Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 8/Battista Franco

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BATTISTA FRANCO,

PEINTRE VÉNITIEN.

Dès son enfance, Battista Franco de Venise étudia le dessin. À l’âge de vingt ans , le désir de se perfectionner dans cet art le poussa à se rendre à Rome. Après avoir travaillé quelques mois dans cette ville, et comparé entre elles les manières de divers maîtres , il résolut de ne s’appliquer qu’à imiter les ouvrages de Michel-Ange. Il se livra à cette étude avec une telle ardeur, qu’il ne laissa pas une esquisse du Buonarroti sans la copier : aussi fut-il bientôt l’un des premiers dessinateurs parmi les artistes qui fréquentaient la chapelle Sixtine. Le dessin, pendant un certain temps, fut même son unique occupation.

L’an 1536, Antonio da San-Gallo ayant été chargé de faire exécuter de somptueuses décorations en l’honneur de la venue de Charles-Quint à Rome (1), Raffaello da Montelupo, auquel avaient été confiées les dix statues du pont San t’-Agnolo, pensa que Battista , qu’il connaissait pour un habile dessinateur, méritait bien d’avoir une part dans cette entreprise. Il en parla an San-Gallo, et avec tant de chaleur, que

battista franco.
Battista eut à peindre quatre grands sujets à fresque

et en clair-obscur sur la porte Capena, par laquelle l’empereur devait entrer. Battista, qui jusqu’alors n’avait jamais touché un pinceau, débuta par figurer sur cette porte Romulus, vêtu à l’antique, le front ceint d’une couronne, mettant une tiare sur les armoiries du pape Paul III, et un diadème impérial sur celles de Charles-Quint. À la droite de Romulus était Numa Pompilius, et à sa gauche Tullus Hostilius. Au-dessus de sa tête on lisait ces mots : QVIRINVS PATER. Les deux sujets qui ornaient les façades des tours de la porte représentaient le triomphe de Scipion l’Ancien, et celui de Scipion l’Africain. Les deux autres fresques qui couvraient la face principale de la porte molliraient Annibal, assailli, sous les murs de Rome, par une effroyable tempête, et Flaccus accourant au secours delà ville. Ces premiers essais de peinture valurent à Battista de justes éloges. Il n’est pas douteux que, s’il eût commencé moins tard à peindre, il aurait surpassé bien des maîtres ; mais son obstination à croire qu’il suffit de savoir dessiner pour être peintre, lui causa un tort énorme. Néanmoins ses fresques dont nous venons de parler furent supérieures à la plupart de celles de l’arc de San-Marco, qui étaient au nombre de huit et dont les meilleures étaient dues partie à Francesco Salviati, partie à Martin Hemskerk, et à quelques jeunes Allemands que leurs études avaient amenés à Rome. Ce Martin peignait en clair-obscur avec une rare habileté. Il représenta quelques batailles entre les Turcs et les chrétiens, qui ne sauraient être plus belles. Comme il fallait que ces toiles fussent terminées à temps, Martin et ses auxiliaires attaquèrent la besogne sans se donner une minute de repos jusqu’à son complet achèvement. Animés par la chaleur du travail, et par de nombreuses et copieuses libations d’excellent vin, ils produisirent des choses étonnantes. En voyant ces tableaux, le Salviati, le Calavrese et Battista avouèrent que, pour être peintre, il est nécessaire de se familiariser de bonne heure avec le pinceau : aussi Battista commença-t-il à s’occuper moins exclusivement du dessin.

Notre artiste et le Montelupo allèrent ensuite à Florence, où l’on faisait d’immenses préparatifs pour la réception de l’empereur. À leur arrivée, ils trouvèrent l’ouvrage fort avancé ; néanmoins Battista fut chargé de couvrir de trophées et de figures le piédestal de la statue que Fra Giovan’-Agnolo Montorsoli avait élevée au carrefour des Carnesecchi (2). Battista, ayant été reconnu pour un jeune homme de talent, fut également employé lors de la venue de madame Marguerite d’Autriche, femme du duc Alexandre. Il travailla particulièrement aux décorations dont Giorgio Vasari enrichit le palais de Messer Octavien de Médicis, que madame Marguerite d’Autriche devait habiter.

Après ces fêtes, Battista se mit à dessiner les Statues de Michel-Ange dans la sacristie neuve de San-Lorenzo, qui était le point de réunion de tous les sculpteurs et de tous les peintres de Florence. Cette élude lui profita beaucoup, mais il eut à regretter de n’avoir jamais voulu dessiner ou peindre d’après nature ; car, à force de copier des statues, il adopta une manière sèche et dure dont il ne put se débarrasser, comme le témoigne le tableau où il représenta Lucrèce violée par Tarquin.

Dans la sacristie de San-Lorenzo, Battista se lia si étroitement avec le sculpteur Bartolornmeo Ammanati, que celui-ci l’invita à venir partager sa demeure avec le Genga d’Urbin. Les trois amis vécurent quelque temps ensemble et se prêtèrent de mutuels et utiles secours.

L’an 1536, le duc Alexandre étant mort, plusieurs peintres de sa maison continuèrent de travailler pour le duc de Cosme, son successeur. Giorgio Vasari, désolé d’avoir perdu le cardinal Hippolyte de Médicis, son premier protecteur, et le duc Alexandre, fut un de ceux qui s’éloignèrent de la cour. Avant de retourner à Arezzo, il fit entrer Battista au service du duc Gosme. Notre artiste peignit, pour la galerie de Son Excellence, un tableau où il introduisit les portraits de Clément VII, du cardinal Hippolyte et du duc Alexandre, qu’il copia d’après Fra Sebastiano, le Titien et le Pontormo. Cet ouvrage ne fut pas aussi parfait qu’on l’espérait, inais Battista exécuta ensuite, d’après le Noli me tangere de Michel-Ange, qui est dans la même galerie, un magnifique carton et un tableau dont le coloris n’est pas dépourvu de qualités.

À peu de temps de là, Battista repre’senta la bataille de Montemurlo où furent vaincus les bannis et les rebelles florentins. Cette composition fut trèsadmirée, bien que l’on reconnût parmi les combattants et les prisonniers plusieurs figures pillées dans les dessins de Michel-Ange. Sur le premier plan du tableau, Battista plaça des chasseurs occupés à regarder l’oiseau de Jupiter enlevant au ciel Ganimède (3). Par cette allégorie dont il emprunta également une partie à un dessin du Buonarroti, il voulut montrer que le jeune duc était monté au ciel par la grâce de Dieu. Battista dessina ce sujet sur un carton avant de peindre le tableau qui est aujourd’hui dans le palais Pitti, que Son Excellence Illustrissime vient de faire complètement terminer.

