Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 7/Don Giulio Clovio

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Don Gulio Clovio.

DON GIULIO CLOVIO,

MINIATURISTE.

Don Giulio Clovio a de beaucoup dépassé tous les artistes qui se sont exercés jusqu’à présent dans la miniature, et bien des siècles peut-être s’écouleront encore sans que personne aille jamais aussi loin que lui dans ce genre de peinture.

Quoique ses ancêtres fussent originaires de Macédoine, il naquit à Grisone, village du diocèse de Madrucci, en Esclavonie ou Croatie. Il fut baptisé sous les noms de Giorgio Giulio. Dans son enfance il s’appliqua à l’étude des lettres, et ensuite, par un instinct naturel, à celle du dessin. À l’âge de dix-huit ans, poussé par le désir d’apprendre, il se rendit en Italie et se mit au service du cardinal Marino Grimani, chez lequel il passa trois années à dessiner. Il réussit mieux qu’on ne l’attendait peut-être de lui, comme le témoignent quelques médailles qu’il dessina à la plume, pour le cardinal, avec une finesse et un soin presque incroyables.

Giulio, ayant vu qu’il avait plus de disposition pour les petites figures que pour les grandes, résolut sagement de cultiver la miniature, genre dans lequel il produisait des ouvrages d’une grâce et d’une beauté merveilleuses. Il fut encouragé à suivre cette voie par plusieurs de ses amis, et notamment par le célèbre Jules Romain, qui le premier lui enseigna la manière d’employer les couleurs à la gomme et à la détrempe.

La première peinture de Clovio fut une Madone qu’il exécuta ingénieusement d’après le livre de l’histoire de la Vierge. Cette Madone a été gravée sur bois par Albert Durer. Bientôt après, grâce à la recommandation d’Alberto da Carpi, Clovio fut appelé à la cour du roi Louis et de la reine Marie, sœur de Charles-Quint. Notre artiste représenta pour le roi un Jugement de Pâris en clair-obscur, qui plut beaucoup, et pour la reine une Lucrèce et quelques autres sujets d’une rare beauté.

Le roi étant ensuite venu à mourir et le royaume ayant été bouleversé, Giorgio Giulio fut forcé de retourner en Italie. À peine y fut-il arrivé, que le vieux cardinal Campeggio employa son talent. Après avoir fait pour ce seigneur une Madone en miniature et divers petits ouvrages, Clovio se livra à de plus sérieuses études et chercha de tous ses efforts à imiter Michel-Ange. Malheureusement, il fut arrêté dans sa marche par le déplorable sac de Rome. Le pauvre homme tomba entre les mains des Espagnols et fut si maltraité, que, dans sa misère, il implora le ciel et fit vœu d’entrer en religion s’il échappait à ces nouveaux pharisiens. S’étant sauvé par la grâce de Dieu, il se réfugia à Mantoue et entra dans le monastère de San-Ruffino, de l’ordre des chanoines réguliers scopetini (flagellants). On lui promit qu’il y trouverait le repos d’esprit, et de plus, la facilité de travailler à la miniature. Il prit donc l’habit sous le nom de Don Giulio, et au bout de l’année prononça ses vœux. Il demeura tranquillement pendant trois ans avec ces religieux et changea plusieurs fois de monastère, selon son bon plaisir. Dans ce temps, il orna de délicates miniatures et de riches encadrements un livre de chœur où il représenta entre autres choses l’Apparition du Christ à la Madeleine. Encouragé par les éloges qu’on lui prodigua, il peignit l’histoire de la Femme adultère d’après un tableau du fameux Tiziano Vecellio. Peu de temps après, Don Giulio, en allant d’un monastère à un autre, se rompit une jambe. On le conduisit, afin qu’il fût mieux soigné, au monastère de Candiana. Il y resta quelque temps sans guérir, peut-être parce qu’il était maltraité par les religieux, non moins que par les médecins.

En apprenant cette nouvelle, le cardinal Grimani obtint du pape la permission d’attacher Giulio à sa maison. Notre artiste quitta alors l’habit et, dès que sa jambe fut guérie, se rendit auprès du cardinal qui remplissait les fonctions de légat à Pérouse. Il lui enrichit un Office de la Vierge de quatre magnifiques miniatures, et un Épistolaire de trois sujets tirés de la vie de l’apôtre saint Paul. L’une de ces dernières miniatures a été envoyée en Espagne. Don Giulio fit encore pour le cardinal une Piété et un Crucifix, lequel, après la mort de Grimani, est tombé en la possession de Messer Giovanni Gaddi, clerc de la chambre. Tous ces ouvrages mirent Don Giulio en grande réputation à Rome, et furent cause que le cardinal Alexandre Farnèse, qui a toujours aidé et favorisé les gens de mérite, le prit à son service. Don Giulio, aujourd’hui parvenu à une extrême vieillesse, n’a jamais abandonné ce seigneur et lui a fait une multitude de précieuses miniatures dont je ne mentionnerai ici qu’une partie, attendu qu’il serait presque impossible de les passer toutes en revue. Nous citerons d’abord une Vierge portant l’Enfant Jésus, entourée d’une foule de saints et de personnages, parmi lesquels on remarque le pape Paul III agenouillé, qui paraît vivant. Il ne manque également que le souffle et la parole aux autres figures. Ce petit tableau fut envoyé en Espagne à l’empereur Charles-Quint, qui en fut émerveillé.

Don Giulio couvrit ensuite de miniatures, pour le même cardinal, un Office de la Vierge, écrit par l’habile calligraphe Monterchi. Notre artiste voulut déployer dans cet ouvrage tout son savoir. Il y apporta donc tout le soin et toute l’application imaginables, et produisit avec le pinceau des choses que l’on aurait crues impossibles.

Don Giulio divisa son travail en vingt-six petits sujets placés deux par deux, l’un en regard de l’autre. Chaque miniature est renfermée dans un encadrement orné de figures et de fantaisies en rapport avec le sujet. Comme tout le monde ne peut voir ces petits chefs-d’œuvre, je crois utile de les décrire ici succinctement. Aux matines, un encadrement d’enfants renferme l’Annonciation ; en face, Isaïe converse avec le roi Achaz. — Aux laudes, un encadrement de métal contient la Visitation de la Vierge ; en face, la Justice et la Paix s’embrassent. — À primes, on voit la Nativité du Christ ; et en face, Adam et Ève mangeant la pomme fatale dans le Paradis terrestre. Les deux encadrements sont pleins de personnages et d’animaux. — À tierces, Clovio a figuré l’Apparition de l’ange aux pasteurs ; et en face, la sibylle Tiburtine montrant à l’empereur Octavien la Vierge et l’Enfant Jésus dans le ciel. Les encadrements sont composés de figures variées ; derrière sont les portraits d’Alexandre le Grand et du cardinal Alexandre Farnèse. — À sextes, notre artiste a peint la Circoncision. Sous les traits de Siméon on reconnaît le pape Paul III. Dans cette composition sont introduits les portraits de la Mancina et de la Settimia, dames romaines d’une beauté ravissante. En face est le Baptême du Christ. — À nones, on voit le Christ adoré par les mages, et en face, Salomon visité par la reine de Saba. Le bas des encadrements représente la Fête de Testaccio avec toutes les livrées du cardinal Farnèse. Les figures sont moins grandes que des fourmis. Cet ouvrage, dans sa petitesse, est si parfait, qu’il est permis de le considérer comme l’une des grandes choses que l’homme puisse exécuter et voir. — À vêpres, la Fuite de la Sainte-Famille en Égypte est en face de la Submersion de Pharaon dans la mer Rouge. — À complies, le Couronnement de la Vierge dans le ciel se trouve vis-à-vis du Couronnement d’Esther par Assuérus. — Avant la messe de la Vierge est un ornement peint dans le genre des camées, représentant l’Ange Gabriel annonçant le Verbe à Marie. Les deux sujets sont le Christ porté par la Vierge, et la Création du ciel et de la terre. — En tête des Psaumes de la pénitence est la Bataille où Urie Éthéen fut mis à mort par l’ordre de David ; en face est David pénitent. Les encadrements sont composés de gracieux petits grotesques. — Mais quel étonnement n’éprouvera-t-on pas en regardant les Litanies où les lettres des noms des saints forment le plus capricieux assemblage ! Sur la marge supérieure, notre artiste a figuré, dans une gloire céleste, la Très-Sainte Trinité accompagnée des anges, des apôtres et des saints. La marge latérale est occupée par la Madone et par toutes les bienheureuses vierges. Sur la marge inférieure se déroule la Procession du Corpus Domini, telle qu’elle a lieu à Rome avec les officiers armés de torches, avec les évêques et les cardinaux, et avec le pape portant le Saint-Sacrement au milieu de sa cour et de la garde des lanciers, tandis que le château de Sant’-Agnolo joue de tous ses canons. Cette composition frappe de stupeur l’esprit le plus disposé au merveilleux. — Au commencement de l’Office des Trépassés sont deux sujets : le Triomphe de la mort sur les rois et sur les peuples, et la Résurrection de Lazare. Derrière on aperçoit la Mort combattant avec quelques cavaliers. — L’Office de la Croix présente Jésus crucifié ; et en face, Moïse et le Serpent d’airain. — L’Office du Saint-Esprit montre les langues de feu descendant sur les apôtres ; et en face, la Construction de la tour de Babylone par Nembrod. Cet ouvrage coûta neuf années à Don Giulio ; il fut exécuté avec tant de soin et d’application, qu’il est, pour ainsi dire, hors de prix. En effet, il serait impossible de réunir plus d’originalité dans les ornements, dans les attitudes des figures qui couvrent ces pages, que l’on serait tenté d’attribuer à une main divine plutôt qu’à une main mortelle. Les personnages, les fabriques et les campagnes sont si admirablement en perspective, que, de près comme de loin, ils produisent l’illusion la plus complète. Les mille espèces d’arbres qui embellissent les paysages sont si parfaitement rendues, qu’elles semblent appartenir au Paradis. Enfin notre artiste déploya dans ce travail une science profonde du dessin et une remarquable entente de la composition ; ses costumes sont si riches, si variés et si gracieux, qu’on les croirait le fruit d’une intelligence supérieure à celle de l’homme ; aussi peut-on affirmer que Don Giulio a surpassé dans son art les anciens et les modernes, et qu’il a été de nos jours un petit et nouveau Michel-Ange.

Don Giulio peignit, pour le cardinal de Trente, un petit tableau d’un telle beauté, que ce seigneur en fit présent à l’empereur Charles-Quint. Plus tard, Don Giulio exécuta une Madone et un portrait du roi Philippe que le même cardinal de Trente donna à Sa Majesté Catholique.

Un autre tableau de notre artiste, représentant la Vierge, l’Enfant Jésus, sainte Élisabeth, le petit saint Jean et d’autres figures, fut envoyé en Espagne à Rigomes par le cardinal Farnèse. Ce seigneur possède aujourd’hui un saint Jean-Baptiste dans le désert, peint par Don Giulio, qui reproduisit le même sujet pour le roi Philippe. Une Piété qu’il fit ensuite fut donnée par le cardinal Farnèse au pape Paul III qui ne voulut jamais s’en séparer (1). — Un David coupant la tête de Goliath fut offert par le même cardinal à Madame Marguerite d’Autriche qui l’envoya au roi Philippe, son frère, avec un pendant du même auteur où l’on voit Judith qui tranche la tête d’Holopherne.

Il y a longtemps déjà, Don Giulio demeura auprès du duc Cosme quelques mois, durant lesquels il lui fit des ouvrages dont les uns furent envoyés à l’empereur et à divers seigneurs, et dont les autres restèrent entre les mains de Son Excellence Illustrissime qui conserve de lui, entre autres choses, un petit portrait du Christ copié d’après une tête très-ancienne qui a appartenu jadis à Godefroi de Bouillon, roi de Jérusalem. On dit que cette image est celle qui ressemble le plus à la véritable effigie du Sauveur.

Don Giulio peignit, pour le duc Cosme, une Madeleine au pied d’un Crucifix et une Piété. Nous avons dans notre collection le dessin de ce dernier sujet, et, de plus, une Vierge debout parlant à son fils, et entourée d’un chœur d’anges et d’âmes du purgatoire qui se recommandent à elle. Mais revenons au seigneur duc : il aima toujours beaucoup le talent de don Giulio dont il rechercha les ouvrages avec empressement. Sans le respect qu’il avait pour le cardinal Farnèse, il ne l’aurait certainement pas laissé partir lorsque, comme nous l’avons dit, il le tint quelques mois à son service à Florence. Le duc possède encore un Ganimède enlevé par Jupiter changé en aigle, peint par Don Giulio, d’après le dessin de Michel-Ange qui appartient aujourd’hui à Tommaso de’ Cavalieri. Son Excellence doit en outre à notre artiste un saint Jean-Baptiste assis sur un rocher, et plusieurs portraits admirables.

Don Giulio fit une Piété pour la marquise de Pescara, et une copie exacte de cette composition pour le cardinal Farnèse qui l’envoya à l’impératrice, femme de Maximilien et sœur du roi Philippe. Le même cardinal donna à Sa Majesté Impériale un charmant petit paysage renfermant Saint-Georges qui tue un Serpent ; mais ce tableau est loin d’égaler le Trajan que Don Giulio exécuta pour un gentilhomme espagnol qui l’offrit à Maximilien.

Pour le cardinal Farnèse, Don Giulio conduisit à fin deux autres petits tableaux représentant : l’un, le Christ nu avec la croix en main ; et l’autre, le Christ, la croix sur l’épaule, mené par les Juifs au Calvaire, et suivi par la Vierge et par les Maries dont l’affliction serait capable d’émouvoir un cœur de rocher.

Sur deux grandes feuilles destinées à un missel du cardinal Farnèse, Don Giulio figura un Christ enseignant la doctrine de l’évangile aux apôtres ; et un Jugement universel si admirable, si prodigieux, que je tiens pour certain qu’il est impossible, je ne dis pas de faire, mais de voir ni d’imaginer une plus belle miniature.

Plusieurs des ouvrages de Don Giulio, et surtout l’Office de la Vierge dont nous avons parlé plus haut, renferment des figurines dont la mesure n’excède point celle d’une très-petite fourmi, et cependant les moindres détails y sont aussi exactement exprimés qu’ils pourraient l’être dans des figures grandes comme nature. Ajoutons que Don Giulio a produit une multitude de portraits aussi ressemblants que s’ils avaient été faits de dimension naturelle par le Titien ou par le Bronzino. Dans ses encadrements, il a semé des figurines nues et costumées, peintes dans le genre des camées, que, malgré leur petitesse, on prendrait pour d’immenses géants, tant est grand le talent de Don Giulio.

J’ai jugé à propos d’écrire la vie de cet artiste, pour le faire connaître à ceux qui ne peuvent ou ne pourront voir ses ouvrages qui appartiennent presque tous à de hauts seigneurs et à de puissants personnages ; je dis presque tous, parce que je sais que quelques particuliers possèdent de la main de notre miniaturiste de magnifiques portraits d’amis ou de maîtresses ; mais peu importe, car il suffit que ses productions ne soient pas livrées au public comme les peintures, les sculptures et les édifices des autres artistes.

Maintenant, bien que Don Giulio soit parvenu à un âge très avancé, et songe sérieusement à mériter, par de saintes œuvres, le salut de son âme, il ne laisse pas de s’occuper continuellement de son art ; il vit tranquillement et au milieu de l’abondance dans le palais des Farnèse, où il montre avec une rare courtoisie ses ouvrages à tous ceux qui vont le visiter (2).



Beaucoup d’écrivains ont affirmé que la miniature et la mosaïque avaient été les seuls représentants de notre art à travers les premiers siècles du moyen-âge, si ce n’est pendant la plus grande partie de sa durée. Nous croyons cette assertion erronée, et l’exagération nous semble ici évidente. Les monuments de la mosaïque et de la miniature ont été plus généralement conservés, et devaient l’être par une foule de raisons faciles à saisir ; voilà tout ce qu’on devait en dire. Et sans insinuer ou sans nettement poser en fait que le double exercice du mosaïste et du miniaturiste avait donné naissance à l’art moderne du peintre, on devait se contenter de nous apprendre que l’histoire des premiers développements de notre art, à partir de l’époque chrétienne, devait surtout se chercher dans les travaux subsistants de la mosaïque et de la miniature. En effet, c’eût été là un aperçu utile et sain que personne n’eût contesté.

