Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 7/Fra Giovan’-Agnolo Montorsoli

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Fra Giovan-Agnolo Montorsoli.

FRA GIOVAN’-AGNOLO MONTORSOLI,

SCULPTEUR,

Agnolo naquit à Montorsoli. Son père, Michèle d’Agnolo, possédait un vaste et beau domaine à Poggibonzi, village situé à trois milles de Florence, sur la route de Bologne. Dès son enfance, Agnolo montra pour le dessin de telles dispositions, que Michèle, cédant aux conseils de ses amis, le plaça en apprentissage chez des tailleurs de pierre qui travaillaient dans les carrières de Fiesole, presque en face de Montorsoli ; Agnolo y rencontra Francesco del Tadda et d’autres jeunes gens. Peu de mois lui suffirent pour arriver à manier adroitement le ciseau ; il fut ensuite mis en relation par le Tadda (1) avec Maestro Andrea de Fiesole qui conçut pour lui une si vive amitié, qu’il le prit dans sa maison et lui prodigua ses leçons pendant trois années (2). À la fin de ce temps, Agnolo, ayant perdu son père, se rendit à Rome où il sculpta quelques rosaces du grand entablement de l’intérieur de l’église de Saint-Pierre, ce qui lui valut de bons profits. Bientôt après il quitta Rome, je ne sais pour quel motif, et il s’associa à Pérouse avec un maître tailleur de pierres, qui, au bout d’une année, lui céda complètement son fonds ; mais Agnolo reconnut que Pérouse n’était guère favorable à ses études. Il saisit donc avec empressement une occasion qui s’offrit à lui d’aller travailler à Vol terra, au tombeau de Messer Raffaello Maffei, dit le Volaterrano. Les sculptures qu’il y exécuta révélèrent le talent qu’il devait déployer plus tard. Après l’achèvement de cet ouvrage, Agnolo courut à Florence où il avait appris que Michel-Ange Buonarroti employait à la construction de la sacristie et de la bibliothèque de San-Lorenzo tous les meilleurs sculpteurs et tailleurs de pierres. Aux premiers morceaux qui sortirent des mains de notre jeune artiste, Buonarroti devina la hardiesse de son génie, et comme il vit qu’il expédiait en un seul jour plus de besogne que les maîtres vieillis sous le harnais n’en faisaient en deux jours, il lui compta un salaire égal à celui des plus anciens ouvriers.

L’an 1627, la peste et d’autres calamités ayant interrompu tous les travaux, Agnolo se retira à Poggibonzi, patrie de son père et de son aïeul ; il y passa, chez le pieux et érudit Messer Giovanni Norchiati, son oncle, quelques mois qu’il consacra à l’étude du dessin ; puis, frappé des bouleversements dont le monde était alors le théâtre, il résolut de songer au salut de son âme et de prendre l’habit religieux ; il entra d’abord dans l’ermitage des Camaldules, mais il ne tarda pas à se dégoûter des privations, des jeûnes et de l’abstinence qu’il fallait y observer. Son seul délassement consistait à orner de têtes d’hommes ou d’animaux la crosse des bâtons dont se servent les Camaldules quand ils vont de leur couvent à l’ermitage, ou quand ils se promènent dans la forêt. Agnolo s’éloigna de l’ermitage avec l’agrément du supérieur, et se rendit à la Vernia où il suivit pendant quelque temps les offices du chœur. Cette nouvelle vie ne lui ayant pas plu davantage, il y renonça, et après avoir recueilli à Florence et à Arezzo des renseignements sur divers ordres religieux, il donna la préférence aux Jésuites de Florence, qui l’accueillirent avec joie dans l’espoir qu’il les aiderait beaucoup dans leurs travaux de peinture sur verre. Selon leur règle, les Jésuites ne disaient point eux-mêmes la messe : chaque matin un prêtre la leur célébrait ; ils avaient alors pour chapelain un certain Fra Martino, Servite, homme de goût et de jugement, lequel, comprenant que le génie d’Agnolo se développerait difficilement au milieu de ces religieux qui ne savaient que réciter des Pater noster, colorier des vitraux, distiller des essences et soigner un jardin, opéra si bien auprès de notre jeune artiste, que celui-ci abandonna les Jésuites et prit l’habit chez les Servîtes della Nunziata de Florence, sous le nom de Fra Giovan’-Agnolo, le 7 octobre 1530. Après s’être façonné aux cérémonies et aux offices de l’ordre, et avoir tout à la fois étudié les ouvrages d’Andrea del Sarto que renferme le couvent, Fra Giovan’-Agnolo fit profession en 1531, et l’année suivante il chanta solennellement sa première messe à la pleine satisfaction des pères Servites et au grand contentement de ses parents.

Lors de l’expulsion des Médicis de Florence, des jeunes gens, plutôt fous que valeureux, avaient brisé dans le couvent de la Nunziata les images de cire de Léon X, de Clément VII et de différents personnages de la même famille. Fra Giovan’-Agnolo, aidé par quelques Servîtes, rétablit celles de Clément VII, de Léon X, du roi de Bossina, du vieux seigneur de Piombino, et en remplaça plusieurs autres qui tombaient de vétusté.

Vers cette époque. Clément VII, qui avait appelé Michel-Ange à Rome pour s’entendre avec lui sur l’achèvement de l’entreprise de San-Lorenzo, lui demanda un jeune homme capable de restaurer les statues antiques du Belvédère. Michel-Ange se souvint de Fra Giovan’-Agnolo et le proposa au pape. Un bref de Sa Sainteté, contenant l’ordre d’envoyer le Frate à Rome, fut aussitôt adressé au général des Servîtes, qui obéit bien qu’à contre-cœur. Dès qu’il fut arrivé à Rome, Fra Giovan’-Agnolo s’installa au Belvédère, refit le bras gauche de l’Apollon, le bras droit du Laocoon, et s’occupa également de remettre l’Hercule en bon état ; de plus, il sculpta en marbre le portrait de Sa Sainteté qui, presque tous les jours, allait se promener au Belvédère. Par cet ouvrage, le Frate, qui cependant avait derechef jeté le froc aux orties, gagna complètement la faveur du pape auquel il avait déjà su plaire, en lui montrant chaque matin de nouveaux dessins qu’il exécutait pendant la nuit. Un canonicat étant venu à vaquer à San-Lorenzo, Fra Giovan’-Agnolo l’obtint pour Messer Giovanni Norchiati, son oncle, chapelain de cette église édifiée et dotée par les Médicis.

Clément VII, ayant décidé que le Buonarroti retournerait à Florence terminer la sacristie et la bibliothèque de San-Lorenzo, lui recommanda d’avoir recours aux meilleurs sculpteurs et particulièrement au Frate pour conduire à fin les statues, ainsi que l’avait pratiqué le San-Gallo pour l’achèvement de la Madonna de Loreto. Michel-Ange se servit donc du Frate qui l’aida à réparer les statues de Julien et de Laurent de Médicis, et à fouiller le marbre en certains endroits qui présentaient de grandes difficultés. En voyant travailler le divin Michel-Ange, le Frate apprit beaucoup de choses qu’il n’aurait peut-être jamais connues sans cette occasion.

Parmi les figures qui manquaient à la sacristie, étaient celles de saint Cosme et de saint Damien, entre lesquelles on devait placer la Madone. Michel-Ange confia le saint Damien à Raffaello da Montelupo, et le saint Cosme à Fra-Giovan’-Agnolo. Ce dernier se mit à l’œuvre avec une ardeur extrême, dans l’atelier de Michel-Ange, qui lui retoucha son modèle et même lui en fit la tête et les bras. Le Vasari conserve ces morceaux à Arezzo, comme un précieux souvenir. Bien des envieux blâmèrent Michel-Ange d’avoir alloué le saint Cosme au Frate, mais le résultat prouva qu’il avait eu raison et que le Frate était un vaillant maître.

Après avoir fini, avec l’aide de Fra Giovan’-Agnolo, les statues de Laurent et de Julien de Médicis, Michel-Ange se rendit à Rome, où il était rappelé par le pape, qui voulait que l’on construisît en marbre la/ façade de San-Lorenzo. La mort de Sa Sainteté empêcha l’exécution de ce projet.

Pendant ce temps, le Frate découvrit à Florence son saint Cosme, qui fut très-admiré. Et pour dire vrai, cette statue, grâce à la coopération de Michel-Ange ou aux efforts du Frate, est la meilleure que celui-ci ait jamais produite : aussi est-elle bien digne de la place qu’elle occupe.

Débarrassé, par la mort du pape, de l’entreprise de San-Lorenzo, Michel-Ange songea à mener à fin le mausolée de Jules II. Comme il avait besoin d’auxiliaires, il appela le Frate, qui ne put aller l’aider à Rome avant d’avoir terminé à la Nunziata une belle image du duc Alexandre, qu’il représenta armé et agenouillé sur une bourguignote.

Sur ces entrefaites, le cardinal Hippolyte de Médicis apprit que le cardinal de Tournon désirait emmener un sculpteur à la cour du roi de France. Il lui persuada de jeter son choix sur Fra Giovan’-Agnolo, lequel de son côté fut décidé par les conseils de Michel-Ange à suivre le cardinal à Paris. Le roi de France accueillit gracieusement notre artiste. Il lui assigna un bon traitement et lui commanda quatre grandes statues. Le Frate n’avait pas encore terminé ses modèles, lorsqu’il commença à être tourmenté par les trésoriers, qui lui refusèrent le payement de son traitement et tout ce qui lui avait été accordé par le roi, que la guerre avec les Anglais retenait sur les frontières. Fra Giovan’-Agnolo, voyant qu’autant le mérite et les hommes de talent étaient tenus en estime par le roi, autant ils étaient méprisés et vilipendés par ses agents, résolut de retourner dans sa patrie. Les trésoriers, qui s’aperçurent de son mécontentement, lui soldèrent ce qui lui était dû, jusqu’au dernier quattrino ; mais rien ne fut capable de le faire renoncer au parti qu’il avait adopté. Il est vrai qu’il ne s’en alla point sans en avoir écrit au roi et au cardinal.

