovanni couvrit une petite voûte de stucs et de peintures qui, par la hardiesse de leur exécution, par la richesse et la variété de leurs motifs, plurent aux maîtres florentins d’alors sans cependant les satisfaire complètement, et cela se conçoit : rien n’était plus en opposition avec leur habitude de ne jamais procéder sans la nature. Aussi n’essayèrent-ils point d’imiter Giovanni ; mais peut-être ne s’en sentaient-ils pas le courage.

De retour à Rome, Giovanni fit, le long des arêtes des pendentifs dans la loge d’Agostino Ghigi, peinte par Raphaël, des festons, assemblages de fleurs, de plantes et de fruits de toutes les saisons, et de tant d’espèces différentes, que, faute de pouvoir les énumérer un à un, je suis obligé de me borner à dire qu’on y voit tous ceux que la nature produit dans nos contrées. Au-dessus d’un Mercure s’élevant dans les airs, notre artiste, pour désigner Priape, imagina de représenter une courge, entortillée de liserons, armée de deux aubergines en guise de testicules, et pénétrant avec sa fleur dans une grosse figue fendue. Cette idée bizarre est exprimée avec une grâce qui ne laisse rien à désirer. J’ose affirmer que, de tous ceux qui ont le mieux réussi à contrefaire avec le pinceau les productions de la nature, aucun n’a surpassé Giovanni ; car il a rendu avec une vérité incroyable les moindres détails, jusqu’aux fleurs du sureau et du fenouil. Dans les champs des lunettes environnées par ces festons, Giovanni plaça plusieurs enfants tenant les attributs des dieux. On y voit encore une multitude d’animaux, parmi lesquels nous citerons un lion et un cheval marin en raccourci, d’une beauté divine.

Après avoir terminé ce chef-d’œuvre, Giovanni décora une étuve du château de Sant’-Agnolo, et exécuta dans le Vatican quelques minces travaux que nous passerons sous silence.

À peu de temps de là, il eut à pleurer la mort de Raphaël et celle du pape Léon X. Les arts ayant alors déserté Rome, Giovanni se retira à la Vigna du cardinal Jules de Médicis où il s’occupa d’ouvrages peu importants.

Lorsque le pape Adrien vint à Rome, notre artiste ne fit que les petites bannières du château que, du temps de Léon X, il avait déjà renouvelées deux fois, ainsi que le grand étendard de la dernière tour. Il peignit, en outre, quatre bannières quand Antonin, archevêque de Florence, et Hubert, évêque de je ne sais quelle ville de Flandre, furent canonisés par le pape Adrien. Celui de ces étendards qui représente saint Antonin fut donné à l’église de San-Marco de Florence où repose la dépouille mortelle de ce bienheureux : celui de saint Hubert fut placé à Santa-Maria-de-Anima, église des Allemands à Rome, et les deux autres furent envoyés en Flandre.

Clément VII ayant été créé pape, Giovanni quitta aussitôt Udine où il s’était réfugié pour fuir la peste, et regagna Rome, où il fut chargé d’établir une riche et belle décoration au-dessus des escaliers de Saint-Pierre pour le couronnement de Sa Sainteté. On lui ordonna ensuite d’exécuter avec Perino del Vaga quelques peintures sur la voûte de la vieille salle du Vatican, vis-à-vis des stances du rez-de-chaussée, qui mettent les loges qu’il avait déjà peintes en communication avec les stances de la tour Borgia. Giovanni y fit un magnifique compartiment de stuc, accompagné de grotesques et d’animaux, et Perino les chars des sept planètes. Nos deux artistes avaient encore à couvrir les parois de cette même salle, que l’on désignait jadis sous le nom de salle des martyrs, parce que Giotto, comme le raconte Platina, y avait peint plusieurs papes morts pour la défense de la religion du Christ. Malheureusement, à peine eurent-ils achevé la voûte, que le déplorable sac de Rome les empêcha de continuer. Giovanni, fort maltraité, retourna à Udine avec l’intention d’y séjourner longtemps ; mais il fut rappelé à Rome par Clément, lequel y était revenu après avoir couronné Charles-Quint à Bologne. Giovanni obéit à Sa Sainteté qui lui fit refaire les étendards du château de Sant’-Agnolo, et peindre le plafond de la principale chapelle de l’église de Saint-Pierre où est l’autel dédié à ce saint (4).

Sur ces entrefaites, Fra Mariano, qui avait l’office du plomb, étant mort, sa place fut donnée à Sebastiano de Venise, peintre de grand renom, et Giovanni obtint sur la même charge une pension de quatre-vingts ducats.