L’étude des vicissitudes de notre art, dans ces époques lointaines et négligées, peut plus aisément se poursuivre, surtout en présence des œuvres de la miniature conservées et classées dans les bibliothèques ; nous nous y sommes livrés avec un grand intérêt, et non pas peut-être sans quelque profit. Nous aimerions consigner ici tous nos documents et les idées générales qu’ils suggèrent, mais nous ne le saurions faire d’une manière convenable ; il faudrait écrire un livre entier dont le fonds serait, à notre avis, plus facile à trouver que la forme, et qui surtout exigerait un temps et un espace que les engagements et les limites de notre publication nous refusent. Nous croyons donc bon de prendre un parti, et de n’ouvrir qu’à moitié nos mains pleines. Si, plus tard, il nous est loisible d’agir avec plus de liberté, nous ne ferons point défaut à l’occasion. On peut, sans trop d’arbitraire, diviser l’histoire des monuments de la miniature en deux grandes séries, l’une se rapportant à la pratique et aux affections des artistes d’Orient, et l’autre à celles des peuples occidentaux. Bien que partout, dans notre livre, nous nous soyons conformés à la traditionnelle notion qui nous montre nos arts issus essentiellement de la transmission byzantine ou constantinopolitaine, c’est le côté exclusivement byzantin de la miniature que nous renonçons à envisager et à poursuivre. Nous aimons mieux, et nous croyons que nos lecteurs nous en sauront gré, nous tourner entièrement vers les origines immédiates de nos écoles modernes ; et, à défaut d’autres monuments existants et se classant dans un ordre chronologique, suivi et abondant, nous préférons voir dans cet aperçu succinct des œuvres de la miniature occidentale les préludes des ateliers de l’Italie, de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre et des Pays-Bas. Nous signalerons plus particulièrement les monuments français, et nous nous appuierons surtout sur ceux qui peuvent se passer en revue dans les bibliothèques de Paris, qui sont d’ailleurs plus riches en ce genre que toutes celles du reste de l’Europe. Ceci entendu, nous prions nos lecteurs de se reporter, à défaut d’autres explications générales, à tout ce que nous avons pu donner à comprendre touchant les allures de la peinture chrétienne dans nos notes sur Arnolfo di Lapo, sur Margaritone, et sur les maîtres verriers et mosaïstes.

Nous l’avons déjà dit, les premières origines de l’art moderne doivent se chercher dans l’obscurité des catacombes ; en effet, c’est dans ces demeures souterraines, consacrées à la mort et à la prière, sur la pierre sanctifiée des chapelles et des tombeaux, et sous les inspirations les plus grandes qui furent jamais, que les artistes chrétiens commencèrent à tracer ces linéaments grossiers, irrécusables témoins de leur enthousiasme et lisibles symboles de leurs croyances.

Toutefois, les manifestations de l’art chrétien ne furent pas longtemps confinées dans l’étroite et sombre enceinte des cryptes. La mémorable décision prise par Constantin leur ouvrit l’empire romain pour théâtre. Cependant on a eu tort de dire que l’abjuration de Constantin et la promulgation de la religion chrétienne aient spontanément investi les peuples d’un art nouveau, original, et contrastant dans ses formes et ses inspirations avec l’art désormais abandonné de l’antiquité païenne. Il n’en fut rien ; et c’est là une de ces banalités historiques qu’aucun monument ne justifie, que tous au contraire démentent.

Les circonstances dans lesquelles le christianisme naquit n’ayant pu mettre à sa disposition une technique nouvelle, les inspirations chrétiennes furent long-temps contraintes à se mouvoir dans les formes et les motifs traditionnels de la gentilité. Nous avons déjà sondé les causes qui privèrent, à son avènement, la religion nouvelle des précieux éléments qui eussent assuré dès lors, à ses tentatives dans nos arts, ce caractère de grandeur et de propriété qui plus tard les distingua d’une manière si éminente. L’art chrétien, malgré son intime vitalité, a affecté, pendant les siècles de sa jeunesse, les symptômes extérieurs de déclin et de dépérissement dans lesquels s’est évanoui l’art antique ; c’est particulièrement dans les grands ouvrages en mosaïque de Rome et de Ravenne, dans les peintures des catacombes et les miniatures des vieux manuscrits qu’on peut apprécier le style de l’art chrétien durant la période qui précéda le règne de Constantin, et pendant les premiers siècles qui suivirent l’établissement du christianisme. Ces documents nous fournissent la preuve que la peinture et la sculpture, si l’on excepte quelques rares intentions bibliques, substituées aux intentions mythologiques, reproduisent constamment l’art antique dans toutes ses parties. Partout on retrouve ces personnifications familières aux anciens, et à l’aide desquelles ils exprimaient depuis si long-temps, non seulement leur sujet principal, mais encore ses attributions les plus délicates, et jusqu’aux localités et aux heures du jour. Les attitudes, les costumes, l’arrangement des accessoires et le jet des draperies sont identiques. La profonde connaissance de la valeur expressive de chacun des traits de la figure humaine pour traduire les caractères différents, la méthode architectonique ou le calcul de la distribution des figures dans l’espace donné, le sentiment de la noblesse et de la grâce des mouvements, tous ces moyens enfin d’expression et de vie, toutes ces idées d’ordre et de convenance que ne perdit jamais l’art antique, même dans sa dégradation finale, passèrent entièrement dans l’art chrétien. Dans le tissu même de ces œuvres primitives des écoles chrétiennes, dans leur coloration et leur facture, on saisit encore les affections et la marche des décorateurs de l’antiquité. Le coloris large, les teintes blondes et rompues, l’exécution solide et pleine de corps des peintures chrétiennes de ces temps, pourraient les faire confondre avec les peintures retrouvées à Pompeï. Cependant, en gardant la mesure convenable, on peut avouer qu’à toutes ces qualités héréditaires se mêle déjà l’élément nouveau de l’inspiration chrétienne ; à la rigueur même on pourrait concéder que cet élément nouveau est assez fort pour ébaucher en traits généraux le caractère fondamental que l’art chrétien revêtira plus tard. En effet, malgré la déplorable décadence des moyens et des idées dans laquelle s’exercèrent ces artistes primitifs, on voit poindre quelques-unes des données principales que développèrent avec tant de force et d’éclat leurs glorieux successeurs du XVe et du XVIe siècle. Attentivement et consciencieusement envisagées, non dans leurs formes, non dans leur aspect, mais dans leurs entrailles, ces œuvres religieuses ont une volonté et une tendance qui les séparent déjà des œuvres profanes ; elles ont quelque chose de solennel, de simple ; qualités, il est vrai, encore essentiellement antiques, mais que ne partagent plus au même degré, peut-être, les productions païennes de cette époque. Elles se distinguent surtout par une austère et indéfinissable dignité dans l’attitude et le caractère des personnages, genre de mérite dont on devait être d’autant plus frappé alors qu’on n’était distrait ni par le charme de l’exécution, ni par les détails accessoires. L’idée fondamentale était là dans toute sa grandeur et dans toute sa simplicité ; c’est sous ce rapport, sans doute, plutôt que sous celui de leur solidité matérielle, que le Ghirlandaio disait, après avoir vu les anciennes mosaïques de Rome, que c’était là la vraie peinture pour l’éternité ; c’est aussi sous ce rapport qu’elles parurent à Raphaël dignes de l’inspirer plus d’une fois, et notamment dans sa Dispute du Saint-Sacrement et dans ses fameux cartons d’Hamptoncourt. Arrêtons-nous maintenant sur les différents modes de représentation que les premiers essais des artistes chrétiens firent prévaloir ; c’est là une recherche intéressante et qui nous conduira à une distinction qui n’a point encore été faite, et qui cependant est d’une haute valeur pour la compréhension de l’art moderne. L’unité de l’Église, pour s’étendre et s’universaliser, puisa aux sources les plus opposées ; sa large hospitalité accepta, pour les pacifier et les fondre, les affections les plus hostiles et les instincts les plus contradictoires[1] Si l’on réfléchit seulement un moment aux profonds contrastes que présentaient alors entre elles l’éducation juive et celle des autres peuples de l’empire, on comprendra combien l’Église dut avoir de peine et combien il lui fallut de sagesse pour discipliner sous une règle commune ses premiers néophytes. Aussi l’Église, dans sa patience maternelle, dut-elle attendre que ses enfants en discord se façonnassent à l’union, et laissa-t-elle au temps et à l’habitude le soin d’assouplir leur humeur et d’user leurs querelles. Dans le domaine des idées, l’esprit juif et l’esprit grec, les deux représentants suprêmes de l’antiquité intelligente, lui donnèrent surtout à faire. Leur lutte manqua la dissoudre. Tout en les surveillant, l’Église sut ne pas les comprimer ; tout en les redoutant, elle sut les laisser agir. Son équilibre fut parfait, et maintenant que nous connaissons la haute harmonie et la rigoureuse autorité que cet équilibre lui permit d’atteindre, c’est un bien curieux spectacle que de démêler ses originaires désordres et ses primitives complaisances. Dans nos arts comme en toutes choses, comme dans les mœurs et les croyances, le génie grec et le génie juif furent aux prises, et, ne pouvant se vaincre, furent obligés de s’unir.

On peut donc, à l’époque à laquelle nous avons cru nécessaire de remonter pour embrasser mieux l’ensemble de l’histoire de l’art moderne, signaler deux tendances bien distinctes, deux écoles, si ce mot convient : la première en date, et nous dirons tout à l’heure pourquoi, issue du polythéisme antique et de la donnée homérique ; la seconde découlant du monothéisme patriarcal et de la donnée biblique. Nous allons les suivre rapidement dans leurs doubles productions. Les païens convertis au christianisme furent les premiers à l’œuvre. En effet, voués par leur éducation au culte de la forme, habitués à ce que l’art leur rendît tout sensible, ils durent éprouver le besoin de se représenter la divinité nouvelle plus tôt que ceux qui avaient quitté la religion juive pour suivre celle du Christ, et à qui les dogmes de leur ancien culte interdisaient sévèrement les images. Les païens convertis (ex gentibus) portés à tout idéaliser, représentèrent donc le Christ d’une manière tout à fait conventionnelle, comme un jeune homme d’une beauté parfaite, aux formes molles et suaves, élégantes et féminines, et d’ailleurs imberbe comme leur Apollon et leur Mercure. Les affections voluptueuses du milieu social où ils vivaient se traduisirent dans cette occasion grave avec une telle complaisance et une telle obstination, qu’après bien des clameurs, les chrétiens d’origine juive (ex circoncisione) leur opposèrent un type contradictoire du Christ. C’est cette image si connue, au visage allongé, aux joues amaigries, à l’expression grave et mélancolique, à la barbe fendue et aux cheveux longs, séparés sur le front en deux masses, tombant sur les épaules ; cette image qui repose, dit-on, sur une tradition de ressemblance réelle, était à elle seule, en fait d’art, une significative réaction ; il s’ensuivit de fougueuses et de longues controverses, sur toutes les questions de laideur et de beauté, de sérénité et de tristesse qui enflammèrent les docteurs les plus exercés et les plus respectés de l’église. Ce type fut en définitive maintenu. Il était trop conforme aux actions du Christ, et à l’idée qu’on devait naturellement avoir de lui, pour qu’il en fût autrement ; aussi le retrouve-t-on dans tous les grands travaux de la mosaïque. Et, sans insister ici davantage, on peut saisir combien fortement un nouvel élément d’impression était acquis à l’art de l’avenir. Ce n’était pas peu de chose, en effet, que d’avoir jeté dans la sereine et idéale poétique de la Grèce ce contraste inattendu et cette sanctification de la laideur et de la souffrance physique, réhabilités par l’expression morale. Qu’on sonde bien ceci. Tout l’art du moyen-âge, tout l’art moderne sont là.

La vierge Marie fut d’abord représentée sous l’aspect d’une Romaine, encore jeune, toujours seule, assez ordinairement debout, la main sur la poitrine, et les yeux levés vers le ciel. Ce ne fut guère que vers la fin du cinquième siècle (après le concile d’Éphèse tenu en 431) qu’on la peignit assise sur un trône portant l’Enfant Jésus sur ses bras ou sur ses genoux.

Les anges apparaissent sous la figure de jeunes gens, vêtus de la tunique et de la toge romaine ; dans les monuments les plus anciens ils sont toujours représentés sans ailes, et quelquefois tenant à la main de longs bâtons assez semblables au sceptre antique. Dès cette époque, les artistes attribuent déjà à saint Pierre une tête ronde, la barbe et les cheveux crépus ; le masque de saint Paul est allongé, sa barbe longue et pointue.

Les autres apôtres, les prophètes et les patriarches, toujours sous le costume romain, ne sont point encore caractérisés chacun d’une manière spéciale et constante.

Enfin la personnification de l’Église est offerte sous la figure d’une matrone romaine, ayant la Bible dans sa gauche et donnant la bénédiction de sa droite.

Comme pour le Christ, on rencontre encore ici deux images, deux types différents, l’un relatif aux chrétiens-juifs et à saint Pierre ; l’autre aux chrétiens-païens et à saint Paul.

Abstraction faite des purs symboles, tels que le monogramme du Christ[2], la croix, l’ancre, le vaisseau, la lyre, la palme, le poisson, la colombe, l’agneau, la vigne, etc., etc., qu’on figura d’abord, mais qui appartiennent à peine au domaine de l’art ; il y a tout un cycle de représentations allégorico-bibliques que les artistes de ces temps reculés avaient l’habitude de traiter.

Au Nouveau-Testament on emprunta d’abord les paraboles ; la plus fréquemment choisie était celle du bon pasteur. La raison s’en conçoit facilement. Mieux qu’aucune autre elle exprimait d’une manière toute générale l’idée du Sauveur dont on hésitait encore à donner le portrait. D’ailleurs, dans cette allusion frappante, tout nouveau converti entrait personnellement dans la scène et se comparait volontiers à la brebis égarée et ramenée au bercail[3] Après la régénération spirituelle, l’immortalité de l’âme. Le thème qui l’exprimait devait être un de ceux auxquels les artistes primitifs devaient aussi s’appliquer de prédilection. Aussi de très bonne heure et fréquemment on rencontre l’histoire du prophète Jonas englouti par la baleine, et rendu vivant au bout de trois jours.

Dans un sens pareillement symbolique, on traitait beaucoup d’autres sujets de l’Ancien Testament, Abraham sacrifiant son fils Isaac, et le prophète Elie montant au ciel sur un char de feu, lisibles images de la mort et de l’ascension de Jésus-Christ. Vient après, dans l’ordre chronologique, une suite de faits historiques depuis la création ; puis le Christ lui-même est montré enseignant et bénissant au milieu de ses apôtres, ou debout sur la montagne. Plus tard on l’asseoit sur un trône entre saint Pierre et saint Paul, ces deux colonnes de l’Église catholique. La représentation des quatre Évangélistes, entourés de leurs symboles et occupés à écrire l’évangile, n’est pas beaucoup plus ancienne[4].

En général, comme nous l’avons déjà dit, les scènes empruntées au Nouveau-Testament, qu’on a adoptées les premières, sont toujours celles auxquelles on pouvait donner un sens allégorique, comme l’eau changée en vin aux noces de Cana, et le Lazare ressuscité, exprimant la régénération de l’esprit et la résurrection de la chair. C’est après que vinrent les miracles attestant le pouvoir surnaturel et divin du Christ, tels que la guérison des aveugles, des paralytiques, des démoniaques, de l’hémorroïsse et le repas des quatre mille hommes[5]

La représentation de la naissance de Jésus-Christ, de l’adoration des mages, de la Pâque, date à peu près de ce temps ; mais c’est bien plus tard qu’on se décida à traiter les motifs dramatiques et lamentables de la passion.

