Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 7/Niccolo

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NICCOLO, DIT LE TRIBOLO,

SCULPTEUR ET ARCHITECTE,




Le menuisier Raffaelio, surnommé le Riccio de’ Pericoli, qui jadis habitait auprès du carrefour de Monteloro à Florence, eut, l’an 1500, un fils qu’il fit baptiser sous le nom de Niccolò. Raffaello, ayant vu que son enfant avait un esprit subtil et pénétrant, voulut, malgré sa pauvreté, qu’il commençât par apprendre à lire, à écrire et à compter : il l’envoya donc à l’école. Le jeune Niccolo était d’une vivacité et d’une turbulence vraiment diaboliques. Jamais il ne pouvait rester en repos, jamais il ne cessait de causer aux autres et à lui-même toutes sortes de tribulations ; si bien que tout le monde l’appela Tribolo, surnom que depuis il a toujours conservé, bientôt son père, autant pour se servir de lui que pour réprimer son humeur remuante, le prit dans sa boutique et lui enseigna la menuiserie. Au bout de peu de mois, il reconnut à la pâleur et à la maigreur duTribolo, qu’il n’était pas propre à ce rude travail. Afin de lui épargner de grandes fatigues, il le mit à sculptèr en bois ; mais comme il savait que sans le dessin, père de tous les arts, il ne deviendrait jamais un maître éminent, il voulut qu’il débutât par dessiner des corniches, des feuillages, des grotesques et, eu un mot, tout ce qui était nécessaire à l’exercice de son métier. Le Tribolo donna de telles preuves d’intelligence et d’adresse, que Raffaello, homme plein de sens et de jugement, ne put se résoudre à le garder près de lui pour n’en faire qu’un simple menuisier. Il consulta son confrère Ciappino, qui lui conseilla de placer Tribolo en apprentissage chez Nanni Unghero, son intime ami, qui exerçait l’état de menuisier et celui de sculpteur en bois. Raffaello adopta l’avis de Ciappino et confia son fils pour trois ans à Nanni, dont la boutique était le rendez-vous ordinaire de Jacopo Sansovino, d’Andrea del Sarto et de divers artistes qui depuis ont acquis une haute célébrité. Nanni était alors chargé d’exécuter de nombreux ouvrages de menuiserie et de sculpture en bois pour la villa de Zanobi Bartolini, à Rovezzano, hors de la porte alla Croce ; pour le palais Bartolini, que l’on construisait sur la place de la Santa-Trinità, et pour le jardin et la maison que Giovanni, frère de Zanobi, possédait à Gualfonda. Nanni, ainsi accablé de besogne, n’épargna point le Tribolo, qui du matin au soir fut forcé de manœuvrer des scies, des rabots et d’autres grossiers outils. Le dégoût ne tarda pas à s’emparer de notre jeune élève. Sa santé s’altéra, et lorsque son père lui en demanda la cause, il lui répondit « qu’il pensait ne pas pouvoir rester avec Nanni ; qu’il fallait aviser à le faire entrer dans l’ateulier d’Andrea del Sarto, ou dans celui de Jacopo Sansovino, et qu’il espérait profiter davantage et se mieux porter chez l’un ou l’autre de ces maîtres. »

Raffaello eut encore recours au Ciappino, à la recommandation duquel Jacopo Sansovino accueillit volontiers Tribolo qu’il avait déjà vu dans la boutique deNanni, et qu’il connaissait pour un assez bon dessinateur et surtout pour un habile sculpteur en bois. Lorsque le Tribolo alla trouver Jacopo Sansovino, celui-ci était occupé à sculpter, en concurrence de Benedetto de Rovezzano, d’Andrea de Fiesole et de Baccio Bandinelli, la statue de l’apôtre saint Jacques qui est encore aujourd’hui dans l’œuvre de Santa-Maria-del-Fiore. Une fois à l’école du Sansovino, le Tribolo se mit à modeler en terre et à dessiner avec toute l’application imaginable. Il fit de tels progrès, que Jacopo s’attacha à lui de plus en plus, l’encouragea et le poussa en avant, en l’employant en diverses occasions, bien qu’il eût sous la main le Solosmeo de Settignano et Pippo del Fabbro, jeunes gens de grande espérance, mais moins habiles que le Tribolo à manœuvrer le ciseau et à modeler en terre et en cire. Dès que le Sansovino eut achevé son apôtre et un Bacchus destiné à la maison que Giovanni Bartolini avait à Gualfonda, il commença à se servir de notre jeune artiste dans ses ouvrages. Ainsi Messer Giovanni Gaddi, son intime ami, l’ayant chargé d’exécuter une cheminée et un évier en pierre de macigno pour sa maison de la place di Madonna, il fit modeler en terre plusieurs enfants par le Tribolo, qui s’acquitta si bien de cette tâche, que Messer Giovanni lui confia le soin de sculpter deux médaillons en marbre qui furent placés au-dessus d’une porte de la même maison.

Sur ces entrefaites, le Sansovino, qui avait la réputation, non-seulement d’égaler, mais encore de surpasser le célèbre Andrea Contucci son maître, fut choisi, grâce à la protection des Bartolini, pour exécuter un immense tombeau destiné au roi de Portugal. Il fit un superbe modèle couvert de bas-reliefs et de statues en cire, dont la plupart furent modelées par le Tribolo. La beauté de ces figures fut telle, que Matteo di Lorenzo Strozzi commanda à notre jeune artiste, qui, se croyant désormais assez fort pour marcher seul, s’était séparé du Sansovino, plusieurs enfants en pierre et bientôt après deux enfants en marbre tenant un dauphin qui lance de l’eau. Ce groupe orne aujourd’hui un vivier de la villa de Messer Matteo, à San-Casciano, à huit milles de Florence.

Pendant que le Tribolo était occupé de ces travaux, Messer Bartolommeo Barbazzi, étant venu à Florence pour ses affaires, se souvint que Bologne, sa patrie, avait besoin d’un jeune homme assez habile pour sculpter en marbre une partie des bas-reliefs et des statues de la façade de la cathédrale de San-Petronio. Après en avoir conféré avec le Tribolo, dont le talent et le caractère lui plurent, il le conduisit à Bologne où il termina en peu de temps les deux belles sibylles de marbre qui décorent la porte de San-Petronio qui conduit à l’hôpital della Morte (1). Après l’achèvement de ces statues, le Tribolo attendait chez Messer Bartolommeo qu’on lui donnât de plus importantes entreprises, lorsque la peste de l’an 1525 commença à ravager Bologne et toute la Lombardie. Le Tribolo se réfugia à Florence, et ne revint à Bologne qu’après la disparition du fléau. Messer Bartolommeo l’avait rappelé, non pour travailler à la façade de la cathédrale, mais pour construire un tombeau où il désirait reposer avec les amis et les parents que la peste lui avait enlevés. Dès que le Tribolo eut achevé son modèle, qui fut approuvé par Messer Bartolommeo, il se rendit à Carrare pour dégrossir ses marbres, afin de faciliter leur transport et de pouvoir donner une plus grande dimension aux figures. Il ébaucha aussi deux enfants en marbre qu’il envoya à Bologne avec toutes les pièces du tombeau. Messer Bartolommeo étant mort sur ces entrefaites, ces marbres furent déposés dans une chapelle de San-Petronio où ils sont encore aujourd’hui. La mort de Messer Bartolommeo causa une telle douleur à Tribolo, qu’il retourna en Toscane. De Carrare, il se dirigea vers Florence, mais il s’arrêta à Pise pour visiter Maestro Stagio da Pietrasanta, son intime ami, lequel était alors occupé à sculpter en marbre deux colonnes destinées à être placées aux côtés du maître-autel de la cathédrale. Chacune de ces colonnes devait être surmontée d’un ange en marbre, haut de deux brasses moins un quart, tenant un candélabre. Le Tribolo, sur l’invitation de Stagio, entreprit d’exécuter un de ces anges, et le conduisit à fin avec toute la perfection désirable. Les draperies qui voltigent autour de l’ange sont d’une légèreté et d’une élégance inexprimables. Entraîné par l’amour de l’art, le Tribolo consacra à cet ouvrage un temps énorme dont il ne fut point indemnisé comme il espérait : aussi se refusa-t-il à travailler davantage pour la cathédrale.

