Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 9/Francesco de’Salviati

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FRANCESCO DE’ SALVIATI,

PEINTRE FLORENTIN,

Francesco de’ Salviati naquit l’an 1510. Son père, nommé Michelagnolo de’ Rossi, était fabricant de velours. Ce brave homme était chargé d’une nombreuse famille, et par conséquent, ayant besoin d’être aidé, voulut que Francesco exerçât son métier. Mais Francesco ne se sentait que de l’aversion pour cette profession, bien qu’elle eût été anciennement pratiquée par des personnages fort riches et fort considérés. Il avait tourné ses pensées d’un autre côté, et n’obéissait à son père qu’à contre-cœur.

Intimement lié avec les fils de l’honorable citoyen Domenico Naldini qui demeuraient comme lui dans la Via de’ Servi, il avait pris des manières nobles et distinguées, et conçu un goût très-vif pour le dessin. Il fut encouragé à suivre son inclination par le jeune orfévre Diacceto, son cousin, qui lui enseignait le peu qu’il savait lui-même et lui prêtait des dessins de bons maîtres, que notre Francesco copiait en cachette avec une application incroyable.

Domenico Naldini, s’étant aperçu des

francesco salviati.
dispositions de Francesco, parla si chaudement à Michelagnolo, qu’il se décida à mettre son fils en apprentissage chez le père de Diacceto qui était également orfèvre. Peu de mois suffirent à Francesco pour faire des progrès vraiment étonnants.

Dans ce temps, il y avait à Florence une compagnie de jeunes artistes qui avaient coutume de se réunir quelquefois, les jours de fête, pour dessiner les meilleurs ouvrages de la ville, Nanni di Prospero delle Corniuole, Francesco dal Prato, Nannoccio da San-Giorgio, et quantité d’autres enfants qui plus tard devinrent des maîtres habiles, composaient cette compagnie ; mais aucun d’eux ne travaillait avec plus d’ardeur que Francesco.

C’est à cette époque que Francesco et Giorgio Vasari contractèrent une étroite amitié, comme nous allons le raconter.

L’an 1523, lorsque Silvio Passerini, cardinal de Cortona, traversa Arezzo en qualité de légat du pape Clément VII, Antonio Vasari lui présenta Giorgio son fils aîné, qui alors était âgé de neuf ans seulement. Le cardinal, voyant que cet enfant avait si bien profité des leçons de Messer Antonio da Saccone et de Messer Giovanni Polastra, qu’il était en état de réciter couramment une grande partie de l’Enéide, et que, grâce aux soins du peintre français Guillaume de Marseille (1), il était déjà initié aux principes du dessin, pria Antonio de le lui amener à Florence. Il le confia aux soins de Messer Niccolò Vespucci, chevalier de Rhodes, qui demeurait près du Ponte-Vecchio, et le fit entrer dans l’atelier de Michel-Ange Buonarroti. Francesco habitait alors la ruelle de Bivigliano, où son père avait loué une vaste maison pour sa fabrique de velours. Dès qu’il sut que Vasari était à Florence, il se mit en relation avec lui, en lui faisant montrer par Messer Marco da Lodi, gentilhomme du cardinal de Cortona, un beau portrait qu’il avait peint sous la direction de Giuliano Bugiardini (2). Tandis que Francesco travaillait chez ce maître, Vasari, de son côté, continuait d’étudier les belles-lettres, et par l’ordre du cardinal assistait chaque jour, pendant deux heures, aux leçons que le savant Pierio donnait à Hippolyte et à Alexandre de Médicis. L’amitié que Vasari et Francesco se vouèrent fut inaltérable, bien que plusieurs personnes aient cru le contraire.

Vasari était depuis quelques mois avec Michel-Ange, lorsque ce grand artiste fut appelé à Rome par le pape Clément VII, qui le chargea de commencer la bibliothèque de San-Lorenzo. Avant de partir, Michel-Ange plaça Vasari chez Andrea del Sarto. Souvent Giorgio dérobait à ce maître des dessins pour les prêter à Francesco, qui passait avec une joie extrême les nuits et les jours à les copier. Vasari, ayant ensuite passé à l’école de Baccio Bandinelli, se remua si bien, qu’il y attira Francesco ; et ce fut à leur mutuel profit, car ils firent ensemble plus de progrès en un mois, qu’ils n’en avaient fait en deux ans, lorsqu’ils travaillaient chacun de son côté. Il en fut de même pour le jeune Nannoccio, qui était alors avec Baccio et duquel nous avons déjà parlé ailleurs (3).

L’an 1527, lors de l’expulsion des Médicis de Florence, on lança du haut du palais de la Seigneurie, sur les assaillants, un banc qui alla par hasard frapper et briser en trois morceaux un bras du David de Buonarroti. Ces morceaux gisaient à terre depuis trois jours sans que personne s’en fût emparé, quand Francesco alla en avertir Giorgio au Ponte-Vecchio. Les deux enfants coururent aussitôt sur la place, et, sans se préoccuper du danger, enlevèrent au milieu des soldats le bras du David qu’ils portèrent dans la maison de Michelagnolo, père de Francesco. Ce bras fut plus tard rendu au duc Cosme, qui le fit restaurer.

Le cardinal Cortona ayant partagé l’exil des Médicis, Antonio Vasari ramena son fils à Arezzo. Giorgio et Francesco, qui s’aimaient comme des frères, furent désolés de cette séparation ; mais elle ne fut pas de longue durée. Le mois d’août suivant, Giorgio se vit enlever par la peste son père et ses plus proches parents. Francesco, qui lui-même avait failli être victime du fléau, lui écrivit d’une manière si pressante, qu’il retourna à Florence.

Stimulés par le besoin et par le désir de s’instruire, Francesco et Giorgio, durant deux années entières, se livrèrent à l’étude avec une ardeur incroyable dans l’atelier de Raffaello del Brescia, où ils se rencontrèrent encore avec Nannoccio da San-Giorgio. Francesco, qui était le plus dépourvu de ressources, fut alors forcé de faire quantité de petits tableaux pour vivre.

