Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 8/Girolamo et Bartolommeo Genga, et Giovambattista San-Marino

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girolamo genga.

GIROLAMO ET BARTOLOMMEO GENGA,

ET

GIOVAMBATTISTA SAN-MARINO.



Girolamo Genga naquit à Urbin. Il était âgé de dix ans lorsque son père le mit à apprendre le métier de tisserand ; mais il ne tarda pas à manifester un profond dégoût pour ce travail. Il consacrait tous les instants dont il pouvait disposer à dessiner en cachette à la plume ou avec du charbon. Les essais du jeune enfant frappèrent quelques amis de son père qui conseillèrent à celui-ci de le diriger vers la peinture. Cet avis fut écouté, et Girolamo entra dans l’atelier d’un peintre d’Urbin assez obscur.

À l’âge de quinze ans, il annonçait déjà un si beau talent, que son père le plaça chez le célèbre Luca Signorelli de Cortona. Girolamo resta plusieurs années avec ce maître et l’accompagna dans la Marche d’Ancône, à Cortona, en plusieurs autres endroits encore, et particulièrement à Orvieto où il l’aida à orner une chapelle de la cathédrale d’innombrables figures dont nous avons déjà parlé ailleur (1).


Girolamo quitta Signorelli, duquel il fut l’un des meilleurs disciples, pour suivre le Pérugin. Il démeura avec ce dernier trois années environ, et il s’appliqua à la perspective avec tant d’ardeur qu’il réussit à y exceller, comme l’attestent ses peintures et ses ouvrages d’architecture. Ce fut à l’école du Pérugin qu’il rencontra le divin Raphaël d’Urbin.

Lorsque Girolamo se sépara du Pérugin, il se retira à Florence et il y étudia longtemps ; puis il alla à Sienne chez Pandolfo Petrucci qui l’employa, pendant des mois et des années, à couvrir plusieurs salles de son palais de peintures qui obtinrent le suffrage de tous les Siennois.

Après la mort de Pandolfo, qui lui avait constamment témoigné une vive amitié, Girolamo revint à Urbin, où le duc Guidobaldo II lui fit peindre des caparaçons de chevaux selon la mode d’alors, en compagnie de Timoteo d’Urbin, maître de haut renom et de grande expérience.

À l’évéché, Girolamo décora, avec l’aide de Timoteo, la chapelle de San-Martino, pour Messer Giovanpiero Arrivabene, évéque d’Urbin. Nos deux artistes déployèrent vraiment du génie dans ces peintures où l’on admire, entre autres choses, le portrait de l’évéque qui paraît vivant.

Le Genga exécuta encore, pour le duc, des décorations de théâtre auxquelles ses connaissances en perspective et en architecture lui permirent de donner toute la beauté imaginable.

D’Urbin Girolamo se rendit à Rome. Il y peignit, dans la Strada Giulia, à Santa-Caterina-da-Siena, une Résurrection du Christ qui se distingue par une correction de dessin, une vigueur de coloris et une science du raccourci qui lui valurent une grande réputation.

Pendant son séjour à Rome, le Genga se livra à de sérieuses études sur les édifices antiques qu’il mesura, comme le prouvent les écrits qui sont aujourd’hui entre les mains de ses héritiers.

Sur ces entrefaites, le duc Guido étant mort, Girolamo fut rappelé à Urbin par le nouveau duc Francesco-Maria, à l’époque où ce prince prit pour femme et emmena dans ses états Leonora Gonzaga, fille du marquis de Mantoue. Son Excellence chargea Girolamo d’élever des arcs de triomphe et d’exécuter des décorations de théâtre. Notre artiste s’acquitta si bien de cette tâche, que l’on pouvait comparer Urbin à une Rome triomphante.

Plus tard, le duc ayant été chassé de ses états, Girolamo, fidèle au malheur, partagea son exil. Il se réfugia avec sa famille à Cesena, où il laissa sur le maître-autel de Sant’-Agostino un tableau à l’huile dont le haut est occupé par une Annonciation, le centre par un Père Éternel, et le bas par la Vierge et l’Enfant Jésus entourés des quatre docteurs de l’Église. Ce morceau, d’une rare beauté, est fort estimé.