De Paris il se rendit à Lyon, et de là par la Provence à Gènes. Après un court séjour dans cette ville, il alla en compagnie de quelques amis à Venise, à Padoue, à Vérone et à Mantoue, tantôt examinant et tantôt dessinant les édifices, les sculptures et les peintures. À Mantoue, il fut surtout séduit par les ouvrages de Jules Romain, dont il copia plusieurs avec soin. Ayant ensuite appris que les Servîtes tenaient un chapitre général à Budrione, il y courut visiter ses amis, et entre autres Maestro Zaccheria de Florence, à la prière duquel il modela en terre deux figures grandes comme nature, dans l’espace d’un jour et d’une nuit. Ces deux statues, peintes en couleur de marbre blanc, représentaient la Foi et la Charité. Elles servirent d’ornement à une fontaine artificielle que le Frate fabriqua avec un immense vase de cuivre, et dont les eaux coulèrent durant toute la journée où le chapitre fut assemblé. De Budrione, il revint avec Maestro Zaccheria, dans son couvent des Servîtes à Florence, et il fit en terre un Moïse et un saint Paul, qu’il plaça dans deux niches de la salle du chapitre. Bientôt après il fut mandé à Arezzo, par Maestro Dionisio, alors général des Servîtes, et qui plus tard fut créé cardinal par Paul III. Maestro Dionisio, plein de gratitude pour le général Angelo d’Arezzo, qui avait eu soin de son éducation, pria le Frate d’élever dans l’église de San-Piero un riche tombeau en pierre de macigno, surmonté de la statue de son bienfaiteur et de deux petits enfants nus éteignant des torches, emblème de la vie humaine. Le Frate n’avait point encore achevé entièrement ce mausolée, quand il fut forcé de partir pour Florence, où il était appelé par les ordonnateurs des fêtes destinées à célébrer la venue en cette ville de l’empereur Charles-Quint, au retour de sa glorieuse expédition de Tunis. Dès qu’il fut arrivé à Florence, le Frate fit sur le pont de la Santa-Trinità une belle et bonne figure de l’Arno, de huit brasses de dimension, et à l’encoignure des Carnesecchi, un Jason, haut de douze brasses. Malheureusement ce Jason et une statue de l’Allégresse, que le Frate érigea au coin de la Cuculia, sont loin de pouvoir être comparés à l’Arno. Quoi qu’il en soit, le Frate ne laissa pas de mériter en cette occasion les éloges du public et des artistes qui eurent égard à la rapidité avec laquelle il avait été obligé d’expédier ces ouvrages.

Le Frate se hâta ensuite de terminer le tombeau qu’il avait commencé à Arezzo ; puis, ayant appris que l’on avait confié à Girolamo Genga l’exécution d’un monument en marbre, il alla le trouver à Urbin, mais ce ne fut que pour assistera d’ennuyeux pourparlers, qui n’aboutirent à rien (3). Il se dirigea alors vers Rome, d’où il ne tarda pas à se rendre à Naples, dans l’espoir d’être chargé de sculpter le mausolée de Jacopo Sannazzaro, gentilhomme napolitain et poète d’un talent vraiment rare. Sannazzaro avait légué à l’ordre des Servîtes une magnifique maison, assez semblable à un couvent, et une charmante petite église, bâtie par lui-même à Morgoglino, au bout de Chiaia, sur le rivage. C’est cette église qui devait renfermer son tombeau, comme il l’avait enjoint à Cesare Mormerio et au comte di Lif, ses exécuteurs testamentaires. Les Servîtes engagèrent ces seigneurs à allouer l’entreprise à Fra Giovan’-Agnolo. Les modèles que notre artiste présenta furent jugés supérieurs à ceux de ses concurrents, et justifièrent la préférence qu’on lui accorda. Son salaire fut fixé à mille écus. Une bonne partie de cette somme lui ayant été comptée sur-le-champ, il envoya présider à l’extraction des marbres l’habile Francesco del Tadda de Fiesole, qu’il s’était associé dans le but de conduire l’ouvrage plus promptement à fin.

Pendant que le Frate s’occupait de ces préparatifs, l’armée turque envahit la Pouille, et inspira une telle terreur aux Napolitains qu’ils résolurent de fortifier leur ville. Ils nommèrent intendants des travaux quatre personnages éminents, lesquels, désirant s’adjoindre des architectes habiles, songèrent au Frate, Mais celui-ci crut qu’une mission de ce genre était incompatible avec son caractère de religieux ; afin d’esquiver toute espèce d’embarras, il fit entendre au Signor Cesare Mormerio et au comte di Lif qu’il exécuterait le tombeau de Sannazzaro à Carrare ou à Florence, et qu’il le mettrait en place à l’époque convenue. En arrivant à Florence, le Frate fut requis par la Signora Donna Maria, mère du duc Cosme, d’achever le saint Cosme qu’il avait commencé sous la direction du Buonarroti pour la sépulture du magnifique Laurent de Médicis. Lorsqu’il se fut acquitté de cette tâche, il fit le modèle d’un Hercule étouffant Antée. Ce groupe, destiné à couronner la grande fontaine de la villa ducale de Castello, plut à Son Excellence qui voulut que le Frate le traduisît en marbre, et allât chercher à Carrare les matériaux nécessaires. Le Frate obéit avec empressement à cet ordre qui lui offrait l’occasion de pousser en avant le mausolée du Sannazzaro.

Il rencontra à Carrare le cardinal Cibo auquel le cardinal Doria écrivit de Gènes pour le prier de lui procurer un sculpteur capable de terminer la statue du prince Doria que le Bandinelli avait abandonnée. Le cardinal Cibo, qui connaissait depuis longtemps le Frate, n’épargna rien pour le déterminer à se rendre à Gènes ; mais notre artiste répondit qu’il ne pouvait et ne voulait aucunement servir sa seigneurie révérendissime avant d’avoir satisfait aux obligations qu’il avait contractées vis-à-vis du duc Cosme. Durant ces négociations, il avança considérablement le tombeau du Sannazzaro, et il ébaucha son Hercule, puis il emporta ce morceau à Florence, et il s’en occupa avec une telle activité, qu’il n’aurait pas tardé à le mener à fin s’il eût continué d’y travailler. Par malheur le bruit s’était répandu que le marbre était loin d’égaler le modèle, et que les jambes de l’Hercule étaient mal attachées au torse. Messer Pier Francesco Riccio, majordome, par une légèreté indigne d’un homme grave, suspendit le payement du traitement affecté au Frate ; il avait prêté une oreille trop crédule aux rumeurs accréditées par la malveillance et par le Bandinelli, qui avait à cœur de se venger de l’injure que le Frate, disait-il, lui avait faite en promettant de se charger de la statue du prince Doria  (4). On prétend aussi que le Tribolo, auquel étaient confiés les ornements de Castello, ne se montra pas favorable au Frate en cette occasion. Quoi qu’il en soit, Fra Giovan’-Agnolo, irrité des mauvais procédés du majordome Riccio, partit pour Gênes où il acheva, au grand contentement des Génois, la statue du prince Doria, pendant que le Tadda surveillait à Carrare la taille des marbres du tombeau du Sannazzaro. La statue du prince était destinée primitivement à la place Doria ; mais les Génois obtinrent qu’on la transportât sur la place de la Seigneurie, malgré les réclamations du Frate qui disait avec raison que, l’ayant faite pour être isolée sur un piédestal, elle ne pouvait que perdre à être adossée à un mur ; et, à ce propos, signalons la déplorable erreur que l’on commet trop souvent en assignant à une peinture ou à une sculpture un emplacement autre que celui en vue duquel l’artiste a exécuté son travail.

Les Génois, frappés de la beauté des bas-reliefs et des statues du mausolée de Sannazzaro, voulurent que le Frate fît pour leur cathédrale un saint Jean Évangéliste. Cette figure excita une grande admiration.

De Gênes, Fra Giovan’-Agnolo se rendit à Naples pour mettre en place le tombeau du Sannazzaro que nous allons essayer d’esquisser. Deux petits enfants soutiennent une pierre d’une brasse et demie de largeur, contenant l’épitaphe du Sannazzaro, composée par lui-même ; de chaque côté est un piédestal orné des armoiries de Sannazzaro ; l’un de ces piédestaux porte une Minerve, et l’autre un Apollon ; entre ces deux statues, qui sont en marbre et hautes de quatre brasses, est un bas-relief de deux brasses et demie en tous sens, représentant des faunes, des satyres, des nymphes et d’autres personnages occupés à chanter et à jouer de divers instruments, suivant la description laissée par le savant Sannazzaro dans ses pastorales. Au-dessus de ce bas-relief est le sarcophage richement décoré, et surmonté du buste de Sannazzaro, accompagné de cette inscription : ACTIVIS SINCERVS, et de deux enfants ailés, entourés de livres. Deux niches, percées dans les murailles latérales de la chapelle, renferment un saint Jacques, apôtre, et un saint Nazaire, tous deux en marbre et hauts de trois brasses environ. Cet ouvrage satisfit pleinement les Napolitains et les exécuteurs testamentaires du Sannazzaro.

Le Frate retourna ensuite à Gênes pour élever le tombeau du prince Doria à San-Matteo, église qu’il s’était également engagé à décorer. Les modèles qu’il fit en arrivant à Gènes obtinrent l’approbation complète du prince, qui le pourvut d’une riche pension et d’un bon nombre d’auxiliaires.

À Gènes, le Frate se lia avec des seigneurs et des hommes de talent dont l’amitié lui fut grandement utile ; il tira surtout excellent parti de quelques médecins qui l’initièrent aux secrets de l’anatomie ; il devint très-habile dans cette science ainsi que dans l’architecture et la perspective ; il s’attacha aussi étroitement par le charme de sa conversation le prince Doria, qui allait souvent le regarder travailler.

