Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 6/Morto de Feltro et Andrea di Cosimo Feltrini

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morto de feltro.

MORTO DE FELTRO

ET

ANDREA DI COSIMO FELTRINI,

PEINTRES.

Le peintre Morto naquit à Feltro. Son imagination fut aussi bizarre que les grotesques qu’il peignait et qui lui valurent une grande célébrité. Dans sa jeunesse il se rendit à Rome, à l’époque où le Pinturicchio décorait les salles du Vatican et les loges de la tour du château de Sant’-Angelo. Son humeur mélancolique le poussa à l’étude des édifices de l’antiquité, sur les voûtes et les parois desquels il vit des grotesques qui lui plurent à ce point qu’ils devinrent l’objet principal de ses travaux, et bientôt il s’assimila la manière antique d’enrouler les feuillages de telle sorte que personne de son temps ne lui fut supérieur en ce genre. Pour arriver à ce but, il visita toutes les galeries souterraines de Rome, et copia tous les pavements qui sont au-dessus et au-dessous du sol, à Tivoli, dans la villa Adriana. Puis, ayant appris qu’à Pozzuolo, ville située à dix milles de Naples, il existait des constructions couvertes de magnifiques grotesques peints et moulés en stuc, il courut y passer plusieurs mois. À Campana, qui est un endroit plein de tombeaux antiques, il ne laissa rien sans le dessiner, et il en fut de même pour les temples et les grottes qu’il rencontra à Trullo, dans le voisinage de la mer. Enfin il alla à Baia et à Mercato di Sabato où se trouve une foule de ruines curieuses. C’est ainsi qu’à force de recherches et de constance il acquit un remarquable talent.

De retour à Rome il étudiait depuis quelque temps la figure, genre dans lequel il était moins habile que dans celui des grotesques, lorsqu’il partit subitement pour Florence où l’attirait l’immense renommée des cartons de Léonard de Vinci et de Michel-Ange Buonarroti. Mais, dès qu’il eut contemplé ces chefs-d’œuvre, il désespéra de jamais parvenir dans cette voie aussi loin que dans celle qu’il avait déjà parcourue, et il s’en tint à ses grotesques.

Morto fut hébergé et choyé à Florence par Andrea di Cosimo Feltrini. Ce jeune peintre goûta les ouvrages de notre artiste, les imita, et finit par surpasser son maître, comme nous le dirons tout à l’heure. Grâce à lui, Morto fut chargé, par le gonfalonier Fier Soderini, d’orner la salle du palais de grotesques qui, malgré leur mérite, furent détruits et remplacés par d’autres lorsqu’on restaura les appartements du duc Cosme. Morto exécuta encore à Florence un très-bel escalier pour Maestro Valerio, frère Servite, et plusieurs tableaux de grotesques fantasques pour une chambre d’Agnolo Doni. Le désir mal éteint chez lui de peindre la figure, et d’essayer de s’illustrer dans cette branche de l’art, lui fit aussi entreprendre quelques médaillons de Madones ; mais le séjour de Florence lui ayant déplu, il se transporta à Venise où il aida Giorgione da Castelfranco à décorer l’entrepôt des Allemands. Les plaisirs de tout genre qu’il trouva dans cette ville l’y retinrent long-temps. Il alla ensuite travailler dans le Frioul ; mais bientôt après il endossa l’habit militaire, fut nommé capitaine de deux cents soldats, et rejoignit l’armée vénitienne qui était à Zara, en Esclavonie. Poussé par la noble ambition de se distinguer dans ce nouveau métier encore plus que dans celui qu’il avait quitté, Morto donna un jour valeureusement en avant dans une chaude escarmouche, et resta mort sur le champ de bataille, à l’âge de quarante-cinq ans.

Le nom de Morto vivra éternellement comme tous ceux que protègent des chefs-d’œuvre, et que l’histoire reconnaissante a enregistrés dans ses annales.