Girolamo peignit ensuite à fresque, dans une chapelle de l’église de San-Francesco, à Forli, une Madone montant au ciel, environnée d’anges, d’apôtres et de prophètes. Ce tableau fournit une nouvelle preuve de l’admirable génie dont était doué le Genga. Dans la même église il termina, l’an 1512, pour Messer Francesco Lombardi, médecin, un sujet où le Saint-Esprit joue le principal rôle. Il fit encore, pour la Romagne, différents travaux dont il tira à la fois honneur et profit.

Lorsque le duc d’Urbin rentra dans ses états, Girolamo le suivit et fut employé par lui à restaurer sur le mont dell’Impériale, au-dessus de Pesaro, un vieux palais qu’il flanqua d’une nouvelle tour. Ce palais fut enrichi de peintures d’après les dessins et sous la direction de Genga, par Francesco de Forli, par Raffaello del Borgo, par l’habile paysagiste Cammillo de Mantoue et par le jeune Bronzino de Florence. D’autres maîtres prirent également part à ces travaux. Ainsi les Dossi de Ferrare eurent à décorer une chambre ; mais tout ce qu’ils firent déplut au duc, fut jeté à terre et recommencé par les artistes que nous venons de nommer. La tour élevée par Girolamo a cent vingt pieds de haut. Dans l’épaisseur des murailles sont treize escaliers en bois disposés de façon qu’ils peuvent aisément s’enlever d’étage en étage, ce qui donne à cette tour une force extraordinaire.

Le duc, ayant résolu de fortifier Pesaro, appela à cet effet le savant ingénieur Pier Francesco de Viterbe, et en même temps il se servit des judicieux conseils du Genga ; de sorte que, selon moi du moins, ce dernier plus que tout autre doit être considéré comme l’auteur de ces fortifications, bien qu’il ait toujours fait peu de cas de ce genre d’architecture, qui lui semblait dépourvu d’élévation. Pour utiliser le précieux talent de Girolamo, le duc lui ordonna de construire un nouveau palais près de celui dell’Impériale. Girolamo bâtit alors ce magnifique édifice qui existe aujourd’hui, et dont les appartements, les colonnades, les cours, les galeries, les fontaines et les jardins ont excité la curiosité et l’admiration de tous les princes qui ont passé par Pesaro, et particulièrement du pape Paul III, lorsque Sa Sainteté se rendit à Bologne.

Le Genga restaura ensuite la cour du palais de Pesaro et le petit parc, qu’il orna d’une belle maison en ruines, où l’on admire entre autres choses un escalier semblable à celui du Belvédère de Rome (2). Il répara encore la forteresse de Gradara et la cour de Castel-Durante, où tout ce qu’il y a de bon est dû à son génie. Il bâtit aussi la galerie de la cour du palais d’Urbin, du côté du jardin, et décora une autre cour de sculptures exécutées avec beaucoup de soin.

Il commença le couvent des Zoccolanti du mont Baroccio, et l’église de Santa-Maria-delle-Grazie à Sinigaglia, entreprises qui furent arretées par la mort du duc.

Vers la même époque, on jeta, sous sa direction, les fondements de l’évêché de Sinigaglia. Le modèle de ce monument subsiste encore aujourd’hui.

Les neveux du Genga conservent de lui, à Urbin, quelques sculptures et des figures en terre et en cire d’une rare beauté.

À l’Imperiale, il modela en terre plusieurs anges qu’il moula en plâtre et plaça dans le nouveau palais, au-dessus des portes des salles ornées de stucs.

Pour l’évêque de Sinigaglia et pour le duc d’Urbin, il fit en cire de magnifiques vases destinés à être coulés en argent.

Le Genga était habile à composer des mascarades et des costumes, comme on le vit du temps du duc Francesco-Maria, qui sut apprécier son mérite et le récompenser libéralement.