Le Frate avait confié aux soins de Maestro Zaccheria deux de ses neveux. Maestro Zaccheria lui renvoya, vers cette époque, celui qui se nommait Angelo, et bientôt après lui adressa un autre jeune homme appelé Martino, fils du tailleur Bartolommeo. Le Frate instruisit ces jeunes gens comme s’ils eussent été ses propres enfants, et il conduisit à fin avec leur aide le tombeau du prince Doria et la décoration de San-Matteo. Le maître-autel de cette église est isolé. Les coins de la chapelle sont occupés par quatre grands pilastres qui soutiennent un entablement et quatre arcs, dans trois desquels sont percées des fenêtres de médiocre dimension ; au-dessus de ces arcs est une corniche sur laquelle pose une petite tribune. Le Frate environna l’autel de nombreux ornements de marbre, et y laissa entre deux anges grands comme nature un magnifique vase destiné au Très-Saint-Sacrement ; il disposa ensuite, à l’entour, un compartiment formé d’un assemblage de pierres rares, telles que le serpentin, le porphyre et le jaspe. À l’extrémité de la chapelle, il plaça un semblable compartiment s’élevant du sol jusqu’à la hauteur de l’autel, et servant de soubassement à quatre pilastres de marbre ; dans le vide du milieu, produit par ces pilastres, est le tombeau de je ne sais quel saint ; dans les deux autres vides sont deux Évangélistes en marbre. Au-dessus de cet ordre est un entablement surmonté de quatre petits pilastres terminés par une corniche, laquelle clôt trois espacements carrés qui répondent aux vides inférieurs ; dans l’espacement du milieu est une statue en marbre, plus grande que nature, représentant le Christ ressuscité. Le même ordre règne sur les faces latérales. Au-dessus du tombeau mentionné plus haut on voit, entre un David et un saint Jean-Baptiste, la Vierge avec le Christ mort. Les arcs, percés de fenêtres, sont accompagnés d’ornements et de petits enfants en stuc. Quatre Sibylles, également en stuc, occupent les angles qui se trouvent au-dessous de la tribune ; enfin, les grotesques variés qui embellissent la voûte complètent cette décoration. Sous cette chapelle est une salle souterraine où conduisent des escaliers de marbre ; au fond de cette salle est un sarcophage en marbre, surmonté de deux enfants, et dans lequel ont été renfermés, je crois, les restes mortels du prince Andrea Doria. Vis-à-vis du sarcophage on admire, sur un autel, un vase en bronze, d’une exécution vraiment divine, contenant un morceau de la sainte croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ce bois précieux fut donné au prince Doria par le duc de Savoie. La voûte de la salle est couverte de stucs et de dorures entremêlées de peintures qui rappellent les hauts faits de Doria ; le pavé est composé de différents marbres en harmonie avec les ornements de la voûte. On rencontre ensuite, dans la croisée[1] de la nef, deux tombeaux en marbre, accompagnés de deux bas-reliefs ; dans l’un de ces tombeaux est enseveli le comte Filippino Doria, et dans l’autre le signor Giannettino, de la même famille. Aux pilastres de la nef principale sont adossées deux superbes chaires en marbre. Quelques chapelles d’une riche architecture garnissent les petites nefs et contribuent à augmenter la beauté et la magnificence de cette église.

Après l’achèvement de cette entreprise, Fra Giovan’-Agnolo agrandit le palais du prince Doria, et dessina les jardins qui en dépendent. Devant le palais, il sculpta en marbre un monstre marin jetant un large filet d’eau dans un vivier. Une copie de ce monstre, exécutée par le Frate lui-même, fut envoyée par les Doria au cardinal de Grandvelle en Espagne. Notre artiste fit aussi un Neptune en stuc qui fut placé dans le jardin du prince sur un piédestal. On lui doit en outre deux portraits du prince Doria, et deux de l’empereur Charles-Quint, lesquels furent tous transportés de Coves en Espagne.

Le Frate compta, parmi ses amis à Gènes, le savant et généreux Messer Cipriano Pallavacino, l’abbé Negro, Messer Giovanni de Montepulciano, le prieur de San-Matteo, et en un mot tous les gentilshommes et les seigneurs les plus distingués de la ville.

De Gènes, où il avait acquis non moins de fortune que de réputation, le Frate se rendit à Rome pour revoir le Buonarroti ; il voulait en même temps essayer de se remettre en rapport avec le duc de Florence, dans l’espoir d’être rappelé pour terminer l’Hercule qu’il avait commencé ; mais en arrivant à Rome (où soit dit en passant il acheta un cavalierat de San-Pietro), il reçut de Florence des lettres qui lui apprirent que le Bandinelli, ayant persuadé au majordome Riccio que l’Hercule était un marbre estropié, avait obtenu la permission de le briser et de s’en servir pour faire les corniches du tombeau de Jean de Médicis. Indigné de la présomption, de l’arrogance, de l’insolence du Bandinelli, le Frate jura de ne pas retourner de si tôt à Florence.

Il était donc depuis quelque temps à Rome, lorsque les Messinois résolurent d’élever sur la place de leur cathédrale une fontaine ornée de nombreuses statues. Les agents que les Messinois expédièrent à Rome, avec ordre de leur ramener un sculpteur habile, choisirent Raffaello da Montelupo ; mais, cet artiste étant tombé malade au moment de partir, l’entreprise fut confiée à Fra Giovan’-Agnolo. Notre Frate laissa à Rome son neveu Angelo, et se mit en route avec Martino pour Messine. Il y arriva dans le courant du mois de septembre 1547. Il prépara aussitôt les conduits des eaux, fit venir des marbres de Carrare, et acheva promptement, avec l’aide de maints sculpteurs et tailleurs de pierres, sa fontaine dans laquelle il distribua avec un rare talent, des monstres marins, des fleuves, des hennés, des tritons, des nymphes, des dauphins, des sirènes, et diverses figures chimériques et allégoriques. Il y introduisit aussi quantité de bas-reliefs en marbre, où il traita entre autres sujets poétiques : Pégase faisant jaillir la fontaine Castalie, Europe traversant la mer, Icare tombant dans les flots, Aréthuse changée en fontaine, Jason passant la mer avec la toison d’or, Narcisse métamorphosé en fontaine, Diane au bain transformant Actéon en cerf. Cette fontaine plut tellement aux Messinois, qu’ils voulurent que le Frate en érigeât une seconde près de la douane. Notre artiste y consentit et représenta des chevaux marins, des mascarons, Scylla et Charybde, et un Neptune accompagné d’un dauphin. Les Messinois, satisfaits de la manière dont le Frate s’était tiré de ces travaux, le chargèrent de bâtir dans leur cathédrale douze chapelles d’ordre corinthien et d’y sculpter en marbre les douze Apôtres. Le Frate conduisit à fin seulement quatre de ces chapelles, et il y laissa un saint Pierre et un saint Paul qui ne méritent que des éloges. Il devait aussi orner la grande chapelle d’un Christ en marbre et placer un bas-relief au-dessous de chacune des statues des apôtres, mais ce projet resta sans exécution.

Sur la place de la cathédrale, il bâtit le beau temple de San-Lorenzo, et sur le rivage de la mer la tour du fanal. Dans le même temps il construisit à San-Domenico, pour le capitaine Cicala, une chapelle qu’il enrichit d’une Madone en marbre, grande comme nature. Dans le cloître de la même église, il décora la chapelle du signor Agnolo Borsa, d’un bas-relief qui fut très-admiré. Puis il sculpta pour la fontaine de Sant’-Agnolo un enfant en marbre, pour celle della Vergine, une Madone, et pour celle qui est adossée au palais du signor Don Filippo Laroca, un enfant en pierre de Messine, entouré de monstres marins. Enfin il envoya une belle sainte Catherine martyre, en marbre et haute de quatre brasses, à Taurmina, ville située à vingt-quatre milles de Messine.

Le Frate fut intimement lié à Messine avec Don Filippo Laroca, Don Francesco de la même famille, et trois gentilshommes florentins, Messer Bardo Corsi, Giovanfrancesco Scali, et Messer Lorenzo Borghini. Il y eut encore pour amis Serafino da Fermo et le grand maître de Rhodes, qui plusieurs fois lui proposa de le faire chevalier et de l’emmener à Malte. Mais le Frate lui répondit qu’il ne voulait point se confiner dans cette île. Ajoutons que depuis quelque temps déjà Fra Giovan’-Agnolo, repentant d’avoir quitté l’habit de son ordre, avait résolu de le reprendre et de vivre en bon religieux. Aussi lorsque, l’an 1557, le pape Paul IV enjoignit à tous les défroqués de rentrer dans leurs monastères sous peine de sévères châtiments, le abandonna ses travaux à son élève Martino, et dès le mois de mai se rendit de Messine à Naples pour regagner son couvent des Servîtes à Florence. Afin de se dévouer entièrement à Dieu, il consacra à des œuvres de bienfaisance tous les gains qu’il avait amassés. Ainsi il dota plusieurs de ses nièces et donna mille écus à son neveu Angelo, pour lequel il acheta en outre un cavalierat del Giglio. Puis il distribua une bonne somme d’argent à deux hôpitaux de Naples, et laissa à son couvent des Servîtes mille écus destinés à acheter un domaine et celui de Montorsoli qui avait appartenu à ses ancêtres. Une clause particulière de cette dernière donation réservait une rente annuelle et viagère de vingt-cinq écus à deux des neveux du Frate qui faisaient partie du couvent. Par le même acte, les Servîtes s’engageaient à remplir diverses obligations que nous énoncerons plus bas. Lorsque Fra Giovan’-Agnolo eut arrangé de la sorte ses affaires, il se montra à Rome, et reprit l’habit, à la grande joie de ses frères et surtout de Maestro Zaccheria. Il alla ensuite à Florence, où son arrivée causa un plaisir extrême à ses amis et à ses parents.

Le Frate avait bien sincèrement résolu de dépenser le reste de sa vie au service de Dieu et de jouir en paix d’un cavalierat qu’il avait gardé ; mais il ne put résister aux prières de Giulio Bovio, oncle de Vascone Bovio, qui l’appela à Bologne pour élever dans l’église des Servites un maître-autel isolé et un tombeau orné de figures et d’incrustations en marbre. Notre Frate se rendit donc à Bologne et conduisit à fin, dans l’espace de vingt-huit mois, l’entreprise qui lui était confiée. Son maître-autel construit tout en marbre est d’une belle et bonne architecture. Au milieu il plaça un Christ, haut de deux brasses et demie, et sur les côtés quelques autres statues. Le pavé qui couvre le sol, à l’endroit où se trouve le tombeau du Bovio, est divisé en compartiments bien entendus. Enfin des bas-reliefs et des candélabres en marbre richement sculptés complètent cet ouvrage, qui ne laisserait rien à désirer si malheureusement les statues de l’autel n’étaient de beaucoup inférieures à l’architecture.