Le Morto se rapprocha, dans ses grotesques, de la manière antique plus que tout autre peintre, et à ce titre mérite les plus magnifiques éloges ; car c’est en partant du point où il les a conduits que Giovanni d’Udine et divers artistes en ont tiré tout le parti que l’on connaît. Et, quelle que soit l’extrême perfection où Giovanni d’Udine, et d’autres avec lui, ont poussé ces peintures que l’on appelle grotesques parce qu’on les trouva pour la plupart dans les grottes des ruines de Rome, il n’est pas moins vrai que la plus grande gloire en appartient au Morto pour les avoir le premier cultivées et remises en honneur. N’y a-t-il pas plus de mérite, en effet, à inventer qu’à perfectionner ?

Andrea, surnommé di Cosimo parce qu’il avait autrefois étudié la figure dans l’atelier de Cosimo Rosselli, fut ensuite désigné par le nom de Feltrini en mémoire de Morto da Feltro qui lui avait enseigné les grotesques. Andrea exerça à Florence cet art nouveau pour lequel il avait de telles dispositions naturelles, qu’il trouva des ornements plus riches et plus abondants que ceux des anciens, et distribués dans un ordre meilleur et entièrement différent. Il y mêlait parfois des figures, ce qui ne se voit qu’à Florence où ses ouvrages sont très nombreux. Il ne fut jamais surpassé par personne dans ce genre, comme le témoignent les grotesques dont il orna la bordure et le gradin de la Piété que le Perugino peignit sur l’autel des Serristori à Santa-Croce de Florence. Ces grotesques, composés de couleurs variées, se détachent avec grâce et vigueur sur un fond noir et rouge (1).

Andrea di Cosimo Feltrino fut le premier qui décora en sgraffito les façades des palais et des maisons. Voici comment il procédait : il revêtait la muraille d’un mortier mêlé avec du charbon pilé ou avec de la paille brûlée. Lorsque cet enduit noir était encore frais, il le recouvrait d’une couche blanche sur laquelle il traçait les dessins de ses grotesques avec des cartons piqués et à l’aide d’un tampon rempli de charbon pilé qu’il frappait sur le trait indiqué par les petits trous des piqûres, de façon que la poussière, passant à travers ces trous, marquait les traits du dessin en points noirs. Alors il gravait ses contours et ses lignes avec une pointe de fer qui, enlevant la couche blanche, laissait reparaître le mortier noir qui était dessous. Puis, quand il avait ramené en noir tout son fond, il se servait d’une teinte grise pour ombrer ses grotesques qui étaient restés blancs.

Les premières façades qu’Andrea fit en sgraffito furent celle des Gondi, à Ognissanti, et celle de Lanfredino Lanfredini, le long de l’Arno, entre le pont de la Santa-Trinità et celui de la Carraia. Il décora encore de cette sorte, mais dans un style infiniment plus hardi, plus large et plus riche, la façade de la maison d’Andrea et de Tommaso Sartini, qui est près de San-Michele sur la Piazza Padélia. Il peignit ensuite en clair-obscur la façade de l’église des Servîtes ; il chargea le peintre Stefano di Tommaso d’y figurer une Annonciation de la Vierge, et il exécuta lui-même les armoiries du pape Léon X entre les deux portes de la cour où Andrea del Sarto a laissé l’histoire de saint Philippe et celle de la Vierge.

Lorsque Sa Sainteté vint à Florence, notre artiste enrichit d’admirables grotesques la façade de Santa-Maria-del-Fiore pour le compte de Jacopo Sansovino, qui lui donna en mariage une de ses sœurs. Il couvrit aussi de magnifiques ornements le ciel du dais sous lequel Léon X fit son entrée dans la ville, et il représenta les armes du souverain pontife, et divers attributs de l’église sur les pentes de ce même baldaquin que l’on voit aujourd’hui dans l’église de San-Lorenzo.

Il peignit, en outre, à l’occasion de cette fête, et en l’honneur d’une foule de chevaliers créés par Sa Sainteté et par d’autres princes, quantité d’étendards et de bannières qui sont appendus dans diverses églises de Florence.

Andrea concourut à l’exécution de toutes les décorations des noces des ducs Julien et Laurent de Médicis ; et lors des obsèques de ces princes, il prêta un aide puissant au Franciabigio, à Andrea del Sarto, au Pontormo et à Ridolfo Ghirlandaio. Il fut aussi grandement employé dans les triomphes dirigés par le Granacci ; car on ne pouvait rien faire de bon sans lui.