Telles ont été, en sommaire, la marche et la production de l’art chrétien primitif ; on n’y observe aucun élan ni aucun dépérissement notable jusque vers le milieu du sixième siècle, tant en Orient qu’en Occident. Mais, à partir de cette époque, il se manifeste une différence remarquable dans les œuvres pittoresques de ces deux régions. L’assujettissement des Goths par Justinien, et l’invasion des Lombards, le peuple le plus destructif et peut-être le plus cruel qui soit descendu du Nord, jetèrent l’Italie dans une longue anarchie et dans une pauvreté extrême qui dut restreindre l’exercice de l’art et en abâtardir davantage le caractère. Plus ou moins, et par des causes analogues, les autres contrées occidentales partagèrent la misère et les vicissitudes délabrantes de l’Italie. Dans l’empire d’Orient, au contraire, à Constantinople surtout, l’art se maintint sous les bonnes influences du glorieux règne de Justinien, et, sans progrès comme aussi sans déclin, il put produire dans la méthode accoutumée, et avec une notable habileté, des œuvres importantes. Cependant ce règne de Justinien, où en presque toutes choses on affecta de se montrer fidèle aux traditions exclusivement antiques, vit poindre les premiers symptômes de l’art byzantin. Une certaine sécheresse dans les contours, une maigreur toute particulière dans les formes, un allongement fantasque dans les proportions, une roideur arbitraire dans les plis, une aigreur inconcevable dans le coloris, et un emploi exorbitant de la dorure, sont les premiers et lisibles préludes de cet art étrange auquel, comme nous l’avons déjà dit dans notre commentaire sur Arnolfo di Lapo, aucun nom ne paraît convenir précisément, et que toute définition embrasse mal.

Comme notre France alors sortait à peine de ces temps où elle n’était encore qu’une province romaine, on peut, avec quelque probabilité, supposer que les travaux d’art exécutés sont la domination mérovingienne (de 486 à 752), et sous l’impulsion toute latine de Grégoire de Tours, et des quelques grands hommes de l’ordre sacerdotal qui civilisèrent et adoucirent la race conquérante ; on peut supposer, disons-nous, que les travaux d’art conservèrent exclusivement le caractère antique. Ces produits, on le pense bien, ne durent probablement être ni nombreux ni d’une grande valeur. La sauvagerie importée par la conquête et l’abrutissement des populations vaincues avait gagné même les communautés religieuses, seuls centres capables de former et d’abriter les praticiens de l’art jusqu’au treizième siècle. Dans cet abaissement des intelligences même les plus cultivées, les traditions et les acquisitions anciennes durent s’oblitérer. Ce qui est certain au moins, c’est que jusqu’ici aucun manuscrit orné de peinture et d’origine française n’a été trouvé qui fut antérieur au règne de Charlemagne.

En Angleterre, où le christianisme n’envahit la race saxonne que vers l’an 600, on voit, vers le milieu du huitième siècle seulement, apparaître une peinture presque entièrement étrangère aux données antiques et purement barbare. Toute trace de l’importance de la physionomie humaine et de l’entente organique des formes du corps y est absente. Toute largeur d’exécution, toute distinction de la lumière et de l’ombre y ont complètement disparu. Un trait aigu, probablement obtenu par la plume, en tout cas inintelligent et mécanique, mais plein d’une insignifiante fermeté et d’une propreté désespérante, y circonscrit une enluminure simple et locale, fournie par des couleurs sans corps, et dont la transparence semble avoir été le seul mérite qu’on pût alors imaginer.

Après vint l’époque plus heureuse de Charlemagne. Le long règne de ce grand homme (768-814) releva le moral des peuples occidentaux. Sous son influence, les beaux-arts reçurent une impression nouvelle dans toute l’étendue de la domination franque. Charlemagne voulut que le soin d’inspecter les églises et les peintures fît partie de la mission des envoyés royaux qui parcouraient ses provinces. Il détermina, dans ses capitulaires, le mode de contribution à fournir pour les ouvrages de peinture. Partout il stimulait les artistes et les évêques, et non content d’exercer son zèle dans ses propres états, il se rendait encore le protecteur des arts auprès des rois étrangers, et s’efforçait de les propager au loin comme une des gloires et un des bienfaits du christianisme. Il ne nous reste guère, après un laps de mille ans, de débris authentiques de ce que Charlemagne et ses successeurs immédiats firent exécuter de grand. Ce qui n’a pas été enseveli sous les ruines des édifices eux-mêmes a péri par l’action dissolvante du climat. Cependant, à défaut des importantes compositions qui couvraient les murs des temples et les lambris des palais, nous avons. d’inappréciables manuscrits ornés de miniatures, entrepris par les ordres de Charlemagne. Nous citerons l’Évangéliaire que l’on conserve dans la Bibliothèque privée du Roi au Louvre. Il ne saurait exister la moindre incertitude sur l’authenticité de ce précieux monument. On lira sur les deux dernières pages de cet in-folio des vers latins de l’époque contemporaine indiquant qu’il a été exécuté par l’ordre de Charlemagne et de son épouse Hildegarde. Il y a aussi à Paris un autre Évangéliaire de ce temps. (Bibliothèque Royale. Supplément latin, no 686.)

Ces documents et d’autres encore[6] prouvent que le caractère primitif de la peinture chrétienne, c’est-à-dire le caractère antique, avait été conservé assez fidèlement. Toutefois, dans quelques parties, dans le type de certaines tètes, dans les motifs roides et maigres des plis, dans l’emploi du vermillon et du bleu non rompu, dans les hachures d’or des draperies et le ton verdâtre des chairs, on ne peut méconnaître l’influence byzantine dont nous avons parlé plus haut. Cette influence est plus manifeste ici que dans les miniatures de la célèbre bible conservée dans le cloître de Saint-Calixte à Rome. En tout cas, cette bible n’a point été faite par les ordres de Charlemagne, comme Font, bien à tort, prétendu, Montfaucon, d’Agincourt, et tous les historiens de l’art.

L’influence byzantine que nous constatons dans ces œuvres occidentales est facile à expliquer. Constantinople était alors regardée comme le centre de l’industrie, du goût et de la science. Des témoignages irrécusables établissent que Charlemagne communiqua constamment avec la cour byzantine. Malgré cela, pourtant, l’origine barbare de l’ouvrier se trahit dans ces travaux en bien des points. On ne peut attribuer qu’à elle l’énormité des mains et des pieds, leurs doigts longs et courbés en dehors vers les pointes, la grosseur démesurée des têtes, et la brutalité de la façon, toutes choses en contradiction avec les types sveltes et l’exécution fine affectés par les maîtres byzantins.

Les grands travaux de réparation ordonnés par Adrien 1er, et les fondations entreprises par Léon III, furent les premiers fruits de la paix donnée à l’Italie et à l’Église romaine par Charlemagne. Ce fut alors qu’on exécuta, dans une salle du palais de Latran, la grande mosaïque dont on voit encore aujourd’hui d’assez beaux restes sur la place même de Saint-Jean-de-Latran, à Rome. On reconnaît sans peine dans l’ordonnance du sujet, dans la figure du Christ et dans celles de saint Pierre et de saint Paul, les traditions primitives de l’art chrétien. On y remarque de la pureté dans les contours, et quelques efforts pour rendre les ombres et les demi-teintes. Mais, pour juger combien fut rapide la décadence de l’art chrétien relevé un instant, on n’a qu’à voir les mosaïques de l’église de Sainte-Praxède, qui, bien que postérieures de quelques années seulement, sont comme un prélude de la barbarie des trois siècles qui suivirent.

Vers la même époque on cessait de travailler dans les catacombes, et l’attente de ce qui devait arriver l’an 1000, paralysant de plus en plus l’activité des peuples, arrêta quelque temps toute production.

Les œuvres d’art ne reparaissent en effet qu’à partir du XIe siècle.

Cette mystérieuse terreur de l’an 1000, dans lequel on croyait alors que le monde allait finir, exerça sans doute une influence salutaire. L’élan imprimé aux esprits, quand l’appréhension en fut passée, dut compenser, du reste, les malheurs qu’elle avait causés. Nous soupçonnons, par l’étude que nous avons faite des monuments de l’art, que la sagesse des peuples ne fut, dans cette circonstance, qu’à moitié en défaut. Ces monuments attestent que cette époque redoutée vit céder l’art du monde ancien, et nous sommes portés à croire que, si l’on considérait avec attention le mouvement opéré alors dans toutes les autres directions de l’esprit humain, on trouverait un résultat analogue. L’âge moderne nous semble dater de cette époque : autant qu’on peut saisir dans le cours des temps et la complication des choses, le point délicat où une nouvelle civilisation commence réellement à s’appartenir et à dégager suffisamment ses principes et ses germes combattus et étouffés dans la dissolution d’une civilisation expirante, ce point de l’an 1000 sera choisi. Vers l’an 1000 donc, l’art du monde ancien, conservé et propagé pendant tant de siècles, et depuis long-temps vivant et marchant, de plus en plus affaibli, s’abîma décidément. Mais, même dans sa dégradation dernière, toute inouïe qu’elle paraisse, il ne fut point dénué de toute mission. Cette mission, il l’a remplie dans toute son étendue : elle consistait à servir d’intermédiaire entre les traditions de l’art antique et les inspirations primitives de l’art chrétien destiné à recueillir et à faire valoir cet héritage. Ce qui tomba dans l’automne séculaire de l’an 1000 éleva le sol, et féconda les racines du grand arbre dont nous avons vu au XVIe siècle mûrir les plus beaux fruits.

À partir du XIe siècle, les artistes ne cherchent plus à donner à leurs figures cette solennité inerte et cette dignité froide d’autrefois. Aux conceptions retenues de l’art antique dont le sens était perdu succède toute la fantaisie de l’art moderne. Mais l’indépendance de l’esprit et la largeur du champ jettent d’abord l’affranchi dans tous les écarts de l’inexpérience, et le plus grand effort ainsi que la plus belle prérogative de l’homme est de bien faire dans sa liberté. Rien ne surpasse l’étrangeté des premiers essais des artistes modernes quand, pour en finir avec la pâle allusion et les thèmes imposés, ils cherchèrent à traduire la vie réelle et à exprimer leur pensée originale ; s’exerçant en quelque sorte à parler avant que la langue ne fût faite. Pour se rendre intelligibles, ils recoururent à toutes les exagérations de l’impuissance : attitudes violentes, membres disloqués, contrastes sauvages, expression emphatique, choix baroque. Si l’on excepte quelques figures du Christ et de Dieu le Père, dont on venait d’aborder enfin la représentation, et pour lesquelles l’esprit modérateur de l’Église intervint sans doute, toutes les productions de ces temps sont entachées de ces défauts énormes. Les artistes avaient ouvert l’Apocalypse, et puisaient à l’envi des inventions fantastiques et bizarres à cette source abondante et populaire. Les anciens ajustements sont abandonnés, et le costume contemporain recouvre tous les personnages, hormis quelquefois les plus importants, où les draperies antiques sont conservées. On commence à fouiller dans leurs plis plus étroits et plus collants les formes du corps. On adopte généralement ce nouveau type de visage dont le Xe siècle avait commencé à produire quelques exemples isolés. L’ovale en est très arrondi et largement évasé, surtout vers la partie inférieure. Les yeux et les traits manquent de proportion et de longueur, et les yeux sont trop ouverts et hagards. Le nez est droit et court, surtout dans les peintures italiennes. Sa pointe et les narines, vues de face, forment souvent trois demi-cercles égaux. On le joint à la bouche par un trait. Les commissures des lèvres plongent vers le bas. Hors d’Italie, les proportions du corps, si ce mot peut s’employer en cette circonstance, sont étirées d’une façon incroyable, surtout à l’endroit des jambes, qui se terminent, pour rendre cette singularité plus flagrante, par des pieds d’une petitesse hors de toute raison, et sur lesquels l’attention est appelée par une chaussure du noir le plus cru. Les mains sont également petites[7] Dès le onzième siècle, la France, où les Capétiens avaient ramené, avec plus d’ordre, plus d’activité et de richesses, produisit, dans toutes les sortes d’ouvrages familiers à cette époque, les monuments les plus dignes d’attention[8].

Mais le monument le plus curieux de ces temps, et qui, par son mérite et sa singularité, donne une idée assez complète de l’époque, est une Apocalypse, écrite à la vérité dans les commencements du douzième siècle, avec un long commentaire, et les

prophéties de Daniel. C’est un volume in-fol., d’une grandeur médiocre, qui se trouvait autrefois dans une église de Saint-Sevère du département des Landes ; la richesse et la beauté de ses miniatures le mettent hors de ligne entre les manuscrits de cet âge, dont il résume tous les caractères.

En Angleterre, au contraire, les guerres des Danois, et les affreuses calamités au milieu desquelles s’assura la conquête de Guillaume et se fonda la féodalité normande, tinrent les peuples trop occupés pour que l’art si tranquille de la miniature pût faire quelque progrès ou réaliser quelque ouvrage d’un peu de conscience et de valeur. Les monuments de l’Angleterre, dans cette période, sont, évidemment et de beaucoup, plus grossiers et plus barbares que ceux de toutes les autres nations[9]

En Allemagne, la miniature ne fit quelques progrès que sur la (in du onzième siècle. Il ne semble pas que la lutte acharnée de Grégoire VII et de Henri IV ait été en rien favorable à la pratique de cet art. Sous le long règne du malheureux empereur, l’Italie et l’Allemagne, sans cesse aux prises, échangèrent tous les fléaux de la guerre, et ne s’empruntèrent rien pour l’accroissement des arts de la paix. Le temps n’était pas encore venu pour ce précieux commerce qui aide à faire religieusement accepter dans l’histoire ces époques de tourmentes et de désastres. Nulle influence heureuse d’un peuple sur l’autre, si ce n’est l’exaspération de leur brutalité propre ; quoique l’Allemagne eut versé tout entières ses populations sur l’Italie, il n’en vint aucune inspiration utile. L’art abject de Byzance, sans la moindre modification, montre seulement ses affections surannées et retardataires dans les productions germaniques d’alors. Entre tous les ouvriers occidentaux, les Allemands seuls conservent, dans ce siècle, l’exécution gouachée des époques précédentes, et ne font voir que bien rarement quelques ouvrages empreints encore du coloris lumineux et blond que nous avons attribué à la primitive manière franque[10].

Les Pays-Bas, qui étaient tantôt sous la souveraineté française, tantôt sous celle de l’Allemagne, se ressentirent de l’influence de ces deux peuples[11].

Le point culminant de la barbarie et de l’insignifiance de l’art en Italie est aussi ce commencement du onzième siècle. Quoique, durant cette époque orageuse, les villes d’Italie eussent accru leur pouvoir et leur importance, aucune influence heureuse ne se fit sentir dans l’art. La Bibliothèque Royale ne possède pas de manuscrits italiens de ce temps, mais ailleurs les monuments abondent pour prouver que, si l’on excepte l’Angleterre, l’art peut-être n’était nulle part tombé si bas[12].

Mais, à partir de 1150 à 1250, une nouvelle et heureuse impulsion se fait remarquer chez toutes les nations occidentales. À beaucoup d’égards, on peut constater ici des progrès positifs et importants. Tous les germes que nous avons vus poindre dans l’époque précédente vont décidément commencer à se développer dans celle-ci.

Il faut sans doute une attention minutieuse et obstinée pour reconnaître dans les langes de l’an 1000 l’art moderne, si faible, si timide dans ses premiers essais, que beaucoup d’observateurs se sont refusés à admettre qu’il remontât à cette période. Nous-mêmes, on peut le croire, nous nous serions épargné cette confrontation épineuse, pleine d’ennuis et d’obscurités, si nous n’avions voulu qu’en tirer cette notion isolée que l’art moderne pouvait justifier de ses premiers symptômes jusque dans ces temps reculés. À quoi bon la vaine curiosité, menant à des découvertes sans application et sans enseignement dans l’histoire de l’art ? Mais ici, nous avons tenu à montrer, par les documents choisis avec réflexion et patience à cet effet, comment, dans les arts, chaque idée, chaque affection, se manifeste et se déroule. Rien ne s’y peut isoler absolument. Une chaîne, qu’il n’est point donné à l’esprit humain, même dans ses plus grands mouvements, de briser, tient toutes choses unies et solidaires.