Tout en s’occupant de ce travail, Fra Giovan’-Agnolo cherchait dans quel couvent de son ordre il pourrait passer le plus commodément ses dernières années. Maestro Zaccheria son intime ami, lequel était alors prieur de la Nunziata de Florence, trancha toutes les difficultés. Il parla avec tant d’éloges de notre artiste au duc Cosme en le priant d’utiliser son talent, que le duc lui répondit qu’il l’emploierait volontiers, dès qu’il serait de retour de Bologne. Maestro Zaccheria en écrivit sans retard au Fraie et lui envoya une lettre du cardinal Jean de Médicis, qui l’exhortait à venir exécuter dans sa patrie quelque ouvrage remarquable. Le Frate songeant que la mort l’avait délivré depuis plusieurs années de ses ennemis, le majordome Riccio et le Bandinelli, répondit qu’il se hâterait d’accourir auprès du duc Cosme, mais qu’il ne consentirait à se charger que de travaux dont la destination ne serait point profane, attendu qu’il s’était entièrement tourné vers Dieu et ses saints. Bref il revint, l’an 1561, à Florence, d’où il alla avec Zaccheria à Pise, pour saluer le duc et le cardinal de Médicis qui étaient alors dans cette ville. Leurs Seigneuries lui firent un gracieux accueil, et le duc lui promit de lui donner un travail important à son retour à Florence.

Le Frate obtint ensuite, grâce à l’entremise de Maestro Zaccheria, la permission de construire un magnifique tombeau dans le chapitre du couvent de la Nunziata, où maintes années auparavant il avait fait un Moïse et un saint Paul en stuc, comme nous l’avons dit plus haut. Le Frate voulait que ce tombeau lui servît à lui-même et à tous les artistes, peintres, sculpteurs et architectes qui n’auraient point de sépulture particulière. Les Servîtes, en récompense des biens qu’il leur avait donnés, s’étaient obligés par contrat à dire la messe dans la salle du chapitre à certaines époques, et à y célébrer chaque année, le jour de la Trinité, une fête solennelle, et le lendemain un office des morts pour le repos des âmes des fidèles inhumés dans ce lieu.

Fra Giovan’-Agnolo et Maestro Zaccheria communiquèrent ce projet à Giorgio Vasari, leur ami intime, et s’entretinrent avec lui de la compagnie des peintres qui avait été fondée du temps de Giotto, et qui se réunissait à Santa-Maria-Nuova de Florence (5), comme il en existe des témoignages encore aujourd’hui. La conversation qu’eurent ensemble les trois amis leur inspira l’idée de relever cette compagnie, qui, après avoir été expulsée de l’hôpital de Santa-Maria-Nuova par le directeur Don Isidoro Montaguti, était tombée en décadence et avait même fini par se dissoudre. Le Frate découvrit ses intentions au Bronzino, à Francesco San-Gallo, à l’Ammannato, à Vincenzio de’ Rossi, à Michèle di Ridolfo, et à une foule d’autres peintres et sculpteurs distingués.

En conséquence, le matin du jour de la Sainte-Trinité, tous les meilleurs artistes, au nombre de quarante-huit, se rassemblèrent dans le chapitre de la Nunziata qui était splendidement décoré et où déjà le tombeau était achevé, ainsi que l’autel auquel il ne manquait plus que quelques figures de marbre. On célébra une messe solennelle suivie d’un discours qui offrit l’occasion de payer un juste tribut à la libéralité dont faisait preuve Fra Giovan’-Agnolo en donnant à la compagnie ce chapitre et ce tombeau. L’orateur annonça ensuite que la compagnie allait prendre possession des lieux, en transférant dans le tombeau le corps du Pontormo, qui avait été inhumé dans le premier cloître de la Nunziata. Tous les artistes se rendirent aussitôt dans l’église, et les plus jeunes d’entre eux prirent sur leurs épaules le cercueil du Pontormo. Ils le promenèrent autour de la place, à la lueur des torches, et le portèrent dans le chapitre dont les tentures d’or avaient disparu derrière des draperies noires couvertes de peintures mortuaires. La compagnie se sépara, non sans avoir arrêté qu’elle se réunirait le dimanche suivant, pour instituer une académie où les élèves trouveraient des guides, et les maîtres des rivaux capables de stimuler leur zèle.

Giorgio Vasari ayant parié de ces choses au duc Cosme, et Rayant supplié d’accorder à l’étude des beaux-arts les mêmes secours qu’à celle des belles-lettres, le trouva aussi disposé que possible à aider et à favoriser la nouvelle académie. Quelque temps après, les Servîtes signifièrent à la compagnie qu’ils ne voulaient point que leur chapitre servît à autre chose qu’à des inhumations et à des célébrations d’offices, et qu’ils ne souffriraient point que l’on imposât à leur couvent une servitude semblable à celle qui résulterait d’assemblées régulières. Vasari soumit cette difficulté au duc qui lui répondit qu’il avait déjà songé à donner à ta compagnie une vaste et commode installation. En effet, Son Excellence ne tarda pas à charger Messer Lelio Torelli de dire au prieur et aux religieux degli Angeli qu’ils eussent à céder à la compagnie le temple commencé dans leur monastère par Filippo Scolari, surnommé lo Spano, Les religieux obéirent, et même permirent gracieusement à la compagnie de tenir plusieurs fois ses séances dans leur propre chapitre.

Mais le duc, ayant appris que plusieurs religieux étaient très-irrités de ce qu’on leur enlevait leur temple, fit savoir aux académiciens qu’il ne manquerait pas de les pourvoir d’un autre emplacement, puisque les moines ne les recevaient qu’à contrecœur. Le seigneur duc ajouta que, pour prouver l’affection qu’il portait à l’académie, il s’en déclarait le chef, le guide et le protecteur, et qu’il créerait chaque année un lieutenant qui le représenterait dans toutes les occasions. Le révérend Don Vincenzio Borghini, directeur de l’hôpital degl’Innocenti, fut le premier investi de cette honorable mission. Dix académiciens, choisis parmi les plus âgés et les plus habiles, allèrent remercier le duc de ces marques de bienveillance. Nous passerons ici sous silence tout ce qui a rapport à la réforme de la compagnie et aux règlements de l’académie, ces sujets ayant été longuement traités dans les chapitres dressés avec l’intervention du lieutenant et l’approbation de Son Excellence, par Fra Giovan’-Agnolo, Francesco da San-Gallo, Agnolo Bronzino, Giorgio Vasari, Michele di Ridolfo et Pier Francesco di Jacopo di Sandro (6), commissaires élus par l’assemblée.

Disons encore seulement que chaque académicien fut invité à présenter un dessin en remplacement du bœuf ailé de saint Luc, qui formait les anciennes armoiries de la compagnie. On vit alors paraître les plus capricieuses et les plus belles inventions qu’il soit possible d’imaginer, mais aucun de ces projets n’a, jusqu’à présent, obtenu la préférence (7).

Martino, élève du Frate, étant venu de Messine à Florence, mourut dans cette dernière ville au bout de peu de jours. Il fut enseveli dans la sépulture fondée par son maître. Bientôt après, en 1564, Fra Giovan’-Agnolo rejoignit Martino. On lui fit des obsèques honorables, et le très-révérend et très-savant Maestro Michel-Agnolo prononça son oraison funèbre dans le temple de la Nunziata.

Les arts et les artistes ont de grandes obligations à Fra Giovan’-Agnolo. On a pu voir de quelle utilité a été et est encore l’académie qu’il a, pour ainsi dire, créée, et qui se rassemble aujourd’hui, sous la protection du duc Cosme, dans la sacristie neuve de San-Lorenzo, où l’on admire les chefs-d’œuvre de Michel-Ange. Cette académie a montré les merveilles qu’elle est capable de produire, notamment lors des obsèques de Buonarroti qui furent d’une magnificence presque royale, et à l’occasion des noces de l’illustrissime prince de Florence et de Sienne, don François de Médicis, et de la sérénissime reine Jeanne d’Autriche. Divers historiens ont décrit ces fêtes, sur lesquelles nous nous étendrons au long dans un autre endroit (8).

Les arts, de même que les lettres, ont été cultivés et illustrés par plus d’un religieux comme Fra Giovan’-Agnolo. Aussi nous inscrivons-nous contre ces gens qui, poussés par la colère ou quelque autre passion plutôt que par l’amour de la vérité, accusent tous les religieux de n’avoir pris l’habit que par lâcheté, et par incapacité de faire autrement leur chemin dans le monde. Mais que Dieu leur pardonne !

Fra Giovan’-Agnolo vécut cinquante-six ans. Il mourut le dernier jour d’août 1563.



Plusieurs personnes, avec lesquelles notre publication nous a mis en rapport, nous ont conseillé de ne point la clore, sans y avoir consigné quelques considérations plus intimes et plus délicates sur ce qui intéresse l’art et les artistes ; nous devons ici d’abord les remercier de nous avoir crus propres à remplir cette tâche. Mais cette reconnaissance, que nous éprouvons pour une confiance qui nous honore, ne doit pas nous entraîner loin des limites naturelles de notre ouvrage, ni davantage nous abuser sur les convenances et sur nos forces. Le livre italien que nous vulgarisons est essentiellement un livre d’histoire. Que l’exercice de la peinture, l’étude des trois arts du dessin, et les recherches consciencieuses de leurs traditions, nous aient semblé pouvoir nous mettre à portée de le commenter utilement, tout le monde voudra bien le comprendre. De là à s’immiscer dans les questions les plus ardues, les moins défrichées, dont le siège, à bien dire, se trouverait au centre de l’art, dans le secret de l’atelier, et dans les entrailles mêmes de l’artiste, il y a un espace à travers lequel nous consentirons bien à nous avancer un peu, puisqu’on nous en fait un devoir, mais que nous n’essaierons pas de franchir, malgré les encouragements qu’on nous adresse. Selon les avis et les instances des personnes qui ont la bonté de se mettre en correspondance avec nous, il conviendrait que nous développassions à fond les idées que la lecture de Vasari suggère sur les principes de la théorie, sur les procédés de la pratique, et, ce qui serait certes moins difficile mais plus hardi encore, sur les devoirs des gouvernants et les besoins des administrés en fait d’art. Reconnaître tous ces terrains en friche, cela peut bien être, nous y souscrivons de grand cœur, fort nécessaire. Mais que nous pensions à soulever les premiers un tel poids et seuls, il y aurait indiscrétion, folie et ruine. Nous avons donné quelques gages d’indépendance et quelques preuves de zèle ; nous devons nous les rappeler, comme se les rappellent les personnes qui nous invitent à pénétrer plus avant dans les difficultés de notre tâche.