Andrea était la meilleure personne qui eût jamais touché un pinceau. Sa timidité naturelle l’empêcha toujours de travailler pour son propre compte, parce qu’il n’osait réclamer son salaire. Comme il aimait à peindre du matin au soir, et ne voulait aucune espèce d’embarras, il s’associa avec Mariotto di Francesco Mettidoro, homme des plus habiles dans son métier, et de plus très-adroit a se procurer de l’ouvrage et à se faire payer. Celui-ci introduisit Raffaello di Biagio Mettidoro dans cette association où les travaux et les gains étaient communs, et qui ne fut rompue que par la mort d’Andrea et de Raffaello auxquels survécut Mariotto.

Mais revenons aux ouvrages d’Andrea. Il décora tous les plafonds de la maison de Gio. Maria Bénintendi, et fit les ornements des antichambres où sont les tableaux de Jacopo da Pontormo et du Franciabigio. Il alla avec ce dernier au Poggio, et il y exécuta en clair-obscur les bordures des sujets historiques de la grande salle. Il est impossible de rien voir de mieux.

Il peignit en sgraffito la façade du cavalière Guidotti dans la Via Larga, et celle de la maison que Bartolommeo Panciatichi construisit sur la place degli Agli, et qui appartient aujourd’hui à Roberto de’ Ricci (2). Je passerai sous silence les coffres, les bahuts et les plafonds qu’il décora de sa main, tant ils sont nombreux, ainsi que les écussons de toutes sortes qui sortirent de son atelier ; car pas une noce n’avait lieu sans que tantôt celui-ci, tantôt celui-là, ne vînt lui commander quelque chose. Il ne se faisait point de brocarts à ramages, de toiles et de draps tissus d’or qu’il n’en fournît les dessins, et si gracieux, si variés et si beaux, qu’il semblait donner la vie et l’âme à toutes ces choses. Certes, si Andrea avait connu sa valeur, il aurait amassé une immense fortune ; mais, content de sa vie modeste, il ne songea qu’à son art.

Dans ma jeunesse, j’étais au service du duc Alexandre de Médicis quand Charles-Quint vint à Florence. On me donna alors à faire les bannières de la citadelle, parmi lesquelles il y avait un étendard d’étoffe cramoisie de dix-huit brasses de largeur sur quarante de longueur, qu’il fallait couvrir tout à l’entour d’ornements dorés, et des devises de l’empereur Charles-Quint et de la maison Médicis. Le milieu était occupé par les armoiries de Sa Majesté dans lesquelles entrèrent quarante-cinq mille feuilles d’or. Je confiai les ornements à Andrea, et la dorure à Mariotto ; je fus tellement satisfait de l’habileté d’Andrea, que non seulement je réclamai son aide pour les arcs de triomphe destinés à l’entrée de Sa Majesté ; mais encore je l’associai avec le Tribolo aux travaux de décoration que j’eus à exécuter dans le palais du magnifique Octavien de Médicis, lors du mariage de madame Marguerite, fille de Charles-Quint, avec le duc Alexandre. Andrea fit les grotesques, le Tribolo les statues ; quant à moi, je me chargeai des figures et des scènes historiques.

Enfin, Andrea exerça largement son talent à l’occasion des obsèques du duc Alexandre, et bien plus encore au sujet des noces du duc Cosme ; car c’est lui qui peignit toutes les devises de la cour, composées par Messer Francesco Giambullari.

Andrea, par suite d’une humeur mélancolique dont il était souvent tourmenté, chercha à se suicider ; mais il était si bien surveillé par son compagnon Mariotto, qu’il ne mourut qu’à l’âge de soixante-quatre ans. Il laissa la réputation de bon, d’excellent maître dans le genre des grotesques : aussi sa manière a-t-elle été successivement imitée par tous les artistes, non seulement à Florence, mais encore partout ailleurs.



Nous avons déjà fait remarquer combien les données et les ressources particulières à l’école vénitienne s’adaptaient heureusement au genre dans lequel s’exerça principalement Jean d’Udine sous la direction de Raphaël. Nous voyons ici qu’un Vénitien en fut, à bien dire, le premier introducteur ; car, bien que le Vasari ne s’en explique pas suffisamment, il est certain que, par sa naissance autant que par son éducation, Morto doit être enregistré dans l’école de Venise en sa qualité d’élève et de collaborateur du Giorgione.