Lors des noces du duc et de la signora Leonora de Toledo, Battista fut employé par Ridolfo Ghirlandaio à peindre, sur l’arc de triomphe de la porte al Prato, quelques sujets tirés de l’histoire du seigneur Jean de Médicis, père du duc Cosme. L’un de ces sujets montrait le seigneur Jean traversant le Pô et l’Adda en présence du cardinal Jules de Médicis, de Prospère Colonna et de divers seigneurs. D’un autre côté, Battista figura la ville de Milan et le camp de la ligue, et sur l’une des faces latérales de l’arc de triomphe, l’Occasion s’offrant au seigneur Jean et le dieu Mars lui tendant une épée. Sous la porte de l’arc, Battista peignit le seigneur Jean défendant avec une bravoure incroyable, comme un autre Horace, le pont Rozzo entre le Tésin et Biagrassa. Vis-à-Vis de ce tableau était la Prise de Caravaggio par le seigneur Jean que l’on apercevait passant intrépidement au milieu du fer et du feu de l’armée ennemie. Entre les colonnes, à main droite, on voyait le seigneur Jean, à la tête d’une seule compagnie de soldats, s’emparant de Garlassa ; et entre les deux autres colonnes, à main gauche, l’Enlèvement du bastion de Milan. Sur le fronton, Battista représenta le seigneur Jean perçant de part en part, avec sa lance, sous les murs de Milan, un cavalier qui l’avait défié en combat singulier. Au-dessus du grand entablement était assis Charles-Quint, couronné de lauriers et tenant un sceptre. À ses pieds étaient couchés le fleuve Bétis et le Danube. Je m’abstiendrai de mentionner ici les innombrables statues qui accompagnaient ces peintures. Je n’ai à m’occuper maintenant que des ouvrages de Battista Franco ; d’autres écrivains, du reste, ont publié une description détaillée des décorations de ces fêtes, sans compter que j’ai parlé ailleurs, suivant le besoin, des maîtres qui avaient exécuté les statues. Il serait donc superflu de revenir sur ce sujet, d’autant plus que ces sculptures ont été détruites.

Le meilleur morceau que Battista produisit, à l’occasion des noces de Leurs Excellences ; fut celui des dix tableaux de la grande cour du palais Médicis où il peignit en clair-obscur Cosme entouré des insignes du pouvoir ducal ; mais, malgré tous ses efforts, Battista fut surpassé par le Bronzino et par d’autres maîtres qui, sans être aussi bons dessinateurs que lui, étaient plus habiles coloristes et possédaient plus de verve et d’imagination. Un tableau, en effet, veut être exécuté et agencé avec facilité ; trop de recherche lui donne un aspect plein de crudité et de sécheresse, le fait parfois pousser au noir, et enfin lui ôte la grâce et le mouvement, précieuses et essentielles qualités qui, le plus souvent, se doivent à la nature, mais que l’on peut aussi acquérir par l’étude.

Battista, ayant été conduit par Ridolfo Ghirlandaio à la Madonna di Vertigli, couvent de Camaldules, peignit différents sujets dans le cloître, tandis que Ridolfo conduisait à fin le tableau et les ornements du maître-autel. Ridolfo et Battista laissèrent encore d’autres ouvrages dans ce saint monastère qui a été rendu très-célèbre par les miracles que la Vierge, mère de Dieu, y a opérés.

Battista revint à Rome précisément à l’époque où Michel-iinge découvrit son Jugement dernier. Passionné pour les productions de ce grand maître, il dessina en entier le chef-d’œuvre de la Sixtine. Ayant ensuite résolu de se fixer à Rome, il enrichit de beaux grotesques, qui furent très-admirés, une loge du palais que le cardinal Francesco Cornaro avait reconstruit et habitait près de San-Pietro (4).

Vers le même temps, c’est-à-dire l’an 1538, Francesco Salviati, après avoir fait une fresque dans l’oratoire de la Misericordia (5), était sur le point d’y peindre plusieurs autres sujets, lorsque la concurrence de Jacopo del Conte le força de renoncer à l’entreprise. Battista voulut profiter de cette circonstance pour lutter contre le Salviati, et se montrer le meilleur maître de Rome. Grâce à ses amis, les fresques 4e la Misericordia lui furent allouées par Monsignor della Casa, lequel avait vu un de ses dessins. Battista se mit aussitôt à l’œuvre et représenta saint Jean-Baptiste arrêté et mené en prison par l’ordre d’Hérode. Ce morceau, exécuté avec une application extraordinaire, fut néanmoins jugé très-inférieur à celui du Salviati. Loin d’approcher de la grâce et de la beauté du coloris de ce maître, la fresque de Battista, fruit d’un travail pénible, péchait par une dureté et une maigreur extrêmes. Ici nous signalerons la grave erreur que commettent les artistes qui croient qu’il suffit, pour arriver à la perfection, de savoir bien rendre un torse, un bras, une jambe, ou tout autre membre avec ses muscles. Ils ne songent pas qu’une partie n’esî point un tout ; qu’un tableau ne saurait être parfait, si les parties ne sont pas en harmonie avec l’ensemble ; que chaque personnage doit concourir clairement à l’action ; que les têtes réclament de l’expression, de la grâce, de la vie ; que les nus demandent à être mis en relief par de vigoureuses oppositions ; que les paysages et les accessoires veulent être traités avec soin ; et enfin que, si l’on emprunte quelque chose aux ouvrages des autres, on doit le faire avec tant de discrétion, qu’il soit difficile de le reconnaître. Mais, pour revenir à Battista, il s’aperçut malheureusement fort tard qu’il s’était trop exclusivement occupé de l’étude de la musculature et du dessin, et qu’il n’avait pas assez tenu compte des autres parties de l’art.