L’an 1529, Francesco et Nannoccio quittèrent l’atelier de Raffaello del Brescia pour celui d’Andrea del Sarto ; ils y restèrent tout le temps du siège de Florence, mais ils eurent lieu de regretter de n’avoir pas suivi Giorgio à Dise, où il s’était réfugié chez l’orfévre Manno. Il y employa quatre mois à apprendre l’orfèvrerie. De Pise, Giorgio alla à Bologne, au moment où Clément VII couronna l’empereur Charles-Quint.

Francesco, qui était resté à Florence, peignit un tableau votif pour un soldat qui, pendant le siège, avait été assailli dans son lit et avait échappé miraculeusement à la mort. Cet ouvrage, malgré son peu d’importance, est étudié et exécuté avec une rare perfection. Il y a quelques années, il tomba entre les mains de Giorgio Vasari, qui le donna à Don Vincenzio Borghini, directeur de l’hôpital degl’Innocenti.

Pour les moines noirs de l’abbaye, Francesco fit sur un tabernacle du Saint-Sacrement, sculpté en forme d’arc de triomphe, par le Tasso, trois petits sujets, dont le premier représente le sacrifice d’Abraham ; le second, les Israélites recueillant la manne, et le troisième, les Israélites mangeant l’agneau pascal avant d’abandonner l’Égypte (4).

Il exécuta ensuite un tableau, que Francesco Sertini envoya en France, et où l’on voyait sur le premier plan la Trahison de Dalila, et dans le lointain les Philistins écrasés sous les ruines du temple renversé par Samson. Dans cet ouvrage, Francesco se montra le plus habile de tous les jeunes artistes qui étaient alors à Florence.

Peu de temps après, le cardinal Salviati pria Benvenuto della Volpaia, qui se trouvait à Rome, de lui chercher un jeune peintre qui s’attachât à son service, et auquel il s’engageait à laisser toutes les facilités nécessaires pour étudier ; Benvenuto lui proposa Francesco comme le plus digne d’obtenir cette faveur. Le cardinal lui remit aussitôt de l’argent pour que rien ne retardât le départ de Francesco. Dès que celui-ci fut à Rome, il sut gagner les bonnes grâces du cardinal, qui lui accorda un logement à Borgo-Vecchio, un traitement mensuel de quatre écus et une place à la table de ses gentilshommes ; Francesco, comme il est facile de l’imaginer, fut enchanté de sa nouvelle condition. Les premiers ouvrages qu’il fit pour le cardinal furent une belle Madone, et un tableau sur toile représentant un Seigneur français poursuivant une biche qui se réfugie dans le temple de Diane. Je conserve dans ma collection le dessin de cette dernière composition. Francesco peignit ensuite un magnifique tableau de Madone, où il introduisit le portrait de Cagnino Gonzaga et celui de la femme de ce seigneur, laquelle était nièce du cardinal.

Francesco et son ami Giorgio Vasari n’avaient pas de plus vif désir que d’être tous deux réunis à Rome. La fortune les servit à souhait. Peu de temps après sa querelle avec Clément VII, le cardinal Hippolyte de Médicis, en revenant à Rome, traversa Arezzo, où il rencontra Giorgio, qui était resté orphelin, et luttait de tous ses efforts pour se tirer d’embarras. Le cardinal, voulant que Giorgio fît quelques progrès dans son art, chargea le commissaire Tommaso de’ Nerli de le lui envoyer à Rome, dès qu’il aurait achevé une chapelle qu’il était en train de peindre à fresque pour les Olivetains de San-Bernardo. Le Nerli obéit ponctuellement aux ordres du cardinal. Giorgio partit donc pour Rome, où il n’eut rien de plus pressé que d’aller trouver Francesco. Celui-ci lui dit combien il était en faveur auprès du cardinal, combien il était heureux de pouvoir étudier à son gré, puis il ajouta : « Je suis content du présent, j’espère encore mieux de l’avenir ; car, outre le plaisir que j’aurai à te voir et à parler d’art avec toi, j’entrerai certainement au service du cardinal Hippolyte de Médicis, si un jeune peintre qu’il attend ne vient pas. » Giorgio savait bien que le jeune peintre que l’on attendait n’était autre que lui-même. Néanmoins il ne souffla mot, pour éviter la honte d’être démenti par l’événement, si par hasard le cardinal n’était plus dans les mêmes dispositions à son égard. Giorgio était à Rome depuis cinq jours déjà, lorsque enfin il songea à porter au cardinal une lettre que lui avait confiée Tommaso de’ Nerli. Francesco l’accompagna au palais, où ils aperçurent, dans la salle des Rois, Marco da Lodi, qui avait quitté la maison du cardinal de Cortona pour celle d’Hippolyte de Médicis. Giorgio l’aborda, et lui dit qu’il avait une lettre du Nerli adressée au cardinal, et qu’il le priait de vouloir bien la lui remettre. À peine Messer Marco avait-il répondu qu’il s’acquitterait sans retard de cette commission, que le cardinal apparut. Giorgio lui baisa les mains, lui présenta la lettre, et en reçut le plus gracieux accueil. Le cardinal ordonna ensuite à Jacopone da Bibbiena, son intendant, de donner à Giorgio un logement et une place à la table des pages. Francesco fut d’abord étonné que Giorgio ne lui eût rien dit de tout cela ; mais il finit par comprendre qu’il avait agi pour le mieux. Giorgio, après avoir été installé par Jacopone dans une maison située derrière Santo-Spirito, passa l’hiver entier avec Francesco à copier tous les ouvrages les plus remarquables qu’il y avait à Rome. On ne pouvait dessiner, dans le palais pontifical, quand le pape s’y trouvait ; mais, dès que Sa Sainteté partait pour Magliana (5), ce qui arrivait fréquemment, Francesco et Giorgio pénétraient dans les appartements, et y restaient, malgré le froid, du matin au soir, sans manger autre chose qu’un peu de pain.