Espérons donc que stimulés par les bons conseils, mais toujours gouvernés par le sentiment de nos forces réelles et de nos exactes ressources, nous ne nous perdrons pas, et que les honorables sympathies qui nous entourent et nous appuient nous seront conservées. Pour écrire tout à fait efficacement sur les arts et les artistes, il faudrait une double autorité, bien savoir et bien parler. Dans les arts, la science est inépuisable ; l’intelligence et la vie n’y suffisent pas. Dans les arts, la parole est récalcitrante ; le cours de la pensée et les habitudes du langage peuvent à peine s’y approprier. Aussi sommes-nous prêts à reconnaître que, malgré la plus grande dépense de paroles, il s’est dit peu de chose de réellement utile, et qu’on a propagé peu de notions frappantes. Mais s’il est dans la nature des choses les plus désirables d’échapper continuellement à l’homme, n’est-il pas dans la nature de l’homme de les poursuivre sans cesse ? Aussi sommes-nous loin de repousser l’intervention si évidente, quoique si nouvelle, du raisonnement et de la parole dans les choses de l’art. La plainte des artistes à cet égard n’est qu’incomplètement motivée, et comme beaucoup de personnes nous ont engagés à le faire, nous ne saurions entièrement l’épouser. L’art doit gagner à ce qu’on s’occupe de lui. Le terrain sur lequel les artistes opèrent, pour n’avoir pas été autant que d’autres examiné par les meilleurs esprits, est resté encombré des préventions les plus fâcheuses et des principes les plus faux ; préventions et principes qui, au grand détriment des travailleurs, se sont tournés naturellement en théories stériles, en pratiques vicieuses, en conseils dangereux. Ce mal est grand ; pas assez, sans doute, pour dispenser de soins, et faire désespérer de tout remède ; mais trop pour ne pas imposer la prudence. L’effort le plus méritant, et malheureusement celui dont on s’occupe le moins, serait d’abord d’en bien reconnaître les symptômes et d’en étudier les causes, parce qu’on ne remédie à rien par les formules tranchantes et par le dogmatisme hâtif qui, à peine descendus sur une chose, s’en emparent violemment pour la gouverner, avant de savoir ce qu’elle est et ce qu’elle doit devenir. Aussi nous nous garderons bien, suivant nos habitudes, d’apporter, dans ces pages, rien de personnel et par conséquent de hasardé, tant sur l’art en lui-même, que sur ses rapports extérieurs. Sur ces chefs importants qu’on nous prie d’examiner, nous croyons plus opportun de combattre des préjugés, de réfuter des erreurs, de signaler des étourderies, que de donner des conseils, que d’affirmer des principes, et d’imposer une marche ; fastueux emploi, pour lequel cependant nous serions aussi bien préparés, sans doute, que beaucoup d’autres, si nous voulions consentir à tromper la jeunesse par de vagues déclamations et des conseils creux, en nous étourdissant nous-mêmes au bruit de nos paroles et à l’incohérence de nos idées. Le temps n’est pas venu d’établir une théorie de l’art, d’où puissent découler des prescriptions rigoureuses et des conseils certains pour les artistes, pour les amis de l’art, et pour les administrateurs qui le dirigent. C’est beaucoup, dans des époques transitoires et compliquées comme les nôtres, d’appeler l’attention sur des erreurs et des dangers aussi faciles à éviter quand on les examine, que funestes quand on n’y prend pas garde. À un office plus ambitieux, la sincérité des hommes les plus compétents doit répugner.

Qu’on ne croie donc pas que nous manquons de zèle ou de courage, là où la conviction seule nous fait défaut. Autant que nous l’avons pu, nous nous sommes éclairés ; autant que nous l’avons dû, nous nous sommes formulés. Simultanément trop hardis, au gré des uns, et trop retenus, au gré des autres, nous nous sommes efforcés de ne point mentir au mouvement consciencieux qui nous poussa, malgré notre inhabitude d’écrire, à affronter les plus épineuses discussions, les discussions d’art, dont les talents les plus consommés se sont emparés depuis quelques années, parce qu’ils étaient certains d’y briller et que l’opinion publique ne se trouvait pas assez avancée pour constater facilement que ces discussions n’étaient point un sujet pour leur éloquence, mais un simple prétexte. Nous avons prévu notre position. Elle devait être celle que rencontrent ordinairement les esprits consciencieux, mais limités, les intentions indépendantes, mais modérées, les expressions fermes, mais ménagées, surtout dans un temps de croyances mal assises où toute notion positive se dissout et se désagrégé. Partout où nous avons trouvé dans les arts des institutions devenues tyranniques, nous les avons combattues ; partout où se sont montrées des opinions devenues funestes, nous les avons attaquées. Cependant nulle part nous n’avons méconnu la logique des choses et nulle part nous n’avons nié aucune institution et aucune opinion, ni leurs services passés, ni leurs légitimes causes ; car il ne nous répugne pas de croire que, dans notre monde où rien n’est achevé, puisque rien ne s’y voit d’entier, les tyrannies et les erreurs n’aient leur juste et utile raison d’être. Mais ce que nous voulons c’est qu’elles y soient, comme tout y est, et l’homme lui-même, transformables et passagères. À ce qui heurte aujourd’hui nos intelligences, à ce qui compromet notre action, sans colère, mais sans complaisance, nous contestons seulement la perpétuité. C’est plus qu’il n’en faut, certes, pour soulever bien du blâme et s’exposer à bien des inimitiés. À l’abri des opinions et des institutions qui ont fait leur temps, végètent sans conscience et sans dignité des amours-propres et des intérêts d’autant plus jaloux et acerbes qu’ils se sentent d’autant plus près de leur confusion et de leur ruine. Dans ce moment suprême où l’influence morale leur échappe, ils se consolent et s’étourdissent dans les excès de la force brutale ; nous nous y résignons, et, pour les précipiter plus vite en les exaspérant, nous leur donnons ce bon conseil, qui n’est jamais compris, à savoir qu’on voit d’autant plus inévitablement finir la puissance, qu’on s’applique davantage à la conserver ; car toute force qui ne vit plus que pour soi n’a pas longtemps à vivre. Les professeurs, les écrivains, les administrateurs, occupés avant tout maintenant de soutenir et d’étayer les fastueuses institutions et les emphatiques systèmes auxquels ils doivent leur autorité et leurs avantages, signalent eux-mêmes, par leurs soins inquiets et leurs aigres démarches, combien est près de s’écrouler l’échafaudage élevé avec une si naïve confiance lors de la décadence de l’art, et où leurs derniers devanciers se tenaient encore naguère avec une insouciante sérénité. Quand les écoles, fermant leurs ateliers, ouvrirent les académies ; quand, abdiquant les tendances intimes de l’art, elles demandèrent aux lettres une direction et des conseils d’emprunt, l’opinion générale et l’opinion spéciale furent unanimes. Partout et en toutes circonstances l’acclamation la plus complète accueillit cette scabreuse réformation. Pas un esprit ne s’éveilla pour prévoir le mal, pas une conscience ne se remua pour l’empêcher. Les princes, les écrivains, les maîtres, les écoliers, chacun dans son ordre, y concourant de son approbation et de ses ressources, croyaient faire merveille. Les Montorsoli, les Vasari, pour en avoir seulement émis l’idée, devinrent populaires à Florence. À Rome, on porta en triomphe Zuccaro ; à Bologne, les Carraches ; à Paris, Lebrun ; et plus tard Mengs, Battoni et David, dans toute l’Europe, furent appuyés par les rhéteurs et chantés par les poètes. Les hommes les plus sérieux, les plus assidus, s’appliquèrent sans interruption, depuis l’époque médicéenne jusqu’à nos jours, à labourer l’archéologie de l’Égypte, de la Grèce, de l’empire Romain et de l’Italie moderne, pour déterrer dans cette âpre culture tout ce qui pouvait illustrer et recommander la donnée académique. Les plus persuasifs dissertateurs, les plus croyables érudits, les plus impérieux doctrinaires lui apportèrent leurs services et leur ascendant. À côté des illustrations de la pratique se fondèrent les illustrations de la théorie. Félibien, Winckelmann, Quatremère et tant d’autres théoriciens avec eux, ont pu conquérir dans les écoles de l’art autant de crédit et de gloire que les plus éminents praticiens. Et cependant, à l’heure qu’il est, le système académique cimenté par tant d’efforts, préconisé par tant de célébrités, soutenu par l’aveuglement et la docilité de plusieurs siècles, qui lui ont malheureusement constitué une tradition, s’en va, sapé dans ses bases, confondu dans ses organes, et précipité par le délire de ses agents. En dehors de cette somme plus ou moins grande de bon sens, de talents vrais et de science saine, que toute organisation doctrinale et pratique doit contenir pour subsister même un moment en face de l’opinion, tout en est aujourd’hui rejeté. Aux acclamations qui accueillirent les académistes quand ils se formulèrent pour la première fois, succèdent les plus unanimes récriminations. On attendait tout de leurs maximes et de leurs méthodes, de leurs ateliers, et eux-mêmes se sentaient assez confiants pour tout promettre. Aujourd’hui on dément leurs principes, on accuse leurs procédés, on déserte leurs bancs. La foule des artistes et des amis de l’art arrive jusqu’à incriminer de tiédeur et de modération, à ce qu’il paraît, ceux qui, comme nous, voyant ce grand corps menacé de mort, demandent qu’on l’examine dans toutes ses difformités et dans tous ses vices, avant de réclamer hautement sa dissolution. Le système académique dans les arts s’est, dit-on, jugé lui-même par ses œuvres. Inutile donc, dans les conférences et dans les écrits, d’user contre lui ni encre ni salive. Sous ses doctrines menteuses, sous ses productions fardées, nulle inspiration ne peut plus se trouver, nul exemple se rencontrer ; plus on les secoue, plus il s’en exhale une odeur de cadavre. Tout examen, toute autopsie nouvelle n’est plus qu’un inutile et fâcheux sursis à ses funérailles. Erreur, erreur de gens trop pressés. Les ruines embarrassent et inutilisent plus long-temps que cela le sol. L’arbre séculaire, que n’alimente plus la sève, s’attache encore profondément au sol par ses racines vivaces, et étend au loin ses branches mortes ; le couchera terre peut bien n’être pas une besogne dépourvue de fatigues et de dangers ; aussi, loin de nous porter ailleurs et de nous ingérer, bien qu’à la vérité on nous en requière, dans d’autres soins pour lesquels nous ne sommes point disposés, nous continuerons à recruter, si nous le pouvons, quelques convictions nouvelles à notre cause : il lui en faut encore beaucoup qui lui manquent pour assurer son triomphe. Les vices du système académique, profondément sentis, malheureusement trop expérimentés par les artistes, doivent être diligemment et sérieusement exposés devant l’opinion publique. Elle seule peut en faire justice ; elle y est disposée ; cependant ce n’est point à ses préventions que nous nous adresserons ; il vaut mieux mettre le temps à la chose ; quand on est radical, il faut être patient.