Après avoir achevé sa fresque de la Misericordia, qui lui valut peu d’éloges, il entra, par l’entremise de Bartolommeo Genga, au service du duc d’ürbin qui le chargea de décorer la voûte de la chapelle attenante au palais. À l’imitation du Jugement dernier de Michel-Ange, Battista représenta un ciel couvert de groupes de saints et d’anges, au milieu desquels est la Vierge couronnée par le Christ accompagné des patriarches, des prophètes, des sibylles, des apôtres, des martyrs, des confesseurs et des vierges, qui tous semblent se réjouir de la venue de la glorieuse mère de Dieu. Ce sujet offrait assurément à Battista une belle occasion de se distinguer ; mais il suivit toujours les memes errements et retraça avec une déplorable monotonie les memes figures, les memes physionomies, les mêmes draperies, les mêmes membres. De plus, son coloris était totalement dépourvu de charme, et chaque partie de son travail dénotait de pénibles efforts ; ce résultat, il est facile de le concevoir, étonna beaucoup le duc d’Urbin, le Genga et tous ceux qui s’attendaient à voir quelque chose qui répondît au beau dessin que Battista avait montré avant de se mettre à peindre ; car, pour bien dessiner, il était vraiment sans égal.

Le duc imagina alors, pour utiliser son talent, de lui commander une foule de dessins destinés à être reproduits sur des vases en terre, fabriqués à Castel-Durante par d’excellents ouvriers qui, jusqu’à ce moment, s’étaient servi des estampes de Raphaël d’Urbin et de celles des premiers maîtres. Les vases que l’on exécuta avec les dessins de Battista réussirent parfaitement. Ils étaient si nombreux et si variés, qu’ils auraient suffi pour garnir une crédence royale. Les peintures dont ils étaient couverts n’auraient pas été meilleures, lors même qu’elles auraient été faites à l’huile par les plus habiles artistes. Le duc Guidobaido envoya à Fempereur Cliarîes-Quint deux crédences parées de ces vases, et il en donna une autre au cardinal Farnèse, frère de la signora Vetîoria, sa femme. La terre dont ces vases étaient formés ressemblait beaucoup à celle que l’on travaillait à Arezzo, du temps de Porsenna, roi de Toscane. Quant aux peintures dont ils étaient ornés, les Romains ne produisaient rien de pareil, comme on peut en juger par leurs vases qui sont décorés de figures indiquées par un trait et simplement échampies de noir, ou de rouge, ou de blanc (6). Ces vases ne sont jamais vernis et n’ont point cette variété de couleurs que l’on admire dans ceux de nos jours. Et si l’on prétendait qu’un long séjour sous la terre leur a fait perdre leurs couleurs, nous répondrions que les nôtres résistent à l’intempérie des saisons, et resteraient, pour ainsi dire, quatre mille ans sous terre sans que leurs peintures fussent altérées. On fabrique aujourd’hui de ces vases dans toute l’Italie ; mais les terres les meilleures, les plus belles et les plus blanches, sont celles , de Castel-Durante et de Faenza.

Maintenant revenons à Battista. Avec le secoure de ses élèves, il peignit tous les arcs de triomphe construits à Urbin par le Genga, à l’occasion des noces du duc et de la duchesse Vettoria Farnèse. Comme le duc craignait que cette vaste entreprise ne fût point finie à temps, il appela, à l’aide de Battista et do Genga, Giorgio Vasari qui était alors occupé à enrichir de fresques une grande chapelle pour les Olivetains de Rimini, et à peindre à l’huile le tableau de leur maître-autel. Vasari fut empêché par une indisposition de répondre aux désirs de Son Excellence. Il écrivit au duc pour s’excuser et lui assurer que Battista était capable de terminer sa tâche à l’époque fixée. Plus tard, Vasari étant allé présenter lui-même ses excuses au duc, Son Excellence lui montra la chapelle décorée par Battista en le priant de l’estimer. Giorgio loua beaucoup cet ouvrage, et, grâce à ses recommandations, notre artiste fut largement récompensé par le duc.

Pendant ce temps, Battista était non à Urbin, mais à Rome où il dessinait les statues, et, en un mot, tous les monuments antiques de cette ville pour en composer un grand et beau livre.

Sur ces entrefaites, Messer Giovann’Andrea dall’ Anguillara, poète distingué (7), ayant formé une compagnie d’hommes de talent, fit disposer, dans la salle principale de Sant’-Apostolo, de riches décorations pour représenter des comédies de différents auteurs devant des gentilshommes, des seigneurs et de hauts personnages. On avait construit des gradins pour les spectateurs ordinaires, et des loges grillées pour les cardinaux et les prélats, afin qu’ils pussent voir sans être vus. La compagnie comptait, parmi ses membres, des peintres, des sculpteurs et des architectes, dont les uns eurent à jouer des rôle » et les autres à remplir divers offices. Battista et l’Ammannato, qui tous deux étaient aussi sociétaires, furent chargés d’exécuter les décorations. L’énorme dépense que nécessitait la salle de Sant’Apostolo força bientôt Messer Giovann’-Andrea de transporter son théâtre dans le nouveau temple de San-Biagio de la strada Giulia. Battista y ayant rétabli les décors, on y représenta plusieurs comédies à l’immense satisfaction du peuple et des seigneurs romains. C’est de là que sortirent les acteurs éonnus sous le nom de Zanni.

L’an 1550, Battista fit avec Girolamo Sciolante da Sermoneta, sur la façade du palais du cardinal di Cesis, les armoiries du pape Jules III, soutenues par des figures qui furent très-admirées. Il peignit ensuite, sur la voûte d’une chapelle de la Minerva bâtie par un chanoine de San-Pietro, plusieurs sujets tirés de la vie du Christ et de la Vierge. Il n’avait jusqu’alors rien produit d’aussi bien. Sur l’une des parois latérales de la même chapelle il laissa une Nativité du Christ, et, sur l’autre paroi, une Résurrection de Notre-Seigneur. Au-dessus de ces deux fresques, il plaça des cadres semi-circulaires, renfermant des prophètes. Enfin, sur la façade à laquelle est adossé l’autel, il figura, avec une rare habileté, le Christ en croix, la Vierge, saint Jean, saint Dominique et d’autres saints. Battista peignit encore à Rome quelques toiles qu’il vendit assez mal. Alors, voyant qu’il gagnait peu et qu’il dépensait beaucoup, il espéra améliorer sa position en changeant de pays, et il retourna à Venise, sa patrie. Son beau talent de dessinateur le mit en haut crédit dans cette ville, et fut cause qu’on lui confia l’exécution d’un tableau à l’huile destiné à orner, dans l’église de San-Francesco-della-Vigna, la chapelle de Monsignor Barbaro, patriarche d’Aquilée. Baüista choisit pour sujet saint Jean baptisant le Christ dans le Jourdain. Le haut de ce tableau est occupé par Dieu le Père, et le bas, par deux enfants qui tiennent les vêtements du Christ. Audessus de cette composition est une toile couverte de petites figures d’anges, de démons et d’âmes du purgatoire, sur lesquelles on lit ces mots : « In nomine Jesu omne genu flectatur.» La réputation que cet ouvrage valut à Battista engagea les religieux récollets à lui commander, pour la chapelle des Foscari, dans l’église de San-Gionbe-in-Canareio une Vierge portant l’Enfant Jésus, et placée entre un saint Marc et une sainte. Des anges qui planent dans l’air sèment des fleurs sur ce groupe,

À San-Bartolommeo, Battista orna le tombeau de Christophe Fucher, marchand allemand, d’un tableau contenant l’Abondance, Mercure et la Renommée.