Le duc Guidobaldo, aujourd’hui régnant, ayant succédé à son père, chargea le Genga de commencer l’église de San-Giovanni-Battista à Pesaro. Cette église, bâtie d’après le modèle du Genga par son fils Bartolommeo, est la plus belle de toute la contrée. Elle peut soutenir la comparaison avec les temples de Rome les plus vantés.

Ce fut également d’après les dessins du Genga que Bartolommeo Ammanati de Florence, alors fort jeune, sculpta, à Santa-Chiara d’Urbin, le tombeau du duc Francesco-Mafia, qui, malgré sa simplicité, est fort remarquable.

Peu de temps après que le Genga eut fait appeler à Urbin le Vénitien Battista Franco, pour peindre la grande chapelle de la cathédrale, il fut envoyé par le duc au cardinal de Mantoue, qui voulait restaurer son évêché. Notre artiste s’acquitta de cette tâche à la satisfaction du cardinal, qui lui confia ensuite le soin d’élever la façade de la cathédrale de la même ville, ouvrage qui, pour sa grandeur et pour l’élégance et la beauté de sa composition et de ses proportions, peut être regardé comme supérieur à tous les morceaux d’architecture de cette époque. Le Genga était déjà avancé en âge quand il quitta Mantoue. Déterminé à se reposer et à jouir du fruit de ses travaux, il alla habiter sa villa de la Valle, située sur le territoire d’Urbin. Pour ne pas rester oisif, il fit au crayon une Conversion de saint Paul, aussi remarquable par la grandeur des figures et la beauté de leurs attitudes que par le fini de l’exécution. Ses héritiers conservent précieusement cet admirable dessin.

Le Genga vivait tranquillement dans sa retraite, lorsqu’il fut attaqué par une fièvre terrible. Il reçut tous les sacrements de l’Église, et mourut le 11 juillet 1551, à la profonde douleur de sa femme et de ses enfants. Il était âgé de soixante-quinze ans environ. Après sa mort, qui causa de vifs regrets à tous ses concitoyens, il fut transporté à Urbin et honorablement enseveli à l’évêché, devant la chapelle de San-Martino, qu’il avait jadis décorée.

Girolamo mena toujours une vie exemplaire. Jamais on n’eut à lui reprocher une seule mauvaise action.

Il fut non-seulement peintre, sculpteur et architecte, mais encore bon musicien. Sa conversation était pleine de charme et d’agrément. Ses parents et ses amis eurent constamment à se louer de son affabilité et de sa bienveillance. Enfin, pour terminer son éloge, il suffit de dire que ce fut lui qui jeta les premiers fondements des richesses et de l’illustration de la famille des Genghi à Urbin.

Girolamo laissa deux fils, dont l’un marcha sur ses traces, et serait devenu un architecte très-distingué ainsi que l’attestent ses ouvrages, s’il n’eût été frappé par une mort prématurée.

Parmi les disciples de Girolamo, on distingue Francesco Menzochi de Forli. Dès son enfance, Menzochi commença de lui-même à apprendre à dessiner, en copiant dans la cathédrale de Forli un tableau où son compatriote Marco Parmigiano (3) avait représenté la Vierge, saint Jérôme et d’autres saints. Cette composition passait pour la meilleure peinture moderne qu’il y eût alors à Forli.

Francesco copia également les productions du Rondinino (4), dont l’habileté était supérieure à celle de Marco, et qui peu de temps auparavant avait orné le maître-autel de la même cathédrale d’une admirable Cène, surmontée d’un hémicycle renfermant un Christ mort (5). Le gradin de ce tableau renfermait plusieurs gracieux petits sujets empruntés à l’histoire de sainte Hélène.

Après avoir étudié ces divers modèles, Menzochi s’attacha au Genga, qui, comme nous l’avons déjà dit, s’était rendu à Forli pour décorer une chapelle dans l’église de San-Francesco. Menzochi n’abandonna jamais le Genga tant que celui-ci vécut, et il l’aida dans ses entreprises, tantôt à Urbin, tantôt à Pesaro, dans le palais de l’lmperiale. Il gagna et il mérita l’estime et l’amitié de son maître, par son talent dont il est facile de trouver les preuves dans les nombreux ouvrages qu’il laissa à Forlì, et parmi lesquels nous citerons particulièrement les trois tableaux qui sont à San-Francesco et les fresques de la salle du palais. Menzochi conduisit à fin quantité de travaux pour la Romagne.