Le cardinal Salviati, ayant désiré que la chapelle de son palais où il entendait la messe fût ornée de divers sujets de la vie de saint Jean-Baptiste, Francesco, avant d’entreprendre ce travail, se mit à dessiner le nu d’après nature avec Giorgio, puis à faire quelques études d’anatomie dans le Campo-Santo.

Lorsque le printemps fut arrivé, le cardinal Hippolyte, en partant pour la Hongrie, envoya Giorgio à Florence, avec ordre d’y exécuter des tableaux et des portraits qu’il devait envoyer à Rome. Mais, au mois de juillet, Giorgio, brisé par les fatigues de l’hiver, ne put résister aux chaleurs de l’été, et vit sa santé s’altérer au point qu’on fut forcé de le transporter en litière à Arezzo, au grand chagrin de Francesco, qui lui aussi tomba si gravement malade qu’il faillit mourir. Dès qu’il fut guéri, il fut choisi par Maestro Filippo, de Sienne, sur la recommandation d’Antonio Labacco, pour peindre à fresque, dans une niche au-dessus de la porte de Santa-Maria-della-Pace, un Christ conversant avec saint Philippe, et, dans les angles, la Vierge et l’ange qui lui annonce sa mission divine.

La beauté de ces fresques engagea Maestro Filippo à charger Francesco de représenter, dans la même église, une Assomption de la Vierge (6). Francesco n’épargna aucun soin pour que cet ouvrage fut digne d’être à côté des chefs-d’œuvre que Raphaël d’Urbin, le Rosso et Baldassare, de Sienne, avaient laissés dans le même endroit. Ses efforts ne furent point infructueux. Il introduisit dans sa composition le portrait de Maestro Filippo, qui fut justement admiré.

À cette époque, on commença à ne plus appeler Francesco que Cecchino Salviati, du nom du cardinal, son protecteur ; et ce surnom lui resta jusqu’à sa mort.

Le pape Paul III ayant succédé à Clément VII, Messer Bindo Altoviti fit peindre par Francesco, sur la façade de sa maison du pont Sant’-Agnolo, les armoiries du nouveau pontife, accompagnées de plusieurs grandes figures nues (7).

Vers le même temps, Francesco termina un excellent et beau portrait d’après Messer Bindo, qui envoya ce tableau à sa villa de San-Mizzano, où il est encore aujourd’hui (8).

Notre artiste peignit ensuite à l’huile, avec une application extrême, une superbe Annonciation pour l’église de San-Francesco-a-Ripa.

L’an 1535, lors de la venue de l’empereur Charles-Quint à Rome, Francesco orna l’arc de triomphe, construit à San-Marco par Antonio da San-Gallo, de plusieurs sujets en clair-obscur, qui furent les meilleurs de tous ceux que l’on vit en ce jour solennel.

Pier Luigi Farnese, ayant résolu d’enrichir d’édifices et de peintures la ville de Nepi, dont il venait d’être nommé seigneur, prit à son service Francesco, lui donna un logement au Belvedere, et lui commanda de retracer, à la gouache, différents sujets de la vie d’Alexandre le Grand, qui furent expédiés en Flandre, où on les reproduisit en tapisserie.

Francesco couvrit de fresques une vaste et magnifique salle de bains, pour le même Pier Luigi Farnèse.

Lorsque ce seigneur eut été créé duc de Castro, tous les préparatifs nécessités par son entrée dans cette ville furent dirigés par Francesco. Devant la porte de Castro, il éleva un arc de triomphe que maints vaillants artistes, et entre autres Alessandro de Settignano, dit Scherano, décorèrent de bas-reliefs et de statues. Deux autres arcs de triomphe en bois furent construits, l’un au Petrone et l’autre sur la place de la ville. Toute la menuiserie de ces deux monuments fut l’ouvrage de Battista Botticelli. Francesco exécuta encore à la même occasion une superbe décoration de théâtre.

Quelque temps après, il orna de dessins avec tout le soin imaginable un livre de Giulio Cammillo, que cet écrivain voulait offrir au roi François Ier.

Sur ces entrefaites, le cardinal Salviati lui demanda un dessin au crayon rouge, qu’il envoya à Fra Damiano de Bergame, pour que ce religieux le traduisît en marqueterie. Ce dessin, le meilleur que Francesco ait jamais produit, a pour sujet le Roi David sacré par Samuel.

Au-dessous de l’Ange apparaissant à Zacharie, que le jeune Florentin Jacopo del Conte avait peint pour Giovanni da Cepperello et Battista da San-Gallo, dans la seconde église de la confrérie della Misericordia de Rome, Francesco représenta la Vierge visitant sainte Élisabeth. L’an 1538, il termina cette fresque qui se distingue par la richesse de l’invention, l’entente de la composition et de la perspective, la beauté des nus et des draperies, l’élégance des tètes, et en un mot par la perfection de l’ensemble et des détails : aussi fut-elle l’objet de l’admiration de Rome entière (9). Autour d’une fenêtre, Francesco laissa quelques petits sujets d’une grâce merveilleuse, accompagnés de capricieux ornements en grisaille.

Dans le même temps, il fit plusieurs dessins et peignit, d’après un carton de Michel-Ange, Phaéton conduisant les chevaux du Soleil (10).

Il montra toutes ces choses à Giorgio, qui, après la mort du duc Alexandre, était allé à Rome pour deux mois. Francesco lui dit qu’aussitôt qu’il aurait achevé un jeune saint Jean, qu’il avait commencé pour le cardinal Salviati, et une Passion du Christ, que Raffaello Acciaiuoli devait envoyer en Espagne, il irait revoir ses parents et ses amis à Florence. Il y avait encore son père et sa mère auxquels il fut d’un très-grand secours, surtout pour marier l’une de ses sœurs, et pour placer l’autre dans le monastère di Monte-Domini.