Les troubles de Rome ayant cessé, Sa Sainteté envoya avec force promesses Giovanni à Florence pour orner de rosaces, de fleurons et de stucs, les caissons de la coupole de la sacristie neuve de San-Lorenzo, où se trouvent les divines sculptures de Michel-Ange. Giovanni se mit à l’œuvre, et conduisit sa tâche à bonne fin avec l’aide de ses élèves ; mais il commit une erreur que nous devons relever. Il parsema les côtés de la voûte de plantes, d’oiseaux, de mascarons et de figures que l’on ne peut apercevoir d’en bas, parce qu’il les jeta sur un fond de couleur qui les assombrit et les appauvrit (5). Il ne lui fallait guère plus de quinze jours de travail pour achever cet ouvrage, quand la nouvelle de la mort de Clément VII l’arrêta en lui enlevant tout espoir d’obtenir la récompense qu’il attendait de ce pontife. Ayant compris, quoique un peu tard, combien sont trompeuses les promesses des grands, et combien on a tort de compter sur la vie des princes, il revint à Rome. Il lui aurait été facile d’y vivre avec les produits de quelques offices, et d’entrer au service du cardinal Hippolyte de Médicis et du nouveau pontife Paul III, s’il n’eût préféré retourner dans sa patrie. Il alla, en effet, habiter à Udine avec son frère auquel il avait donné le canonicat de Civitale. Il avait juré de ne plus toucher un pinceau ; mais, comme il avait femme et enfants, il fut presque forcé de se remettre au travail par l’instinct qui commande d’élever ses enfants et de les laisser dans l’aisance.

Il peignit donc, à la prière du père du chevalier Giovan Francesco di Spilimbergo, une frise pleine de festons, d’enfants, de fruits et d’autres fantaisies. Il orna ensuite de stucs et de peintures la chapelle de Santa-Maria de Civitale, et fit deux beaux étendards pour les chanoines de la cathédrale. Sur un riche gonfalon de la confrérie de Santa-Maria-di-Castello, à Udine, il figura un ange présentant à la Vierge, accompagnée de l’Enfant Jésus, le château qui est sur une montagne au milieu de la ville. À Venise, dans le palais de Grimani, patriarche d’Aquilée, il enrichit de stucs et de peintures une magnifique chambre où sont quelques petits sujets exécutés par Francesco Salviati.

L’an 1550, Giovanni étant venu à Rome pour le jubilé, à pied, en costume de pauvre pèlerin et en compagnie de menu peuple, y demeura plusieurs jours sans être remarqué par personne. Mais un beau matin, comme il se rendait à San-Paolo, il fut reconnu par Giorgio Vasari qui allait en voiture à la même église avec Messer Bindo Altoviti, son intime ami. Giovanni commença par prétendre que Giorgio se trompait, mais il finit par se découvrir, et par dire qu’il avait grand besoin d’être appuyé par Vasari auprès du pape, pour qu’on lui payât la pension qu’il avait sur le plomb, et qui lui était refusée par un certain Fra Guglielmo, sculpteur génois auquel cet office était échu après la mort de Fra Sebastiano (6). Giorgio parla de cette affaire au pape, et fut cause que l’obligation fut renouvelée. Il fut même question de la permuter contre un canonicat d’Udine au profit de l’un des fils de Giovanni. Mais Fra Guglielmo ayant suscité de nouvelles chicanes, Giovanni accourut à Florence pour être recommandé par le duc au pape Pie III. Vasari présenta Giovanni à son excellence illustrissime qui l’emmena à Sienne, et de là à Rome où allait aussi la duchesse Leonora. Notre artiste, grâce à la bienveillance du duc, non-seulement vit ses réclamations satisfaites, mais encore reçut du pape un bon traitement pour terminer la loge qui est au-dessus de celle de Léon X, et pour retoucher ensuite toute cette dernière loge. Ces retouches à sec eurent le grave inconvénient de faire disparaître les touches pleines de verve, de fraîcheur et de hardiesse qui donnaient tant de prix à cette production du meilleur temps de Giovanni.

Après avoir achevé ce travail, Giovanni mourut, en 1564, l’âge de soixante-dix ans. Il rendit son âme à Dieu dans cette noble ville où il avait joui si long-temps d’une considération éclatante et bien méritée.

Il vécut constamment en bon chrétien, mais surtout sur ses derniers jours. Dans sa jeunesse, il ne prit guère d’autre plaisir que celui de la chasse. Il avait alors coutume de partir les jours de fête avec un valet, et de s’enfoncer de dix milles au moins dans les campagnes de Rome. Il tirait parfaitement l’escopette et l’arbalète, aussi était-il rare qu’il revînt chez lui sans que son valet fût chargé d’oies sauvages, de ramiers, de canards, et en un mot de toutes sortes de pièces de gibier que l’on rencontre dans ces marais. On prétend qu’il fut l’inventeur du bœuf de toile peint, dont on se sert pour tirer sans être aperçu par le gibier. De même que tous les grands chasseurs, Giovanni aimait à s’entourer de chiens et à les élever lui-même.

Il voulut être enterré à la Ritonda, près de son maître Raphaël d’Urbin, afin de n’être pas séparé, après sa mort, de celui qu’il n’avait jamais cessé de révérer durant toute sa vie. Comme ils furent l’un et l’autre d’excellents chrétiens, ainsi que nous l’avons dit, on peut croire qu’ils se trouvent ensemble dans le royaume des cieux (7).