À Venise, il fit à l’huile, pour le révérendissime patriarche Grimani, quatre grands tableaux disposés sur le plafond d’un salon, autour d’un compartiment octogone où Francesco Salviati avait figuré les Aventures de Psyché.

Mais Menzochi déploya surtout ses efforts à Loreto dans la chapelle du Saint-Sacrement. Autour d’un tabernacle en marbre, il plaça d’abord quelques anges, puis sur les parois de la chapelle il exécuta deux fresques, l’une représentant les Israélites recevant la manne miraculeuse, et l’autre un sujet tiré de l’histoire de Melchisédech. Enfin Menzochi enrichit la voûte de stucs entremêlés de quinze épisodes de la Passion du Christ : neuf de ces épisodes sont peints ; les six autres sont en demi-relief. Ce magnifique ouvrage obtint un tel succès, qu’on ne permit pas à Menzochi de partir avant qu’il eût décoré de la même manière la chapelle de la Concezione. Il profita de cette occasion pour enseigner Part de travailler le stuc à son fils Pietro-Paolo, lequel lui a fait honueur et est devenu un stucateur des plus habiles. Sur les parois de la chapelle de la Concezione, Francesco retraça à fresque la Nativité et la Présentation de la Vierge, et au-dessus de l’autel l’Enfant Jésus porté par sa divine mère, accompagnée de sainte Anne et couronnée par deux anges. Les ouvrages de Francesco sont très-estimés des artistes. Il vécut en bon chrétien, et fut assez heureux pour jouir tranquillement de ce qu’il avait gagné.

Il faut également ranger au nombre des élèves du Genga Baldassare Lancia d’Urbin qui servit, pendant quelque temps, en qualité d’ingénieur, la seigneurie de Lucques. Baldassare travailla ensuite aux fortifications de l’État de Florence et de Sienne, par l’ordre de l’illustrissime duc Cosme de Médicis qui n’a point cessé de l’employer et qui lui a prodigué des marques éclatantes de sa libéralité.

Girolamo Genga eut encore d’autres disciples et d’autres auxiliaires ; mais, comme ils ne se sont pas beaucoup distingués, nous jugeons à propos de les passer sous silence.

L’an 1518, tandis que Girolamo Genga était en exil avec le duc son seigneur, il lui naquit à Cesena un fils qu’il nomma Bartolommeo et qu’il éleva avec un soin tout particulier. Il voulait lui faire apprendre la grammaire ; mais les progrès de Bartolommeo furent plus que médiocres. Lorsque Bartolommeo eut atteint l’âge de dix-huit ans, son père, lui voyant plus de dispositions pour le dessin que pour les lettres, lui enseigna lui-même son art pendant deux ans environ ; puis il l’envoya étudier à Florence, où il savait que les chefs-d’œuvre des maîtres anciens et modernes qui y sont rassemblés forment la meilleure école que l’on puisse désirer.

Durant son séjour à Florence, Bartolommeo s’appliqua au dessin et à l’architecture, et se lia d’amitié avec Giorgio Vasari d’Arezzo, peintre et architecte, et avec le sculpteur Bartolommeo Ammanati, dont les leçons lui furent très-utiles.

Au bout de trois ans, Bartolommeo alla retrouver son père, qui travaillait alors à l’église de San-Giovanni-Battista, à Pesaro.

Girolamo, ayant examiné les dessins de Bartolommeo et jugé qu’il réussirait mieux en architecture qu’en peinture, le garda auprès de lui quelques mois et lui enseigna la perspective. Il l’envoya ensuite à Rome, afin qu’il vît les admirables édifices antiques et modernes que possède cette ville. Bartolommeo consacra quatre années à mesurer tous ces monuments, étude dont il retira les plus grands avantages.