C’est pourquoi, sans nous draper dans un dédain et dans une indifférence que nous ne saurions, en bonne conscience, ressentir pour une organisation calamiteuse qui a si fort opprimé notre jeunesse, nous aimons mieux lui faire discrètement la guerre, que de la déclarer vaincue dans son avenir, en lui abandonnant notre présent. Or, nous nous sommes demandé, dans l’état en sont venues les choses, par quel bout un système aussi monstrueusement délétère, aussi profondément détestable, que le système académique, devait le plus utilement se prendre pour être définitivement confondu dans sa prolongation physique, après avoir été frappé dans sa vitalité morale. D’autres que nous ont montré et montreront encore la longue série d’influences mauvaises et de résultats déplorables qui constituent toute la tradition académique, à partir de la terrible inspiration du frère Montorsoli jusqu’à nous. L’annihilation des écoles les plus florissantes, la confusion des méthodes les plus certaines, la désertion des principes les plus féconds, l’adoption des plus stupides routines, la consécration des plus pitoyables préjugés, sont un fonds historique que beaucoup d’hommes ardents, et sachant bien dire, ont exploité et peuvent encore remuer sans le tarir. Intrigues odieuses, lâches envies, dégoûtantes bassesses, méprisables nullités, par lesquelles partout et en tout temps les plus grands talents et les plus dignes caractères ont été poursuivis, tel est le sommaire que la plume de l’historien peut développer dans une histoire sainement comprise des académies de peinture ; mais c’est justement parce que ce thème est grand, plein d’intérêt, et se prêtant aux plus beaux mouvements, que nous l’abandonnons à d’autres. Tout poète, tout philosophe, et c’est ici que bien sincèrement nous les adjurons d’entrer dans nos affaires, peut s’emparer de cette face d’une question que nous avons tant à cœur ; ils peuvent s’en emparer au profit de l’art et à celui de leur propre renommée. Aux penseurs à nous dire comment les civilisations lasses et folies permettent à point nommé à des organisations aussi vicieuses de s’impatroniser, à eux de nous montrer dans quels biais se pervertissent et s’annihilent fatalement les plus belles tendances et les plus nobles conquêtes de l’esprit humain à ses successives apogées. Et les poètes qui, dans notre histoire ou plutôt dans l’histoire des académies, trouveront mille endroits où les plus grands cœurs ont saigné, où les plus nobles œuvres ont été insultées, n’auront rien à disputer aux penseurs en restant dans les réalités du drame. C’est qu’en effet c’est une carrière bien large aux pensées et aux imaginations qu’une histoire où s’abîme tout un ordre de préceptes et d’enseignements, tel que celui qui donna au monde les Raphaël, les Michel-Ange, et l’illustre cortège au milieu duquel ils ont apparu, et où l’on voit encore les hommes qui rappellent le plus ces génies glorieux, traîner à travers les cabales et les brigues triomphantes leur vie cruelle comme une agonie. Peu après la machination de Montorsoli, dont Vasari fut complice, dont Michel-Ange, pour son honneur, repoussa la solidarité, l’Italie fut couverte du fatal réseau où l’art devait bientôt trébucher.

D’abord, pour n’évoquer ici que d’imposantes figures, voici un homme qui promène dans toute l’Italie sa misère, son désespoir, ayant à sa suite la haine académique ameutée contre lui. C’est le Dominiquin, âme douce et caractère modeste, mais dont le talent vrai, et par conséquent offensif, a soulevé l’envie du médiocre et emphatique académicien Lanfranc. Voulez-vous savoir où va la fureur, où s’élève parfois l’ascendant des artistes impuissants et des intrigants blessés : en présence d’une jeunesse ordinairement généreuse, en présence d’un public ordinairement impartial, la Communion de saint Jérôme faillit être déchirée, et son précieux auteur, dans le pain qu’il gagnait tous les jours si douloureusement, ne fut pas même préservé de trouver du poison.

Après cette victime résignée de l’art faux, de l’art académique, après ce touchant confesseur de l’art vrai, de l’art indépendant, il se trouva des tempéraments fougueux, prêts à tout oser, jetant comme un épouvantail leurs mœurs hautaines et comme un soufflet leur génie insolent. L’intrigue académique en vient encore à bout. Les plus pâles souteneurs défendent suffisamment les choses plates, qui pour elles ont l’opportunité et l’opinion. Le fougueux Caravage, pareil à une bête enragée, meurt sur la route, quelques jours après avoir fait son immortel portrait d’Adolphe de Vignacourt, le grand-maître de Malte qui l’avait nommé chevalier pour qu’il pût se battre avec l’académicien Josepin, le plus triste coryphée de la plus triste cause. Bien loin de ces époques chez nous, dans des mœurs différentes, même acharnement honteux des académistes contre les talents vrais et les caractères indépendants. Les élèves de Vouet qui préludaient à l’organisation de notre académie royale, et qui, peu de temps après, la composèrent, reléguèrent Poussin à Borne, Poussin qui, malgré leurs clameurs jalouses, est resté le premier peintre et le vrai chef de l’école française. Le Valentin et Claude partagèrent ce glorieux exil. Lesueur, ainsi que le plus inutile mercenaire, vécut dans la détresse et dans l’abandon. Dans cette vie si patiente et si retirée qu’à peine on en retrouve les traces, tout ce qu’on voit clairement, ce sont les embûches et les vengeances académiques. Dans la vie de Lesueur, il n’est parlé que de sa tenace misère, que de sa mélancolie incurable, que de ses continuels effrois, et de sa mort prématurée. Cependant Lesueur se trouvait en présence des plus faibles concurrents, au milieu des plus belles entreprises, et sous le plus grand roi.

Mais la grandeur des princes et l’importance de leurs projets peuvent ne rencontrer que de flasques organes et de débiles agents. Il fallait à Louis XIV un Puget ; l’académie lui donna un Girardon.

Plus tard encore, et sous un grand pouvoir, voyez se continuer cette influence désastreuse. Napoléon, sans doute, employa David, ce noble artiste, naguère à l’index de l’académie royale, mais délivré par la révolution des étreintes de l’ignoble corporation, qui l’eût brisé sans cela, aussi bien qu’un autre. David fut employé parce qu’il était devenu le coryphée d’une académie nouvelle, parce que, sous le manteau de ses généreuses doctrines, conspirait et s’organisait la plus stupide pédagogie. Mais Napoléon, pour ne pas mentir à la règle, pour prouver que la grandeur de l’art tient encore à autre chose qu’à la puissance d’un roi, laissa dans l’inoccupation Prud’hon, comme il y aurait laissé Géricault, en face de l’académie réinstallée, par cette passion indiscrète pour les errements anciens qui le perdit justement, quelque affligeante qu’ait été sa perte.

Voilà le plus rapide et le plus incomplet sommaire qui se puisse donner de l’histoire des académies, depuis Montorsoli jusqu’à nous. Il est frappant, fl est péremptoire. Mais si nos limites nous permettaient de l’étendre, si, d’écoles en écoles, de générations en générations, nous voulions dresser l’inventaire des méfaits académiques, nous arriverions aux preuves les plus minutieuses, aux démonstrations les plus intimes. Partout, et à quelque degré que se soient trouvés le mérite et l’indépendance dans nos arts, ils ont été en butte aux avanies rancuneuses, aux sales intrigues de l’organisation académique. Il en est résulté une énorme déperdition, dans laquelle la vie de l’art s’est appauvrie. Car si les circonstances mauvaises, si les infortunes et les obstacles trempent quelquefois les hommes, et donnent à leurs résultats une plus sobre et plus mâle empreinte que les mollesses d’une vie assurée et les douceurs d’une carrière facile, il n’en saurait être ainsi pour les misères et les étouffements que dispense la meurtrière institution des académies. Il y a des labeurs et des luttes où les reins se fortifient, où les cœurs s’agrandissent ; mais il y a aussi des dépenses vicieuses et des pollutions infâmes où le courage se perd et où les muscles s’avachissent. C’est dans ce dernier ordre de sacrifices et d’irritations impurs et débilitants, que l’esprit académique retient l’art enchaîné, et c’est pourquoi surtout, laissant de côté toutes les autres faces de la question, nous choisissons celle-là. Nous mettrons sous les yeux du public, pour la honte de l’esprit académique, dans nos arts, et pour sa plus prochaine disparition, la lèpre hideuse qu’il entretient avec diligence sur notre corps souffrant, afin de le mieux exploiter et le garder à merci. Pour l’art et les artistes, nous le répétons et non certes pour la dernière fois, nous n’écartons pas dans nos vœux timides les épreuves cruelles et les occurrences fatales à travers lesquelles tout marche et milite dans ce monde. Pour la large constitution de l’art rien ne nous effraie de ce qui peut se passer dans le temps ; mais si rien ne nous trouble, parce que nous nous sommes appris à voir de haut, tout nous dégoûte et nous soulève dans l’œuvre académique, parce que nous nous sommes appliqués à la reconnaître profondément.