Il retourna à Florence et y rencontra Gio. Battista della Palla, qui faisait faire pour le roi François Ier autant de tableaux et de sculptures que possible, et achetait des antiquités et des peintures de tout genre, pourvu qu’elles fussent de la main de bons maîtres. Au moment où le Tribolo arriva à Florence, Gio. Battista avait un magnifique vase antique de granit auquel il voulait joindre quelques figures, afin de l’envoyer au roi de France pour décorer une fontaine. Il communiqua son projet au Tribolo, qui lui sculpta une déesse de la Nature, portant sur sa tête le vase de granit. Cette statue est accompagnée d’enfants qui jouent avec des guirlandes et des quadrupèdes ; à ses pieds sont des poissons de toute espèce. Elle fut expédiée en France, où elle fut à bon droit admirée et placée, comme une chose précieuse, à Fontainebleau.

L’an 1529, le pape Clément VII, ayant résolu de déclarer la guerre à Florence et de l’assiéger, ordonna de lever secrètement un plan de la ville et des environs où fussent indiqués avec exactitude les collines, les montagnes, les fleuves, les rochers, les maisons, les églises, les places, les rues, les murs, les bastions et tous les autres moyens de défense. Il chargea de cette commission Benvenuto della Volpaia, bon horloger, savant astronome et surtout habile géomètre. Benvenuto voulut s’associer le Tribolo, qui avait conseillé d’exécuter le plan en relief pour qu’il fût plus compréhensible. Ce travail n’était ni sans difficulté ni sans danger. Il fallait que Benvenuto et le Tribolo passassent toutes les nuits à mesurer les rues, les campanilles, les tours et les montagnes. Plusieurs mois leur furent nécessaires pour terminer cet ouvrage. Ils le firent en liège afin qu’il fût plus léger, et ils ne lui donnèrent que quatre brasses de dimension. Lorsqu’ils l’eurent achevé, ils le partagèrent en plusieurs morceaux, le cachèrent dans des ballots de laine, et l’adressèrent à Pérouse à un agent du pape. Pendant le siège de Florence, Sa Sainteté garda ce plan dans sa chambre, et s’en servit continuellement pour se rendre compte des mouvements et des opérations de l’armée.

Durant ce temps, le Tribolo modela en terre diverses choses pour ses amis, et trois statuettes en cire d’après lesquelles Andrea del Sarto, son intime ami, peignit à fresque sur la place, à côté de la Condotta, trois capitaines qui s’étaient enfuis avec la solde de leurs compagnies. Andrea représenta ces déserteurs pendus par les pieds. Benvenuto della Volpaia, ayant été appelé à Borne par Clément VII, alla baiser les pieds de Sa Sainteté qui lui confia la garde du Belvédère, et lui assigna d’honorables appointements. Cette place offrait à Benvenuto de nombreuses occasions de voir le pape, il en profita pour lui vanter le Tribolo comme un excellent sculpteur, et le lui recommanda si chaudement, qu’aussitôt après le siège, Clément VII l’attacha à son service. Sa Sainteté ordonna qu’Antonio da San-Gallo, qui avait succédé à Andrea Contucci dans la direction des travaux de la Madonna de Loreto, employât le Tribolo à terminer quelques-uns des basreliefs que Maestro Andrea avait laissé imparfaits. Le Tribolo se transporta avec toute sa famille à Loreto, où il trouva déjà rassemblés Simone Mosca (2), Raffaello da Montelupo (3), le jeune Francesco da San-Gallo, Girolamo de Ferrare, Simone Cioli, Ranieri da Pietra Santa, et Francesco del Tadda. Le Tribolo eut à achever le Mariage de la Vierge commencé par Maestro Andrea. Il ajouta à cette composition un personnage qui brise avec colère sa verge qui n’a pu fleurir. L’expression de cette figure ne saurait être mieux rendue. Le Tribolo avait fini cet ouvrage, et de plus, les modèles en cire de plusieurs des Prophètes destinés à orner les niches de la chapelle, lorsque le pape Clément VII voulut que tous les sculpteurs qui étaient à Loreto retournassent, sans perdre de temps, à Florence, pour exécuter, d’après les modèles et sous la direction de Michel-Ange, les statues qui manquaient à la sacristie et à la bibliothèque de San-Lorenzo. Il leur était recommandé de se hâter d’autant plus, qu’ils devaient ensuite conduire à fin la façade de San-Lorenzo. Pour éviter tout retard, le pape envoy a à Florence Michel-Ange et Fra Giovan’-Agnolo, qui déjà avait travaillé au Belvédère. Ce dernier avait mission de sculpter quelques figures, et d’aider le Buonarroti à fouiller ses marbres. Michel-Ange le chargea de faire un saint Cosme qui fut mis à côté de la Madone, en pendant du saint Damien de Raffaello da Montelupo.

Quant au Tribolo, Michel-Ange lui alloua deux statues nues entre lesquelles on aurait placé celle du duc Julien. L’une de ces statues aurait représenté la Terre couronnée de cyprès et la tête inclinée, pleurant la perte du duc Julien ; et l’autre, le Ciel tout joyeux de recevoir l’âme de ce seigneur. Mais une déplorable fatalité arrêta le Tribolo au moment où il allait commencer la statue de la Terre. La faiblesse de sa constitution, le changement d’air, ou quelque excès peut-être, lui causa une maladie qui se changea en fièvre quarte, et le cloua sur son lit pendant plusieurs mois, à son grand chagrin ; car il ne souffrait pas moins de voir Fra Giovan’-Agnolo et Raffaello prendre leur essor tandis qu’il était réduit à l’inaction, que de son mal lui-même. Enfin, déterminé à ne point rester en arrière de ses rivaux qu’il entendait vanter chaque jour de plus en plus, il modela en terre, malgré le délabrement de sa santé, la statue de la Terre, puis il s’empressa de la sculpter en marbre. Déjà il avait entièrement découvert le devant de sa figure, quand la fortune ennemie, en frappant de mort inopinément le pape Clément VII, plongea dans la désolation une foule d’artistes qui, dirigés par Michel-Ange, espéraient acquérir une gloire impérissable. Ce triste événement enleva tout courage au Tribolo. Il ne voyait plus moyen de se tirer d’affaire ni à Florence, ni ailleurs. Mais Giorgio Vasari, qui l’aimait de cœur et l’aida toujours autant que possible, le réconforta en lui disant qu’avec la protection du magnifique Octavien de Médicis, il le ferait employer par le duc Alexandre. Le Tribolo reprit un peu courage, et pour occuper ses loisirs se mit à modeler en terre toutes les statues de marbre que Michel-Ange avait laissées dans la sacristie de San-Lorenzo, c’est-à-dire, l’Aurore, le Crépuscule, le Jour et la Nuit. Ces copies furent si belles, que Messer Gio. Battista Figiovanni, prieur de San-Lorenzo, auquel le Tribolo avait donné celle de la Nuit, offrit cette figure comme une chose précieuse au duc Alexandre. Son Excellence en fit ensuite présent à Giorgio Vasari, qui la conserve aujourd’hui dans sa maison d’Arezzo avec d’autres objets d’art. Le Tribolo exécuta également une copie de la Vierge de Michel-Ange. Il la donna à Messer Octavien de Médicis qui l’entoura d’un superbe encadrement enrichi de colonnes, de corniches, et d’autres moulures dues au ciseau de Batista del Cinque. Grâce à la recommandation de Messer Octavien, le Tribolo fut chargé par Bertoldo Corsini, provéditeur de la forteresse que l’on construisait alors, de sculpter l’un des trois écussons qui, suivant l’ordre de son Excellence, devaient orner les boulevarts. L’écusson du Tribolo, soutenu par trois mascarons et accompagné de deux Victoires, fut terminé avec autant de soin que de célérité. Le duc en fut tellement enchanté, qu’il voua au Tribolo une vive affection.