En revenant à Urbin, il passa par Florence pour visiter Francesco San-Marino, son beau-frère, employé comme ingénieur par le duc Cosme. Le signore Stefano Colonna da Palestrina, alors général du duc Cosme, ayant entendu vanter le talent de notre artiste, chercha à le retenir par l’appât d’un riche traitement ; mais Bartolommeo resta fidèle au duc d’Urbin, et il n’eut point lieu de s’en repentir ; car ce seigneur le prit à son service et lui témoigna toujours le plus vif intérêt.

Peu de temps après son retour à Urbin, Bartolommeo, à l’occasion des noces du duc et de la signera Vettoria Farnese, exécuta de magnifiques décorations, où l’on vit combien son séjour à Rome lui avait profité. L’arc de triomphe qu’il construisit dans le borgo di Valbuona est d’une beauté et d’une dimension que l’on n’a point encore égalées.

Le duc d’Urbin, s’étant ensuite rendu en Lombardie pour inspecter les fortifications, en qualité de général de la seigneurie de Venise, emmena Bartolommeo qui lui leva des plans, et particulièrement celui de la porte San-Felice de Vérone.

Sur ces entrefaites, le roi de Bohême quitta l’Espagne pour regagner son royaume. Il s’arrêta à Vérone, où il fut reçu par le duc d’Urbin, qui lui montra gracieusement les fortifications de la place. Le roi de Bohême, instruit du mérite de Bartolommeo, lui offrit de splendides appointements pour le déterminer à aller fortifier ses États : mais le duc s’opposa à la réalisation de ce projet.

À peine revenu à Urbin, Bartolommeo perdit son père. Il lui succéda auprès du duc, qui l’envoya à Pesaro continuer l’édification de San-Giovanni-Battista, suivant le modèle de Girolamo.

À la même époque, Bartolommeo ajouta au palais de Pesaro, du côté de la Strada de’ Mercanti, de magnifiques appartements qu’il orna de portes, d’escaliers et de cheminées admirables.

Satisfait de ce travail, le duc voulut que Bartolommeo agrandît aussi, du côté de San-Domenico, le palais d’Urbin. Le corps de bâtiment élevé par notre artiste surpasse en beauté et en richesse toutes les autres parties du palais.

À peu de temps de là, les Bolonais demandèrent pour quelques jours Girolamo à Son Excellence, qui consentit à le laisser aller. Girolamo satisfit complètement les Bolonais, qui de leur côté lui donnèrent des preuves signalées de leur reconnaissance.

Le duc d’Urbin ayant résolu de construire un port à Pesaro, Bartolommeo fit un modèle très-ingénieux qu’il porta à Venise, chez le comte Giovan lacomo Leonardi, afin que ce seigneur, qui était alors ambassadeur près de la république, le livrât à l’examen des hommes du métier qui se rassemblaient dans son palais avec d’autres savants. Bartolommeo fournit lui-même de lumineuses explications sur son modèle, qui fut universellement approuvé, et qui lui valurent les plus grands éloges. Bartolommeo retourna donc à Pesaro avec son modèle, que malheureusement le duc ne put mettre à exécution par suite de diverses circonstances.

Vers cette époque, Bartolommeo donna le dessin de l’église de Monte-l’Abate, et celui de l’église de San-Piero in Mondavio, qui fut conduite à fin par Don Pier Antonio Genga. Je ne crois pas que l’on puisse voir rien de mieux que ce petit édifice.

Sur ces entrefaites, Paul III monta sur le trône pontifical, et nomma capitaine général de la sainte Église le duc d’Urbin, qui se rendit à Rome accompagné de Bartolommeo. Sa Sainteté ayant manifesté le désir de fortifier le Borgo, notre artiste fit de magnifiques dessins, qui sont aujourd’hui à Urbin entre les mains du duc.

Tous ces ouvrages répandirent au loin la renommée de Bartolommeo. Il était encore à Rome lorsque les Génois supplièrent Son Excellence de lui permettre de travailler à quelques-unes de leurs fortifications ; mais le duc se montra sourd aux instances dont ils le poursuivirent, même à Urbin.