Dans une longue et ténébreuse transition, dont les yeux les plus exercés distinguent mal les nuances délicates, les principes dépérissants et les principes qui naissent se tiennent long-temps embrassés. L’idée qui naît se promet bien d’en finir au plus tôt avec son antagoniste, et, dans un sens, paraît la précipiter à sa disparition ; mais, dans un autre sens, elle lui prête une force qui la perpétue et l’empêche de mourir entièrement. D’un autre côté, l’idée expirante, et qui doit finir par être subalternisée à ce point qu’on la croira disparue, paralyse si longtemps l’idée nouvelle, dans le régime débilitant où elle retient sa jeunesse embarrassée, qu’elle lui ôte toujours une partie de ses espérances en compromettant sa virtualité native. De façon qu’on peut certainement dire, dans les arts, qu’aucune idée ne peut tenir entièrement toutes ses promesses, et qu’aucune ne peut être entièrement ruinée. Malgré elles, les affections les plus inconciliables se concilient ; et quand elles paraissent le plus se faire la guerre et s’exclure, elles se marient davantage, et s’attachent l’une à l’autre pour ne plus se démêler.

Assurément, la critique exclusive de notre temps, si elle se fût exercée alors, n’eût pas manqué de prédire le complet abandonnement de la donnée antique, quand l’instinct artistique des races barbares, envahissant et irrésistible, comme tous leurs autres instincts, vint se prendre avec le génie lassé des races civilisées. Il en fut cependant tout autrement. Sous la médiation du christianisme, c’est-à-dire sous la main de la Providence et l’économie du cours des choses, ces goûts différents, ces tendances hostiles, étonnés de se trouver en présence, et s’incriminant l’un l’autre, s’attachèrent pour toujours s’appartenir. L’homme civilisé reprochant au barbare sa rudimentaire ignorance, son incapacité ouvrière, la nullité de ses manifestations, son impuissance pour tout signe, pour toute image saisissable ; et le barbare, avec son vague idéal qu’il ne peut encore formuler, avec son imagination nuageuse, qui n’a pas encore trouvé une langue pour la débrouiller, reprochant à l’homme civilisé sa déplorable habileté, et méprisant l’insignifiance de ses œuvres subtiles et vaines. Qu’arrive-t-il d’ordinaire dans ces conflits ? L’instinct court vite à une forme qui l’aide à se faire comprendre, et à s’expliquer à lui-même. Or, toute forme est longue à créer, et, sous sa main, le barbare en trouve une toute prête. D’un autre côté, l’habileté aux abois, et qui ne sait plus où s’exercer, s’accroche à toute inspiration qui lui promet quelque aliment. L’homme civilisé vit comme il peut de l’imagination du barbare, et, dans cette inextricable fusion, un art nouveau naît, se développe, éclate, où chacun aurait peine à reconnaître le sien, malgré l’arbitraire du nom qu’on lui donne.

Ainsi s’est produit ce que nous appelons l’art moderne, tout antique encore si on le regarde par un seul endroit.

Toujours est-il que, pendant la période dont nous nous occupons en ce moment, personne ne pourrait se refuser à admettre dans les productions de l’art la présence d’idées et d’affections toutes nouvelles. Manifestées déjà, suivant nous, précédemment, mais d’une manière peu visible, elles prennent maintenant un caractère frappant qui ne peut ne pas être aperçu. Le caprice et le drame, la fantaisie et la réalité, vivent, dans les œuvres de la miniature de ce temps, d’une vie forte et progressive. Le livre de saint Jean et les romans de chevalerie, rendus populaires par l’écriture et le récit à un point qui étonne, et que l’imprimerie n’a guère pu accroître, fournissent à l’art chrétien le merveilleux et l’action qui lui assurèrent une poésie et un mouvement particuliers ; et, si ces deux grands éléments de l’art moderne répondaient aux plus hautes tendances de l’instinct artistique, ils les amenèrent encore, en agrandissant et en variant les thèmes ordinaires, à comprendre la nécessité d’une représentation plus fidèle et plus positive de la nature. Cette inclination précieuse pour les futurs progrès de l’art fut puissamment aidée d’ailleurs par un naïf entraînement vers l’histoire naturelle, fomenté par la vulgarisation toute récente des livres d’Aristote, et l’amour de la chasse, une des plus grandes passions de ces temps pleins d’ardeur et de rudesse.

Parmi l’incroyable pêle-mêle de toutes ces imaginations bizarres et arbitraires d’animaux fantastiques, suggérées par les allégories apocalyptiques et les écrits fabuleux de la chevalerie, on distingue parfois des délinéations véritablement savantes, consciencieuses et supérieures à la science générale de l’époque. Dans les indications et le jet des draperies, on s’inspirait alors habituellement des sculptures inhérentes aux édifices anté-gothiques, moins barbares que les œuvres de la fresque et de la mosaïque : les attitudes, dont le vice est d’être violentées, réussissent parfois à n’être que gracieusement animées ; les proportions, dont le défaut est d’être d’une longueur absurde, arrivent quelquefois à n’être que délicieusement élancées ; les mains et les pieds, trop petits, veulent devenir gracieux et fins ; les ajustements, trop étroits, veulent devenir savants et cherchent à exprimer la forme qu’ils recouvrent. L’ovale de la tête, la distribution des places principales, le caractère particulier des sourcils élevés et purs, des yeux largement ouverts, et des narines régulières et strictement attachées, ainsi que la finesse exquise de l’emboîtement des lèvres, peuvent certainement permettre de faire remonter au sentiment et aux efforts des ouvriers obscurs du onzième et du douzième siècle, le choix et l’intelligence qui permirent plus tard à l’école florentine de réaliser les types de beauté qu’on pourrait appeler modernes, types tout à fait sympathiques, pleins d’originalité et d’allure, et qui, certes, comme impression, peuvent se soutenir avec avantage visà-vis des types de la beauté antique, plus généraux, plus monotones, plus réguliers. La présence d’observations douées de justesse sur la signification de maintes particularités de l’apparence physique, et que sont venus confirmer les travaux plus ou moins positifs et certains de nos systèmes actuels, ne doit pas non plus échapper dans l’examen de ces œuvres lointaines de l’art. Le physiognomoniste et le cranologiste peuvent appuyer une partie de leurs assertions sur les aperçus naïfs de ces siècles. Enfin, pour faire comprendre l’ensemble de l’état de l’art d’alors, suivant qu’il nous a semblé, nous ajouterons que l’adoption du costume contemporain était devenue générale ; les apôtres même en étaient revêtus. Puis, concurremment avec la technique délinéatoire, où la coloration est obtenue par une enluminure excessivement légère, d’une propreté et d’une transparence vraiment remarquables, s’exerce déjà une exécution toute différente : elle semble provenir des rapports établis avec les ateliers constantinopolitains par le grand mouvement des croisades. Cette exécution, qui a quelque chose de plus puissant et de plus solide, opérait avec la gouache et donnait un avant-goût des merveilles que réalisèrent plus tard, par le robuste emploi des couleurs pleines de corps et lumineuses, les écoles vénitiennes et lombardes.

En France, l’agrandissement de plus en plus prononcé du pouvoir royal et des privilèges des villes et des corporations industrielles devait agir heureusement sur nos arts. Les encouragements et les études s’y élargirent. La fondation de l’Université, au douzième siècle, favorisa particulièrement l’exercice des miniaturistes. L’activité scolastique, dont Paris fut alors le principal centre, donna aux images une vogue immense ; aucun livre ne pouvait se passer de cet ornement populaire[13].

En Angleterre, les violents désordres, durant la seconde moitié du douzième siècle et au commencement du treizième, ne favorisaient guère les arts ; mais ils durent nécessairement fleurir un peu sous le règne d’Henri III, prince qui, malgré ses fautes et ses malheurs, se montra, à travers les vicissitudes de son long règne, leur protecteur intelligent. En conséquence, on trouve à la fois, dans certains monuments, la faiblesse et la décadence de la période précédente, et dans d’autres, au contraire, la plus excellente exécution, et, en outre, une beauté et une variété de tons qui ne sont alors égalées chez aucune autre nation. Les teintes rouges, brunes et vertes, sont particulièrement d’une finesse et d’une profondeur tout à fait remarquables ; partout le travail est précis et délicat[14].

Dans les Pays-Bas, les arts fleurissent sous les règnes de princes d’un grand caractère, tels que les comtes de Flandre, Diétrich, Philippe d’Alsace et le duc de Brabant {roi|Henri|Ier}} Les villes s’enrichissent et fondent leur prospérité industrielle et leur éclat artistique. Dans la première moitié du treizième siècle, l’influence byzantine est remarquable ; on peut l’expliquer facilement par l’occupation du trône impérial de Constantinople, de 1204 à 1261, par les comtes de Flandre[15].

En Allemagne, cette époque correspond au règne des grands empereurs de la maison des Hohenstaufen, et aux beaux jours où florissaient le Minnesaenger, les troubadours d’outre-Rhin. L’influence byzantine s’y fait sentir aussi, sans doute ; mais beaucoup de traits prouvent qu’un art vraiment national et intime jetait alors chez ces peuples studieux des racines profondes. L’invention y est souvent libre et annonce le réveil d’un esprit original,

bien qu’il apparaisse grossier et faible encore, surtout en comparaison de celui qui se manifeste dans la poésie contemporaine, arrivée déjà à un haut point de perfectionnement et de finesse[16].

Mais, nulle part, le mouvement de l’art, pendant cette époque, ne fut plus prononcé et plus grand qu’en Italie, où les républiques s’élevaient à un haut degré de liberté, de puissance et de richesse, encore inconnu ailleurs en Europe. Différentes miniatures, entre autres un Calendarium qui se trouve à la bibliothèque du Vatican à Rome, et dont on voit des dessins dans l’ouvrage d’Agincourt (peint., pl. 67), prouvent que l’influence byzantine régnait également en Italie, au moins dans la seconde moitié du douzième siècle. Cette influence était même encore très-générale pendant le treizième siècle, comme une foule de monuments le prouvent, et comme M. Rumohr l’a démontré dernièrement dans ses Recherches italiennes (tom. Ier pag. 282) avec toute la supériorité d’une critique savante. Plusieurs miniatures de cette époque confirment pleinement cette opinion[17].

De 1250 à 1360, il y a, sous beaucoup de rapports, des changements notables dans la peinture. Les tendances fantastico-religieuse et dramatico-chevaleresque se développent de plus en plus. À côté des inspirations de l’Apocalypse s’introduisent peu à peu un grand nombre de sujets d’un mysticisme allégorique et emblématique, où toute la substance de la Bible est décomposée en tableaux mis en rapport tantôt entre eux, tantôt avec d’autres sujets profanes. De célèbres scolastiques mystiques, tels qu’Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin, doivent être considérés comme ayant exercé une puissante initiative sur le choix de tous ces thèmes pleins d’allusions. À côté des grandes séries de représentations mystiques et emblématiques, il s’en ouvre d’autres moins abondantes qui servent de catéchisme et d’instruction au peuple, telles que le Miroir du salut (Speculum salvationis), la Bible des pauvres, etc., etc. La Légende des saints modernes, le roman, le poème épique et la chronique s’exploitent de front avec l’histoire biblique. La traduction des auteurs classiques, celle surtout des poètes dramatiques, tels que Sénèque et Térence, fournit de plus en plus aux artistes l’occasion d’exprimer à leur manière l’esprit dans lequel ces ouvrages ont été conçus et exécutés. Dans l’invention, les modèles antiques disparaissent de plus en plus ; pour les sujets de l’histoire sainte comme pour ceux de l’histoire profane, pour les représentations du monde poétique comme pour celles de la vie réelle, tout est naïvement et franchement emprunté à l’époque contemporaine.

En Italie, l’art prend à beaucoup d’égards une marche différente de celle des autres pays occidentaux ; nous l’examinerons plus tard, en peu de mots ; ce qui suit ne s’applique donc pas à elle.

Dans les monuments des premiers temps de cette période, les miniaturistes empruntent tour à tour aux sculptures anté-gothiques, et gothiques ; mais bientôt après les dernières prévalent et sont les seules qui soient consultées. Dès lors s’établit dans le galbe de toutes ces figures élancées, roides et violentées du style anté-gothique, des mouvements ondulés et des contours ondoyants dont la forme d’un S très-allongé exprimerait assez bien la physionomie. Les membres sont moins grêles, leur dessin moins défectueux. Les rotules et les gémeaux s’indiquent avec l’exagération nerveuse qu’on retrouve dans les figures des vases grecs de style archaïstique. L’ovale du masque se remplit mieux, et prend plus de grâce. Pour vouloir rendre les doigts plus souples et plus élégants, on arrive à faire les mains beaucoup trop grandes. Aux observations typiques et générales se mêlent quelques aperçus particuliers et intimes. Bien que chaque tempérament ait, en quelque sorte, le chiffre qui l’exprime dans la forme convenue de quelque trait, comme un grand nez courbé pour rendre l’homme méchant, et la lèvre grimaçante et riant d’un rire forcé pour traduire la bassesse morale, on distingue évidemment quelque tentative de portrait. Avec une plus grande prétention d’atteindre à la souplesse et à la grâce, l’ornementation touffue et enroulée apparaît. Les encadrements sont ordinairement empruntés à l’architecture gothique, les coins en sont garnis de monstres fantastiques qu’on loge aussi capricieusement jusque dans les lettres initiales.

Maintenant, avant d’aborder l’examen des produits de la ininiatiire pendant le quatorzième siècle chez les différentes nations dont nous nous occupons, nous devons dire que les monuments les plus importants auront fort bien pu nous échapper. Le catalogue du comte de Bastard n’atteint qu’au treizième siècle. Le hasard seul a été notre instructeur et nous nous sommes guidés, comme nous avons pu, dans nos recherches.

Par le développement toujours croissant du pouvoir royal et l’établissement des états-généraux en France, Paris, comme capitale, acquit une importance de plus en plus grande, et devint décidément le centre des sciences et des arts pour tout le royaume. Paris était si célèbre surtout par son école de miniaturistes, que Dante[18] en fait mention dans son grand poème ; aussi les principaux ouvrages de ce genre, durant cette époque, appartiennent à Paris et à la France en général[19] Angleterre jeta dans ces temps les fondements de sa constitution, et accomplit les plus belles actions de sa vie romantique et chevaleresque ; mais ses plus grands rois étaient trop occupés d’augmenter leur puissance militaire ; la noblesse et le clergé poursuivaient trop exclusivement leurs buts ambitieux ; la bourgeoisie, enfin, n’avait pas assez d’importance pour que les arts pussent prendre leur essor. Les monuments anglais, à la vérité peu nombreux, que nous connaissons de cette époque, sont inférieurs à ceux de toutes les autres nations, et ne montrent guère qu’une imitation grossière de la manière et du style de l’école française[20].

Pour les Pays-Bas, cette époque fut pleine de

guerres et de troubles ; mais dans le comte Guido et les ducs Jean Ier et Wenzel, la Flandre et le Brabant possédaient des princes éclairés qui aimaient les arts et, sous leur règne, les villes, par suite des privilèges antérieurement et nouvellement accordés, acquirent par le commerce et l’industrie une puissance et une richesse presque égales à celles des républiques italiennes ; les conséquences heureuses qui en résultèrent sont faciles à remarquer. Les miniatures des Pays-Bas sont exécutées dans le style, les principes et les procédés de l’école française ; cependant elles se distinguent éminemment par la plus louable recherche de l’expression et des contrastes, et par une préoccupation plus grande de la couleur et de l’effet. La Bibliothèque Royale de Paris ne possède pas de miniatures des Pays-Bas de cette époque ; nous en avons vu à la Bibliothèque des anciens ducs de Bourgogne à Bruxelles, entre autres un Psautier, petit in-folio (no 8070), écrit vers 1300.