Pour Messer Antonio délia Vecchia de Venise, il peignit un Christ grand comme nature, couronné d’épines et livré aux insuites des Pharisiens.

Sur ces entrefaites, le sculpteur Alessandro Vittoria  (8) ayant enrichi de compartiments en stuc l’escalier construit d’après les dessins de Jacopo Sansovino dans le palais de San-Marco, Battista y traça une foule de petits grotesques et bon nombre de figures à fresque, qui obtinrent l’approbation des artistes. Il peignit ensuite le plafond du vestibule du même escalier.

À peu de temps de là, le sénat commanda, pour la bibliothèque de San-Marco trois tableaux à chacun des peintres vénitiens les plus éminents d’alors, et promit de décerner im collier d’or à celui qui l’emporterait sur ses rivaux. Battista, comme nous l’avons déjà dit (9), n’obtint pas le prix, mais déploya un véritable talent dans les trois sujets qu’il exécuta entre les fenêtres de cette célèbre bibliothèque.

Lorsqu’il eut achevé ce travail, le patriarche Grimani lui confia le soin de décorer, à San-Francesco-della-Vigna, la première chapelle que l’on rencontre en entrant à gauche dans l’église. Battista se mit aussitôt à l’œuvre, et commença par couvrir la voûte de magnifiques compartiments en stuc et de fresques auxquelles il consacra une application incroyable. Mais soit, ainsi que je l’ai entendu dire, qu’il eût travaillé sur des murailles encore trop fraîches, soit pour toute autre raison, il mourut avant d’avoir terminé sa chapelle. Elle fut conduite à fin par Federigo Zuccaro de Sant’-Agnolo-in-Vado, jeune homme criin haut mérite, que l’on rangea Rome parmi les meilleurs maîtres (10). Federigo peignit à fresque, sur les parois latérales de la chapelle, la Conversion de Marie-Madeleine, et la Résurrection de Lazare. On lui doit également la belle Adoration des Mages qui orne l’autel.

Battista mourut l’an 1561. On a gravé d’après lui de nombreux et admirables dessins, qui lui ont valu à bon droit une grande renommée.

Aujourd’hui vit encore, à Venise, un peintre contemporain et compatriote de Battista, nommé Jacopo Tintoretto, lequel a cultive avec passion tous les arts, et entre autres la musique. Jamais la peinture n’a eu un cerveau plus extravagant, plus capricieux, plus prompt, plus résolu et plus terrible que celui-là, comme le témoignent ses ouvrages fantastiques, où il s’est complètement écarté de la voie suivie par les autres artistes. Par la bizarrerie de ses inventions, par l’étrangeté de ses fantaisies, il semble avoir voulu montrer que la peinture n’est pas un art sérieux. Parfois il a donné pour finis des tableaux à peine ébauchés, où les coups de pinceau paraissent frappés au hasard plutôt qu’avec attention. Il n’y a sorte de peinture à fresque et à l’huile qu’il n’ait exécutée et à tout prix, de façon que la plupart des travaux entrepris à Venise lui sont échus. Dans sa jeunesse, il déploya une rare puissance dans une foule de belles productions ; aussi n’est-il pas douteux qu’il serait l’un des plus grands maîtres qu’ait jamais possédés Venise, s’il eût connu les rares qualités dont l’avait doué la nature, et s’il eût voulu les fortifier par Fétiide, ainsi que l’ont fait ceux qui ont imité ses illustres prédécesseurs. Néanmoins nous sommes bien loin de prétendre qu’il ne soit pas un brave et bon peintre, plein de feu, d’originalité et d’habileté.

Le sénat ayant ordonné à Jacopo Tintoretto, à Paolo de Vérone et à Orazio, fils du Tiziano, de faire chacun un tableau pour la salle du Conseil, le Tintoretto peignit Frédéric Barberousse couronné par le pape entouré d’une foule de cardinaux et de gentilshommes vénitiens, et accompagné de ses musiciens. Cette composition ne le cède ni à celle de Paolo ni à celle d’Orazio. Le sujet de cette dernière est la bataille livrée, près du château de Sant’-Agnolo, aux Romains par les Allemands de Frédéric. On y admire, entre autres choses, un cheval en raccourci qui saute par-dessus un soldat : mais on assure qu’Orazio fut aidé dans cet ouvrage par son père. Paolo, duquel nous avons déjà parlé dans la vie de Michèle San-Micheli, représenta Frédéric Barberousse baisant la main de Fanti-pape Octavien, au mépris du pape Alexandre III. Il fit en outre au-dessus d’une fenêtre quatre grandes figures d’une beauté extrordinaire, c’est-à-dire le Temps, rUnion, la Patience et la Foi. Il manquait encore un tableau pour compléter la décoration de la salle du Conseil ; grâce à ses démarches et à celles de ses amis, le Tintoretto fut chargé de l’exécuter. Stimulé par le désir d’égaler, sinon de vaincre et de surpasser ses rivaux, il produisit un ouvrage merveilleux, qui mérite d’étre mis au nombre de ses meilleurs morceaux. Il choisit pour sujet l’Excommunication de Frédéric Barberousse par le pape Alexandre III. Rien n’est plus beau que le groupe de personnages nus qui se disputent les torches que le pape et les cardinaux ont jetées à terre, suivant l’usage que l’on observe dans les cérémonies d’excommunication. Les détails d’architecture et les portraits que le Tintoretto introduisit dans le tableau sont aussi d’une rare perfection.