Enfin le grand-maître de Rhodes envoya à Pesaro deux de ses chevaliers prier Son Excellence de lui accorder Bartolomineo, pour fortifier l’île de Malte contre les attaques des Turcs et pour y former deux villes de plusieurs villages situés à quelque distance les uns des autres. Malgré l’appui de la duchesse et de plusieurs grands personnages, les chevaliers de Rhodes voyaient depuis deux mois déjà leurs sollicitations rester infructueuses, lorsqu’enfin ils obtinrent le consentement de Son Excellence, grâce à l’entremise d’un bon père capucin auquel le duc portait une si vive affection, qu’il ne savait rien lui refuser. Le stratagème dont usa ce saint homme, en faisant appel à la conscience et à la religion du duc, ne mérite que des louanges, car il tournait évidemment au profit de la république chrétienne.

Bartolommeo et les deux chevaliers partirent donc de Pesaro, le 20 janvier 1558 ; mais, forcés par une tempête de relâcher en Sicile, ils n’abordèrent que le 11 mars à Malte, où ils furent accueillis avec joie par le grand-maître.

Une fois instruit de ce qu’il avait à faire, Bartolommeo se mit à l’œuvre et commença des fortifications où il donna de telles preuves de talent, que le grand-maître et les chevaliers le comparèrent à Archimède et l’accablèrent de présents.

Bartolommeo venait d’achever le modèle d’une ville, de quelques églises et d’un palais pour le grand-maître, lorsqu’il fut attaqué de sa dernier e maladie : Un jour du mois de juillet, en prenant le frais entre deux portes, il ressentit des douleurs atroces qui furent suivies d’une cruelle dyssenterie qui l’emporta au bout de dix-sept jours. Sa mort fut vivement sentie par le grand-maître et les chevaliers, qui croyaient avoir trouvé l’homme qu’il leur fallait.

Cette triste nouvelle affligea aussi profondément le duc d’Urbin. Il se fit un devoir de prendre un soin tout particulier des cinq enfants de son pauvre Bartolommeo qu’il pleura amèrement.

Bartolommeo était habile à composer des mascarades et des décorations de théâtre. Il écrivait avec facilité en vers et en prose ; mais on admirait surtout ses ottave[1].

Il mourut en 1558, à l’âge de quarante ans.

Aux biographies de Girolamo et de Bartolommeo Genga, nous jugeons à propos de joindre celle de Gio.-Battista Bellucci de San-Marino, gendre de Girolamo. La vie de Bellucci montrera qu’à l’aide du génie, de la volonté et de l’étude, l’homme peut parfois merveilleusement réussir dans les choses les plus difficiles, tout en s’y prenant tardivement.

Giovan-Battista, fils du noble Bartolommeo Bellucci, naquit à San-Marino le 27 septembre 1506. Jusqu’à l’âge de dix-huit ans, Giovan-Battista s’occupa de ses humanités. Il fut ensuite envoyé par son père à Bologne pour apprendre le commerce chez Bastiano di Bonco, marchand de laines. Après un séjour de deux ans environ à Bologne, Giovan-Battista revint à San-Marino, en proie à une fièvre quarte dont il souffrit pendant deux ans. Lorsqu’il se fut guéri, il ouvrit un magasin de laines qu’il exploita jusqu’en 1535, époque à laquelle son père, le voyant en bon chemin, le maria avec une fille de Guido Peruzzi, honorable citoyen de Cagli. Mais Giovan-Battista ne tarda pas à perdre sa femme. Il se rendit alors à Rome, où son beau-frère Domenico Peruzzi, qui était écuyer d’Ascanio Colonna, le fit entrer en qualité de gentilhomme dans la maison de ce seigneur. Giovan-Battista y resta deux années, puis regagna sa patrie. Comme il allait souvent à Pesaro, il s’y lia avec Girolamo Genga qui lui donna une de ses filles en mariage, et partagea avec lui sa demeure.

C’est alors que Giovan-Battista sentit qu’il était doué de grandes dispositions pour l’architecture. Il se mit à étudier Vitruve, et à consacrer une sérieuse attention aux travaux dont était chargé son beau-père, et bientôt il commença à parfaitement comprendre l’art de bâtir. Peu après, grâce à ses efforts et aux leçons de Genga, il devint bon architecte et surtout bon ingénieur militaire.