Peu de temps après, le duc se rendit à Naples auprès de l’empereur Charles-Quint, pour se défendre des calomnies dirigées contre lui par quelques-uns de ses compatriotes. Il réussit à se justifier d’une manière si complète, que Sa Majesté lui accorda en mariage madame Marguerite d’Autriche, sa fille. Le duc écrivit aussitôt à Florence que quatre commissaires eussent à faire exécuter de somptueuses décorations dans toute la ville pour recevoir l’empereur avec la magnificence convenable. Son Excellence ordonna que, pour distribuer les travaux, je fusse adjoint aux quatre commissaires qui étaient Giovanni Corsi, Luigi Guicciardini, Palla Rucellai, Alessandro Corsini. Je chargeai le Tribolo de la partie la plus importante et la plus difficile de cette entreprise, c’est-à-dire, de quatre grandes statues. La première fut un Hercule vainqueur de l’hydre, haut de six brasses, et argenté, lequel fut élevé à l’angle de la place de San-Felice, au bout de la Via Maggio, sur un piédestal portant l’inscription suivante, en lettres d’argent : Ut Hercules labore et œrumnis monstra edomuit ità Cæsar virtute et clementia, hostibus vîctis seu placatis, pacem orbi terrarum et quietem restituit. La deuxième et la troisième statues avaient huit brasses de hauteur, et étaient peintes en couleur de bronze. L’une représentait le fleuve Bagrada, et l’autre, l’Èbre tenant de la main droite la corne d’Amalthée, et de la main gauche un gouvernail. Sur le piédestal de l’Èbre, on lisait Hiberus ex Hispaniâ et sur celui du fleuve Bagrada : Bagradas ex Africâ. La quatrième statue était celle de la Paix. Elle avait cinq brasses de hauteur, et était placée au coin du palais des Médicis. Elle tenait d’une main une branche d’olivier, et de l’autre une torche allumée avec laquelle elle brûlait un monceau d’armes. Sur le piédestal était écrit : Fiat pax in virtute tuâ. Le Tribolo ne put terminer la statue équestre de l’empereur que l’on avait dessein d’ériger sur la place de la Santa-Trinità. Le sculpteur en bois, Tasso, construisit le piédestal avec une telle lenteur, que le Tribolo eut à peine le temps de modeler en terre le cheval, et de le revêtir à la hâte de feuilles d’étain. Sur le piédestal on lisait : Imperatori Carolo Augusto victoriosissimo postdevictos hostes, Italiæ pace restituta et salutato Ferdin. fratre, expulsis iterùm Turcis, Alexander Med. dux Florentiæ DD.

Dès que Sa Majesté eut quitté Florence, on s’occupa des préparatifs des noces de sa fille avec le duc. Son Excellence ayant ordonné que l’on mît le palais de Messer Octavien en état de recevoir dignement madame Marguerite et la vice-reine de Naples qui l’accompagnait, on ajouta, en quatre semaines, avec une célérité incroyable, une aile aux anciens bâtiments du palais. Puis le Tribolo, Andrea di Cosimo et moi, avec l’aide d’environ quatre-vingt-dix peintres et sculpteurs de la ville, tant maîtres qu’élèves, nous achevâmes dans les galeries, les cours et les appartements du palais, toutes les décorations peintes et sculptées que réclamait cette solennité. Le Tribolo fit entre autres choses, autour de la porte principale, deux Victoires en demi-relief, supportées par deux Termes, et soutenant les armoiries de l’empereur suspendues au cou d’un aigle en ronde-bosse. Il laissa encore au-dessus de plusieurs portes des Enfants au milieu desquels il plaça des bustes d’une rare beauté.

Pendant la célébration des noces, le Tribolo reçut une lettre de Messer Pietro del Magno, son intime ami, qui le priait de se rendre à Bologne pour sculpter un bas-relief en marbre, de trois brasses et demie de dimension, destiné à remplir un superbe encadrement en marbre, qui était déjà achevé dans l’église de la Madonna-di-Galiera. Le Tribolo, qui n’avait alors aucun autre travail, alla à Bologne, et fit le modèle d’une Vierge montant au ciel en présence des douze Apôtres. Il se mit ensuite à sculpter ce sujet, mais à contre-cœur, car son marbre était un de ces mauvais blocs de Milan, coquilleux et traversés de veines, où il ne pouvait rencontrer ce plaisir que l’on éprouve à travailler les marbres susceptibles de recevoir un lustre semblable au poli de la chair. Néanmoins il s’arma de courage, et il avait presque terminé sa tâche, lorsque je disposai le duc Alexandre à rappeler de Rome Michel-Ange et d’autres artistes pour achever la décoration de la sacristie de San-Lorenzo, commencée par Clément VII. J’aurais certainement réussi à faire donner quelques travaux au Tribolo à Florence ; mais, sur ces entrefaites, le duc Alexandre ayant été assassiné par Lorenzo de Médicis, mes projets furent anéantis. Le Tribolo m’écrivit pour déplorer la mort du duc, et pour m’engager à supporter avec résignation la perte de ce grand prince, mon bienveillant seigneur. Il ajoutait que, si j’abandonnais la cour pour me rendre à Rome et me consacrer entièrement à l’étude, comme il l’avait appris, il me prierait de lui chercher de l’occupation. qu’il ferait tout ce que je jugerais convenable. Heureusement, le Tribolo n’eut pas besoin de courir à Rome pour trouver de l’ouvrage. Le duc Cosme, ayant succédé à Alexandre, et apaisé, par sa victoire de Monte-Murlo, les troubles suscités par ses ennemis durant la première année de son règne, commença à prendre quelque repos. Il allait particulièrement se délasser dans la villa de Castello, à un peu plus de deux milles de Florence. Il débuta par y bâtir, afin de pouvoir y demeurer commodément avec sa cour, puis il résolut d’y amener des eaux abondantes. Il fut fortement poussé à réaliser ce dessein par Maestro Piero da San-Casciano, habile constructeur, et ancien et fidèle serviteur de la signora Maria (4) et du signor Giovanni. Bon nombre d’ouvriers furent aussitôt employés à établir un canal destiné à rassembler toutes les eaux de la colline de Castellina, située à un quart de mille environ de Castello. Mais le duc ne tarda pas à reconnaître que Maestro Piero n’avait ni assez de science ni assez d’imagination pour dessiner un plan susceptible de recevoir avec le temps tous les embellissements que le site et les eaux réclamaient. Un jour que Son Excellence s’entretenait de ce sujet avec diverses personnes, Messer Octavien de Médicis et Gristofano Rinieri, vieux serviteur de la signora Maria, vantèrent tellement le Tribolo comme l’homme le plus capable de diriger une semblable entreprise, que le duc chargea Cristofano de le faire venir de Bologne. Rinieri écrivit aussitôt à notre artiste, qui, ne pouvant désirer rien de mieux que de servir le duc Cosme, partit sans retard pour Florence. Dès qu’il y fut arrivé, on le conduisit à Castello, où Son Excellence illustrissime, après avoir conféré avec lui des travaux projetés, lui donna ordre de préparer des modèles. Tandis qu’il les exécutait, et que Maestro Piero da San-Casciano construisait le canal, le duc fit élever une solide muraille sur la colline de San-Miniato autour des bastions bâtis à l’époque du siège, d’après les dessins de Michel-Ange. Son Excellence chargea ensuite le Tribolo de sculpter en pierre ses armoiries, soutenues par deux Victoires, à l’angle d’un boulevart, du côté de Florence. Mais à peine avait-il achevé les armoiries et l’une des Victoires (5), qu’il fut obligé d’abandonner cet ouvrage. Maestro Piero ayant beaucoup avancé son canal, le duc voulut que le Tribolo mit en œuvre les dessins et les modèles qu’il lui avait montrés. Son Excellence assigna à notre artiste, comme à Maestro Piero, un traitement mensuel de huit écus. Avant d’aller plus loin, je crois nécessaire de décrire en quelques lignes la villa de Castello, afin que l’on comprenne plus facilement les embellissements que l’on y opéra.