Le haut crédit que lui valut ce chef-d’œuvre fut cause qu’on lui commanda les deux tableaux à l’huile, longs de douze brasses, qui occupent toute la largeur de la grande chapelle de San-Rocco, et qui se trouvent au-dessous des fresques du Pordenone. L’im de ces tableaux représente une Salle d’hôpital pleine de malades soignés par saint Roch. On y remarque quelques nus très-bien entendus, et un cadavre en raccourci d’une extrême beauté. Saint Roch joue encore le principal rôle dans le second tableau qui fourmille de gracieuses figures et qui, pour tout dire en un mot, doit être rangé parmi les meilleures productions du Tintoretto. On ne peut également qu’accorder des éloges au Christ guérissant des malades, qu’il plaça au milieu de l’église.

À Santa-Maria-dell-Orto, dont le plafond, comme nous l’avons noté ailleurs, fut décoré par Gristofano et Stefano de Brescia (11), le Tintoretto orna les parois latérales de la grande chapelle de deux toiles immenses peintes à l’huile. Celle qui est à droite représente Moïse descendant du mont Sinaï, et trouvant les Hébreux en adoration devant le veau d’or. L’autre toile renferme le Jugement universel. Les innombrables personnages de tout âge et de tout sexe qui sont entassés dans cette étrange composition ont vraiment quelque chose de terrible et d’effrayant. Le Tintoretto y introduisit la barque de Caron, mais de la manière la plus neuve, la plus originale. Cette capricieuse invention serait un prodige, si le dessin était correct et si les détails étaient traités avec le même soin que l’ensemble, qui exprime avec bonheur la confusion, le tumulte, l’ épouvante qui régneront an jour suprême. Au premier abord, ce tableau cause un profond étonnement ; mais, lorsqu’on le considère avec attention, on est tenté de croire que le peintre a voulu se moquer du monde.

Sur les volets de l’orgue de la même église, le Tintoretto peignit à l’huile la Vierge gravissant les degrés du temple. Santa-Maria-dell’-Orto ne possède rien de plus fini, de mieux exécuté, de plus éclatant que ce morceau. Malheureusement , notre artiste ne consacra pas une égale application à la Conversion de saint Paul, qu’il figura sur les volets de l’orgue de Santa-Maria-Zebenigo.

À la Carità, il laissa une Déposition de Croix, et, dans la sacristie de San-Sebastiano , il fit, en concurrence de Paolo de Vérone, Moïse dans le désert, et d’autres sujets qui furent ensuite continués par le Vénitien Natatino (12) et par d’autres peintres.

À San-Giobbe, sur l’autel della Pietà, le Tintoretto peignit les trois Maries, saint François, saint Sébastien, saint Jean et un paysage ; sur les volets de l’orgue de l’église des Servites , saint Augustin et saint Philippe, et, au-dessous de ces deux bienheureux, Caïn tuant son frère Abel.

À San-Felice, il représenta, sur la voûte de la tribune , les quatre Évangélistes, et, au-dessous de l’autel del Sagramento , l’Annonciation , le Christ priant dans le Jardin des Oliviers, et le dernier Repas du Sauveur avec les Apôtres.

À San-Francesco-della-Vigna, on trouve de lui, sur l’autel del Deposto-di-Croce, la Vierge évanouie, accompagnée des Maries et quelques Prophètes.

La confrérie de San-Marco, près de San-Giovanni-e-Polo, lui doit quatre vastes tableaux, dans le premier desquels on aperçoit saint Marc apparaissant dans les airs, et délivrant un de ses fidèles des tortures que lui préparait un bourreau, dont tous les instruments de supplice sont brisés miraculeusement. Cette composition est remplie d’une foule de figures, de raccourcis, d’armures, d’ornements d’architecture, de portraits et d’accessoires qui lui donnent un grand prix. Saint Marc secourant au milieu d’une tempête un autre de ses fidèles, tel est le sujet du second tableau qui est inférieur au premier. Dans le troisième tableau, on voit monter au ciel l’âme de l’un des dévots de saint Marc, tandis que son cadavre est battu par un orage. Le quatrième tableau renferme un Possédé du démon que l’on exorcise, et une immense loggia en perspective, au fond de laquelle est un feu qui l’éclaire en produisant de nombreuses réverbérations. Outre ces tableaux, le Tintoretto fit, sur l’autel de la confrérie, un saint Marc digne d’éloges. Toutes ces peintures et beaucoup d’autres que nous passons sous silence, parce qu’il nous suffit d’avoir mentionné les meilleures, furent exécutées par Tintoretto avec tant de célérité, qu’elles étaient déjà terminées lorsque l’on croyait à peine qu’elles étaient commencées.

Malgré des plus folles boutades, le Tintoretto a toujours des travaux. Quand il a en vue quelque ouvrage que ses intances et la protection de ses amis ont été impuissants à lui obtenir, il le fait non à vil prix, mais pour rien et contre la volonté des gens. Il y a peu de temps, la confrérie de San-Rocco, pour laquelle il venait d’achever la Passion du Christ, ayant résolu d’orner le plafond de son oratoire d’un magnifique tableau, appela Josef Salviati, Federigo Zuccaro, Paoio de Vérone et Jacopo Tintoretto à concourir pour cette entreprise, en promettant de l’allouer à celui dont le dessin serait jugé le plus beau. Tandis que Salviati, Zuccaro et Paolo travaillaient assidûment à leur dessin, le Tintoretto prit une toile de la dimension du plafond et la peignit en secret avec sa vélocité accoutumée. Un matin, les membres de la confrérie, s’étant rassemblés pourvoir les dessins et proclamer le vainqueur, trouvèrent le tableau du Tintoretto terminé et mis en place. Grande fut leur colère ; ils s’écrièrent qu’ils avaient demandé un dessin et non un tableau ; mais le Tintoretto leur répondit que telle était sa manière de dessiner ; qu’il ne savait point faire autrement ; que, pour ne tromper personne, les dessins et les modèles devaient être ainsi ; et qu’enfin, s’ils ne voulaient point lui payer son travail, il le leur donnait. Bref, il se démena si bien, qu’en dépit de tout son tableau est encore dans le même endroit. Cette toile représente le Père Éternel entouré d’anges descendant du ciel pour embrasser saint Roch. Sur le premier plan sont figurées les principales confréries de Venise comme celles de la Carità, de San-Giovanni-Evangelista, de la Misericordia, de San-Marco et de San-Teodoro. Mais Ténumération de tous les ouvrages du Tintoretto nous entraînerait trop loin. Nous ne dirons donc rien de plus sur ce vaillant et estimable artiste.