Il arriva à Florence, précisément au moment où l’on s’occupait des préparatifs des noces du duc Cosme et de la signora Dona Leonora de Toledo. On lui proposa de peindre, dans la cour du palais, l’Empereur couronnant le duc Cosme. Il accepta volontiers ce travail et il le commença ; mais, l’envie de visiter Venise lui étant survenue, il chargea Carlo Portelli da Loro (11) de le terminer d’après un dessin qui est aujourd’hui dans notre collection.

En traversant Bologne, Francesco rencontra Giorgio, qui, après avoir conduit à fin deux tableaux dans l’église des Camaldules, et ébauché celui du maître-autel, avait quitté ce couvent pour mettre en train trois vastes pages destinées au réfectoire des religieux de San-Michele-in-Bosco. Pendant les deux jours que Francesco passa avec Giorgio, quelques-uns de ses amis essayèrent de lui faire commander un tableau dont les directeurs de l’hôpital délla Morte avaient besoin ; mais ces ignorants, malgré la beauté du dessin que leur présenta Francesco, ne surent point profiter de l’occasion qui leur était offerte d’avoir un ouvrage de la main d’un vaillant maître. Francesco, presque irrité de tant de sottise, partit de Bologne où il laissa plusieurs dessins magnifiques à Girolamo Fagiuoli, avec mission de les graver et de les publier.

À Venise, Francesco fut gracieusement accueilli par le patriarche Grimani, pour lequel il peignit à l’huile Psyché recevant des offrandes et des hommages comme une déesse. Ce tableau est octogone. Il fut placé au milieu de quatre sujets également empruntés à l’histoire de Psyché par Francesco de Forli, dans un salon de la maison du patriarche, dont le plafond avait déjà été orné de festons par l’habile paysagiste Cammillo de Mantoue (12). La Psyché du Salviati l’emporte en beauté non seulement sur les tableaux qui l’entourent, mais encore sur tous ceux qui sont à Venise. Notre artiste fit ensuite quelques gracieuses figurines dans une chambre enrichie de stucs par Giovanni d’Udine.

Pour les religieuses du Corpus-Domini de Venise, il peignit avec beaucoup de soin un Christ mort accompagné des Maries, et surmonté d’un ange planant dans les airs et tenant les mystères de la Passion.

Il exécuta ensuite le portrait de Messer Pietro Aretino, que ce poète envoya au roi François Ier, avec des vers en l’honneur du peintre.

À la sollicitation de Don Giovan-Francesco da Bagno, Salviati entreprit et mena à bonne fin un tableau contenant de nombreuses et belles figures, qui est aujourd’hui dans l’église des religieuses de Santa-Cristina de Bologne, de l’ordre des Camaldules.

Salviati ne tarda pas à se déplaire à Venise, où il lui semblait que les dessinateurs étaient mal appréciés. Après avoir visité les antiquités de Vérone, et examiné les ouvrages laissés par Jules Romain à Mantoue, il prit la route de Romagne et arriva à Rome l’an 1541

À peine se fut-il reposé des fatigues du voyage, qu’il fit le portrait de Messer Giovanni Gaddi, et celui de Messer Annibal Caro, ses intimes amis, puis un superbe tableau pour la chapelle des Clercs de la chambre du pape. Il fut ensuite chargé de peindre à fresque une chapelle de l’église des Allemands, par un marchand de cette nation. Sur la voûte, il représenta la Descente du Saint-Esprit sur les Apôtres ; au milieu de l’une des parois, la Résurrection du Christ, et dans deux niches latérales, saint Étienne et saint Georges. Plus bas, il figura la Charité, près de saint Jean, donnant l’aumône à un pauvre, et à côté saint Albert, placé entre la Logique et la Prudence. Enfin, au-dessus de l’autel, il exécuta à fresque le Christ mort avec les Maries.

Vers cette époque, Francesco donna à la femme de l’orfévre florentin Pietro di Marcone, son compère, un magnifique dessin destiné à être reproduit sur un de ces plats dans lesquels on sert à manger aux nouvelles accouchées. Ce dessin renferme les diverses phases de la vie de l’homme, encadrées dans des festons appropriés à chaque âge. Entre le Soleil et la Lune, qui se détachent entre deux fonds oblongs, on voit Isais, ville d’Égypte (13), implorant la sagesse devant le temple de Minerve, pour montrer que l’on devait avant tout souhaiter la sagesse aux nouveau-nés. Piero di Marcone conserve avec raison ce dessin comme une chose précieuse. Peu de temps après, Piero di Marcone et d’autres amis engagèrent Francesco Salviati à retourner à Florence, où il ne pouvait manquer, lui écrivaient-ils, d’être employé par le duc Cosme, qui n’avait autour de lui que des maîtres irrésolus et peu expéditifs. Salviati suivit ce conseil d’autant plus volontiers qu’il comptait beaucoup sur la protection de Messer Alamanno, frère du cardinal Salviati, et oncle du duc. Dès qu’il fut arrivé à Florence, il commença par peindre, pour Messer Alamanno, un superbe tableau de Madone, chez Francesco dal Prato, qui avait abandonné l’orfèvrerie et la marqueterie pour exercer la peinture et jeter en bronze des figurines. Cet artiste avait son atelier dans l’œuvre de Santa-Maria-del-Fiore. Ce fut encore dans cet endroit que Salviati fit le portrait de Piero di Marcone et celui du pelletier Avveduto del Cegia, son intime ami, auquel il donna, entre autres choses, son propre portrait, peint à l’huile par lui-même. Lorsqu’il eut achevé la Madone dont nous avons parlé quelques lignes plus haut, il l’exposa dans l’atelier du Tasso, où elle fut vue par une foule de personnes, et d’autant plus admirée, que le Tasso, qui avait coutume de critiquer presque tout, ne cessait point de la vanter. Il alla même jusqu’à dire à Messer Pier Francesco, majordome du duc, que Son Excellence aurait dû confier à Salviati quelque travail important.

