Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 7/Marco de Calabre

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VIES

DES PLUS CÉLÈBRES

PEINTRES, SCULPTEURS

ET

ARCHITECTES.


MARCO DE CALABRE,

PEINTRE.

Lorsqu’une grande lumière éclate dans l’une des branches de la science, elle rayonne sur l’humanité toute entière ; mais sa splendeur paraît plus ou moins vive, plus ou moins merveilleuse, suivant les lieux et les circonstances. En effet, les hommes de génie qui, semblables à des fruits nés hors de leur sol, se rencontrent, comme le peintre Marco, dans des contrées où leurs pareils sont inconnus, excitent notre admiration et notre joie bien plus que ceux que l’on voit dans certains pays où ils abondent naturellement.

Marco naquit en Calabre (1) La nécessité de perfectionner ses études l’appelait à Rome ; mais l’air doux et parfumé de Naples le retint sur les plages du Sebeto, où il croyait entendre les chants des sirènes se marier aux accords harmonieux de son luth. Il y resta jusqu’au jour où il rendit à Dieu son âme, et à la terre sa dépouille mortelle.

Dans sa nouvelle patrie, Marco exécuta de nombreux travaux à l’huile et à fresque, et se montra supérieur à tous les peintres nationaux de son époque. À dix milles de Naples, à Aversa, on admire dans l’église de Sant’-Agostino le grand tableau du maître-autel, où il représenta la Dispute de saint Augustin avec les hérétiques (2). Cette composition est entourée de divers sujets tirés de la vie du Christ, et se distingue par un brillant coloris et un style soutenu qui se rattache à tout ce qu’il y a de bon dans la manière moderne. Ce n’est là d’ailleurs qu’une seule des innombrables productions dont il enrichit Naples et les autres villes du royaume.

Sa vie s’écoula joyeuse et à l’abri des caprices de la fortune. L’absence de tout rival lui permit de jouir paisiblement de l’affection des grands, et d’exercer fructueusement son art. Il mourut à l’âge de cinquante-six ans. Ses ouvrages datent de l’an 1508 à l’an 1642.

Marco eut pour élève Gio. Filippo Crescione de Naples, qui peignit et peint encore de concert avec Lionardo Castellani son beau-frère ; mais comme ces deux artistes sont aujourd’hui vivants, nous nous contenterons de les avoir mentionnés en passant.

Un autre Calabrais, dont j’ignore le nom, travailla avec Marco et ensuite avec Giovan d’Udine. Il décora en clair-obscur plusieurs façades de maisons à Rome, et orna de fresques la chapelle de la Concezione dans l’église de la Trinità.

À la même époque, Niccola, plus connu sous le nom de Maestro Cola dalla Matrice, fit à Ascoli, en Calabre, et à Norcia de nombreux ouvrages fort estimés, qui lui acquirent une grande renommée. Habile architecte, il dirigea les constructions de tous les édifices que l’on éleva de son temps à Ascoli et dans toute cette province.

Se souciant peu de visiter Rome, Maestro Cola ne songeait point à s’éloigner d’Ascoli où il menait une vie douce et tranquille, lorsque les troubles qui éclatèrent sous le pape Paul III le forcèrent de s’enfuir avec sa femme, dont la jeunesse et la beauté mirent à leur poursuite des soldats forcenés. Pour sauver son honneur et la vie de son mari, cette femme héroïque se jeta dans un précipice. À la vue de son corps tout broyé, les soldats s’arrêtèrent sans faire aucun mal à Maestro Cola, dont les jours furent empoisonnés par cette tragique aventure.

Peu de temps après, Alessandro Vitelli, seigneur de la Matrice, le conduisit à Città-di-Castello, où il le chargea d’exécuter dans son palais diverses peintures à fresque et à l’huile.

Maestro Cola retourna ensuite dans sa patrie où il mourut. Il serait, sans aucun doute, parvenu à un degré de talent éminent, s’il eût exercé son art dans un pays où l’émulation et la concurrence l’eussent forcé à une application plus grande, et à de plus sérieuses études qui auraient nécessairement développé les grandes dispositions dont la nature l’avait doué.



Sans nous y arrêter longuement, nous ferons quelques réflexions sur cette courte biographie du Calabrais. Quoique Marco ait été un homme de mérite, comme l’attestent ses ouvrages subsistants, le Vasari s’est évidemment exagéré son importance. La forte empreinte des données de l’art romain et florentin, qui distingue ses productions, a pu disposer pour lui outre mesure le Vasari, qui ne vit qu’en passant les œuvres de la Calabre, et n’eut pas le temps de les comparer attentivement et de les classer entre elles. Le Vasari nous semble encore peu fondé, lorsqu’il s’émerveille autant sur l’étrangeté de l’apparition d’un tel talent dans ce pays. Nous ne voyons pas que cette province, écartée des grands centres de l’activité italienne, ait été tellement privée de mouvement, qu’on doive s’étonner d’y rencontrer un homme. La Calabre a eu ses artistes, et ce surnom de Calabrais distingue plus d’un beau talent à toutes les époques de l’art italien.

D’ailleurs notre auteur, si érudit en beaucoup d’autres endroits de son livre, et qui, ici même ; marie les accords du luth moderne aux chants mythologiques des sirènes, n’aurait-il pas dû se rappeler que, sur cette pauvre terre de la Calabre, étaient assises autrefois ces villes si savantes et si profondément artistes de la grande Grèce antique ? — Marco fut un produit de la tradition raphaëlesque qui influa tant dans cette époque sur l’école napolitaine. Le Vasari nous l’apprend, en nous disant que ses œuvres se rattachent à tout ce qu’il y a de bon dans la manière moderne. Quoiqu’il ait négligé de nous l’indiquer, il est certain que Marco fut l’élève fidèle et intelligent de Polydore de Caravage. Polydore, dans sa vieillesse, alla fonder à Messine une école vraiment remarquable, et beaucoup de Siciliens et de Calabrais initiés par lui en ont laissé les plus irrécusables témoignages. C’était aussi un homme de talent et un Calabrais que le malheureux qui, souillant ses mains habiles du sang de ce vénérable vétéran de la peinture, attacha au souvenir de son maître son nom odieux et son atroce ingratitude. Le tableau de l’Épiphanie qui se voit dans l’église de Saint-André, et où le misérable avait fait entrer un magnifique portrait du grand homme qu’il devait assassiner bientôt pour le voler, dépasse en mérite les œuvres vantées de son innocent condisciple et compatriote Marco.



NOTES.

(1) Le P. Orlandi l’appelle Marco Cardisco.

(2) Le P. Orlandi prétend que ces peintures ont été faites, non à Sant’-Agostino d’Aversa, mais à Sant’-Agostino de Naples.