Vers le meme temps était à Venise un peintre nommé Bazzacco (13) qui avait habité Rome pendant plusieurs années. Grâce à de hautes protections. Bazzacco fut chargé de décorer le plafond de la salle des Dix. Comme il reconnut qu’il ne pourrait se tirer seul de ce travail, il s’associa Paolo de Vérone et Battista Zelotti. Il avait à peindre à l’huile quatre tableaux de forme oblongue, quatre ovales, et un neuvième également de forme ovale, mais bien plus grand que tous les autres. Ce dernier échut en partage à Paolo de Vérone, lequel y figura Jupiter foudroyant les Vices. Bazzacco abandonna encore à Paolo trois tableaux oblongs. Il garda pour lui-même le quatrième et deux ovales, et céda les deux autres à Battista. Chacun de ces tableaux renferme deux personnages emblématiques de la puissance de Venise. La supériorité marquée de Paolo sur ses concurrents fut cause qu’on lui confia le soin de décorer le plafond de la salle voisine de celle des Dix. Il fit à l’huile, avec l’aide de Battista Zelotti, un saint Marc soutenu dans les airs par des anges. Au-dessous on voit Venise accompagnée de la Foi, de l’Espérance et de la Charité. Cette composition, malgré sa beauté, est loin d’égaler le Jupiter foudroyant les Vices. Paolo peignit ensuite seul une magnifique Assomption dans un immense ovale qui ornait un plafond de l'Umiltà.

Parmi les Vénitiens, Andrea Schiavone doit aussi être regardé comme un bon peintre ; je dis bon, parce qu’il a fait par hasard quelques bons ouvrages, et parce qu’il a toujours imité de son mieux les bons maîtres (14) La plupart de ses tableaux étant dispersés chez, les gentilshommes, je ne parlerai que de ceux qui sont exposés dans des monuments publics. À San-Sebastiano de Venise, dans la chapelle des Pellegrini, il laissa un saint Jacques et deux Pèlerins, Dans l’église del Carmine, il peignit sur une voûte une assomption, et, dans la chapelle della Presentazione, le Christ présenté au temple par sa mère. Il introduisit de nombreux portraits dans ce tableau, ou l’on admire surtout une femme qui allaite un enfant, et qui est vêtue d’une draperie jaune, largement touchée. L’an 1540, Giorgio Vasari fit peindre à l’huile, par Schiavone, sur une toile immense, la Bataille qui, peu de temps auparavant, avait eu lieu entre l’armée de Charles-Quint et celle de Barberousse, Ce tableau, l’un des meilleurs que Schiavone ait jamais produits, est aujourd’hui à Florence, chez les héritiers du magnifique Octavien de Médicis, auquel Vasari l’avait envoyé.



Le nom de Battista Franco n’est pas populaire. Cependant, si, curieux d’évaluer au juste ce que vaut cet homme, on rassemble les témoignages contemporains sur le nombre et le mérite de ses œuvres, s’il arrive qu’on étudie attentivement l’abondante série des dessins qu’il a laissés ou des gravures qui en ont été faites, on sera surpris de ce qu’un aussi beau génie ait tant produit pour rester aussi peu connu.

Jusque dans les compositions les moins importantes, jusque dans les fragments les plus mutilés de l’œuvre de Battista Franco, on trouve cet aspect large et grandiose, et ce caractère de sobriété et d’ampleur, qui suffit pour révéler les plus grands maîtres. Michel-Ange, dans sa mâle et savante délinéation, ne surpasse peut-être pas le Franco, auquel il est sans contredit inférieur, pour ce qui tient plus exclusivement à l’entente pittoresque des distributions générales et de la combinaison des groupes. Imposant et monumental autant que les maîtres les plus austères de Florence, le Vénitien Franco se laisse moins limiter par la stricte symétrie et la processionnelle ordonnance qui ne sont pas, il faut le reconnaître, sans introduire quelque pauvreté et quelque monotonie dans les conceptions les plus vastes et les mieux inspirées de l’école toscane.

On voit par ce peu de mots, par ce rapprochement et par cette distinction sommaire, comment nous sommes amenés à soutenir, ainsi qu’on le faisait dans son temps, le Franco à côté des Florentins les plus renommés.

Cependant, n’est-il pas hors de doute que le nom de cet habile homme ne figure que bien rarement sur la liste des sommités de l’art italien, et parmi ces noms que chacun sait, pour ainsi dire, malgré soi ? C’est que le mérite de Battista est d’une constatation plus difficile aujourd’hui; l’évidence n’est pas pour lui. Sa gloire ne s’appuie pas sur l’emphatique attention que les catalogues provoquent et fomentent. Ses tableaux sont excessivement rares dans les galeries, et ses dessins, si nombreux et si beaux qu ils soient, ne peuvent y suppléer dans l’ombre des cabinets et des bibliothèques. Néanmoins, pour ne rien négliger dans cette étude sur la valeur du Franco et sur la manière dont l’a traité l’histoire, nous devons chercher à comprendre si l’ingratitude ou l’inintelligence seules ont pu effacer son nom, autrefois célèbre, de cette table radieuse où les générations favorisées inscrivent pour toujours le souvenir de ceux qui ont le plus puissamment manifesté la science et le sentiment de l’artiste.

La postérité seule, vis-à-vis de ce grand homme, a-t-elle eu tort ? — N’a-t-il pas lui-même mal engagé et fait péricliter le vaste héritage de gloire que lui promettaient les dons magnifiques dont Dieu l’avait comblé ? L’analyse de la vie du peintre, si elle peut nous faire connaître l’homme, répondra à ces questions.