L’an 1541, sa femme étant morte et lui ayant laissé deux enfants, il resta sans prendre aucun parti jusqu’en 1543. Au mois de septembre de cette année, un Espagnol, nommé Gustamante, envoyé par Sa Majesté Catholique pour traiter quelques affaires avec la république de San-Marino, apprécia le talent de Giovan-Battista, et le recommanda si chaudement au duc Cosme, que, peu de temps après, Son Excellence se l’attacha en qualité d’ingénieur.

Arrivé à Florence, Giovan-Battista fut employé à tous les travaux nécessités par les fortifications de l’État. Ainsi il acheva entièrement et à son honneur la citadelle de la ville de Pistoia qui avait été commencée longtemps auparavant. Il flanqua ensuite la ville de Pise d’un vigoureux rempart, à la satisfaction du duc qui lui ordonna en outre de garnir de deux boulevards la colline de San-Miniato, et de bâtir une forteresse de façon à dominer toute la ville de Florence et à protéger la campagne du côté du levant et du côté du midi. Giovan-Battista fit encore une foule de dessins, de plans et de modèles que le seigneur duc conserve précieusement.

Comme Giovan-Battista était grand travailleur, il écrivit, sur l’art des fortifications, un livre fort utile qui est aujourd’hui entre les mains de Messer Bernardo Puccini, gentilhomme florentin, son intime ami et son élève.

L’an 1554, Giovan-Battista, après avoir tracé le plan de divers boulevards que l’on devait élever autour des murs de Florence et dont plusieurs furent commencés en terre, se rendit avec l’illustrissime Don Garzia de Toledo à Mont’-Alcino. Il y pratiqua quelques tranchées et réussit à détruire le parapet d’un bastion ; mais en même temps il reçut un coup d’arquebuse dans la cuisse.

Dès qu’il fut guéri, il alla secrètement à Sienne et leva le plan de la ville et celui des fortifications en terre que les Siennois avaient établies devant la porte Camollia. Muni de ces plans, il démontra au seigneur duc et au marquis de Marignano qu’il était facile de s’emparer de ces fortifications ; c’est ce que prouva, en effet, la réussite de l’attaque nocturne exécutée par le marquis que Giovan-Battista accompagna suivant l’ordre du duc.

Le marquis, comprenant de quelle utilité Giovan-Battista lui serait dans la guerre de Sienne, le fit nommer par le duc capitaine d’une grosse compagnie d’infanterie, de sorte que notre artiste cumula les fonctions de soldat et d’ingénieur.

Enfin Giovan-Battista fut envoyé par le marquis à la forteresse de l’Aiuola, où un coup d’arquebuse le frappa à la tête au moment où il s’occupait du service de l’artillerie. Ses soldats le portèrent dans la paroisse de San-Polo, et il y mourut au bout de quelques jours. Après sa mort, il fut transféré à San-Marino, où ses fils lui donnèrent une sépulture honorable.

Giovan-Battista mérite notre admiration, car il est vraiment étonnant qu’il ait su réussir dans son art, bien qu’il n’eût commencé à l’exercer qu’à l’âge de trente-cinq ans. On peut croire que, s’il eût débuté plus jeune, il aurait acquis un talent extraordinaire.

Giovan-Battista avait un caractère quelque peu opiniâtre : aussi n’était-ce pas chose facile que de le faire changer d’avis.

Il aimait avec passion tous les livres d’histoire, et il écrivit lui-même la relation des événements les plus remarquables.

Il fut très-regretté par le duc et par ses nombreux amis. Lorsque son fils Gianandrea alla baiser les mains du duc, Son Excellence témoigna un vif intérêt à ce jeune homme, et lui fit les offres les plus généreuses en reconnaissance du mérite et de la fidélité de son père.

Giovan-Battista avait quarante-huit ans quand il mourut.