La villa de Castello est située au pied du mont Morello, au-dessous de la villa délia Volpaia, qui est à mi-côte. Devant elle s’étend une plaine qui, pendant un mille et demi, descend insensiblement jusqu’à l’Arno. Le palais, d’un dessin correct, a été bâti par Pierre François de Médicis, à l’endroit même où commence la montagne. De la façade principale, on a une vue d’une beauté ravissante. Elle est tournée vers le midi, et donne sur une vaste prairie arrosée par deux grands étangs où courent des eaux vives fournies par un aqueduc antique, construit par les Romains pour amener les eaux de Valdimarina à Florence. Au milieu des étangs est jeté un pont large de douze brasses, qui conduit à une allée de meme largeur, bordée de chaque côté d’une rangée de mûriers. À l’ombre de l’épais feuillage de ces arbres, qui forme une voûte de dix brasses de hauteur et de trois cents brasses de longueur, on chemine jusqu’à la grande route de Prato, sur laquelle s’ouvre une porte placée entre deux fontaines où se désaltèrent les voyageurs, et où l’on abreuve les bestiaux. Du côté du levant, le palais est accompagné de magnifiques écuries. Du côté du couchant, est un jardin réservé auquel on arrive par la cour des écuries, en passant par le rez-de-chaussée du palais. De ce jardin réservé on entre dans un verger d’une immense étendue, terminé par un massif de sapins qui cache les habitations des laboureurs et des jardiniers. Devant la façade exposée au nord, du côté de la montagne, est une prairie dont la longueur égale celle du palais, des écuries et du jardin particulier réunis. De cette prairie on monte par des degrés au jardin principal qui est environné de murs, et qui, par une pente douce, s’éloigne du palais au point qu’il reçoit les rayons du soleil de midi, comme si les bâtiments qui le précèdent n’existaient pas. Il s’élève peu à peu à une telle hauteur, que de son extrémité on découvre non-seulement tout le palais, mais encore la plaine qui l’environne et la ville de Florence. Au milieu de ce jardin, des cyprès, des lauriers et des myrtes forment un labyrinthe circulaire, entouré de buis hauts de deux brasses et demie, et taillés avec une régularité surprenante. Au centre de ce labyrinthe, le Tribolo, comme nous le noterons plus bas, construisit, par l’ordre du duc, une belle fontaine de marbre. Maintenant, pour indiquer ce qui reste à faire aussi bien que ce qui est fait, nous dirons que le Tribolo voulait que l’ailée de mûriers qui traverse la plaine où sont les deux étangs fût prolongée jusqu’à l’Arno, et que, sur ses bords, le superflu des eaux des fontaines descendît lentement jusqu’au fleuve dans de petits canaux pleins de poissons et d’écrevisses. Il voulait aussi que, du côté des écuries, on bâtît une loggia et un palais semblable à l’ancien, et accompagné également d’un jardin particulier et d’un grand jardin.

En haut de l’escalier du jardin du labyrinthe était une pelouse carrée, de trente brasses d’étendue, sur laquelle on devait construire, comme on le fit en effet, une immense fontaine de marbre blanc, surmontée d’une statue lançant par la bouche un jet d’eau, à six brasses d’élévation. Au commencement de la prairie devaient être deux loges, de trente brasses de longueur sur quinze de largeur, placées l’une en face de l’autre. Chacune de ces loges devait être ornée d’une table de marbre de dix brasses de dimension et d’un bassin destiné à recevoir l’eau tombant d’un vase tenu par deux statues. Au centre du labyrinthe, le Tribolo avait dessein d’établir des jets d’eau dans une fontaine plus petite que la première, surmontée d’une figure de bronze, et entourée de sièges. Au fond du jardin, entre des enfants de marbre lançant de l’eau, on devait édifier une porte flanquée de chaque côté d’une fontaine et de niches contenant des statues comme celles qui décorent les murs latéraux, vis-à-vis des allées transversales. Derrière cette porte sont des escaliers qui mènent à un autre jardin aussi large que le premier, mais peu profond, sur les côtés duquel on devait construire deux loges. Ce jardin est terminé par un mur adossé à la montagne. Au milieu de ce mur on voulait pratiquer une grotte renfermant trois bassins remplis par une pluie artificielle. La grotte devait être placée entre deux fontaines faisant face à celles qui accompagnent la porte d’entrée. Les fontaines de ce jardin, qui est planté d’orangers protégés par les murs et la montagne contre les vents du nord, auraient donc été aussi nombreuses que celles du jardin qui se trouve au-dessous, et les auraient alimentées. De chaque côté du jardin de la grotte est un escalier en cailloux conduisant à un bois de cyprès, de sapins, d’yeuses, de lauriers et d’autres arbres qui conservent leur verdure en tout temps. Au milieu de ce bois, le Tribolo fit creuser un magnifique vivier. Cet endroit allait en se rétrécissant peu à peu, et formait un angle à l’extrémité duquel on devait construire une loge, d’où la vue aurait embrassé le palais, les jardins, les fontaines, toute la plaine, jusqu’à la villa ducale de Poggio-a-Caiano, Florence, Prato, Sienne, elle pays d’alentour à plusieurs milles de distance.

Lorsque Maestro Piero da San-Casciano eut terminé son aqueduc, et amené jusqu’à Castello les eaux de la Castellina, il fut attaqué d’une fièvre dont il mourut au bout de quelques jours. Le Tribolo lui ayant succédé, il s’aperçut que les eaux qui venaient de Castellina, malgré leur abondance, étaient insuffisantes pour ses projets, et, de plus, étaient loin de monter à la hauteur nécessaire. Par l’ordre du duc, il s’occupa aussitôt de se procurer les eaux de la villa della Petraia, qui est située à plus de cent cinquante brasses au-dessus de Castello. Il construisit un second aqueduc assez élevé pour que l’on pût y circuler librement. Après avoir achevé ce travail, le Tribolo commença à bâtir la grotte et les deux fontaines qui sont à ses côtés, et dont l’une devait être ornée d’une statue en pierre représentant le mont Asinaio (6) pressant sa barbe, et versant de l’eau dans un bassin. Cette eau devait s’échapper par une issue secrète, aller joindre la fontaine qui est aujourd’hui derrière l’escalier du jardin du labyrinthe, et reparaître dans l’urne que tient sur son épaule le fleuve Mugnone, placé dans une grande niche de pierre grise, couverte de spongites. Si cet ouvrage eût été entièrement terminé, il aurait rappelé d’une manière heureuse et frappante que le Mugnone prend sa source dans le mont Asinaio.