Messer Pier Francesco et Cristofano Rinieri, secondés par Messer Alamanno, agirent alors si chaudement en faveur de notre artiste, que le duc lui permit de peindre la salle qui précède la chapelle du palais ducal. Francesco commença par dessiner divers sujets empruntés à la vie de Camille, puis il s’occupa de les distribuer convenablement dans les espaces de forme diverse qu’il avait à décorer. Le manque de symétrie des portes et des fenêtres rendait cette opération très difficile. La porte d’entrée partageait l’une des parois en deux grands compartiments, tandis que la paroi située en face était percée de trois fenêtres, et présentait quatre compartiments, dont chacun n’avait guère que trois brasses de largeur. À droite de la porte d’entrée, trois compartiments, séparés par deux fenêtres, occupaient la troisième paroi, tandis que celle qui se trouvait vis-à-vis était percée d’une porte en marbre conduisant à la chapelle, et d’une fenêtre garnie d’une grille de bronze. Cette dernière paroi n’offrait au pinceau qu’un seul champ d’une vaste étendue. Elle est ornée de pilastres corinthiens, d’une architrave enrichie de festons, de fleurs et de fruits, et sur lequel est assis un enfant tenant les armes des Médicis et celles de la maison de Tolède. Sur cette paroi, Francesco peignit Camille châtiant le maître d’école qui avait voulu lui livrer traîtreusement les enfants des principaux habitants de la ville de Falisque ; et ensuite Camille mettant en fuite les Gaulois, et incendiant leurs tentes. À côté de ces deux sujets, Francesco figura l’Occasion saisissant la Fortune aux cheveux, et plusieurs devises de Son Excellence, accompagnées d’ornements d’une élégance merveilleuse. Sur la paroi où se trouve la porte d’entrée, il fit deux grands et superbes tableaux. Le premier représente Camille renversant les balances où Brennus vient de jeter son épée, et le second, Camille couronné par la Renommée, et traîné sur un char de triomphe attelé de quatre chevaux, et précédé d’une foule de prêtres portant la statue de Junon, des vases et des trophées. Le char est environné de prisonniers et suivi de soldats, parmi lesquels on reconnaît Francesco. Rome apparaît dans le lointain. Au-dessus de la porte, la Paix, environnée de prisonniers, brûle un monceau d’armes. Tous ces divers sujets sont traités avec un tel soin, qu’on ne saurait rien imaginer de mieux. Dans les deux principaux compartiments de la paroi percée de trois fenêtres, Francesco plaça deux niches, contenant l’une Diane tirant une flèche de son carquois, et l’autre le dieu Mars, sous les pieds duquel est un Gaulois. Les deux compartiments latéraux sont occupés par deux figures du Temps. Sur la dernière paroi, percée de deux fenêtres, on voit à droite le Soleil et à gauche la Lune, tels que les Égyptiens les représentent. Le compartiment du milieu renferme la Faveur sous les traits d’un jeune homme nu, monté sur une roue, et entouré de l’Envie, de la Haine, de la Médisance, des Honneurs, des Plaisirs, et de tous les autres personnages allégoriques dont parle Lucien. Au-dessus des fenêtres, Francesco peignit une frise pleine de beaux enfants nus, et différents sujets de l’histoire de Camille. Vis-à-vis de la Paix, qui brûle des armes, est l’Arno tenant une corne d’abondance, et montrant Florence, les papes et les héros de la maison Médicis. Autour de la même salle, règne un soubassement orné de cariatides tenant des guirlandes. Francesco, désireux de léguer à sa patrie un souvenir digne de lui, exécuta cet ouvrage avec toute l’application imaginable, et, malgré les nombreuses contrariétés qu’il éprouva, il réussit à le conduire à bonne fin.

Francesco était d’un caractère mélancolique, et voulait presque toujours être seul lorsqu’il travaillait. Néanmoins, quand il commença la décoration de la salle que nous venons de décrire, il dompta son humeur et permit gracieusement au Tasso et à ceux de ses amis qui lui avaient rendu service, de le regarder peindre ; il n’épargnait même rien pour tâcher de leur être agréable. Mais à peine se crut-il solidement ancré à la cour, que son naturel bilieux et caustique reprit le dessus. Il n’eut plus d’égards pour personne, et ce qui fut pis, il se mit à critiquer amèrement les ouvrages de ses rivaux, et à élever jusqu’aux nues ses propres productions. Cette conduite irrita bien des gens, et lui valut l’inimitié du Tasso et de maints autres personnages qui ne tardèrent pas à lui susciter de sérieuses inquiétudes. En effet, tout en louant son habileté, sa facilité et sa prestesse, il leur était facile de lui trouver le défaut de la cuirasse. Et afin de ne pas lui laisser le temps de se créer une position inexpugnable, ils ne perdirent pas un moment pour l’attaquer. Ils formèrent donc aussitôt une cabale qui alla disant de tous côtés que les peintures de la salle de la chapelle ne réussissaient pas, et que Francesco peignait de pratique et n’étudiait rien. Sous ce rapport, ils l’accusaient vraiment à tort ; car, bien qu’il eût le travail plus facile que qui que ce fût, ses ouvrages ne laissaient pas d’être étudiés, et n’étaient pas moins remarquables par la beauté de l’exécution que par la richesse et la grâce de la composition. Ses adversaires, ne pouvant le vaincre en talent, voulaient l’accabler sous leurs calomnies : heureusement le mérite et la vertu finissent toujours par triompher. Francesco méprisa d’abord toutes ces rumeurs ; puis, lorsqu’il les vit s’accroître outre mesure, il s’en plaignit au duc ; mais ce seigneur ne parut pas tenir compte de ses plaintes. Alors Francesco perdit tellement de terrain, que ses ennemis osèrent prétendre que ses peintures étaient détestables et qu’il fallait les jeter à terre. Ces attaques acharnées consternèrent Francesco, au point qu’il aurait cédé la place à ses ennemis, si Messer Torelli, Messer Pasquino Bertini, et d’autres de ses amis, ne l’eussent retenu et déterminé à achever les décorations de la chapelle, et divers ouvrages qu’il avait entre les mains. Les amis qu’il avait hors de Florence ne lui épargnèrent pas non plus leurs encouragements. Giorgio Vasari, entre autres, lui écrivit qu’il n’avait qu’à prendre patience, attendu que les persécutions épurent le mérite, de même que le feu raffine l’or. Il ajoutait encore que le moment viendrait où justice lui serait rendue, et qu’il n’avait qu’à s’accuser lui-même de n’avoir pas connu le caractère des hommes, et surtout des artistes de sa patrie. Malgré tant de tourments et de vexations, le pauvre Francesco acheva de peindre les parois de la chapelle ; quant au plafond, il était déjà si splendidement sculpté et doré, qu’on n’aurait pu voir rien de mieux. Pour compléter la décoration de cette salle, le duc y fit refaire, par l’habile Battista dal Borro, deux fenêtres ornées de ses devises et de ses armoiries, ainsi que de celles de l’empereur Charles-Quint.