Le magnifique palais dell’Impériale, l’église de San-Giovanni-Battista de Pesaro, l’évêché de Sinigaglia et l’élégante façade de la cathédrale de Mantoue sont encore là pour témoigner que Girolamo Genga atteignit un haut degré de talent dans l’architecture. Malheureusement les œuvres de son pinceau n’ont pas été également respectées par le temps ou la main des hommes. De toutes les peintures dont il orna plusieurs salles du palais de Pandolfo Petrucci à Sienne, il reste seulement quelques sujets d’histoire, qu’on lui conteste même pour les attribuer au Razzi, au Pacchiarotto ou à Baldassare Peruzzi. Des divers tableaux qu’il laissa en Romagne, la Résurrection du Christ de l’église de Santa-Caterina a seule échappé à la destruction. Enfin ses inventions décoratives, qui excitèrent l’admiration au point que Vasari, à propos d’elles, compara la ville d’Urbin à une Rome triomphante, subirent le sort réservé aux monuments de ce genre et disparurent avec les circonstances qui les avaient fait naître. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si sa réputation de peintre, jadis éclatante et incontestée, est arrivée de nos jours à s’effacer presque complètement, tandis que des maîtres moins méritants et à peine remarqués de leurs contemporains ont réussi à attirer les regards de la postérité, grâce à la destinée plus heureuse de leurs productions. En l’absence des ouvrages du Genga, nous ne nous épuiserons pas en efforts pour réagir contre la fatalité qui a plongé son nom dans l’obscurité ; nous nous bornerons à noter que ses rapports avec Luca Signorelli, le Pérugin, Timoteo d’Urbin, Cammillo de Mantoue et Raphaël, et la simple énumération des travaux qu’il exécuta à Orvieto, à Sienne, à Forli, à Césène, à Rome, et dont le succès a été constaté par notre auteur, suffisent pour appeler sur lui l’attention des historiens. En effet, le Genga vivait à une époque où les arts étaient trop populaires et les yeux trop bien exercés pour qu’il lui eût été permis d’usurper l’estime dont il fut entouré. Sa longue collaboration avec des hommes d’élite et les importantes entreprises dont il fut constamment chargé, attestent qu’on doit le ranger tout au moins parmi ces génies intermédiaires, nourris aux memes sources, dirigés par la même discipline, poursuivant les mêmes résultats, dont l’infatigable activité contribua si puissamment à propager et à affermir les saines doctrines de l’art. Il est indispensable de tenir compte de ce peuple de modestes mais énergiques ouvriers, si l’on veut s’expliquer les génies sublimes et phénoménaux à côté desquels ils ont fonctionné, et dont les noms sont burinés dans toutes les mémoires, si l’on veut surtout se rendre raison de l’imposante unité de l’art italien.

NOTES.


(1) Voyez la vie de Luca Sîgnorelli, tome III.

(2) Vasari fait allusion à l’escalier en limaçon et soutenu par des colonnes, construit par Bramante. On voit de semblables escaliers dans le palais pontifical de Monte-Cavallo, dans le palais Borghese et dans le palais Barberini, bâti par le Bernino.

(3) Marco Palmegiani de Forli, que Vasari appelle Marco Parmigiano, florissait en 1516, comme l’indique un tableau où on lit : Marcus Palmasanus pictor Forolivien., faciebat MCCCCCXVI. Ce tableau a appartenu à l’abbé Facciolati. Palmegiani travaillait encore en 1537. Un de ses tableaux, conservé par le prince Ercolani, porte cette date.

(4) Rondinello, que Vasari ou son imprimeur transforme en Rondinino, florissait en 1500 environ. Il mourut à l’âge de soixante ans. Notre auteur en parle dans la vie de Bellini.

(5) Le P. Orlandi, dans son Abecedario, le Scannelli, dans son Microcosmo, et le Lanzi, dans sa Storia della Pittura, disent avec raison que ce tableau est dû à Marco Palmegiani et non à Rondinello.

  1. L’ottava rima, dont on doit l’invention à Boccace, est une stance de huit vers endecasillabi. La Gerusalemme Liberata du Tasse, et l’Orlando Furioso de l’Arioste, sont composés de stances semblables.