Le Tribolo, pour parler de ce qui est fait, sculpta ce Mugnone dans un bloc de pierre grise, long de quatre brasses. Il le représenta appuyé sur son coude, les jambes croisées, et tenant une urne sur son épaule. Derrière ce fleuve, sort du milieu des rochers la statue de la villa de Fiesole, portant dans sa main une lune, anciennes armes des Fiesolans. Sous la niche est un immense bassin soutenu par deux grands capricornes qui font partie de l’une des devises du duc Cosme. De ces capricornes pendent des festons et des mascarons d’une rare beauté, et de leurs lèvres s’échappe l’eau du bassin pour s’acheminer vers les plates-bandes qui régnent autour des murs du jardin du labyrinthe où, entre les niches des statues, sont des fontaines séparées par des orangers et des grenadiers. Dans le second jardin où le Tribolo avait projeté de mettre le mont Asinaio, devait être figuré le mont della Falterona, d’où l’Arno tire sa source. La statue de ce fleuve, placée dans le jardin du labyrinthe, en face du Mugnone, aurait reçu les eaux de la Falterona ; mais la fontaine de cette montagne n’ayant jamais été achevée, nous nous occuperons de celle de l’Arno, que le Tribolo mena à bonne fin. Ce fleuve tient son urne sur sa cuisse. Il est appuyé sur un bras, et couché sur un lion, entre les griffes duquel est un lys. L’eau arrive dans son urne en passant à travers le mur derrière lequel devait être la Falterona. Le bassin étant exactement semblable à celui du Mugnone, je me bornerai à dire que ces morceaux sont d’une telle beauté, que l’on regrette qu’ils n’aient pas été exécutés en marbre. Le Tribolo conduisit l’eau de la grotte jusqu’au labyrinthe dont le milieu était destiné à être occupé par une fontaine, il prit ensuite les eaux de l’Arno et du Mugnone et les rassembla au-dessous du labyrinthe, où il suffisait de tourner une clef pour qu’elles s’élançassent par une foule de becs de bronze sur toutes les personnes qui s’approchaient de la fontaine ; et on ne pouvait échapper promptement à cette pluie : des sièges de pierre grise soutenus par des griffes de lion, séparées par des monstres marins en bas-relief, arrêtaient les fuyards. Comme le terrain, en cet endroit, allait en pente, il fallut l’aplanir pour mettre les sièges d’aplomb, ce qui ne laissa pas de présenter quelques difficultés.

Le Tribolo s’occupa ensuite de la fontaine du labyrinthe. Il y sculpta autour de la tige des monstres marins dont les queues s’entrelacent avec une grâce indicible. Il tailla la coupe dans un bloc de marbre qui, depuis long-temps, avait été amené à Castello, et provenait de la villa Adriana achetée jadis à Giuliano Salviati par Messer Octavien de Médicis. Le Tribolo distribua sur les bords de cette coupe des enfants tenant des guirlandes de productions marines, et il la surmonta d’un fût décoré d’enfants et de mascarons, sur lequel il avait l’intention de placer la statue de Florence, pour montrer que les eaux de l’Arno et du Mugnone qui arrosent cette ville sont fournies par le mont Asinaio et par celui de la Falterona. Il fit un beau modèle de cette figure, qu’il imagina de représenter se pressant les cheveux, de l’extrémité desquels sort un filet d’eau.

Aussitôt après il commença, au-dessous du labyrinthe, la grande fontaine octogone qui devait recevoir les eaux du labyrinthe et celles du principal aqueduc. Le bas de la tige est octogone, et porte huit sièges sur lesquels sont assis huit enfants de grandeur naturelle, dont les bras sont entrelacés. De la coupe, qui a six brasses de diamètre, tombe dans le bassin une superbe nappe d’eau. En face de chacune des quatre allées du jardin formant croix, est un enfant couché. Ces quatre figures furent exécutées en bronze, par divers artistes, d’après les dessins du Tribolo. Au-dessus de la coupe s’élance une seconde tige, accompagnée de ressauts surmontés de quatre enfants de marbre, tenant par le cou des oies qui jettent de l’eau par le bec. Cette eau est celle de l’aqueduc principal, qui traverse le labyrinthe, et monte précisément à cette hauteur. Audessus des enfants de marbre, la tige est décorée de beaux mascarons, prend une forme carrée, et supporte une petite coupe à laquelle sont appendues quatre têtes de capricornes qui versent, ainsi que les enfants, de l’eau dans la grande coupe, d’où elle retombe en nappe dans le bassin octogone. Vient ensuite une troisième tige ornée d’enfants en demi-relief, servant de piédestal à un groupe qui représente Anthée étouffé par Hercule. Ces statues furent exécutées d’après le dessin du Tribolo, comme nous le dirons ailleurs. De la bouche d’Anthée sort de l’eau en abondance. Cette eau, fournie par l’aqueduc de la Petraia, s’élève à seize brasses de terre, et retombe dans la grande coupe. Le même aqueduc amène non-seulement les eaux de la Petraia, mais encore celles du vivier et de la grotte qui, réunies aux eaux de la Castellina, alimentent les fontaines de la Falterona, du mont Asinaio, de l’Arno et du Mugnone, puis se rejoignent au labyrinthe pour reparaître au milieu de la fontaine octogone. De là, deux canaux devaient les conduire, suivant le projet du Tribolo, dans les bassins des loges, puis dans les deux jardins réservés. Le premier de ces jardins, situé au couchant, étant rempli de plantes rares et médicinales, devait être orné d’une statue d’Esculape, que l’on aurait placée dans la niche de la fontaine, derrière un bassin de marbre. Mais, pour revenir à la fontaine octogone, nous dirons que le Tribolo lui donna toute la perfection désirable ; je crois que l’on peut affirmer qu’il n’en a jamais été fait de plus belle, de plus riche, et de mieux entendue. Les figures, les bassins, les coupes, et tous les moindres détails, y sont traités avec un soin et une habileté extraordinaires. Lorsque le Tribolo eut achevé le modèle de sa statue d’Esculape, il se mit à la sculpter en marbre ; mais d’autres travaux l’ayant forcé de la laisser imparfaite, elle fut terminée plus tard par Antonio di Gino, son disciple.

Dans une petite prairie située hors du jardin, du côté du levant, le Tribolo arrangea un chêne de la manière la plus ingénieuse. Cet arbre est couvert de lierre qui s’entrelace dans ses branches de façon à lui donner l’apparence d’un bosquet touffu. Au moyen d’un escalier de bois fort commode, on monte au haut du chêne, où l’on trouve une petite salle carrée, entourée de sièges et de balustrades de verdure. Au milieu de la salle est une table de marbre, surmontée d’un vase traversé d’un tuyau d’où s’échappe un jet d’eau qui retombe dans un autre tuyau qui grimpe, comme le premier, sous une épaisse couche de feuilles de lierre que l’œil ne pourrait percer. À l’aide d’une clef, on livre passage à l’eau ou on la retient prisonnière à volonté. Je ne saurais décrire les divers instruments de cuivre dont le chêne est garni, et dont on se sert pour asperger les personnes qui en approchent, et pour produire des sons et des sifflements effrayants. Enfin toutes ces eaux, après avoir été employées à tant d’usages différents, se rassemblent et vont se jeter dans les deux étangs qui sont au delà du palais, au commencement de l’allée de mûriers.

Maintenant disons ce que le Tribolo avait projeté de faire pour les statues qui devaient occuper les niches du jardin du labyrinthe. Il voulait, suivant le conseil de Messer Benedetto Varchi, poète, orateur, et philosophe distingué de notre époque, distribuer aux deux bouts du jardin les quatre saisons de l’année, c’est-à-dire, le Printemps, l’Été, l’Automne, et l’Hiver. En entrant, à droite, à côté de l’Hiver, et le long du mur, auraient été placées six statues rappelant les vertus de la famille Médicis et du duc Cosme. Ces statues auraient représenté la Justice, la Piété, le Courage, la Noblesse, la Sagesse et la Libéralité. Ces vertus ayant fait fleurir à Florence les lois, la paix, les armes, les sciences, les langues et les arts, et le duc Cosme s’étant montré juste avec les lois, pieux pendant la paix, courageux à la guerre, noble avec les sciences, sage en favorisant l’étude des langues, et libéral avec les arts, le Tribolo voulait placer les Lois, la Paix, les Armes, les Sciences et les Arts, à gauche du jardin, vis-àvis de la Justice, de la Piété, du Courage, de la Noblesse, de la Sagesse et de la Libéralité. L’Arno et le Mugnone auraient indiqué que toutes ces vertus illustrent Florence. On avait encore imaginé d’orner le fronton de chacune des niches du buste de l’un des membres de la famille Médicis. Ainsi, au-dessus de la Justice, on aurait vu Son Excellence le duc Cosme ; au-dessus de la Piété, le magnifique Julien ; au-dessus du Courage, le seigneur Jean ; au-dessus de la Noblesse, Laurent l’Ancien ; au-dessus de la Sagesse, Cosme l’Ancien ou Clément VII ; et au-dessus de la Libéralité, le pape Léon X. Les frontons des autres niches auraient été décorés de la même façon. Le tableau suivant expliquera clairement la distribution des statues.