Francesco exécuta ensuite les portraits de quelques-uns des enfants de Son Excellence, et couvrit, dans le palais ducal, de devises et de figurines en détrempe, le plafond de la salle à manger d’hiver, et un magnifique cabinet qui donne sur la chambre verte.

Dans la grande salle du palais, il fit, pour une comédie que l’on joua durant le carnaval, des décors que l’on jugea supérieurs à tous ceux que l’on avait vus jusqu’alors à Florence. Francesco avait en effet une imagination très-féconde, et de plus était bon coloriste et le meilleur dessinateur de son temps à Florence.

On lui doit en outre le superbe portrait du seigneur Jean de Médicis, qui est aujourd’hui dans la galerie du duc Cosme.

Pour Cristofano Rinieri, son intime ami, il fit une belle Madone qui est actuellement dans la salle de la Dîme ; pour Ridolfo Landi, une Charité d’une rare perfection ; pour Simone Corsi, une Vierge qui fut très-admirée ; et pour Messer Donato Acciaiuoli, chevalier de Rhodes, plusieurs petits tableaux ravissants. Il peignit ensuite un Christ montrant ses plaies à saint Thomas.

Ce tableau fut porté en France par Tommaso Guadagni et placé à Lyon dans la chapelle des Florentins.

À la prière de Cristofano Rinieri et du maître flamand Jean Rost, Salviati retraça en plusieurs scènes l’histoire complète de Tarquin et de Lucrèce. Ces sujets furent reproduits en tapisseries, tissues d’or, de soie et de filoselle, d’une beauté extraordinaire.

Le duc, qui déjà avait chargé maître Jean Rost d’exécuter en tapisserie, pour la salle des Deux Cents, l’histoire de Joseph, d’après les dessins du Bronzino et du Pontormo, commanda alors un carton au Salviati. Notre artiste représenta Joseph expliquant à Pharaon le songe des sept vaches grasses et des sept vaches maigres ; il apporta à ce travail tout le soin et toute l’application imaginable. La composition est riche et abondante, les figures sont variées et se détachent vigoureusement l’une de l’autre, le coloris est plein de fraîcheur et de vivacité, surtout dans les draperies et dans les habillements.

La beauté de ces tapisseries engagea le duc à introduire cet art à Florence. En conséquence, il le fit enseigner à quelques enfants, qui sont devenus de très habiles ouvriers.

Francesco est encore auteur d’une magnifique Madone à l’huile, qui orne aujourd’hui la chambre de Messer Alexandre, fils de Messer Octavien de Médicis.

Pour Messer Pasquino Bertini, il peignit sur toile l’Enfant Jésus et le petit saint Jean en compagnie de la Vierge, et jouant avec un perroquet. Pour le même Messer Pasquino, il dessina une Madeleine au pied d’un Crucifix haut d’une brasse environ. Messer Salvestro Bertini céda ce dessin à Don Silvano Razzi, lequel permit à Carlo da Loro d’en faire plusieurs copies peintes, qui sont maintenant à Florence chez divers citoyens.

Giovanni et Piero d’Agostino Dini, ayant construit à Santa-Croce une riche chapelle, confièrent à Francesco le soin d’y peindre une Descente de croix. Francesco représenta le Christ soutenu par Joseph d’Arimathie et par Nicodème. Au bas de l’instrument du supplice, Marie Madeleine et les autres Maries entourent la Vierge évanouie. Tous ces personnages sont très étudiés, parfaitement disposés, et d’un coloris plein de vigueur et de relief. En dépit des amères critiques des ennemis de Francesco, ce tableau fut universellement admiré, et n’a été surpassé par personne.

Avant de quitter Florence, Francesco exécuta le portrait de Messer Lelio Torelli et divers ouvrages peu importants sur lesquels je ne sais rien de particulier ; mais, entre autres choses, il termina un superbe dessin qu’il avait commencé longtemps auparavant à Rome, et où il avait figuré la conversion de saint Paul. Il le fit graver à Florence par Enea Vico, de Parme. Le duc lui conserva ses appointements jusqu’à l’achèvement de cette planche.

À cette époque, c’est-à-dire vers l’an 1548, Giorgio Vasari se trouvait à Rimini, où il était occupé de travaux dont nous avons en occasion de parler ailleurs. Francesco lui écrivit une longue lettre, où il lui raconta toutes ses affaires. Il lui disait, entre autres choses, qu’il avait eu l’espoir d’être chargé de peindre la grande chapelle de San-Lorenzo ; mais qu’il était presque certain que le majordome Pierfrancesco (14) n’avait point montré son dessin à Son Excellence, de sorte que l’entreprise avait été allouée au Pontormo. Il ajoutait que, mécontent des hommes et des artistes de sa patrie, il allait partir pour Rome.