En présence donc de ces deux faits, à savoir : que le nom de Franco est sans popularité et que son œuvre néanmoins en semble digne, s’il faut essayer de démêler les faiblesses et les vices qui ont compromis les puissances et les qualités de l’artiste au point d’avoir obscurci aux yeux de la foule une gloire méritée, nous sommes portés à croire, après avoir bien lu le Vasari, que les études systématiques de Battista, sa préoccupation fougueuse du style michel-angelesque, sa recherche maladroite de toutes les difficultés et son mépris des méthodes faciles et simples en sont les réelles causes. Si nous ne nous trompons pas à l’égard du Franco, il est bon d’insister sur le grave enseignement que sa légende nous donne aujourd’hui qu’à l’instigation de maîtres certes bien insuffisants, bien pauvrement armés, bien mollement exercés en comparaison des travailleurs forts, dispos, aguerris, d’autrefois, on voit notre jeunesse se laisser déborder par l’esprit de système et la manie de l’exagération ; aujourd’hui que les plus maigres natures, étiolées par la plus débilitante éducation, croient follement s’élargir et se raviver dans les fièvres de l’orgueil et de l’entêtement ; aujourd’hui qu’incapables de porter le présent, on se remue follement sans naïveté, sans conviction, pour refaire inutilement tout un passé qu’on comprend mal puisqu’on veut le refaire, ou pour construire un avenir qui ne peut se révéler. Sur un terrain meilleur, le Vénitien Franco, plus vigoureusement taillé qu’aucun de nous, a été brisé par l’ orgueil, parce que l’orgueil vient à bout des plus fortes organisations et les terrasse plus sûrement peut-être dans les arts qu’ailleurs ; parce que dans l’orgueil ie bon sens se perd, et que le bon sens, proche voisin du sens commun, du sens vulgaire, est la seule base sur laquelle puisse se tenir sans ployer l’artiste le plus grand, incessamment sollicité à sa ruine et à sa confusion par les tendances extrêmes de ses facultés les plus rares.

Suivons pas à pas le Franco dans sa vie tout entière, dominée sinon par la plus saine intelligence de l’art, au moins par son plus vif amour. Si vous le voyez sans cesse s’épuiser en recherches et en efforts, ne jamais se satisfaire et ne jamais s’arrêter pour produire avec cette conviction et ce repos d’esprit, source constante des œuvres les plus pénétrantes et les plus sereines, au moins, il faut le reconnaître, il se garde soigneusement des embûches que tend au courage de l’artiste sa propre inintelligence de ce qui est sain, beau et grand. Le Franco ne poursuit pas de vaines fumées ; tout ce qu’il cherche à englober dans le trésor de ses études a une valeur incontestable. Il n’est pas infatué d’affections éphémères ; tout ce qu’il cherche à s’approprier par le plus âpre travail tient réellement à l’art et aux principes qui le constituent et le constitueront éternellement. Si parfois, dans ses consciencieuses études, il semble ou se détourner ou s’oublier, voyez à quelles influences extérieures il se prend : tantôt c’est à Michel-Ange, l’une des plus admirables et des plus lisibles manifestations de la supériorité humaine, tantôt c’est aux débris antiques que sanctionne l’enthousiasme de tout un peuple, qui les exhume ; et plus tard, quand le Franco paraîtra renoncer à sa délinéation presque sculpturale, par lui si péniblement acquise à Florence, c’est qu’il aura quitté l’arène de ses durs travaux, le théâtre de ses succès, et qu’il aura été bon juge et loyal admirateur de sa patrie, de cette Venise dont il avait craint dans sa jeunesse inquiète, de rester l’enfant. Sans doute il ne semble pas qu’on doive incriminer la route suivie par l’artiste, pas plus, au reste, qu’on ne doit nier le mérite des œuvres qu’il a laissées. Ce n’est donc ni à son talent ni à sa méthode considérés en eux-mêmes qu’il faut s’en prendre ; son tempérament et son caractère seuls peuvent démontrer que nul ne saurait acquérir un grand nom dans les arts, si les instincts de l’artiste ne sont pas équilibrés par les instincts de l’homme.

Battistanaît à Venise, et à l’âge où le jeune peintre, hésitant encore sur le seuil du monde réel, mesurant d’un coup d’œil les amitiés et les rivalités, les supériorités et les médiocrités qui l’entourent, sent monter du fond de son âme et le remplir tout entier cette confiance en soi qui le pousse à venir prendre aussi sa place au soleil, au moment, enfin, où l’élève sent se développer en lui l’individualité d’un maître, il quitte Venise pour aller à Rome.

Mais Rome ne pouvait pas longtemps suffire à qui Venise, au temps du Tintoret, du Titien et de Paul Véronèse, ne suffisait pas, à qui ces hommes dans leur jeunesse ne faisaient point pressentir des concours sérieux et de dignes émulations. Ainsi l’orgueilleuse et imprudente désertion de l’école natale vouait le Franco à toutes les inquiétudes et à toutes les oscillations ; car il faut voir que le Franco, dans toutes ses pérégrinations inquiètes, en Romagne et en Toscane, n’est plus un jeune compagncfn qui voyage et cherche à pénétrer partout pour s’instruire, mais bien un maître qui en tous lieux veut se produire, qui réclame et obtient des travaux sérieux et des entreprises monumentales, et qui toujours entend se mesurer, dans les évolutions incessantes de ses études et de son talent, avec les maîtres les plus forts et les plus différents : distinction importante et qui, au lieu d’un élève consciencieux, confiant, assidu et modeste, comme on a jusqu’ici étourdiment envisagé le Franco, doit au contraire nous montrer en lui un maître peu naïf, inquiet, dérangé et ambitieux.