Bien qu’à la même époque aussi les villes d’Allemagne aient augmenté leur importance et construit les admirables cathédrales gothiques de Cologne, de Strasbourg, de Fribourg, etc., on voit que les désordres et les troubles intérieurs paralysent l’essor de l’époque précédente, et amènent une décadence dans l’art qui les empêche de faire en peinture des progrès aussi rapides que la plupart des autres nations de l’Europe. Les monuments germaniques de ce temps ressemblent bien, en général, aux monuments contemporains de la France et des Pays-Bas, mais ils leur sont très-inférieurs sous le rapport de l’invention et sous celui de l’exécution[21] En Italie, où les républiques sentaient chaque jour grandir leur prospérité et s’élargir leur avenir, on voit l’art byzantin se maintenir davantage. Jusqu’en 1300, ce n’est plus qu’à grande peine qu’on trouve éparses quelques marques de l’influence du style gothique déjà régnant souverainement chez les autres peuples occidentaux. L’art byzantin sembla même se raviver dans les travaux de quelques maîtres vraiment dignes de ce nom par leur conviction, leur talent et leur caractère. Le Vasari nous a entretenus de quelques-uns d’eux, des Margaritone d’Arezzo, des Cimabuë, des Taffi, des Gaddi de Florence, des Duccio de Sienne, encore purement byzantins, mais donnant la main à l’art moderne qui par leurs efforts consciencieux va venir jeter quelque vie et quelque grâce aux types traditionnels que leurs prédécesseurs leur avaient légués sous une forme immobile ; mais, bientôt après, l’Italie se lance dans un mouvement parallèle à celui de la France et des Pays-Bas. L’influence byzantine cède, et des affections plus libres et plus originales se manifestent comme partout ailleurs en Occident ; la peinture se retrempe dans l’observation et le sentiment de la réalité. La gouache devient d’un emploi général. Par les ressources qu’elle offre à l’ouvrier, cette exécution était plus en rapport que l’enluminure avec toutes les nécessités et toutes les difficultés de son travail de plus en plus varié et ambitieux. Lorsque, durant le quatorzième siècle, les données gothiques dominèrent dans la sculpture et dans l’architecture, le génie énergique et inventif de Giotto imprima à la peinture une tendance nouvelle et toute particulière. Cette tendance, basée sur une étude plus libre de la nature, en empruntant à l’époque contemporaine tout le costume et l’accessoire, et en visant principalement au dramatique, avait bien, sous ces rapports, des points de ressemblance avec la manière qui s’était manifestée dans les autres écoles, et qui, dans quelques cas isolés, avait déjà fait apparition auparavant en Italie ; mais elle surpassait cette dernière en clarté et en beauté par un caractère plus énergique, et cependant par une exagération moins grande dans l’expression des têtes, par un maniement plus gracieux et plus ingénieux des gestes, enfin par un sentiment plus exquis des masses et des lignes de la composition. Dans les masques de ses personnages bien proportionnés, Giotto introduisit un nouveau type pour lequel des yeux étroits et longuement fendus, un nez long et droit et un menton étroit, sont des traits caractéristiques. Le dessin des autres formes du corps est faible et n’atteint la justesse que dans les indications les plus générales. Cette manière de Giotto fut adoptée dans la plus grande partie de l’Italie, quoique avec des nuances différentes, et régna pour ainsi dire sans rivale jusqu’à la fin de la période qui nous occupe[22].

De 1340 à 1410 o s’opère la définitive transition de l’art conventionnel à l’art individuel. Le sentiment du vrai naturel amène celui du beau pittoresque. L’étude consciencieuse fournit la plus grande variété dans le champ des représentations profanes. Pour les personnages saints, une nouvelle configuration du masque s’établit. Le célèbre maître Guillaume de Cologne en produit les plus nombreux et les

plus caractéristiques exemples. Dans le costume, le principe pittoresque l’emporte sur le principe plastique. Les dessous sont indiqués par le ton et par le clair-obscur plus que par le trait. Les plis s’écrivent désormais sous leur véritable aspect de souplesse et de mobilité. Les dessins, naguère arrêtés à la plume et sèchement coloriés, se transforment peu à peu en tableaux pleins d’harmonie et uniquement exécutés au pinceau. Les fonds dorés ou compartis en échiquier sont remplacés d’abord par les artistes flamands, naturellement enclins au paysage, par l’indication de la localité, indication où se montrent enfin les premiers essais de la perspective linéaire et aérienne. À l’exception du rouge de cinabre et du bleu entier qu’on trouve encore souvent, les couleurs sont claires et délicatement rompues. L’exécution en grisaille devient populaire.

En France et dans les Pays-Bas, les miniaturistes continuent leurs progrès sous la protection particulière qu’ils trouvent chez les trois fils du roi Jean de France, Charles V, roi de France, le duc Jean de Berri, et Philippe le Hardi, duc de Bourgogne et souverain de la Belgique. Les sommes que ces trois amis zélés de la littérature consacrèrent à l’exécution des manuscrits ornés de miniatures sont très-considérables pour le temps. Les relations entre la France et les Pays-Bas étaient, à cette époque, tellement fréquentes que les artistes de ces deux pays peignaient souvent en commun. Jean de Bruges est notamment cité comme premier peintre du roi Charles V. Les miniatures flamandes et françaises, à quelques points près, se ressemblent fort. Nous donnons cependant le premier rang aux œuvres flamandes, qui se distinguent par une abondance plus grande d’inventions originales, par la variété et la physionomie des tètes, par la grâce des mouvements, et par leurs emprunts de plus en plus heureux et hardis à la vie de tous les jours, et aux contrastes de tristesse et de gaieté, de beauté et de laideur, d’activité et de repos, qu’elles présentent ; leur coloris est clair, animé, et pourtant harmonieux ; l’exécution, quoique toujours précise, est solide et empâtée. Chez les Français, l’invention est moins riche, les tètes sont moins vivantes et souvent conçues dans un esprit de routine qui ne permet pas aux artistes d’en différencier assez les traits. Les miniaturistes français donnent alors à leurs personnages ce nez démesurément long, d’une forme disgracieuse, et dont on n’explique pas l’adoption pleine d’entêtement dans ce temps où en toutes choses on cherchait à progresser, à mieux voir et à mieux faire. Leurs motifs sont pleins de grâce, mais assez monotones ; leur coloris froid et sans aucune splendeur ; leur exécution timide et peu nourrie, mais, en revanche, d’une finesse et d’une délicatesse dont on ne peut guère se faire idée en dehors de la présence de leurs résultats. Faut-il expliquer cette infériorité des artistes français, dans cette phase encore très honorable cependant pour notre école, par quelque préoccupation artistique dont la trace nous échappe, ou par la différence d’état où se trouvaient les deux pays : la Flandre florissant d’un côté, riche et reposée ; la France se débattant dans les désastres de l’invasion anglaise[23].

Les miniatures d’Angleterre et d’Allemagne, pendant cette époque, sont proprement des imitations de celles de la France et des Pays-Bas.

Quant à l’Italie, la marche de la peinture y est différente. Le style giottesque y reste encore dominant. Cependant, soit sous le rapport de la conception, soit sous celui de l’étude de la nature, on voit apparaître quelques tendances plus avancées ; elles sont surtout représentées à Florence par l’Orcagna. À Sienne, Taddeo di Bartolo réussit à rajeunir les types primitifs de l’art chrétien sous la forme giottesque, et à donner à ses têtes . l’expression d’une profonde piété. À Padoue, Jacopo d’Avanzo, heureux aussi dans l’expression, améliore le dessin de l’ensemble et traite avec plus de soin les fonds d’architecture. Les miniatures italiennes de cette époque portent le même caractère que les grandes peintures contemporaines à fresque et en détrempe. Les Camaldules du monastère des Anges, auprès de Florence, avaient montré, dès l’origine de leur institution, une prédilection toute particulière pour les arts du dessin ; et, au commencement du quatorzième siècle, leurs ouvrages étaient déjà appréciés et recherchés dans toute l’Italie. Les plus célèbres, parmi ces artistes solitaires, furent Don

Silvestro et Don Jacopo le Florentin. Ils mirent en commun leur patience et leurs talents pour doter le couvent qui avait été leur plus chère patrie sur la terre, des plus magnifiques livres de chœur qu’on ait jamais vus. Sur les vingt énormes volumes qu’ils laissèrent en héritage à leurs frères, et qui furent tant admirés par Laurent le Magnifique et par Léon X, un seul est aujourd’hui conservé dans la Bibliothèque Laurentienne, et cet unique débris suffit pour justifier et la faveur dont jouissaient les travaux de ces deux moines, même en dehors de la Toscane, particulièrement à Rome et à Venise, et l’enthousiasme avec lequel Vasari en a parlé, et l’espèce de culte dont les Camaldules des Anges honoraient la main droite de Don Jacopo le Florentin, conservée par eux comme une relique dans un tabernacle de leur couvent. Young Ottley, à Londres, possède une série de lettres majuscules qui proviennent d’un livre de plain-chant que Don Silvestro a exécuté en 1350 pour le monastère degli Angeli. Saint-Pierre de Rome possédait jadis deux livres de chœur écrits et peints par Don Silvestro et Don Jacopo ; il y en avait aussi à Venise dans le couvent des Camaldules de file de Saint-Michel près Murano, d’après ce que raconte Vasari. La Bibliothèque Royale de Paris ne possède, au moins à notre connaissance, qu’un seul manuscrit important, orné de miniatures italiennes de cette époque : c’est une Bible historiée (mss. franç., no 6829) qui sort probablement de la bibliothèque de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne ; le texte est français. Les miniatures des trente-deux premières pages ont tous les caractères de l’art italien, et rappellent à quelques égards les ouvrages de Spinello d’Arezzo, sous d’autres rapports, ceux des premiers temps de Gentile da Fabriano : elles appartiennent par conséquent à la fin du quatorzième siècle. Les autres miniatures, dont le nombre total se monte à peu près à cinq mille, sont de différentes mains et d’un mérite inégal[24].

Le temps n’a épargné aucun des ouvrages exécutés par des artistes italiens du quatorzième siècle qui jouirent d’une grande célébrité, comme peintres de miniatures, tels que Oderigi d’Agobbio, qui fut l’ami de Giotto, et travailla beaucoup pour la bibliothèque du Vatican, et Franco de Bologne, qui travailla aussi à la cour pontificale, et laissa son rival bien loin derrière lui. Mais si les fragiles produits de leurs pinceaux ont disparu sans retour, leur mémoire en a été amplement dédommagée par le bon souvenir que leur a gardé le Dante, leur ami, dans ces vers du onzième chant de son Purgatoire si souvent cités :

Oh, diss’io lui, non se’tu Oderisi,

L’onor d’Agobbio e l’onor di quell’arte
Ch’alluminare chiainata in Parisi ?
Frate, diss’egli, più ridon le carte
Che pennelleggia Franco Bolognese :

L’onore è tutto or suo, e mio in parte.

À Sienne, l’art de la miniature est cultivé avec beaucoup de succès. Les volumes des Kaleffi et des Leoni qui sont encore conservés dans les archives de la république (Archivio delle Riformagioni), sont ornés de miniatures qui remontent à la première moitié du XIVe siècle, et qui sont d’une grande beauté. La plus remarquable de ces miniatures est d’un certain Niccolo di Sozzo, qui travaillait en 1334.

Maintenant nous arrivons aux premières limites du XVe siècle. Époque à jamais mémorable, et que toutes les nations de l’Europe marquèrent par les travaux les plus consciencieux et les plus ardentes recherches. Une confiance que rien encore n’était venu ni traverser, ni amortir, soutenait tous les courages, répondait à tous les espoirs, et une naïveté que rien encore n’avait pu diminuer ni pervertir écartait les folles concurrences, bridait les vanités pernicieuses. Appuyés sur les fortes bases de l’enthousiasme et du sang froid, de l’inspiration et de la patience, de la conviction et de la modestie, les artistes de l’Occident allaient dans tous les arts à la fois enfanter des merveilles, avant-coureurs des plus grands progrès, et leurs premiers gages. Sur le mouvement particulier de la peinture à cette noble époque, il y aurait beaucoup à dire. Nous en essaierons quelque chose plus tard. Pour accompagner notre revue des principaux documents de l’histoire de la miniature, il doit nous suffire ici d’indiquer que l’effort des hommes les plus habiles dans cette branche de la peinture parvint au quinzième siècle à substituer sans retour, et d’une manière aussi heureuse que décisive, le réalisme moderne au symbolisme antique. Ils tirèrent du chaos des siècles précédents tous les germes de vérité, d’expression, de grâce et de mouvement que nous avons cherché à y signaler à travers la confusion et les ténèbres de cette longue barbarie, où l’art aveugle et débile ne se reposa cependant jamais. Nous n’ignorons pas que ces artistes sont accusés aujourd’hui d’avoir ouvert à l’art, longtemps comprimé, une voie mauvaise : ce n’est donc pas sans être avertis que nous les regardons néanmoins comme ses bienfaiteurs. Nous chercherons bientôt à exposer tout ce qui sanctionne et légitime la révolution qu’ils opérèrent. Mais ici nous nous bornerons à marquer les moyens par lesquels ils y travaillèrent. Les maîtres de l’art antique, dominés par les exigences et les inspirations de l’anthropomorphisme primitif, tournent toutes leurs manifestations à l’aspect typique, à la beauté simple, au galbe balancé, à la ligne stricte, à l’expression retenue. La souffrance et la volupté, la force et la mollesse, l’enfance et la vieillesse, la beauté et la laideur, tous les termes extrêmes enfin, sont ramenés arbitrairement et suivant des canons constants et une physionomie moyenne, physionomie arbitraire qui laisse vaguement flotter l’impression. La moindre nuance, le plus léger accent suffisent aux maîtres antiques pour spécifier leurs représentations ; quant au caractère, et quant au mouvement et à la coordination, le moindre calcul les satisfait ; la longueur processionnelle du bas-relief ne laisse rien à désirer à l’art antique, et toutes les combinaisons peuvent y habiter. Les maîtres de l’art moderne travaillent autrement ; nourris dans des dogmes non moins obscurs sans doute, mais plus sympathiques et plus larges, ils se jettent franchement à la poursuite de toutes les réalités du monde extérieur. L’impression qu’ils en reçoivent ne cherche pas à s’amoindrir dans l’expression qu’ils en donnent. Le réel, pour eux, c’est le beau. Mais à travers leur œil sympathique, leur intelligence indépendante, et leur cœur fraternel, toute réalité se colore de ce qui doit la relever, l’anoblir au degré convenable, et si de sa nature elle résiste aux puissants réactifs que l’artiste porte en soi, il n’en vient pas moins sûrement à bout dans son œuvre, en l’y plaçant comme contraste. Les maîtres de l’art moderne cherchent donc l’apparence individuelle et non l’apparence générale, l’expression particulière et non l’expression typique, la beauté vivante et non la beauté idéale.

Cette distinction faite, nous reprenons, pour en finir, l’examen des productions de la miniature. L’Italie et les Pays-Bas, vers le commencement du XVe siècle, pouvaient assurément être regardés comme les deux centres principaux des arts en Europe. Les travaux des miniaturistes y attestaient une perfection merveilleuse. Les procédés matériels, sans subir de transformations notables, furent judicieusement améliorés. La peinture à la gouache préluda à toutes les recherches et à tous les résultats qui, un peu plus tard, allaient écheoir à la pratique long-temps négligée de la peinture à l’huile.

Hubert Van-Eyck (né en 1360, mort en 1426) et Jean Van-Eyck (mort en 1445), formés, selon toute apparence, dans l’école des excellents peintres en miniature de l’époque précédente, trouvèrent moyen de rendre, avec la plus saisissante vérité, la forme et la couleur de tous les objets, et d’atteindre, dans la représentation de la localité, une exactitude jusque là inconnue. Ces éminents talents des frères Van-Eyck, acquis par les études les plus assidues et les plus approfondies de la nature, et soutenus par l’emploi et le perfectionnement d’une technique nouvelle, ne déterminèrent pas seulement la tendance artistique de leur pays pendant toute cette époque, mais exercèrent encore une influence plus ou moins grande sur toutes les autres nations qui cultivèrent la peinture. En outre, leur art le plus spécial, la miniature, fut particulièrement favorisé par la prédilection de leur protecteur et de leur souverain, le duc de Bourgogne. Ce prince fit écrire un tel nombre de livres, que, selon le témoignage de David Aubert il possédait déjà, en 1443, la bibliothèque la plus belle et la plus riche de l’Europe, et qu’il laissa, à la seule ville de Bruges, 935 volumes. Beaucoup de seigneurs néerlandais suivirent son exemple. Louis de Bruges, seigneur de Gruthuyse (mort en 1492), entre autres, rassembla une excellente bibliothèque avec beaucoup de manuscrits ornés de miniatures. La masse de ces ouvrages est immense, un grand nombre en est très-remarquable.