Dès qu’il fut arrivé dans cette ville, il acheta une maison près du palais du cardinal Farnèse. Ce prélat, grâce à la recommandation de Messer Annibale Caro et de Don Giulio Clovio (15), lui donna à décorer la chapelle du palais de San-Giorgio. Francesco l’orna de magnifiques compartiments en stuc, et couvrit la voûte de gracieuses figures à fresque et de sujets tirés de l’histoire de saint Laurent. Au-dessus de l’autel, il peignit, à l’huile et sur pierre, une belle Nativité du Christ. Il introduisit dans ce tableau le portrait du cardinal.

Il représenta ensuite la Nativité de saint Jean à côté de la Visitation qu’il avait jadis exécutée dans l’église de la Misericordia, qui possédait déjà le Prêche et le Baptême de saint Jean, peints par Jacopo del Conte, et quelques tableaux de Battista Franco, de Venise, et de Pirro Ligorio (16) ; puis il fit à fresque, pour Messer Bartolommeo Bussotti, un saint André et un saint Barthélemi (17), entre lesquels on voit la Déposition de croix que Jacopo del Conte a laissée sur l’autel de la même église.

L’an 1550, à l’occasion de l’élection du pape Jules III, Francesco orna de quelques sujets en clair-obscur l’arc de triomphe que l’on construisit près de San-Pietro.

La même année, il enrichit de plusieurs grisailles un sépulcre que la confrérie del Sacramento avait élevé dans l’église de la Minerva.

Une chapelle de San-Lorenzo-in-Damaso possède de lui deux anges tenant une draperie. Nous conservons, dans notre collection, le dessin original de l’un de ces anges.

Sur la paroi principale du réfectoire de San-Salvatore-del-Lauro, Francesco peignit à fresque les noces de Cana, et, sur les côtés, différents saints et fondateurs de l’ordre, parmi lesquels on remarque le pape Eugène IV. Au-dessus de la porte du même réfectoire, il laissa un tableau à l’huile renfermant saint Georges vainqueur du serpent. Cet ouvrage se distingue par la hardiesse de l’exécution et la suavité du coloris.

Vers le même temps, notre artiste envoya à Florence, à Messer Alamanno Salviati, un grand et beau tableau où l’on voit Adam et Ève mangeant le fruit défendu.

Pour le signor Ranuccio, cardinal de Sant’-Agnolo, Francesco décora deux des parois du salon qui précède la salle principale du palais Farnèse. D’un côté, il représenta le signor Ranuccio Farnèse l’Ancien recevant des mains d’Eugène IV le bâton de capitaine de la sainte Église, et, de l’autre côté, le pape Paul III remettant le bâton de l’Église au signor Pier Luigi. Dans le lointain, on aperçoit Charles-Quint accompagné du cardinal Alexandre Farnèse et de différents seigneurs. Une Renommée, des Vertus et d’autres figures, complètent cet ouvrage, qui fut terminé non par Francesco lui-même, mais par Taddeo Zucchero, comme nous le dirons en son lieu.

Francesco mena ensuite à fin la chapelle de Santa-Maria-del-Popolo, que Fra Sebastiano, de Venise, avait commencée autrefois pour Agostino Chigi, ainsi que nous l’avons noté déjà dans sa biographie.

Dans une salle du palais du cardinal Riccio da Montepulciano, Salviati peignit à fresque plusieurs sujets de l’histoire de David, et, entre autres, Bethsabée se baignant avec ses femmes tandis que David la regarde. Cette composition est aussi bien distribuée et aussi riche d’invention qu’on peut le désirer. La mort d’Urie, la Danse devant l’arche sainte, et une Bataille, méritent les mêmes éloges. En un mot, toutes les peintures de cette salle sont parfaitement entendues et d’un coloris plein de charme. Francesco, pour utiliser la fécondité de son imagination et l’habileté de sa main, aurait voulu avoir toujours de grands travaux ; mais, lorsqu’il en obtenait d’importants, il était rare qu’il ne finît pas par avoir quelque contestation sur le prix, de sorte que bien des gens évitaient soigneusement toute relation avec lui.

L’an 1554, Andrea Tassini, ayant eu mission d’envoyer un peintre au roi de France, et n’ayant pu décider Giorgio Vasari à quitter le service du duc Cosme, s’arrangea avec Francesco, qu’il conduisit en France. Avant de quitter Rome, Francesco, comme s’il n’eût dû jamais y revenir, vendit sa maison, ses meubles, ses ustensiles, et, en un mot, tout ce qu’il avait, à l’exception de ses offices. Mais les choses ne tournèrent pas à son gré. À peine fut-il arrivé à Paris, où il fut gracieusement accueilli par le Primaticcio, qu’il mit au jour son mauvais caractère, en critiquant, ouvertement ou à la sourdine, le Rosso et les autres maîtres. Chacun s’attendait donc à le voir produire quelque chef-d’œuvre, lorsque le cardinal de Lorraine le chargea d’orner de diverses peintures son palais de Dampierre. Après avoir fait de nombreux dessins, Francesco exécuta quelques fresques au-dessus de plusieurs cheminées, et couvrit un cabinet de sujets qui, dit-on, sont largement traités. Néanmoins ces ouvrages obtinrent peu de succès.