Chaque existence a reçu des mains qui dirigent et conservent le monde la force nécessaire pour se perpétuer et résister aux hostilités du dehors ; l’art, souvent éprouvé et souvent victorieux, ne nous semble pas être le moins providentiellement doté entre les choses. Mais il n’est pas dit que les choses les plus fortes, parce qu’elles viennent about des puissances opposées, puissent résister long-temps à leurs propres adultères. Peut-être en est-il de l’art comme de l’homme entre les autres créatures ; peut-être tient-il, comme lui, de la supériorité de ses tendances, cette effroyable prérogative de pouvoir s’avilir et se suicider. Si donc une critique, mieux renseignée que la nôtre, arrivait à nous démontrer que l’esprit académique que nous allons poursuivre dans ses plus intimes retraites, n’est autre en définitive que l’esprit de l’art tel que le temps l’a fait, nous n’aurons plus qu’à nous éloigner tristement de cette ruine croulante. Mais heureusement nous n’en sommes pas là ; les académiciens jusqu’à présent sont seuls à prétendre qu’un étroit et indissoluble mariage unit leur vie à la vie de l’art. Nous croyons donc pouvoir en toute sécurité choisir la tâche de montrer que les influences malignes de l’esprit académique dans les arts ravagent sans compensation et détruisent dans le sens le plus odieux et le plus absolu.

Et d’abord, d’un trait pour abréger ce discours en rendant son objet plus vaste, établissons que toutes les académies de peinture sont solidaires. Les modernes bassesses des dernières académies de peinture sont la filiale acceptation des iniquités sauvages des académies anciennes. Après 89, jetant un coup d’œil sur les académies anciennes alors dissoutes, un homme, dont les académies rétablies ont recommandé elles-mêmes l’autorité, professait hautement l’opinion que nous consignons ici, comme la nôtre, si hardie qu’elle paraisse. En 1815, un prince, trompé comme tous les princes l’ont été à cet égard, depuis Cosme de Médicis, voulut que les académies du dessin reprissent les errements et les privilèges de leurs devancières, si courageusement démasquées autrefois par l’homme savant auquel nous faisons allusion. À ce vœu du prince, les académiciens actuels se sont empressés d’obéir, et, comme on le sait, les élèves de David proscrit trouvèrent le courage d’accepter l’hérédité d’une organisation abolie par les conseils de leur maître.

C’est donc en présence des académies anciennes que nous sommes encore : en examinant comment les académies fonctionnent actuellement, nous saurons comment elles fonctionnaient autrefois ; et sans nous préoccuper maintenant des écoles du passé, si nous exposons le mal qui débilite les écoles contemporaines, nous aurons embrassé entièrement la cause du dépérissement successif de l’art. L’allanguissement de l’art est radical, rien ne peut y remédier, ni noble inspiration, ni accroissement d’activité et de sacrifices, si le virus académique qui le ronge et avive continuellement ses ulcères n’est extirpé.

C’est ce qu’il fallait dire d’abord, car, à entendre les imbéciles et nauséabonds rhéteurs qui appuient l’existence des académies de peinture sur la consécration du temps, et qui sans cesse, en torturant la véridique histoire, s’efforcent de les abriter sous la tradition, et sous le manteau des Médicis, de Louis XIV et de Napoléon, on croirait volontiers qu’alors elles ont fait merveille, tandis qu’elles ont stérilisé leurs règnes si bien préparés. Maintenant que nous nous sommes expliqués, quoique en courant, permis à eux d’essayer de constituer une noblesse à ce venin, à cause de son invétération. Pour nous, plus nous le savons vieux, plus nous le tenons infect.

Le mal que l’esprit académique fait à l’art est un mal auquel rien ne remédie et dont rien ne console. Il s’attaque aux sources de la vie ; il dispute à la jeunesse de l’artiste toute naïveté et toute vénération. L’artiste est difforme de naissance, si bien que Dieu ait voulu le douer, pour peu qu’il vienne au monde dans un temps d’académie. Quand l’esprit académique règne, il règne souverainement. Les plus fougueuses résistances, les plus véhémentes réactions n’ont contre lui qu’une force apparente, et n’aboutissent qu’à manifester autrement les perverses conséquences de ses principes délétères. Ce n’est pas trop à l’homme pour être grand, que d’être désintéressé et libre. Rien de vraiment sain ne se fait dans les réactions. Il est temps de le dire, il nous semble. Dans les réactions l’homme est trop vite pris, et mené par les principes qui l’ont révolté d’abord. L’esprit académique exclut essentiellement, invinciblement, toute consciencieuse et franche éducation. Trouvez donc à cela un palliatif, une compensation ! L’éducation absente, c’est un abîme ouvert. Pour remplir cette place vide, on peut entasser pendant des siècles les laborieux résultats des organisations les plus brillantes, sans qu’il y paraisse. Voyez depuis l’époque où l’invention du Montorsoli et de ses acolytes, comme une machine de guerre est venue battre en brèche l’édifice sacré de l’enseignement ancien, que de grands hommes se sont remués et consumés, sans pouvoir déguiser sur le front de leurs œuvres le cachet honteux de la décadence de l’art ! Eh quoi ! dans les temps d’éducation saine et naïve, les plus frêles plantes avaient toute leur grâce et toute leur fraîcheur aussi bien que les plus fortes leur majesté et leur éclat ; et aujourd’hui chacun rampe et s’étiole ! Nous n’accusons pas tant les académies de ne pouvoir évoquer dans toutes leurs dynasties fainéantes aucun nom glorieux à mettre à côté des noms royaux de l’art ancien : elles n’ont jamais travaillé pour cela. Nous les accusons, nous les exécrons, pour avoir ruiné, dans leurs pratiques vicieuses et leurs préceptes pervers, tout artiste venant au monde, au point que les plus forts tempéraments se soient trouvés impuissants ou paralysés dans l’âge de la virilité. Mais le moment n’est pas venu encore d’expliquer comment s’amoindrissent, s’exaspèrent et s’égarent, les artistes qui échappent le mieux encore aux régimes des académies. Il suffit d’avoir marqué que nous nous tenons prêts à mettre ce grief inattendu sur leur compte, et qu’un jour, pour peu qu’on y tienne, nous le ferons. Voyons plutôt comme s’engourdissent et s’éteignent les artistes qui subissent dans toute son étendue et dans toute son efficacité la providence académique.

Ici nous allons faire taire nos colères. Nous ne crions plus nos convictions, nous entrons dans les faits, et notre procédé n’est pas de nous passionner en les racontant.

Le jeune peintre qui, soit autrefois, à Florence, à Venise, à Rome, à Bologne, soit aujourd’hui, à Paris, a cherché à s’éclairer sur le nombre, la nature et le crédit des différents modes d’éducation en vigueur, ne s’est-il pas, depuis Montorsoli jusqu’ici, toujours le plus naturellement trouvé en présence des systèmes d’enseignement officiel, national, public et gratuit, d’une école des beaux-arts ?

Lisez le Vasari, lisez Félibien, lisez Quatremère, écoulez, partout où vous les rencontrerez, les académiciens recommandant leur institution, et ce sera cette première condition de l’accessibilité et de la gratuité de l’enseignement que d’abord ils feront valoir.

Quant à nous c’est le premier danger que nous remarquons pour la jeunesse, et le premier mensonge que nous reprochons à l’institution.

Si l’éducation qu’on reçoit à l’école est mauvaise (et tout à l’heure on le verra), tant pis certes, qu’elle s’affiche d’une manière provocante, et qu’elle entraîne une jeunesse dans le dénûment par une gratuite et fallacieuse accessibilité. Ce premier mensonge, ce perfide appât de l’institution, en tout temps et maintenant encore, a retenu et retient pendant plusieurs années, dans un cercle de déceptions poignantes et d’alternatives abrutissantes, des malheureux qu’on devrait rougir de traiter ainsi, des enfants recommandés ordinairement par deux choses saintes pour les gens de cœur, la misère et l’espérance dans le jeune âge, la misère qu’ici rien n’autorise à croire méritée, l’espoir qu’ici rien n’autorise davantage à suspecter. Non, l’instruction qu’on reçoit à l’école, bonne ou mauvaise, n’est ni complète, ni accessible, ni gratuite. On a voulu y fonder, comme ailleurs, un enseignement rationnel et public pour les beaux-arts ; on a voulu faire pour eux ce qu’on a fait pour toutes les connaissances religieuses, morales, industrielles, scientifiques et littéraires. Nous le savons bien ; le programme n’est pas neuf. Les règlements de Montorsoli ont été traduits dans toutes les langues.

Nous n’ignorons pas qu’on appelle la jeunesse. Tout système qui vise à dominer a besoin de s’assurer d’elle. — Mais en s’assurant d’elle, quelle grâce y met-on ? De toutes parts, le programme académique la rassemble, ses promesses répondent à tout, et quand on croit que la porte de renseignement va s’ouvrir, on la trouve fermée. On exige de la jeunesse, précisément et au préalable, les connaissances qu’elle se prépare à acquérir. Quel est ce premier et monstrueux non-sens ? En fait, l’admission à l’école n’est pas libre ; on n’y entre pas en vertu d’un examen, on s’y trouve tout d’abord en présence d’un concours ; ce concours doit fatalement n’ouvrir les portes de l’étude qu’à un nombre d’élèves très-restreint ; ce concours, contradictoirement à tous autres dans les diverses branches d’études, ne conférera aucun titre, aucune garantie. Au jeune peintre seul, il n’aura été fourni dans l’instruction publique aucun exercice, aucun moyen préparatoire. Qu’est-ce à dire ? ce concours d’entrée se renouvelle tous les six mois, et forcément il arrive de deux choses l’une : ou que le nombre entier de ceux qui se présentent pour la première fois sera repoussé, ou qu’un certain nombre de ceux antérieurement admis perdront leurs avantages acquis, leur unique moyen d’avancement et d’étude. Des deux côtés, la vraie, la saine éducation que l’exclusive école prétend renfermer dans son sein, se trouvera refusée à la jeunesse ! Et le préjugé prétend que les abords de cette éducation, ainsi marchandée et précaire, sont publics.