Le Franco ne sut pas comprendre tout d’abord combien il importe que l’artiste soit rattaché pieusement et avec la tranquillité d’esprit que la piété seule donne à l’ensemble tout préparé d’inspirations et d’habitudes, de passions et de besoins offert à chacun par sa patrie et son époque. Sans doute, sur cet ensemble, tout génie, toute volonté peuvent et doivent meme se promettre de réagir en consultant leurs forces ; mais l’artiste qui se sera cru assez fort non pour réagir, mais pour nier absolument, mal conseillé par l’orgueil, celui-là se sera trompé sur la puissance de l’homme et sur sa liberté. On influe sur le cours des choses, mais on ne le change pas : fatalité, providence, peu importe le nom que reçoit le pouvoir immuable qui conduit, il n’est permis à personne de s’y soustraire, et de se créer à soi-méme un monde où l’on soit indépendant de toute origine et de toute filiation. L’homme ne choisit ni son pays ni son temps ; suivant sa moralité et la rectitude de ses instincts, il s’y attache, les aime et les supplée : telle est la part de sa liberté ; mais il tombe bientôt au-dessous de sa propre nature, loin de l’œil de Dieu et des secours de la Providence, quand il les dédaigne, les déteste et les maudit, en voulant inventer de toutes pièces et se bâtir un destin fondé sur son infatuation de soi-même et le mépris des autres : ces vérités incontestables ne seront jamais proclamées trop haut devant les artistes. La profondeur et la gravité des idées qu’elles soulèvent naturellement, loin de les faire écarter des conférences sur l’art, les y appellent. Toutes classes d’hommes, et même les plus infimes, ont besoin d’en savoir autant l’une que l’autre sur ces bases de toute vie intelligente, de tout travail sain, de tout effort fructueux. Le travailleur qui sur ces questions s’étourdit et passe indifférent, s’aveugle lui-même, tourne et s’épuise fâcheusement dans ses routines abrutissantes et dans ses innovations maladives, semblable à ces bêtes de somme aveuglées de même pour tourner la roue dans nos manèges. Dans quel cercle fatal, comme dans la nuit la plus épaisse, l’artiste intéressant dont nous nous occupons ne s’est-il pas agité ? Enfant privilégié, la Providence l’a fait naître sous un beau ciel, dans un beau siècle, avec un beau génie : s’il continue son père, il sera citoyen d’une noble ville ; s’il continue, ses maîtres, il prendra place à côté d’eux, dans une admirable école. Que lui manque-t-il ? Dans quel repli caché l’enchaînement naturel des choses a-t-il pu blesser ce cœur et inquiéter cette tête en apparence si bien faits ? De tout ce que la fortune cependant apporte à cet enfant, l’homme ne veut rien. À Venise pour lui tout est mauvais : l’air qu’on y respire, le pain qu’on y mange, les exemples qu’on y reçoit ; son bâton de voyage à la main, sans esprit de retour, il est décidé à marcher devant lui jusqu’à ce qu’il se trouve sous un ciel plus inspirateur que le ciel de Venise. Il ne demandera des préceptes et des leçons qu’à des gens plus capables d’en donner que le Giorgione et le Titien ; il n’entrera en concurrence qu’avec des émules plus dignes et plus forts que Paul Véronèse et le Tintoret ; et encore, quand il aura rencontré les choses et les hommes qu’il cherche, pour s’en servir et lutter contre eux, il s’y prendra comme aucun de ses contemporains ne s’y prend ; car ce qui lui tourmente le plus l’âme, c’est de n’étre pas né cent cinquante ans plus tôt. Est-il besoin de longtemps réfléchir pour comprendre que cet orgueilleux marche à sa ruine ? Et pourtant, il faut tout dire, la féconde Italie et le XVIe siècle pouvaient bien difficilement laisser errer toujours et se perdre les plus indisciplinés de leurs enfants.

Le Franco n’alla pas loin pour croire tenir ce qu’il cherchait. Citoyen de Rome, hôte de Florence, ami de Raphaël, disciple de Michel-Ange, trouvant à côté des réalisations brillantes de ces jeunes hommes les récits passionnés de tous ces vieillards radieux qui charmaient leur repos au souvenir du passé en se promenant le long du Tibre et de l’Arno, il se fixa bientôt à cette destinée qu’il appelait fièrement son ouvrage. Pendant trente années de labeurs acharnés et d’incontestables succès, il s’étourdit dans ses curiosités et ses excitations, croyant sa vie pleine, son choix bon, sa gloire assurée. Mais, par malheur pour lui, un jour il revint à Venise.

Sur le seuil de la maison paternelle, reflété dans l’Adriatique, Venise lui parut belle comme une reine entre toutes les cités. Il visita ses monuments, et les œuvres de ses maîtres lui parurent belles entre toutes les œuvres étrangères dont sa mémoire était remplie. Il entendit partout admirer le Giorgione et vit passer devant lui le Titien dans ses triomphes, et il lui sembla que là seulement le peuple avait la vénération et l’intelligence. Il vit travailler Paul Véronèse et le Tintoret, et il lui sembla que, dans son enfance, il avait eu la meme révélation que ces hommes et qu’il eût été leur égal.

Un artiste qur se laisse gouverner par les inquiétudes, les illusions et les ambitions qui maîtrisaient le Franco, arrive difficilement à obtenir mieux que lui de l’avenir. L’originalité des démarches qu’un tel caractère entraîne peut, pour un temps, motiver un certain bruit ; mais le silence se fait bientôt autour des noms qu’aucune tradition ne réclame réellement. En effet, malgré le mouvement que se donna, et la sensation que produisit le Franco, où est maintenant sa renommée ?



NOTES.

((1) Voyez la vie d’Antonio da San-Gallo, tom. VII.

(2) Voyez la vie de Fra Giovan’-Agnolo Montorsoli, tome VII.

(3) L’Enlèvement de Ganimède, dessiné par Michel-Ange, a été gravé sur cuivre.

(4) Ce palais a été démoli.

(5) La fresque que Salviati exécuta dans l’oratoire de la Misericordia, représentait la Visitation de la Vierge. Cette peinture a été entièrement gâtée par des retouches. Elle a été gravée par Bartolommeo Passarolti et par Matham.

(6) Vasari confond probablement les vases étrusques avec les vases romains. Ces derniers sont généralement en terre et non vernis.

(7) Messer Giovann’- Andrea dall’ Anguillara est auteur d’une traduction en vers des Métamorphoses d’Ovide.

(8) On trouvera quelques notices sur Alessandro Vittorîa de Trente, à la suite de la biographie de Jacopo Sansovino, son maître.

(9) Voyez à la fin de la vie de Michèle San-Micheli.

(10) Vasari parle au long de Federigo Zucchero dans la biographie de Taddeo Zucchero.

(11) Cristofano et Stefano Rosa de Brescia sont mentionnés dans la vie de Girolamo de Carpi.

(12) Natalino fut, suivant Ridolfi, un des plus habiles élèves du Titien.

(13) Giovanni-Battista Ponchino, surnommé Bozzato, est appelé à tort Bazzacco et Brazzacco par Vasari, Ridolfi, Zanetti, Bottari et Guarienti. Il naquit en 1500 environ, et mourut en 1570.

(14) Andrea Schiavone de Sebenico naquit en 1522, et mourut âgé de soixante ans. Le Tintoret disait que tout peintre devait avoir dans son atelier un tableau du Schiavone.

(15) Le musée du Louvre possède de Battista Franco cinq dessins à la plume, représentant la Prédication de saint Jean-Baptiste dans le désert ; une Assemblée de Philosophes ; un Triomphateur dans son char ; un saint Antoine renfermé dans une bordure entourée d’anges ; et enfin des vieillards à cheval, accompagnés d’hommes à pied qui fuient avec effroi. Les trois premiers de ces sujets ont été gravés par le comte de Caylus.

FIN DU TOME HUITIÈME.