La Bibliothèque Royale de Paris possède le monument le plus important et le plus beau que nous connaissions de la première partie de cette époque : c’est le Bréviaire du duc de Bedford, régent de France, qui entretenait des relations très suivies avec les Pays-Bas, où florissaient alors les frères Van-Eyck, et qui épousa, en 1423, Anne, sœur de Philippe le Bon. Ce manuscrit précieux forme un volume in-8o (mss. lat., no 82), et fut achevé en 1424. La plupart des tableaux respirent tellement l’esprit des deux frères Van-Eyck, ressemblent tellement au fameux tableau de ces artistes qui se trouve dans la cathédrale de Gand, et qui fut exécuté de 1420 à 1482, que nous n’hésitons point à croire que les deux frères Van-Eyck en soient en partie les auteurs. Trois manières assez distinctes s’y aperçoivent : la délicatesse dans les teintes, l’harmonie extraordinaire dans la couleur locale, une touche facile et libre y font reconnaître la main d’Hubert Van-Eyck. Celle de son frère Jean s’indique par une plus grande énergie dans les têtes, par une originalité plus forte dans les caractères et l’expression, par plus d’élégance dans les proportions et de pureté dans les ajustements. Le troisième collaborateur se montre plus faible, quoique son talent soit encore élevé, simple, gracieux et concordant. Comme, d’après le témoignage de Van-Mander, Marguerite Van-Eyck, sœur de ces deux artistes, a également cultivé la peinture, il se pourrait bien qu’elle eût prêté son aide à l’exécution de ce précieux livre.

Un riche particulier anglais de Liverpool, sir John Tobin, est propriétaire d’un célèbre Missel, connu sous le nom de Bedford’s Missel, parce qu’il a été fait pour le duc de Bedford, entre 1423 et 1431. Il se compose de 289 feuilles de parchemin : il est orné de 59 grandes miniatures, et d’environ 1,000 miniatures de plus petite dimension. C’est sans contredit un des monuments les plus remarquables qu’ait produits cette époque si riche en œuvres d’art. Mais, à l’exception des trois dernières feuilles, ces miniatures n’appartiennent pas à la plus belle période de l’activité artistique des Van-Eyck ; elles forment plutôt une transition de la première manière, encore conventionnelle et typique, à la seconde manière plus naturaliste des Van-Eyck. Sur ce Missel, voyez Dibdin, a Biographical Tour, tome III, p. 177. Seulement, il faut se défier de l’admiration du savant critique. Si, dans son zèle tout patriotique, il prétend que le Bedford’s Missel surpasse en général le Bréviaire du même duc de Bedford, qui se trouve à la Bibliothèque de Paris, il se trompe beaucoup. Les miniatures de ce dernier manuscrit sont d’une finesse et d’une beauté supérieures. Les auteurs insulaires ont, en général, une indulgence et une admiration exagérée pour tout ce que possède l’Angleterre en œuvres d’art[25].

Voyez encore le Roman de la Table ronde, 2 vol. in-fol. (mss. franç., no 6976 et 77, de la première moitié du XVe siècle). Les deux miniatures qui se trouvent au commencement des volumes ont malheureusement beaucoup souffert ; une autre miniature, au commencement du troisième livre, est, au contraire, bien conservée : l’exécution, la composition, le choix des costumes, rappellent également le tableau des Van-Eyck, dans la cathédrale de Gand, de sorte que ces artistes ont probablement contribué à orner ce manuscrit.

Un manuscrit in-8 (mss. franç., no 8024), dont l’exécution pourrait dater de 1450, appartient à l’école des Van-Eyck ; il contient 10 miniatures de la plus grande finesse[26].

Le fameux Bréviaire de Grimani, parfaitement conservé à la Bibliothèque de Saint-Marc à Venise, sous sa riche reliure chargée d’or et de pierres précieuses, est encore une merveilleuse collection de miniatures sortie de cette vieille école de Flandre. Les successeurs des Van-Eyck, Hemling, de Bruges ; Gérard, de Gand ; et Livin, d’Anvers ; y consacrèrent plusieurs années ; la main du premier se reconnaît facilement dans tous les morceaux qu’on peut, à juste titre, appeler des chefs-d’œuvre, et où la beauté des types, le fini de l’exécution, l’harmonie et le charme du coloris, la fraîcheur des paysages, le choix des formes et des costumes, rappellent tant de magnifiques compositions du même auteur, dispersées dans les galeries d’Allemagne et dans les principales villes de la Belgique. Les noms des trois artistes qui travaillèrent à ce Bréviaire se trouvent dans la notice de l’Anonyme du XVIe siècle, publiée pour la première fois en 1800, par Morelli, Bassano, in-8o (voir p. 78 et note 139). Les miniatures qui représentent les douze Mois de l’année, avec les occupations particulières à chaque saison, sont particulièrement remarquables par la poésie et la vérité des détails ; elles sont évidemment de Hemling. Gérard, de Gand, est probablement le même que ce Gérard van der Meir, dont parle Descamps (tome I, p. 15), qui ne cite de lui aucun ouvrage important. Quant à Livin, d’Anvers, il n’en est fait mention nulle autre part. Tous les deux étaient probablement des élèves de Hemling.

Comme chez les nations romanes, produit d’un mélange de populations antiques et de peuplades germaniques, une forte influence du latin se fait sentir dans les langues, nous trouvons de même chez elles une influence de l’esprit antique dans les beaux-arts, de sorte que leurs ouvrages, malgré leurs variétés, offrent constamment une transaction, pour ainsi dire, un juste-milieu très heureux entre l’esprit purement germanique et le génie antique. Avec le premier, elles ont de commun cet esprit de conception qu’on a nommé réalisme ou paysagisme ; mais, d’accord avec le second, elles attachent la plus grande importance à l’ensemble humain. Nous voyons donc dominer chez elles une tendance à l'idéalisme, c’est-à-dire le choix le plus délicat et la simplification la plus fine des formes qui conviennent le mieux à l’importance morale du sujet. En même temps les artistes de ces pays visent avec un rare succès à la beauté des formes et des lignes, à la grâce des mouvements. Si dans ces parties ils sont supérieurs aux artistes des peuples germaniques, ils sont inférieurs à ceux-ci pour la vérité des détails, pour l’exactitude dans la représentation minutieuse de la localité avec ses moindres accidents, et pour la perfection de la technique.

Parmi les nations romanes, les Italiens surpassèrent en talent et en aptitude tous les autres peuples romans, autant que les habitants des Pays-Bas se distinguèrent parmi les nations germaniques. Les églises, les princes et les communes de l’Italie, si florissantes alors, rivalisèrent dans la protection des sciences et des beaux-arts.

En Italie, Florence doit surtout être remarquée, et, à Florence la maison des Médicis. Dans un terrain si propice se développèrent vite les plus beaux talents, comme Masaccio et Fiesole. Le premier, au moyen de masses plus fortes de lumière et d’ombres, donna aux formes plus de rondeur et un caractère plus prononcé, et à l’ordonnance générale plus de clarté et de netteté. Ce fut le second qui reconnut d’abord en Italie l’importance intellectuelle et morale des traits du visage, et découvrit la variété prodigieuse et tous les ordres d’expressions de la face humaine qui se peuvent traduire par la peinture. Sorti de l’école d’un peintre en miniature, ainsi que notre auteur nous l’apprend, Fiesole exerça d’abord son talent dans cette branche de l’art où le grand nombre de manuscrits qu’on fit faire à cette époque lui fournit une occupation très étendue. Chez lui, les formes du corps, quoique défectueuses et inanimées dans le dessin, ont néanmoins souvent une certaine ampleur qui tend au plus beau caractère. Les motifs de ses ajustements sont un peu plus simples, mais renferment déjà tous les éléments de la majesté et de la grâce que son école développera bientôt. Sa couleur est moins harmonieuse, moins vigoureuse, moins vraie que celle des Brabançons. Son modelé, ainsi que son clair-obscur, ne sont pas très-approfondis.

Malgré le silence gardé par le Vasari sur la plupart des peintres en miniature qui florissaient à cette époque en Italie, tant dans les monastères que dans les écoles de Florence et de quelques autres villes de la Toscane, on peut conjecturer, d’après la multitude d’ouvrages de ce genre, exécutés, soit pour les missels et les livres de chœur, soit pour les manuscrits des auteurs classiques et des poètes nationaux, que le nombre des artistes qui cultivaient la peinture dans ses rapports avec la calligraphie, ne fut jamais si considérable que dans le XVe siècle. Le roi de Hongrie, Mathias Corvin[27], en entretenait à lui seul jusqu’à trente, dont les plus célèbres sont Gherardo et Attavante, tous deux Florentins. Le premier fut d’une fécondité de pinceau bien extraordinaire, puisque, outre les nombreux ouvrages qu’il envoyait en pays étrangers, il orna de miniatures une infinité de livres pour l’église de l’hôpital Sainte-Marie, et même pour la cathédrale de Florence, d’après ce que dit Yasari dans sa biographie de Gherardo. Stefano, élève de Gherardo, abandonna la miniature pour se livrer entièrement à l’architecture, et laissa ses esquisses, cartons, livres, etc., au vieux Boccardino, qui peignit la plus grande partie des livres de l’abbaye de Florence. Nous croyons inutile de hasarder des conjectures sur les miniatures de divers manuscrits du Vatican qui appartiennent au XVe siècle, et où l’on reconnaît le style florentin. La Bible de Mathias Gorvin, que d’Agincourt est tenté d’attribuer à Gherardo (voir pl. 79), ne fut peinte qu’en c’est-à-dire plus de vingt ans après l’époque à laquelle florissait cet artiste, d’après Vasari. La même incertitude règne à l’égard de la grande Bible latine, dont le premier volume surtout renferme plusieurs miniatures admirables évidemment florentines, tandis que celles du second sont assez médiocres, bien que de la même école. Quant à celles qui ornent le manuscrit de la Divine Comédie, elles ne sont dignes ni du poème ni de la réputation exagérée qu’on leur a faite.

Les monuments qui restent d’Attavante dans la bibliothèque du Vatican, dans celle de Saint-Marc, à Venise, et dans celle des anciens ducs de Bourgogne, à Bruxelles, suffisent pour lui assigner une place importante parmi les artistes illustres de son siècle. Ces monuments sont d’autant plus précieux, que déjà, du temps de Vasari, on se plaignait de la rareté de ses ouvrages. La seule production d’Attavante qui fut parvenue à la connaissance de Vasari était un Silius Italicus décoré de riches miniatures de la plus grande beauté, sur lesquelles il est entré dans d’assez longs détails[28]. Malheureusement on a découvert, depuis, que ces peintures n’étaient pas d’Attavante, et que Vasari avait été induit en erreur par son correspondant Bartoli[29]. C’est sur un écrit de Marcianus Capella qu’Attavante (dont le nom est écrit en tête du volume) a représenté avec tout le fini imaginable d’exécution divers sujets analogues au texte, comme les Sept arts libéraux, le Conseil des dieux, etc., les arabesques et les fleurs l’emportent sur tout le reste. Le nom d’Attavante est également écrit sur le litre du fameux Missel[30] de Mathias Corvin, à Bruxelles. Une comparaison exacte avec le Missel nous a donné la conviction qu’un Bréviaire de l’évêque de Cran, in-folio qui se trouve à la Bibliothèque Royale de Paris (suppl. lat. no 627), est peint de la main d’Atravante. Les miniatures de ce Bréviaire sont exécutées à la gouache, avec un grand soin, et rappellent principalement les tableaux de Domenico Ghirlandaio. Tout est modelé et conduit d’une manière parfaite.

Dans la Lombardie, à Milan, l’art de la miniature trouva des protecteurs puissants, d’abord dans les Visconti, et plus tard dans les Sforza. Maître Girolamo, dont Vasari parle avec tant d’éloges, y occupa la première place. Il fut contemporain d’Attavante. La Bibliothèque Royale de Paris possède un manuscrit in-folio (mss. franc. no 9941) qui contient la vie du célèbre Francesco Sforza : il est écrit dans le dialecte milanais, et une notice qui se trouve à la fin[31] nous apprend que ce livre a été écrit par un certain Gambagnola de Cremone, d’après les ordres du marquis Stanghe, secrétaire du duc de Milan, Lodovico Sforza, dit il Moro, et qu’à l’occasion de la conquête du Milanais par le roi Louis XIII, ce manuscrit a été transporté de Pavie en France. Le frontispice de la préface, le titre et le frontispice de l’ouvrage sont tellement imbus de l’esprit de Léonard de Vinci, qu’on peut conjecturer que des dessins de ce grand maître ont servi de modèle à ces miniatures. En même temps, les bords de la première page sont encadrés de si élégantes arabesques dans le goût antique, qu’on s’étonne de voir à quel degré de perfection ce genre d’ornement était déjà arrivé, vingt-trois ans avant que Raphaël eût créé son système d’arabesques pour le Vatican. La beauté des couleurs, la perfection et la supériorité de l’exécution annoncent un des premiers peintres en miniature. Il se pourrait très-bien que Girolamo fût l’auteur de ces admirables peintures que nous recommandons à l’examen et à l’étude des artistes.

En Ombrie, il y avait également à cette époque un grand nombre d’artistes qui se consacraient spécialement à la miniature. On trouve dans la bibliothèque Canonicale de Pérouse un manuscrit (no 43) de la première moitié du XVe siècle, dont les miniatures ont été peintes sous l’influence de Taddeo Bartolo[32].

L’allanguissement dans lequel l’école de Sienne était tombée vers le milieu du XVe siècle ne paraît pas s’être étendu jusqu’aux miniatures, si l’on en juge par celles dont frère Benoît de Matera, religieux du Mont-Cassin, et frère Gabriel Mattei ou Mateo, moine siennois, de l’ordre des Servîtes, ont décoré les magnifiques livres de chœur, qu’on admire encore aujourd’hui dans la sacristie de la cathédrale de Sienne[33] Immédiatement avant l’Introït de chaque dimanche de l’année, il y a une peinture analogue à la commémoration du jour, et il n’est guère possible de trouver une collection de tableaux qui produise une impression plus agréable et plus durable. Surtout on ne se lasse pas d’admirer les sujets qui correspondent aux journées à la fois lugubres et consolantes de la Semaine Sainte, aux fêtes de la Résurrection, de l’Ascension et de la Pentecôte, représentées dans un cadre si étroit, avec toute la verve poétique qu’il est capable de contenir ; l’admiration devient encore plus vive, quand on parcourt le volume où se trouve la Procession du Saint-Sacrement, et elle est à son comble, quand on vient aux trois figures ravissantes qui précèdent le commun des Vierges martyres. Quelques-unes de ces miniatures sont très-médiocres ; par exemple, celle qui est en tête de l’office du Mercredi des Cendres. En général, les types sont de la plus grande beauté (voir le Christ sortant du tombeau, au commencement du troisième volume). Les deux volumes qui correspondent au Carême renferment de charmants motifs de tableaux religieux.

Le monastère du Mont-Cassin, auquel appartenait le collaborateur du Siennois Mattéi, avait été, pendant toute la durée du moyen-âge, plus riche qu’aucun autre, en religieux voués, soit à la conservation et à la multiplication des trésors classiques de l’antiquité, soit à l’exercice de l’art, en tant qu’il pouvait s’appliquer à l’embellissement des manuscrits auxquels ils consacraient tous leurs loisirs. Outre frère Benoît de Matera, on peut citer à la gloire de cette illustre colonie plusieurs artistes non moins heureusement inspirés, entre autres celui qui a décoré de miniatures si charmantes un Office de la Vierge, que l’on conserve précieusement dans la Bibliothèque du couvent. Ces miniatures furent exécutées en 1469.

À Ferrare, les monuments de ce genre sont assez nombreux et assez magnifiques pour le disputer même à la ville de Sienne et à celle de Florence ; et cependant ses collections ont été à plusieurs époques considérablement appauvries. Jadis elle pouvait montrer une série de miniatures, exécutées pour la plupart dans l’enceinte de ses couvents, depuis le moine bénédictin Serrati, qui, en orna les livres de chœur de figures pleines de noblesse[34], jusqu’à frère Jérôme Fiorini, qui, vers le commencement du XVe siècle, se vouait à la même tâche dans le monastère de Saint-Barthélemi, et formait, dans son jeune disciple Cosme, un continuateur qui devait le surpasser lui-même, et porter cette branche de l’art à un degré de perfection inouï. On peut voir encore aujourd’hui, dans les vingt-trois volumes dont l’évêque Barthélemi de la Rovere fit présent à la cathédrale, et dans les dix-huit volumes atlantiques qui ont passé de l’église des Chartreux dans la bibliothèque publique, à quel point les Ferrarais ont raison d’être fiers de la possession d’un pareil trésor, et de le placera côté des manuscrits du Tasse et de l’Arioste. Cet immense recueil de petits tableaux religieux fut achevé vers le milieu du XVIIe siècle.