Jean d’Udine, quoi qu’en puisse faire préjuger notre auteur, est un maître de l’école vénitienne, et un de ses maîtres les plus importants. Le genre dans lequel il s’exerça, et pour lequel les habitudes de son enfance et ses goûts constants le disposèrent si heureusement, se conciliait heureusement avec toutes les tendances et toutes les affections de son école natale. Or, ce genre, tout secondaire qu’il puisse paraître à la première vue, implique des connaissances étendues, des observations variées, et n’est pas assez étranger aux difficultés extrêmes de l’arrangement de la vie et de l’expression, pour que l’artiste qui y excella soit privé de prendre son rang dans l’élite des producteurs. Venise eût été folle en ne réclamant pas, dans son orgueil, cet enfant de si légitime et si noble filiation. Un homme de précoce et vive disposition, tombé, pour apprendre à peindre, dans l’atelier du Giorgione, pouvait-il devenir autre chose qu’un grand maître, dont Venise serait assez jalouse pour le revendiquer, si loin qu’il allât exercer sa science ? Quant à Jean d’Udine, il faut le dire, malgré les insinuations naïves de notre auteur, nous pensons ici de lui ce que l’on en a pensé à Venise. Ce n’est pas, toutefois, que nous prétendions que l’irrésistible ascendant de Raphaël n’ait pas dû faciliter à son jeune collaborateur une forte et visible appropriation des éléments de grâce et de pureté, apanage principal de la tradition romaine. Mais, de cette concession toute naturelle, en venir à admettre l’absorption radicale ou la subalternisation complète, dans la donnée raphaëlesque, des vigoureuses et enivrantes influences du Giorgione, reçues à leur source, c’est impossible. D’ailleurs, l’œuvre de Jean d’Udine est là ! Si nous n’avions pas suffisamment expliqué par quelles démarches et par quelle compatibilité l’immense et universel talent de Raphaël s’était accru, nous devrions ici, remontant du modeste élève au glorieux maître, faire ressortir bien des choses négligées par notre auteur. Mais à quoi bon, maintenant ? Il est des points sur lesquels il ne faut pas insister, si l’on veut qu’à sa suite personne n’abuse. Mais, ce qu’en bonne justice, ce qu’en toute discrétion il ne convient pas qu’on tolère, c’est cette assertion de notre auteur, tendant à établir que bien en prit à Jean d’Udine de se tourner de bonne heure vers Rome, parce qu’une fois une mauvaise méthode adoptée, on ne s’en débarrasse plus guère. Une telle parole, à propos d’un homme placé, dès sa première enfance, sous l’œil du Giorgione et dans le compagnonnage du Titien, arrive malencontreusement. Discuter, ici, serait puéril. Cependant sur ce point d’achoppement, où viennent se heurter d’éternelles, d’insolubles questions, qui ne sont telles que parce quelles sont mal posées, nous faisons franchement défaut, nous bornant à exprimer, après l’hommage sincère et religieux que nous avons rendu à l’école romaine et à l’école florentine, notre opinion bien nette et bien intime sur la méthode et la personnalité du Giorgione. Cette méthode ne le cède à aucune autre. Forte, ample, simple et gracieuse, elle ne peut vicier ni amoindrir aucun génie. Et le jeune homme de Castel-Franco, qui, malgré ses regrettables dissipations, malgré sa mort prématurée, en résuma le premier les données complètes, et en fournit les premiers et entiers exemples, ne pâlit devant nul autre. On lui prête trop volontiers, sur ce qu’il a fait et sur ce qu’il a pu, tout ce que ses mœurs, les circonstances et la peste lui ont disputé.

Et pour Jean d’Udine, remarquons, en finissant, qu’en dépit de tout ce que peut avoir d’entraînant le bruit des réputations rivales et lointaines, on n’abandonne point l’atelier d’un tel maître à moins qu’on ne s’y désespère ou qu’il ne vous en chasse. Quand le Giorgione mourut, en 1511, à trente-quatre ans, Jean d’Udine n’en avait que dix-sept. Il n’est pas à croire qu’il soit venu, avant ce triste événement, demander à Raphaël de meilleurs enseignements. Raphaël, d’ailleurs, était trop grand et trop intelligent pour dénigrer, tout en l’accroissant et en l’employant, ce que l’enfant d’Udine lui apportait du précieux héritage d’un des génies avec lequel il sympathisa le plus, et vers lequel l’entraînait manifestement sa prodigieuse perfectibilité, dans les beaux jours de sa force et de sa maturité.


NOTES.


(1). Ces stucs et ces grotesques ont été gravés à Rome en 1751.

(2). Les grotesques et les stucs du Colysée et des Thermes de Dioclétien n’existent plus.

(3). Ces stucs ont été détruits.

(4). Ce plafond a été jeté à terre.

(5). Ces peintures ont été badigeonnées.

(6). Guglielmo délia Porta, frate del Piombo, était Milanais et non Génois.

(7). Le musée du Louvre possède trois dessins de Giovanni d’Udine, représentant des arabesques.