Été. — Mugnone. — Porte. — Arno. — Printemps.

Arts.

Langues.

Sciences.

Armes.

Paix.

Lois


Loge.

Libéralité.

Sagesse.

Noblesse.

Courage.

Piété.

Justice.


Loge.

Automne. — Porte. — Loge. — Porte. — Hiver.

Le jardin de Castello aurait été le plus riche et le plus magnifique de toute l’Europe, si ces décorations eussent été menées à fin ; mais il n’en fut point ainsi, parce que le Tribolo ne sut pas déployer la célérité convenable au moment où le duc, que n’arrétaient point les empêchements qui l’entravèrent plus tard, était disposé à lui fournir les bras et l’argent nécessaires. Son Excellence voulait même alors réunir aux eaux déjà si abondantes de Castello celles de Valcenni, pour, delà, les conduire, au moyen d’un aqueduc, jusqu’à Florence, sur la place du palais. Si cette entreprise eût été confiée à un homme plus expéditif et plus avide de gloire que le Tribolo, elle aurait, tout au moins, été poussée fort avant. Mais le Tribolo, sans compter qu’il était employé à plusieurs autres ouvrages par le duc, était assez lent de son naturel. Durant tout le temps qu’il travailla à Castello, il n’exécuta de sa main que les deux fontaines et les statues de l’Arno, du Mugnone et de Fiesole. Cela, nous le répétons, doit surtout être attribué aux nombreuses occupations dont le Tribolo avait été accablé par le duc, qui lui fit construire, entre autres choses, un pont sur le Mugnone, hors de la porte San-Gallo, dans la direction de la grande route de Bologne. Comme le fleuve coupe la route obliquement, le Tribolo fut obligé de bâtir ce pont de biais, et malgré cette difficulté, il réussit à lui donner autant de solidité que d’élégance.

Peu de temps auparavant, le duc résolut d’élever un tombeau en l’honneur du seigneur Jean, son père. Le Tribolo désira être chargé de l’exécution de ce monument. Il fit aussitôt, en concurrence de Raffaello da Montelupo, que protégeait Francesco di Sandro, maître d’armes de Son Excellence, un beau modèle que le duc lui commanda de mettre en œuvre. Il alla donc chercher des blocs à Carrare, d’où il rapporta, en outre, les deux bassins des loges de Castello, et d’autres marbres. Sur ces entrefaites, Messer Gio. Battista da Ricasoli, aujourd’hui évêque de Pistoia, fut envoyé à Borne par le duc pour traiter différentes affaires. Il y arriva au moment où Baccio Bandinelli venait de terminer le mausolée de Léon X et celui de Clément VII. Messer Gio. Battista ayant écrit au duc, sur les sollicitations de Baccio, que ce sculpteur réclamait la faveur d’entrer à son service, Son Excellence lui répondit qu’il pouvait le ramener avec lui. Dès que le Bandinelli fut à Florence, il intrigua si audacieusement, il prodigua tant de promesses, et fit tellement valoir ses dessins et ses modèles, que le tombeau du seigneur Jean, que le Tribolo devait exécuter, lui fut alloué. Il s’empara des marbres de Michel-Ange qui étaient à Florence dans la Via Mozza, les brisa sans pudeur, et les employa à la construction de son tombeau. Lorsque le Tribolo revint de Carrare, il vit que sa trop grande bonté lui avait fait perdre un travail qu’il croyait assuré.

Lors des noces du duc Cosme et de la signora Leonora, fille dusignor don Pietro de Toledo, marquis de Villafranca, et vice-roi de Naples, le Tribolo eut mission de construire un arc de triomphe à la porte al Prato, par laquelle la princesse devait entrer à Florence. Cet arc de triomphe, décoré de colonnes, de pilastres, d’architraves, de corniches et de frontons, fut enrichi de statues par le Tribolo, et de peintures par Battista Franco, de Venise, par Ridolfo Ghirlandaio, et par Michele, son disciple. La principale figure dont le Tribolo orna ce monument fut placée au milieu du fronton, sur un dé en relief. Elle représentait la Fécondité tenant trois enfants entre ses jambes, un quatrième sur son sein, et un cinquième à son cou. D’un côté de ce groupe était la Sécurité, appuyée sur une colonne ; et de l’autre côté, l’Éternité, portant un globe, et accompagnée du Temps. Je ne dirai rien des peintures de cet arc de triomphe, attendu que l’on en a parlé au long dans la description des noces de Leurs Excellences. Le Tribolo, ayant été particulièrement chargé de présider à la décoration du palais, fit peindre, dans les lunettes des voûtes de la cour, des devises allusives aux noces, et celles des personnages les plus illustres de la famille Médicis. Dans la cour principale Bronzino, Pier Francesco di Sandro (7), Francesco Bacchiacca (8), Domenico Conti, Antonio di Domenico, et Battista Franco, de Venise, peignirent, sous la direction du Tribolo, une foule de sujets tirés les uns de l’histoire grecque ou romaine, et les autres de celle de la maison Médicis. Sur la place de San-Marco, le Tribolo exécuta sur un piédestal, orné par le Tribolo de deux belles peintures, un cheval haut de douze brasses, sautant par-dessus des blessés et des morts, et monté par le vaillant seigneur, Jean de Médicis, père de Son Excellence. Cet ouvrage obtint les applaudissements. On admira surtout la promptitude avec laquelle il fut achevé. Santi Baglioni, l’un des auxiliaires du Tribolo, fit, en y travaillant, une chute qui lui estropia une jambe, et dont il faillit mourir. Aristotile da San-Gallo, comme nous le dirons dans sa biographie, fit également, sous la direction du Tribolo, des décors de théâtre d’une beauté merveilleuse. Enfin le Tribolo dessina, pour les acteurs des intermèdes composés par Gio. Battista Strozzi, les costumes les plus charmants qu’il soit possible d’imaginer : aussi le duc le choisit-il ensuite pour organiser une foule de mascarades, telles que celles des ours et des corbeaux.

À l’occasion du baptême du seigneur don François, fils aîné du duc, le Tribolo fut chargé de décorer somptueusement le temple de San-Giovanni, où cent nobles jeunes filles devaient accompagner le nouveau-né. Avec l’aide du Tasso, notre artiste donna à ce temple un aspect tout-à-fait moderne, et l’entoura de sièges couverts de peintures et de dorures d’une richesse extraordinaire. Au-dessous de la lanterne il plaça, sur quatre degrés, un grand vase octogone sculpté, en bois, reposant sur des griffes de lion. Aux angles des huit faces de ce vase étaient des tigettes, surmontées d’enfants soutenant le vase et portant sur leurs épaules des guirlandes de fleurs. Au milieu du vase s’élevait un piédestal en bois, superbement sculpté, servant de support au saint Jean-Baptiste de marbre, haut de trois brasses, que le Donatello, ainsi que nous l’avons noté dans sa biographie, avait laissé chez Gismondo Martelli.