Quoique la Bibliothèque Royale de Paris possède une foule de manuscrits ornés de miniatures françaises de 1410 à 1450, nous n’avons point rencontré de monument important qui date de cette époque. Les grands désordres amenés par la guerre malheureuse avec l’Angleterre ne pouvaient guère être favorables. Mais, à partir de 1450 à 1500, nous avons vu une foule de miniatures qui sont de la plus grande importance pour l’histoire de la peinture en France. Ces miniatures prouvent d’abord que la peinture en France était arrivée, à cette époque, à un haut degré de perfection. Elles démontrent ensuite, à n’en plus douter, que les affections de l’art italien, basées sur une imitation intelligente et libre des modèles antiques, étaient partagées par nos compatriotes ; en un mot, que ce style, qu’on connaît aujourd’hui sous le nom de renaissance, était aussi le nôtre dès 1460.

Les relations fréquentes et étroites que la France entretenait à cette époque, d’une part avec les Pays-Bas, d’autre part avec l’Italie, faisaient que la peinture française subissait une influence très heureuse de ces deux contrées. L’art qui en était le résultat est sans doute inférieur à celui des Pays-Bas et à celui de l’Italie sous le rapport de l’originalité, mais il réunit à un degré fort respectable leurs qualités souvent contradictoires. Si l’art français ne peut se comparer à l’art des Pays-Bas pour la vivacité et la variété des représentations de la nature, ni pour l’énergie du naturalisme, il lui est supérieur par un style plus grand dans l’ordonnance, par des lignes mieux senties, et par un goût plus noble dans les draperies et dans les ornements. Si, sous ces derniers rapports, il ne peut se mesurer avec l’art italien, il surpasse pourtant celui-ci par la connaissance du clair-obscur, par la perfection ingénieuse qu’il sait donner à la localité, d’après les lois de la perspective, dans ce qui regarde soit l’architecture, soit le paysage. La conception de quelques sujets bibliques est toute particulière et souvent empreinte d’une haute poésie.

Il faut distinguer en France deux écoles de miniatures : à la tête de l’une se trouve Jean Fouquet, de Tours, premier peintre de Louis XI. Les ouvrages qui se trouvent à Paris, de Jean Fouquet, sont les miniatures dont il a orné une traduction française de l’Histoire des Juifs, par Josèphe, conservée à la Bibliothèque Royale (mss. franç. no 6891). À la fin de ce volume in-folio, on lit la notice suivante, écrite par François Robertet, secrétaire de Pierre II de Bourbon, époux d’Anne de France, fille de Louis XI : « Icy ce livre a douze ystoires. Les trois premières de l’enlumineur du duc Iehan de Berry, et les neuf de la main du bon paintre et enlumineur du Roy Loys XI, Jehan Fouquet, natif de Tours. » Une autre notice, écrite par le même Robertet, dit que ce livre est la propriété de Pierre II, duc de Bourbonnais et d’Auvergne, etc. Il en résulte que cette notice n’a été faite qu’après 1488, parce que ce seigneur ne prit le titre de duc qu’après la mort de son frère Jean II, qui eut lieu dans ladite année. Les trois premières miniatures rappellent en effet, sous tous les rapports, celles qu’on trouve dans les livres d’heures du duc Jean de Berry, que nous avons signalés plus haut, et sont, surtout la première, des ouvrages fort remarquables de cette époque, de la main d’un artiste des Pays-Bas. Mais, à partir de la quatrième miniature, il est aisé de reconnaître une manière tout-à-fait différente : il y a, de cette manière, non pas neuf, mais onze miniatures qui annoncent dans la composition un sens artistique si profond, un style si grand, un goût si exquis, quelles auraient suffi pour nous faire conjecturer que leur auteur a également exécuté des tableaux de plus grande dimension, lors même qu’un écrivain allemand de la plus haute instruction dans nos arts, et dont les conseils nous ont été aussi utiles que son amitié nous est précieuse, ne nous aurait point assuré qu’il avait vu un tableau d’église de cet artiste français chez M. Georg Brentano à Francfort-sur-le-Mein[35] Est-ce pour cette raison que Jean Fouquet est nommé, dans la notice citée plus haut, « paintre et enlumineur ? » Les motifs gracieux et fins y sont maniés avec une grande aisance. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est l’emploi heureux de la perspective linéaire et du clair-obscur, qui donne à quelques-uns de ces petits tableaux un ensemble et une tenue tout-à-fait hors de ligne, et que nous n’avons vus dans aucun autre ouvrage contemporain de ce genre. Il faut ajouter à cela que, malgré la variété extraordinaire des couleurs, tous les tons sont si bien rompus, qu’ils produisent ordinairement un effet suave et harmonieux, d’un charme tout particulier. La miniature la plus belle qui peut passer, à juste titre, pour un chef-d’œuvre, sous tous les rapports, c’est la onzième, qui représente Cyrus permettant aux Juifs de rentrer en Palestine. Quoique les guerres de religion qui survinrent en France pendant le XVIe siècle aient fait une guerre de dévastation très-radicale aux tableaux d’église, nous ne doutons pourtant pas qu’avec un peu de zèle de la part de l’administration des musées royaux, on ne parvienne encore à découvrir aujourd’hui quelques grands tableaux de Fouquet et d’autres maîtres français contemporains qui ne sont point représentés au Musée.

Il y a à la Bibliothèque Royale un nombre considérable de manuscrits qui prouvent que Fouquet a trouvé beaucoup de successeurs. Nous signalons ici, parmi leurs plus remarquables productions, la traduction française de Tite-Live, 3 vol. in-fol. (mss. franç., no 6984), un des monuments les plus riches, en grandes miniatures, que nous connaissions. Comparées aux peintures de Fouquet, ces miniatures nous paraissent des ouvrages habilement faits, mais des produits mécaniques à qui manque totalement le cachet du maître, et qui sont dépourvus de cet esprit et de cette finesse qui distinguent cet artiste. Nous ne pouvons donc donner raison à ceux qui veulent y reconnaître la main de Fouquet.

La seconde école de miniature en France est inférieure, à quelques égards, à celle de Fouquet. Dans ses compositions, on ne trouve point cette même intelligence profonde de l’art ; les têtes sont plus uniformes et moins bien dessinées. Le coloris est très-gai et très-brillant ; la science du clair-obscur est poussée au plus haut degré de perfection, de sorte que les effets de lumière les plus divers, ceux du soleil, de la lune, du feu, etc., sont rendus avec le plus grand succès. Les fonds d’architecture onde paysage sont encore plus riches que dans l’école de Fouquet et d’un fini extraordinaire.

Le monument principal de cette école est le célèbre Livre d’heures d’Anne de Bretagne, fort volume in-8o, exécuté vers 1500. Un autre monument qui se trouve également à la Bibliothèque Royale, et qui appartient à la même école, est un Livre d’heures en latin, vol. in-8o (suppl. lat., no 632), exécuté pour le roi René, de Naples, duc d’Anjou, connu sous le nom du Bon René. Ce manuscrit précieux cède très-peu aux Heures d’Anne de Bretagne, sous le rapport de la richesse, et les surpasse peut-être par la beauté des miniatures, et sans contestation, par le bon goût des encadrements. Les miniatures ont en tout, pour les types, pour la composition et l’exécution, une telle ressemblance avec celles des Heures d’Anne de Bretagne, qu’elles sont sans doute un ouvrage un peu postérieur du même artiste. Voyez encore un Livre d’heures à la Bibliothèque de l’Arsenal, 2 vol. grand in-8o, d’une très-grande richesse ; un Livre d’heures[36] in-4o, nouvellement acquis par la Bibliothèque Royale (suppl. lat., no 677), et exécuté vers la fin du XVe siècle, comme le précédent.

Nous connaissons très-peu de miniatures anglaises de 1420 à 1500. Les longues guerres civiles des maisons d’York et de Lancaster, qui ravagèrent l’Angleterre, n’en favorisaient nullement la culture. Selon toute probabilité, les artistes anglais se bornaient à une imitation plus ou moins heureuse des miniaturistes français.

Nous ne connaissons non plus aucun monument authentique et important de l’art de la miniature en Allemagne pendant le même temps. La sauvagerie générale se répandait sur l’Allemagne par les guerres des Hussites, et l’état d’anarchie qui s’ensuivit pendant long-temps se fait également remarquer dans les productions de l’art germanique, qui sont d’un aspect grossier et barbare, en comparaison avec les monuments contemporains de la France, des Pays-Bas et de l’Italie.

Au commencement du XVIe siècle, la peinture, en possession de toutes les ressources techniques du dessin, du clair-obscur et de la perspective, que les artistes employaient naïvement à la représentation des objets les plus divers, la peinture, disons-nous, atteignit enfin le plus haut degré de perfection ; de sorte que ses plus grands chefs-d’œuvre sont de 1500 à 1540. Or, comme l’Italie précéda, sous ce rapport, toutes les autres contrées, elle produisit aussi les ouvrages les plus remarquables, et acquit pour long-temps une énorme prépondérance sur ses rivales. Son influence fut si grande, qu’elle interrompit pour des siècles, et interrompt en partie encore aujourd’hui la marche libre et indépendante de l’art chez chacun des autres peuples qui, par cette supériorité, furent frappés à un tel point, qu’ils renoncèrent à leur esprit national, et pour ainsi dire à leurs facultés intellectuelles, dans tout ce qui se rattachait à ce domaine de l’esprit humain.

Les miniatures de cette époque sont les reflets des grands ouvrages de peinture qui excitèrent alors l’enthousiasme général. Le plus célèbre peintre en miniature, en Italie, fut Don Giulio Clovio, à propos duquel nous sommes entré dans cette revue des productions de la miniature. La Bibliothèque Royale possède une Psalmodie romaine, in-fol. (mss. lat., no 702), ornée de magnifiques miniatures qui sont probablement de la main de Don Giulio Clovio : ces peintures rappellent d’autres productions de cet artiste qu’on voit en Italie. Ce qui rend cette conjecture encore plus probable, c’est que ce livre a été exécuté en 1542, pour le pape Paul III, protecteur principal de Clovio, pour lequel cet artiste a fait la plupart de ses ouvrages. Ces peintures sont un véritable prodige pour la délicatesse et le fini d’exécution à la gouache, et justifient parfaitement, à cet égard, la réputation européenne dont jouissait Don Giulio Clovio[37].

Parmi les miniatures françaises de cette époque, nous avons remarqué le manuscrit d’une traduction française des Triomphes de Pétrarque, in-12, qui se trouve à la Bibliothèque de l’Arsenal (Belles-lettres françaises, 24 bis). Ce livre précieux est orné de sept miniatures de la main d’un certain Godefroy. Un autre manuscrit, un colloque entre le roi François Ier et Jules César, qui se trouve à la Bibliothèque Royale de Londres (Bibl. Harleian., no 6205), est décoré de miniatures qui proviennent du même artiste. Ces peintures en grisaille sont d’une rare perfection. On y rencontre les petites têtes, les proportions élancées, et les mouvements, souvent visant trop à la grâce et tournant à la manière, qui distinguent si éminemment l’école dite de Fontainebleau, et qui caractérisent particulièrement les maîtres italiens que François Ier appela en France, Rosso, Primaticcio, Benvenuto Cellini, etc. Dans la plupart des miniatures du dernier manuscrit on lit la date de 1519 ; et cette date prouve que ces qualités existaient déjà dans l’école française avant l’arrivée de ces artistes en France, qui eut lieu plus tard, comme on sait.

D’autres miniatures françaises de ce temps nous semblent exécutées sous l’influence de Jean Cousin. Voyez un magnifique livre d’heures du roi Henri II, in-8o, à la Bibliothèque Royale (ancien fonds lat., no 1429). Sir John Tobin, à Liverpool, propriétaire du célèbre Bedford’s Missel dont il a été

question, possède le Livre d’heures de François orné de miniatures de la plus grande beauté, qui nous paraissent également exécutées sous l’influence de Jean Cousin. L’origine de ce livre précieux date probablement des dernières années de François Ier. Ici, nous devons clore cette histoire de la miniature, par la même raison qui nous a fait terminer à cette époque l’aperçu pittoresque des travaux des mosaïstes et des verriers.

NOTES.

(1) Richardson, tome III, p. 108, donne la description d’une Piété peinte en miniature, par don Giulio Clovio, d’après un marbre de Buonarroti. Au bas de la miniature du Clovio on lisait : Julius Clovius Macedo faciebat.

(2) Don Giulio Clovio mourut octogénaire, en 1578. Il fut inhumé à San-Pietro-in-Vincola. On plaça, au-dessous de son portrait sculpté en marbre, l’inscription suivante :

D. O. M.


VRBANO VIII PONTIFICE MAXIMO
LAVDIDIO CARDINALI ZACCHIA TITVLARI
DOMINO JVLIO CLOVIO DE CROATIA
EX CANONICIS REGVLARIBVS S. PETRI AD VINCVLA
PICTORI EXIMIO
PRINCIPIBVS VRBIS CARO
IN QVO DILIGENTIA IN MINIMIS MAXIMA
CONSPICVA GRATIA IMMORTALIS GLORIA
VIXIT AD VLTIMAM SENECTVTEM OPERANDO
ET ROMÆ MORTVVS IN MAC BASILICA TVMVLATVS

CANONICI REGVLARES SOCIO OLIM SVO PP. MDGXXXIII.

    et écrits sous Philippe V, dit le Long, qui régna de 1316 à 1322 ; les Vœux du Paon, poème français, grand in-8o (suppl. franç., no 254, 19), achevé en 1340, comme il est dit p. 188, dans un poème où Jacques de Langhion de Loheraine se nomme comme auteur ; le Roman de la Rose, in-folio (manusc. franç., no 6985), écrit en 1365, et, selon une notice de Flamel, secrétaire du roi Charles V, entrepris pour le frère du roi, le duc Jean de Berry, qui vivait de 1840 à 1406, et dont on voit à la fin le nom écrit de sa propre main. Les vignettes ne sont pas d’une grande finesse, mais les têtes sont pleines de physionomie et d’individualité.

    de l’art anglo-saxon, un Évangéliaire de la Bibliothèque Royale (in-fol., suppl. lat., no 693) ; sans avoir la même richesse, il a le même caractère que le fameux Cutbert’s book, conservé au Musée Britannique, et écrit vers le milieu du septième siècle. Selon une vieille inscription, saint Willibrod, l’apôtre des Frisons, qui mourut en 730, l’apporta en France ; il est donc probable qu’il a été écrit dans la première moitié du huitième siècle. — Sur la fusion normale des données barbares avec les données antiques, l’Évangéliaire de l’empereur Lothaire (840 a 855), volume in-4o ; une Bible latine in-fo (manusc. lat., no 1) ; un Psautier in-4o, écrit par les ordres de Charles le Chauve, entre 842 et 869, par Luithart, conservé dans la cathédrale de Metz jusqu’en 1674, et donné à cette époque à Colbert ; un Sacramentariuin in-4o (suppl. lat., 645), commandé, suivant le comte Bastard, par Drogo, fils naturel de Charlemagne et évêque de Metz, en 855 ; un Évangéliaire d’une grande richesse (suppl. lat., 689. — Sur l’influence accidentelle des errements anglo-saxons sur les œuvres françaises, un Évangéliaire in-fol. (suppl. lat., 664) ; un Évangéliaire grand in-4o (manusc. lat, 257) ; un Évangéliaire grand in-4o (St-Germain, lat., 664). — Sur l’abandon de la donnée antique en Italie, et la définitive invasion du goût barbare en ce pays, un manuscrit de Térence, grand in-4o (manusc. lat., no 7899).

    no 127), qui a aussi appartenu à ce prince. Un grand nombre de miniatures, dans ces deux manuscrits, sont de la main de maître André Beaunnevveu, d’autres trahissent l’intervention de peintres néerlandais ; presque toutes sont d’une finesse inouïe. Un autre Livre d’heures, in-fol. (mss. lat., no 919), également entrepris par les ordres du duc Jean de Berri, et, d’après une notice de Flameel, achevé en 1409, est encore plus magnifique par la richesse de ses encadrements. M. le comte de Bastard croit que ce manuscrit est le Livre d’heures cité dans un vieux catalogue de 1412, publié par Barrois, sous le no 586 et sous ce titre : « Très grandes, très-belles et riches Heures, très notablement enluminées et historiées de grandes histoires de la main de Jaquevrart, de Hodin et autres ouvriers de monseigneur. » Un riche amateur, le comte de Saint-Mauris à Paris, possède un troisième Livre d’heures, entrepris par les ordres du duc Jean de Berri, et orné de magnifiques miniatures de la main de Paul de Limbourg et de ses frères qui ont probablement aussi aidé à l’exécution des miniatures du Livre d’heures que nous venons de citer. Voyez encore le manuscrit d’une Apocalypse, in-fol. (suppl. lat., no 165, 26), du commencement du quinzième siècle, avec une traduction en vieux hollandais, orné de beaucoup de miniatures, où, suivant les termes de l’esthétique actuelle, le naturalisme le plus prononcé se montre, et où tous les saints personnages sont positivement des portraits.