Maintenant cette éducation en soi est-elle suffisante ? Premièrement, nous demandons qu’on veuille bien se rappeler ici les considérations rapides dont nous avons fait suivre la biographie de Perino del Vaga ; secondement, nous disons que tout l’enseignement de l’école se résume, à proprement parler, dans le cours de dessin du soir. En effet, l’école ne songe à la peinture que pour exiger du jeune artiste les fortes épreuves qui permettent d’aborder et qui obtiennent le prix de Rome, c’est-à-dire les concours sémestriels de l’esquisse et du torse, et le concours annuel des loges. Où donc la maternelle école a-t-elle pensé que l’étudiant aura pu trouver, dans cette partie définitive et suprême de l’art qui embrasse toutes les autres, et dont les difficultés par cela même sont si ardues, ces conseils, cette méthode, cette tenue qui l’auront à la fois empêché de céder aux mauvaises tendances, et mis en possession des vraies ressources et des utiles procédés ? Est-ce que l’école des beaux-arts croit avoir fait quelque chose de bien providentiel pour le jeune peintre, en lui délivrant une carte d’étude spéciale pour le musée ? L’utilité, cependant, ne lui en sera pas plus grande qu’un passeport à un paysagiste.

Et ici qu’on ne vienne pas nous dire que l’enseignement académique se complète et doit se compléter par les leçons particulières des maîtres, professeurs à l’école ; car, alors, nous entrerions dans un ordre de discussion qui répugne à tout vrai théoricien, et, par les assertions les plus fortes et les plus loyales, nous ferions monter à plus d’un homme, en le nommant, le rouge au visage. Nous remuerions à fond un foyer de cupidité et de démarches sales, s’il nous fallait expliquer entièrement ce que déguise si mal cet esprit exclusif, produit du calcul plus encore que de la conviction, qui, sous prétexte de conserver de l’unité et de l’ensemble à l’instruction, conduit forcément les élèves à l’atelier des membres de l’Institut, et fonde à leur profit un monopole au moins étrange dans nos arts prétendus libéraux. Si les académiciens, en enfreignant, comme ils l’osent souvent, toute pudeur et toute convenance, insinuent que renseignement national ne doit pas pouvoir se passer du concours de leurs ateliers, que la jeunesse leur demande nettement l’explication de cette épithète de gratuite que la générosité nationale a écrite au front du palais qui abrite leur avarice.

Mais ce n’est pas tout ; à l’école les concours ne sont pas plus significatifs que les cours n’y sont suffisants.

Dieu nous garde de dégoûter nos lecteurs en les promenant dans le labyrinthe d’inepties que les nombreux concours imaginés par la sagacité académique ont pour objet ; il suffit de les ramener à leur principe commun, et de les voir dans leur base fondamentale. Saluons l’académie, mère de toute sage doctrine, source de toute invention féconde dans les arts ! Admettons l’utilité de tous les concours et la portée de toutes les idées dont sa majestueuse complaisance se couronne.

Pour que ces luttes soient significatives et morales, il faut au moins qu’elles soient fournies dans les mêmes conditions. L’académie l’a compris comme nous. Dans sa sagesse révélée et sa philosophique équité, elle a légiféré sur ce point important : devant la charte de l’académie, tout Français est égal. Dans ses concours on trouve l’identité des ressources, du temps et du sujet, de telle sorte que celui qui aura le mieux surmonté l’identique difficulté sera le plus méritant, et celui dans lequel l’art devra le plus espérer.

Cela est-il bien vrai et efficace ? Pas plus que toute autre chose dans ce cloaque de mensonges, dans ce lieu de tortures et de mutilation : pour établir l’égalité des ressources entre les candidats, on les leur retire toutes. Toujours le grand moyen avec lequel la sainte égalité se cherche depuis Procuste, des tenailles et un couteau ! Comme si rien n’était plus varié que la nature des ressources que chaque génie appelle à son aide, comme si, à talent égal et de même avenir, l’un ne pouvait produire sans souvenirs, sans point d’appui et de repère ; comme si l’autre, au contraire, ne pouvait pas avoir besoin de s’appuyer sur un thème préexistant, de s’inspirer sur des impressions extérieures !

Les gens de l’académie, tous coulés dans le même moule, contestent la différence d’intensité de la mémoire, de l’imagination, de la facilité chez les hommes d’un mérite équivalent.

L’identité du motif et du sujet, qui a paru à ces expériences consommées et à ces larges esprits devoir présenter aux concurrents une difficulté égale, est tout aussi merveilleusement trouvée. Quand l’homme ingénieux d’Ithaque, l’académie nous pardonnera certainement ce souvenir emprunté à ses programmes, cherchait le futur vainqueur d’Hector au milieu des jeunes filles de la cour de son aïeul, il cachait un glaive au milieu des hochets. L’académie fait réciter cette fable à ses élèves, mais n’oserait leur en expliquer l’enseignement ; ses monotones exigences et l’invariable donnée du grand prix de Rome repoussent les organisations les plus précieuses et les plus rares.

En somme, l’esprit académique, par son monstrueux conseil d’une école centrale et privilégiée, que toutes les nations et tous les pouvoirs, depuis le temps de Montorsoli, ont suivi, a ruiné complètement toute éducation libérale. Le besoin de faire rentrer tous les éléments de cette éducation dans une institution étroite en a fait nier la plus importante partie ; les mauvaises passions ont fait le reste de cette œuvre inintelligente. La jeunesse est tiraillée et dépensée dans les appâts et les concurrences les plus trompeurs et les plus stériles. La pitoyable éducation de l’artiste réagit sur le goût public et les principes des gouvernements en fait d’art. Cette corruption universelle, qui s’étend partout où l’art se porte, est sans palliatif et sans compensation.

De tout côté, l’art cerné ne peut trouver aucune ouverture par où un peu d’air et de vraie protection puissent lui arriver. L’étranglement est complet.

Voyez plutôt ce qui s’est produit dans les derniers temps.

Les études de la peinture, après les grands mouvements contemporains qui régénèrent tant de choses dans notre civilisation moderne depuis 89, ont espéré un moment se retremper et se transformer. Une voie plus large, plus cligne, se montre avec les symptômes de la révolution française. De généreux novateurs essayèrent d’en finir avec les déplorables, les ignobles errements des académies de l’ancien régime. L’esprit académique reprit bientôt la chose en sous-œuvre, et la donnée de David est exploitée aujourd’hui comme la donnée du Poussin le fut sous les règnes honteux des Vanloo, des Natoire, des Parrocel, des Pierre, des Bardon, des Lépicié, des Lagrénée, et de tous ces manœuvres sans génie et sans talent qui ont déshonoré notre école officielle dans le dernier siècle. Ce ravage s’est fait sourdement pendant l’Empire et la Restauration.

Depuis, un nouveau mouvement donna quelques espoirs aux confiances faciles. Les expositions annuelles de notre école, à partir de 1830, excitèrent la jeunesse à déserter les leçons de l’académie, que la presse unanime et l’opinion consciencieuse de tous les vrais amis de l’art avaient pleinement discréditées. L’académie ébranlée laissa faire prudemment, certaine de réparer avant peu cette brèche. Le bon sens du public avait réclamé ces expositions. Le bon plaisir du prince s’empressa de les mettre sous le pied des académiciens. La jeunesse indépendante, débilitée et frustrée autrefois à la porte de l’académie, l’est aujourd’hui à la porte du Louvre, sa succursale, par les plus indignes fraudes et les plus odieuses brutalités. Les plus belles promesses, les promesses de toute une génération, saluées par la franche sympathie du public, sont dissipées. L’exposition de 1831, respectée par la peur des académiciens encore pâles d’une secousse qui pouvait leur arracher leur monstrueux pouvoir, offerte à une jeunesse mal préparée, peut s’invoquer ici en témoignage. Les seuls hommes dont l’art français aujourd’hui peut se recommander, et par lesquels il se tient à la hauteur quelles nations rivales nous envient, ont dans ce temps fait leur trouée. L’académie, si puissante qu’elle soit redevenue, est incapable de leur ôter les avantages de cette occasion inespérée ; mais ils seront sans successeurs. Dans l’intérêt du sommeil académique, tout ce qui se trouva alors trop jeune de quelques années est aujourd’hui foulé aux pieds et bâillonné par les plats bourreaux. À l’exception de ces quelques hommes qui de temps en temps, à cause de la faveur qui les entoure et dont nous avons expliqué le passage, les expositions sont livrées aux troupeaux d’eunuques châtrés à l’école par les pédagogues attentifs. Le public se dégoûte et se lasse, mais la coterie sans vergogne lui crie qu’on choisit encore consciencieusement, dans les fruits de l’art que le soleil de la munificence nationale fait éclore, les plus réguliers et les plus savoureux. Que voulez-vous faire dans ce cercle d’impudences et de brutalités ? Il faut, coûte que coûte, les démasquer, et quand on écrit comme nous sur l’art, le faire haut, pour, si quelque chose d’un travail consciencieux demeure, ne pas risquer de passer plus tard pour un malhonnête homme en laissant croire qu’on a

trempé dans ces turpitudes.
NOTES.

(1) Francesco del Tadda, autrement appelé Francesco Ferrucci, trouva le moyen de travailler le porphyre.

(2) Voyez la vie d’Andrea de Fiesole, tome VI.

(3) Voyez la vie du Genga.

(4) Voyez la vie de Baccio Bandinelli, tome V.

(5) Voyez le Baldinucci, qui parle très au long de cette académie et qui en rapporte les statuts.

(6) Vasari, à la fin de la vie d’Andrea del Sarto, met Fier Francesco di Jacopo di Sandro au nombre des élèves de cet illustre maître.

(7) Voyez le tome Ier des Lettere pittoriche, p. 191.

(8) Voyez la lettre de Vincenzio Borghini, tome Ier des Lettere pittoriche.

  1. On entend ici par croisée le travers qui forme les deux bras d’un édifice bâti sur le plan d’une croix.