En somme, le temple de San-Giovanni était décoré à l’intérieur et à l’extérieur aussi bien que l’on saurait l’imaginer, à l’exception de la chapelle principale, où l’on voit un ancien tabernacle renfermant des figures en relief d’Andrea de Pise. Cette vieille chapelle détruisait complètement l’harmonie de ce qui avait été nouvellement fait. Un jour, le duc, étant allé inspecter ces préparatifs, reconnut avec quelle habileté le Tribolo s’était acquitté de sa tâche et avait su tirer parti des moindres choses. Seulement il le blâma de ne s’être point occupé de la chapelle principale. Il ordonna sur-le-champ qu’elle fût couverte d’une immense toile, peinte en clair-obscur, représentant Dieu envoyant le Saint-Esprit sur Jésus-Christ baptisé par saint Jean, et entouré d’une foule de personnages qui ont reçu ou qui s’apprêtent à recevoir également le baptême. Messer Riccio, majordome du duc, et le Tribolo proposèrent ce travail au Pontormo, à Ridolfo Ghirlandaio, au Bronzino, et à plusieurs autres artistes, qui tous le refusèrent, parce qu’ils jugeaient insuffisant le terme de six jours qui leur était assigné pour l’exécuter. À cette époque, Giorgio Vasari, de retour de Bologne, peignait le tableau de la chapelle de Messer Bindo Altoviti à Santo-Apostolo, de Florence. Bien qu’il fût lié avec le Tribolo, il était peu en crédit, parce qu’il s’était formé une cabale protégée par Messer Pier Francesco Riccio, dont les membres seuls participaient aux faveurs de la cour, de sorte que quantité d’hommes de talent, qui se seraient distingués avec l’aide du prince, restaient dans l’abandon. Il n’y avait d’ouvrage que pour ceux qui plaisaient au Tasso, lequel, par ses bouffonneries, savait captiver le majordome Riccio, au point de lui imposer toutes ses volontés. Les cabaleurs laissaient donc de côté le Vasari, qui riait de leur vanité et de leurs sottises, et cherchait à s’avancer à force de travail, et non par faveur, lorsque le seigneur duc jeta les yeux sur lui pour peindre le Baptême du Christ. Vasari conduisit à fin, en six jours, cette composition. Toutes les personnes qui l’ont vue ont pu apprécier combien elle contribua à augmenter la magnificence des décorations du temple.

Pour revenir au Tribolo que j’ai quitté je ne sais comment, je dirai que les ornements qu’il établit entre les colonnes furent d’une telle beauté, que le duc voulut qu’ils y restassent en permanence.

Dans le temps où le Tribolo travaillait aux fontaines du duc Cosme, il fit pour la ville de Cristofano Rinieri, dans une niche située au-dessus d’un étang, un fleuve en pierre grise grand comme nature, lançant de l’eau dans un immense bassin. Ce fleuve est composé de pièces de rapport si soigneusement assemblées, qu’on le croirait taillé dans un seul bloc.

Le Tribolo entreprit ensuite, par l’ordre de Son Excellence, de conduire à fin l’escalier de la bibliothèque de San-Lorenzo, c’est-à-dire celui qui est devant la porte du vestibule. Dès que le Tribolo eut placé quatre marches, il ne put retrouver les mesures de Michel-Ange, si bien que le duc l’envoya à Rome, non-seulement pour consulter le Buonarroti sur l’escalier, mais encore pour essayer de l’amener à Florence. Le Tribolo éprouva un double échec. Michel-Ange ne voulut point quitter Rome, et, quant à l’éscalier, répondit qu’il n’en avait pas conservé le moindre souvenir. Le Tribolo revint donc à Florence sans pouvoir continuer l’escalier (9). Il se mit alors à couvrir l’aire de la bibliothèque de carreaux blancs et rouges, dont certains pavements qu’il avait vus à Rome lui avaient donné l’idée. Il commença ensuite, mais n’acheva pas des armoiries en pierre grise et un aigle à deux têtes destinés à orner le donjon de la forteresse de la porte de Faenza, dont Giovanni di Luna était alors gouverneur. Il ne termina que l’écu des armoiries, et le modèle en cire de l’aigle qui devait être jeté en bronze.

Suivant une ancienne coutume, les Florentins tiraient, presque tous les ans, le soir de la fête de saint Jean-Baptiste, sur leur place principale, une girandole ou feu d’artifice qui représentait tantôt un temple, tantôt un navire, un rocher, ou même parfois une ville, ou l’enfer. Une année le Tribolo fut chargé d’exécuter un de ces feux. Le Siennois Tannoccio ayant composé un traité de pyrotechnie, je me bornerai à dire ici que l’on dispose les pièces d’artifice sur une charpente de façon qu’elles ne partent point d’un seul coup, et que l’on veille surtout à ce que les illuminations durent toute la nuit. Parmi les sujets qui prêtaient à l’illusion que l’on voulait produire dans ces fêtes, on avait déjà représente Loth et ses filles, sortant de la ville de Sodôme incendiée, Gérion avec Virgile et Dante, et maintes années auparavant, Orphée ramenant Euridice des enfers. Son Excellence voulut que ces décorations ne fussent plus confiées à des manœuvres qui faisaient mille âneries, mais bien à un artiste distingué. Il eut donc recours au Tribolo qui, avec son talent accoutumé, construisit un magnifique temple octogone, haut de vingt brasses, surmonté d’une statue de la Paix qui mettait le feu à un monceau d’armes. Ces armes, la statue de la Paix, et les autres figures qui l’accompagnaient, étaient modelées en carton, en terre et en étoffes, afin que toute la machine fût assez légère pour que l’échafaud sur lequel on la dressa au milieu de la place pût la porter avec sécurité. Malheureusement le Tribolo rapprocha trop l’une de l’autre ses pièces d’artifice, de sorte qu’au lieu de durer une heure au moins, elles brûlèrent en un clin d’œil. Le pis de l’affaire fut que le feu s’attacha à la charpente que l’on devait conserver et qui, en s’écroulant, menaça de blesser les spectateurs. Quant à la décoration considérée en elle-même, elle fut la plus belle de toutes celles que l’on avait faites jusqu’alors.

Peu de temps après, le duc résolut de bâtir, pour la commodité des citoyens et des marchands, la loggia du Marché-Neuf. Comme le Tribolo était déjà occupé, en sa qualité de chef des commissaires des eaux, à ramener dans leurs lits plusieurs fleuves, à restaurer des ponts, et à divers travaux du même genre, le duc, pour ne point le surcharger, confia cette entreprise au Tasso, suivant le conseil de Messer Pier Francesco, son majordome. Il est vrai de dire que le Tribolo, tout en ne soufflant mot, et tout en ne cessant pas de témoigner beaucoup d’amitié au Tasso, n’était point d’avis de transformer en architecte ce menuisier. Le Tribolo reconnut dans le modèle du Tasso une foule d’erreurs, mais il se garda bien de l’en avertir. Le Tasso construisit pour Messer Pier Francesco la porte de l’église de San-Romolo (10), et sur la place ducale une fenêtre où il employa des chapiteaux en guise de bases, et où il fit tant d’au tres balourdises, que l’on peut affirmer qu’il a commencé à raviver la manière tudesque en Toscane. Je passe sous silence les distributions aussi incommodes que disgracieuses qu’il exécuta dans les appartements du palais, et que le duc fut ensuite obligé de faire détruire. Toutes ces choses n’eurent pas lieu sans qu’il en rejaillît de la honte sur Tribolo, qui n’aurait pas dû souffrir que son prince gaspillât son argent d’une aussi déplorable façon. Il fut d’autant plus coupable que le Tasso était son ami. Les personnes sensées ne purent que blâmer la présomption et la folie du Tasso, qui voulait exercer un art qu’il ignorait, et la faiblesse et la dissimulation du Tribolo, qui approuvait, par ses paroles, ce que très-certainement il trouvait mauvais.