  1. C. Grüneisen. Les Raisons et les limites de la haine de l’art dans les trois premiers siècles après J.-C. Tubingen, 1831.
  2. F. Münter. Symboles et représentations de l’art des premiers chrétiens. Altona, 1825.
  3. Aringhi. Roma subterranea novissima. I, p. 203.
  4. Ciampiani, Vetera monumenta, etc.
  5. Joh. Georg. Müller. Représentations allégorico-symbollques dans le sanctuaire des églises chrétiennes y depuis le cinquième siècle jusqu’au quatorzième (1835).
  6. Voyez D’Agincourt. Rumohr, Recherches italiennes, I, 166. — Dibdin, A biographical, antiq. chr. tour in France and Germany, t. I, p. 165. — Colomann Sanstl. Dissertatio in aureum SS. Evangeliorum cod., etc.
  7. À l’appui de ces considérations sur la marche de l’art, et en dehors des sources et des documents que nous avons cités en avançant, on peut consulter les différents manuscrits que nous allons indiquer. Mieux que tous autres, à notre connaissance, ils peinent éclairer la critique et renseigner les artistes. Voir, sur la continuation entière de l’art antique en Italie, un Évangéliaire de la Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, écrit en 714 et 782 ; figures et mouvements antiques, nulle trace d’or, aucun accessoire barbare ; proportions plutôt courtes qu’allongées. — Sur la barbarie radicale
  8. On peut voir, à cet égard, et comme pouvant servir d’échantillon de l’ancienne manière dégénérée ; un Missale de l’église de Saint-Denis (suppl. lat., no 666), exécuté dans le onzième siècle ; une Bible latine, 2 vol. gr. in-fol. (manusc. lat., nos 8, 2 ; une Bible latine, 4 vol. gr. in-fol. manusc. lat., nos 6, 1, 2, 3, 4,) de la première moitié du onzième siècle ; et enfin un Missale, pet. in-fol,, de la seconde moitié du même siècle (Saint-Germain lat., no 697).
  9. Voir, à la Bibliothèque Royale, un Évangéliaire, pet. in-fol. (suppl. lat., no 600) ; et un Évangéliaire (St-Victor, no 458).
  10. Voir, à l’appui de la première remarque, un Missel in fol. (suppl. lat., no 641), qui date du commencement du onzième siècle, et qui, selon une notice qu’on trouve à la page 48, a été exécuté dans le couvent de Prum, dans les Ardennes, par un moine nommé Wiking ; et, à l’appui de la seconde, un Sacramentarium de saint Grégoire, de la première moitié du onzième siècle (Oratoire, no 35), orné d’un grand nombre de miniatures, dont l’origine allemande ne peut être révoquée en doute, puisqu’on trouve les noms allemands des mois et des saisons dans le calendrier, tels que hornung (février), lencimanoth (printemps), wintermanoth (hiver). Le monument le plus important est un Évangéliaire in-4o (La Vallière, no 55)
  11. Voyez un manuscrit des Considérations morales de saint Grégoire sur le livre de Job, in-fol. (Sorbonne, no 267).
  12. Voyez un Exultet qui se trouve à Rome, dans la bibliothèque de la Minerva, et le poème connu de Donizo, sur la comtesse Mathilde, qui est conservé au Vatican, sous le no 4922. Ces deux manuscrits datent du onzième siècle, et n’offrent aucune trace ni de clair-obscur ni de modelé. Voyez les gravures de d’Agincourt (peinture, pl. 55 et 66, nos 1 et 2). On trouve d’autres exemples plus nombreux, et de plus amples renseignements dans l’excellent ouvrage de Rumohr (Recherches italiennes, t. I, p. 242 et suiv.).
  13. Voir, à la Bibliothèque Royale, un fragment d’une Bible in-folio (mss. lat., no 352) ; la liturgie et la chronique de la célèbre abbaye de Cluny, vol. in-folio de l’an 1188 (Saint-Martin, no 35) ; à la Bibliothèque de l’Arsenal, un Livre d’heures, petit in-folio (théolog. lat., no 165 B) ; et un manuscrit singulièrement précieux, dont les miniatures sont de la plus grande richesse et de la plus rare perfection ; on y lit ces mots d’une écriture ancienne : « C’est le Psautier à monseigneur saint Loys… lequel fut à sa mère. »
  14. Voir, à la Bibliothèque Royale, une Bible, 2 vol. in-fol. (mss. lat., no 58 et 56 B), de la seconde moitié du douzième siècle, surtout le premier vol. ; une autre Bible, 2 vol. in-folio (mss. lat., no 19 et 20), du commencement du treizième siècle ; à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, une Bible, 3 vol. in-folio, monument très aillant de la première moitié du treizième siècle, et qui, probablement, a appartenu à la cathédrale de Canterbury. Une notice qui se trouve à la fin commence ainsi ; Hanc bibliotecan ( ?) scripsit Manerius, scriptor Cantuariensis. Plus loin il cherche encore à démontrer qu’il est né d’un mariage légitime et qu’il s’appelait proprement Mainerus. On voit que la personnalité de l’artiste se fait jour, et que cet habile ouvrier n’était point avare de renseignements sur son compte.
  15. Voir, à la Bibliothèque Royale, une traduction latine de l’historien Josèphe, grand in-folio (suppl. lat., no 332). Dans quelques initiales se trouvent des représentations grotesques, comme, par exemple, un homme offrant une harpe à un âne, premiers traits de cette humeur plaidante dont les artistes flamands tireront plus tard un si grand parti dans leurs œuvres.
  16. Voir, à la Bibliothèque Royale, un Pontifical de l’archevêque Christian de Mayence, de 1183, petit in-folio (manusc. lat., no 946) ; et un Psautier, in fol. du commencement du treizième siècle, exécuté à la gouache avec le plus grand soin (Oratoire, no 32).
  17. Voyez, entre autres, un Nouveau-Testament à la Bibliothèque du Vatican, no 39, et d’Agincourt (peint., p. 103, 12, pl. 104, 2).
  18. Purgatorio, chant XI.

    ........non se’tu Oderisi,
    L’onor d’Agobbio e l’onor di quell’arte
    Ch’alluminare è chiamata in Parisi ?

  19. Nous avons examiné les monuments suivants : une traduction française de l’Apocalypse (manusc. franc., 7013), vol. in-folio, écrit vers 1250, et plein d’intérêt en ce qu’il montre parfaitement la transition entre le treizième et le quatorzième siècle ; un manuscrit sur les miracles de la sainte Vierge, in-8o (manusc. franc., no 7987), écrit vers 1266 ; un Psautier, grand in-8o (suppl. lat., no 636), écrit vers 1300, très-précieux et d’une grande richesse ; la Vie de saint Denis, 3 vol. grand in-8o (manusc. lat., no 7953-55), ornés d’un grand nombre de miniatures, d’une grande finesse,
  20. Voyez, à la Bibliothèque Royale, la Vie des Ermites, petit in-folio (manusc. franc., no 7331). Ce volume, qui date de la fin du treizième siècle, est écrit en français ; mais la langue française, à cette époque, était très répandue en Angleterre, dans les Pays-Bas, à Naples, surtout dans les cours et parmi la noblesse. Dans tous ces pays on fit exécuter des manuscrits en langue française, et on se tromperait singulièrement si on attribuait à des artistes français tous les manuscrits qui existent dans leur langue. L’origine anglaise du manuscrit en question est indiquée par une vieille inscription qui se trouve sur l’avant-dernière page : « Cest livre est de Philippe de Coucy, duchesse Dirlande, comtesse Doxenfodz, » et par une recette pour faire de l’eau-de-vie, qu’on lit sur la dernière page et qui est en vieux anglais.
  21. Voyez le célèbre manuscrit des Minnesaenger, grand in-4o, de la fin du treizième siècle (manusc. franc., no 7266).
  22. Voyez, à la Bibliothèque Royale, le manuscrit très-riche et très-beau d’un Psautier, volume in-folio (suppl. franc., no 1132 bis), qui montre d’une façon frappante à quel point les miniatures de cette époque ressemblent aux grands monuments contemporains. La peinture à la gouache est d’une sûreté et d’une délicatesse admirables, et ses produits, protégés par un vernis d’un éclat suave, sont d’une conservation excellente. Deux hommes ont dû concourir à l’exécution de ces ouvrages. À partir de la p. 72 B jusqu’à la p. 174, les miniatures sont faites d’une main plus libre et plus originale ; on y reconnaît ta manière giottesque avec les changements qu’avait introduits Simone Memmi de Sienne. Voyez encore un manuscrit du roman Tristan, dans le style giottesque, écrit en français, dans la seconde moitié du treizième siècle, et entrepris par les ordres de la cour Angevine de Naples ; un Miroir du salut (Speculum salvationis), petit in-folio, qui se trouve à la Bibliothèque de l’Arsenal (manusc. théolog., no 384), exécuté, selon la préface, en 1324, de caractère florentin, et rappelant à plusieurs égards les tableaux de Taddeo Gaddi, élève principal de Giotto. Ce volume contient cent soixante miniatures qui se distinguent par la simplicité et la noblesse de la composition, par une foule de motifs gracieux, par les mouvements heureux des mains et des pieds, par la précision et la fermeté du travail. Voyez, également à la Bibliothèque Royale, une Bible, petit in-folio (suppl, franç., no 632 B bis), qui rappelle l’école de Sienne, et notamment Simon Memmi ; un acte de fondation de l’ordre du Saint-Esprit, par le roi Louis de Sicile, in-folio (La Vallière, no 36 bis), écrit en français et orné de très belles miniatures dans le style giottesque qui, comme ce monument le prouve, avait même pénétré en Sicile vers la fin de cette époque ; les œuvres de saint Thomas d’Aquin, en italien, de la première moitié du quatorzième siècle, in-folio (fonds Régent, no 7241) ; un Livre d’heures, petit in-folio (suppl lat., no 132), moitié en latin, moitié en italien, du dialecte vénitien, exécuté à peu près vois 1400, et intéressant en ce qu’il donne une idée de l’état de la peinture contemporaine à Venise.
  23. Voyez, à la Bibliothèque Royale : une Bible historiée, in-folio (mss. franc., no 6829 bis), ornée de cinq mille cent vingt-quatre vignettes d’un travail précieux et exécutée en 1361, qui a appartenu à Philippe le Hardi ; et un Bréviaire, 2 vol. in-8o (suppl. lat., no 700), écrit vers 1380. Selon une notice de Flameel, secrétaire du roi de France Charles VI, celui-ci fit présent de ce manuscrit au roi Richard II d’Angleterre ; mais, après la mort de Richard, son successeur, le roi Henri IV d’Angleterre le donna à son oncle, le duc Jean de Berri, qui le transmit enfin à sa nièce, la nonne Marie de France. Les vignettes sont exécutées avec la plus grande finesse et ont beaucoup de ressemblance avec celles de la Bible historiée dont nous avons parlé tout à l’heure. Le monument principal de la peinture néerlandaise de cette époque est un volume in-fol. (mss. franc., no 8892), qui renferme une traduction française des voyages de Marco-Polo, et de six autres voyageurs célèbres de cette époque. Il a été exécuté sous le règne de Philippe le Hardi, dont le portrait se trouve sur la page 226. Pour se faire une idée de la miniature en France, voyez à la Bibliothèque Royale ; un Rational des divines offices, petit in-fol. (mss. franc., no 7031), exécuté en 1374 pour le roi Charles V ; du Roi Modus et de la Reine Ratio, in-fol. (mss. franc., no 682, 12). portant à la fin la date de 1379, et surtout un Psautier, petit in-fol. (suppl. franc., no 2015), entrepris par les ordres du duc Jean de Berri ; et un Livre d’heures, in-8o (La Vallière,
  24. Voyez les dessins de ce riche manuscrit chez Camus, notices et extraits de la Bibliothèque nationale, vol. VI, p. 106.
  25. Dibdin a donné des dessins d’après le Bedford’s Missel, dans son Decameron bibliographique, tome I, p. 138, et dans ses Réminiscences of a literary life, tome II, p. 973.
  26. Pour se faire ime idée de la hauteur à laquelle l’art de la miniature était arrivé un peu après 1450 par l’influence des Vau-Eyek, et jusqu’à quel point ces artistes avaient communiqué leur esprit à leurs élèves et à leurs concurrents, il faut voir la légende de sainte Catherine d’Alexandrie, I vol. in-fol. (suppl. franç. no 540, 2) traduit du latin en français, en 1457, pour le duc Philippe le Bon, et orné de 34 miniatures, peintes en grisaille, et encore un manuscrit de la Bibliothèque de l’Arsenal, 2 vol. in-fol. (Histoire, no 202), qui renferme des traductions des ouvrages historiques de Justin, Suétone et Lucain, également exécuté en 1454, par les ordres de Philippe le Bon. Tous deux sont de la main des plus habiles émules des Van-Eyck.
  27. La bibliothèque que Mathias Corvin avait rassemblée à Bude s’élevait à 50,000 volumes ; elle fut pillée par les Turcs en 1527.
  28. V. Biographie de Fra Giovan-Angelico, dernière page.
  29. Voir Morelli, Notizia d’opere di disegno, p. 171
  30. Dans la miniature qui orne ce Missel, entrepris par les ordres de Mathias Corvin, on lit l’inscription suivante ; Actavantes deactavantibus de Florentia hocopus illuminavit. A. D. M CCCCL XXXV. C’est sur ce Missel précieux que les stathouders des Pays-Bas ont prèle le serment officiel depuis Albert et Isabelle, 1599, jusqu’à l’archiduchesse Christine et le duc de Saxe-Teschen, 1785.
  31. Voici le texte de la notice : Barthol. Gambagnola Cremon. scripsit mandato magnifico Domini Marchesini Stanghe, ducalis secretarii. Die vigesimo septemb. M CCCCL XXXX primo, et plus bas : De Pavye au roy Loys XTI.
  32. Voir surtout le Jugement dernier et le Massacre des Innocents, Rumohr, t. II, p. 312.
  33. Une partie de ces livres fut enlevée par le cardinal de Burgos et transportée en Espagne.
  34. Ornò i libri corali di figure nobilissime. Citadella, Catalogo de’ pittori e scultori ferraresi. Vol I, p. 1-27.
  35. Ce tableau représente Étienne Chevallier, trésorier du roi Charles VII de France, avec son patron. M. Brentano possède encore quarante miniatures de la plus grande beauté, tirées d’un Livre d’heures de ce même trésorier, et qui, à juger d’après les miniatures de la traduction de Josèphe, sont aussi de la main de Jean Fouquet. Enfin, le poète anglais M. Samuel Rogers possède dans sa belle collection, à Londres, une miniature détachée du même Missel d’Étienne Chevallier.
  36. Voyez un article d’Aimé Champollion fils, dans le Bulletin universel des sciences, novembre 1831, VIIe livr.
  37. Dans la collection des dessins des grands maîtres au Louvre, il y a une miniature sur vélin de Don Giulio Clovio, représentant Jésus-Christ qui donne à saint Pierre, en présence des apôtres, les clefs du Paradis.