Les œuvres du Morto, au moins dans leur majeure partie, sont mieux connues que les particularités de sa vie qui, suivant toutes les apparences, fut fort aventureuse. Il quitta Venise de bonne heure, et y revint après avoir voyagé et travaillé en beaucoup d’endroits de l’Italie, et pris sa part dans les grandes entreprises de Rome et de Florence. Tour à tour partagé entre le désir de se distinguer dans les inventions décoratives, dans les productions historiques et dans la carrière militaire, il paraît qu’il était également propre à y parvenir, et qu’il y réussit. S’il n’eût pas été tué presque à son troisième début, il semble qu’il était en beau chemin ; car, dans ces temps de forte aristocratie, d’épouvantables violences et de petites armées, ce n’était pas d’un mince espoir pour un commençant que de conduire déjà deux cents condottieri à la bataille. Suivant les différents habits qu’il endossa, Morto changea-t-il de nom ? On le croirait au nombre sous lequel on le voit successivement désigné : Pietro de Feltro, Luzio de Feltro, Zarotto, Morto, Sarato. Les confusions qui résultent si naturellement de tant de noms divers n’ont pas été à coup sûr sans embrouiller beaucoup sa curieuse légende, et le Vasari si souvent induit en erreur, comme nous le ferons voir plus tard, en ce qui touche les gens de Venise et de son territoire, était peu propre à nous l’éclaircir. L’historien Ridolfi s’est essayé à le faire, et, en plusieurs points, y a sans doute eu la main heureuse. Ainsi, suivant les preuves que cet historien apporte, Lanzi admet que les peintures historiques de Morto sont beaucoup plus méritantes que le Vasari ne le prétend, et il n’hésite guère à lui faire les honneurs du tableau d’autel de l’église du Saint-Esprit, et de quelques autres fort remarquables à Villabruna et à Teggie. Ridolfi, appuyé sur deux livres restés manuscrits, l’un contenant l’histoire de l’école de Feltro, et l’autre celle de l’école d’Udine, précise sur Morto da Feltro un fait qui a été souvent et vivement discuté, et qui, vrai ou faux, n’a pas été mis certainement à la connaissance de notre auteur. Il paraîtrait que Morto, élève du Giorgione, admis par lui dans les fêtes brillantes et les intrigues amoureuses dont il était l’âme à Venise, lui enleva une femme qu’il aimait d’une passion folle, et lui causa ainsi un chagrin qui le mena au tombeau. Quoique tout ce qui se rattache à un homme tel que le Giorgione ait pour nous de l’importance, attendu qu’entre tous les hommes extraordinaires de l’Italie c’est un de ceux que nos sympathies mettent hors de ligne, nous avons renoncé à entreprendre de défricher cette difficulté. De manière ou d’autre, Giorgione eut l’insigne tort de quitter notre art, notre art qui l’a rendu immortel et auquel il pouvait encore tant aider, s’il eût usé plus long-temps des forces inouïes et des qualités rares qu’il avait reçues du ciel, en ne se laissant pas mourir à trente-trois ans, tordu par une créature belle sans doute, mais qu’il devait laisser à d’autres, indigne qu’elle était de lui. Ainsi, malgré le cas particulier que nous faisons de son héros, nous négligerons cette histoire. Mais, en la négligeant, nous ne la contestons pas, et nous ajoutons même que Lanzi, malgré sa réserve habituelle, nous semble avoir eu tort de le faire, en mettant Ridolfi et ses manuscrits en contradiction avec les dates fournies par le Vasari dans la biographie de Morto de Feltro. À propos des Vénitiens, et dans une discussion de cet ordre, les dates de Vasari, généralement fort exactes, n’ont pas toute valeur.

NOTES.

(1) Les Grotesques d’Andrea et la Piété de Pérugin ont disparu de l’église de Santa-Croce. La Piété du Pérugin fut remplacée par un tableau commencé par le Cigoli et terminé par le Belivelti.

(2) Toutes les façades dont Vasari a parlé jusqu’ici dans cette biographie ont été détruites.