D’un autre côté, le Tribolo ne fut pas plus heureux que le Tasso. De même que ce dernier avait abandonné une profession où il n’avait point d’égal, pour devenir un ignorant architecte, de même le Tribolo laissa la sculpture où il excellait, pour gouverner des fleuves, tentative qui lui causa plus de tort que de profit. Les fautes qu’il commit lui attirèrent de nombreux ennemis, particulièrement sur le territoire de Prato, et dans le Val di Nievole.

Le duc Cosme, ayant acheté le palais Pitti, chargea le Tribolo de l’orner de jardins, de bosquets, de fontaines et de viviers. Notre artiste conduisit cette tâche à bonne fin, bien que depuis on ait opéré quelques changements en divers endroits du jardin. Mais nous attendrons une meilleure occasion pour parler du palais Pitti, qui est le plus beau de l’Europe.

Le Tribolo fut ensuite envoyé par Son Excellence à l’île d’Elbe pour inspecter la ville et le port nouvellement construits, et de plus, pour ramener un bloc de granit circulaire, de douze brasses de diamètre, dans lequel on devait tailler un bassin destiné à recevoir l’eau de la principale fontaine du palais Pitti. Le Tribolo se rendit donc à l’île d’Elbe, où il embarqua le bassin sur une chaloupe qu’il confia aux soins de ses tailleurs de pierre ; puis il se hâta de retourner à Florence. Il y trouva tout le monde déchaîné contre lui, et l’accablant de malédictions, parce que les fleuves qu’il avait entrepris de dompter avaient rompu leurs barrières et occasionné de grands désastres. À tort ou à raison, tous ces malheurs furent imputés au Tribolo. La crainte de perdre les bonnes grâces du duc le jeta dans de telles anxiétés, qu’il fut attaqué d’une fièvre violente, le 20 août de l’an 1550. À cette époque, Giorgio Vasari était à Florence pour expédier à Rome les marbres des tombeaux que le pape Jules III fit construire à San-Pietro-a-Montorio. Comme il aimait véritablement le Tribolo, il le visita souvent, le consola, et le pria de ne songer qu’à sa santé. Il lui conseilla de terminer les travaux de Castello dès qu’il serait guéri, et de laisser de côté les fleuves, qui pouvaient plutôt nuire à sa renommée que lui être de quelque profit. Le Tribolo aurait certainement suivi cet avis, comme il me l’avait promis, si la mort ne lui eût point fermé les yeux le 7 septembre de la même année.

Ainsi, les embellissements de Castello, commencés et poussés fort avant par le Tribolo, restèrent imparfaits. On travailla bien après lui, tantôt à une chose tantôt à une autre, mais jamais aussi sérieusement que de son vivant. À vrai dire, l’artiste auquel est confiée une entreprise importante doit profiter du moment où ceux qui l’ont ordonnée n’ont pas de plus grand souci et lâchent volontiers l’argent ; autrement, il risque de ne rien mener à fin, et d’être privé de la gloire que, sans sa négligence et sa lenteur, il aurait acquise. En effet, il arrive rarement que l’homme qui lui succède veuille observer ses dessins et ses modèles avec la modestie dont Giorgio Vasari donna une preuve, lorsque, par l’ordre du duc, il acheva, sans s’écarter des plans du Tribolo, le vivier principal de Castello.

Le Tribolo vécut soixante-cinq ans. Il fut inhumé dans la sépulture de la confrérie dello Scalzo. Il laissa un fils nommé Raffaello, lequel n’a point suivi la carrière des arts, et deux filles, dont rime a épousé Davide, homme de talent et de jugement, qui, après avoir aidé son beau-père à exécuter toutes les constructions de Castello, travaille aujourd’hui, suivant le bon vouloir de Son Excellence, aux aqueducs de Florence, de Pise et de toutes les autres parties de l’État.



On n’a que trop disserté sur l’art de disposer et d’embellir les jardins. Aussi, nous garderons-nous bien d’augmenter les volumineuses élucubrations de tant d’auteurs en désaccord. Tout, à propos du jardinage, a été mis en question, et sur rien on n’a pu s’entendre, parce qu’en ceci comme en beaucoup d’autres choses, la subtilité des dissertateurs s’accroît en raison directe de la niaiserie du thème sur lequel ils s’exercent. Croirait-on qu’on ait nié ou affirmé avec une fureur et une dépense d’argumentation égales les grandes généralités que voici : y a-t-il ou n’y a-t-il pas un art à faire les jardins ? Cet art est-il ou n’est-il pas difficile ? Cet art est-il ou n’est-il pas un art d’imitation ? Pour résoudre ces incertitudes bouffonnes, on a beaucoup écrit, compulsé, et tout homme de bon sens qui connaît la matière s’étonne qu’on ait pu ramasser une telle quantité de paroles. Les habiles praticiens de l’Italie (et ce n’est ni la première fois ni la dernière que le Vasari nous le fait voir dans sa biographie du Tribolo) tranchaient résolument toutes ces perplexités. Leur action intelligente et rapide répondait, sans y prendre garde, aux spéculations oiseuses et léthargiques des amasseurs de nuages. Ces grands maîtres, dans les choses belles et ingénieuses, décidaient, de leur souveraine autorité, que celui-là se montrait incontestablement un artiste en faisant bien ce qu’un autre aurait pu faire mal, en procurant un agrément infini là où un autre aurait pu donner un ennui extrême. Les Raphaël, les Bramante, les Jules Romain, les Tribolo, et tant d’autres, en dessinant de magnifiques jardins, croyaient non-seulement à l’art de les former, mais encore aux difficultés de cet art. Ces peintres, ces architectes, ces sculpteurs, en employant toutes les ressources de leur savoir, en appliquant tous les principes d’ordre, de convenance, d’harmonie que leur œil observateur et leur intelligence saine trouvaient écrits dans la nature, unissaient indissolublement l’art d’ordonner les jardins, à leurs arts, nommés, d’un consentement unanime, arts d’imitation. Cela fut entendu de même par un de nos plus grands artistes, Le Nôtre, qui, élevé à l’enseignement des maîtres de l’Italie, et gardant, pour sa gloire, l’originalité et le caractère propre à notre nation et à notre climat, sut comme eux soumettre à des plans magnifiques, à des combinaisons savantes, bâtiments et plantations, statues et arbres, bassins et cascades, bois et parterres, berceaux et charmilles, grottes et terrasses, et tant d’autres éléments de la plus charmante et de la plus splendide unité.


NOTES.

(1) Le Tribolo fit encore à Bologne quelques statues pour la chapelle Zambeccari à San-Petronio, et une Assomption pour le maître-autel des P.P. de l’Oratoire.

(2) On trouvera la vie de Simone Mosca dans l’un des prochains volumes.

(3) Voyez la vie de Raffaello da Montelupo, tome VI.

(4) Maria Salviati, femme de Jean des Bandes Noires, et mère de Cosme Ier.

(5) Cette Victoire a été à tort attribuée à Michel-Ange. Elle est gravée dans la Vie du Buonarroti écrite par le Condivi.

(6) Le mont Asinaio, ainsi appelé par Boccace dans la préface de sa Quatrième Journée, est aujourd’hui connu sous le nom de mont Senario.

(7) Ce Pier Francesco fut élève d’Andrea del Sarto. Il est mentionné dans la vie de ce dernier par Vasari, sous le nom de Pier Francesco di Giacomo di Sandro.

(8) Vasari parle plus au long de Francesco Ubertini, dit le Bacchiacca, à la fin de la biographie de Bastiano, dit Aristotele da San-Gallo.

(9) Cet escalier fut construit par Vasari.

(10) Le Cinelli, p.85 des Bellezze di Firenze, attribue à tort cette porte à l’Ammannato.