Francesco ne fut jamais en grande faveur en France, parce qu’il était d’une humeur entièrement opposée à celle des gens de ce pays. En effet, autant les bons et joyeux vivants, amis de la table et des plaisirs, sont recherchés en France, autant on y fuit les hommes mélancoliques, sobres, maladifs et bilieux. Si la santé de Francesco ne lui permettait ni de boire ni de faire bonne chère, il aurait pu au moins se rendre agréable par son affabilité ; mais, au lieu de chercher à plaire aux autres, il aurait voulu être courtisé par tout le monde. Enfin, Francesco, voyant que le roi et le cardinal, livrés exclusivement aux soins de la guerre, le laissaient manquer de tout, résolut de retourner en Italie, d’où il était absent depuis vingt mois.

À Milan, il se reposa quinze jours chez le cavalier Lione d’Arezzo, qui le reçut dans la belle maison qu’il venait de bâtir et d’enrichir d’une foule de statues antiques et modernes, et de plâtres moulés sur les plus précieux chefs-d’œuvre. Francesco alla ensuite à Florence. Il y trouva Giorgio Vasari, qu’il félicita de n’avoir pas été en France, et il lui conta des choses capables d’empêcher d’y aller celui qui en aurait la plus ardente envie. De Florence Francesco regagna Rome, où il força par un procès les personnes qui lui avaient garanti ses appointements en France à les lui payer. Avec cet argent, il acheta quelques nouveaux offices, puis il songea à soigner sa santé qui était complètement délabrée. Cependant il désirait être employé dans de grandes entreprises, et en attendant il se mit à peindre des tableaux et des portraits.

Pie IV, ayant succédé à Paul IV, choisit Pirro Ligorio pour architecte, et ordonna au cardinal Alexandre Farnèse et à l’Emulio de faire achever par Daniel de Volterra la salle des Rois, que ce peintre avait jadis commencé à décorer. Le révérendissime Farnèse voulait que la moitié de cet ouvrage fut confiée à Francesco ; mais Buonarroti, qui appuyait Daniel de tout son pouvoir, arrêta pendant longtemps la réalisation de ce projet. Sur ces entrefaites, Giorgio Vasari vint à Rome avec le cardinal Jean de Médicis, fils du duc Cosme. Francesco lui raconta toutes ses mésaventures. Giorgio, qui aimait beaucoup le talent de notre artiste, lui montra qu’il avait mal gouverné sa barque jusqu’alors, et lui dit qu’il n’avait qu’à le laisser agir à l’avenir, et qu’il saurait manœuvrer de telle façon que la moitié de la salle des Rois lui serait allouée. Daniel, homme lent et irrésolu, et peut-être moins habile et moins universel que Francesco, ne pouvait en effet conduire seul cette tâche à fin. Quelques jours plus tard, le pape offrit une partie de la salle à Giorgio ; mais celui-ci lui répondit que le duc Cosme l’avait chargé de décorer une salle trois plus vaste, et que, d’un autre côté, il avait été si mal traité par le pape Jules III, pour lequel il avait exécuté quantité de choses à la Vigna del Monte et ailleurs, qu’il se souciait peu de travailler pour certains personnages. Il ajouta qu’il avait fait pour Jules III, sans en avoir été payé, un tableau représentant Pierre et André quittant leurs filets pour suivre le Christ. Il profita de cette occasion pour prier Sa Sainteté de vouloir bien ordonner qu’on lui rendît ou qu’on lui payât ce tableau, que Paul IV avait enlevé d’une chapelle du Belvedere, avec l’intention de l’envoyer à Milan. Pie IV, que ce fût vrai ou non, répondit à Giorgio qu’il n’avait jamais entendu parler de ce tableau, et qu’il voulait le voir. Le tableau fut aussitôt apporté, et le pape l’ayant examiné sous un faux jour trouva bon que Giorgio le reprît. La conversation étant ensuite retombée sur la salle des Rois, Giorgio affirma résolument au pape que Francesco était le premier et le meilleur peintre de Rome, et le plus capable de le bien servir ; et que si le Buonarroti et le cardinal de Carpi appuyaient Daniel, ils se laissaient guider par l’amitié plus que par le sentiment de la justice. Pour en revenir au tableau de Giorgio, il fut déposé chez Francesco, qui plus tard l’expédia à Arezzo, où Vasari le plaça dans l’église paroissiale.

Les affaires de la salle des Rois en étaient au point que nous venons de noter lorsque le duc Cosme partit de Sienne pour Rome. Le Vasari, qui s’était rendu auprès de Son Excellence, lui recommanda vivement Salviati, et écrivit à celui-ci de quelle manière il devait agir quand le duc serait arrivé à Rome. Francesco suivit exactement les instructions de Giorgio. Il se présenta au duc, qui l’accueillit gracieusement et parla si chaudement au pape, que Sa Sainteté lui alloua la moitié de la salle des Rois. Francesco se mit sans retard à l’œuvre, et commença par jeter à terre un tableau commencé par Daniel, ce qui occasionna de nombreuses querelles entre ces deux rivaux. Ainsi que nous l’avons dit plus haut, Pirro Ligorio était architecte de Sa Sainteté. Il avait d’abord protégé notre artiste, et il aurait certainement continué d’être de ses amis, si Francesco, en ne tenant aucun compte de lui, ne l’eût poussé à se ranger parmi ses adversaires, et à lui donner des preuves de son inimitié. Ligorio, en effet, dit au pape qu’il y avait à Rome une foule de jeunes et vaillants peintres, et que, si l’on voulait une bonne fois finir la salle des Rois, il n’y avait qu’à confier un tableau à chacun d’eux. Ces conseils semblèrent obtenir l’agrément du pape.

Quant à Francesco, il en fut tellement irrité, que, sans souffler mot, il monta à cheval et partit pour Florence, où il se logea dans une auberge comme s’il n’avait eu aucun ami dans sa patrie. Il alla baiser les mains de Son Excellence, qui lui témoigna une telle affection, qu’il aurait pu en tirer bon parti s’il eût eu un autre caractère, et s’il eût écouté Giorgio, qui lui conseillait de vendre les offices qu’il avait à Rome, et de se fixer à Florence, pour jouir en paix au milieu de ses amis du fruit de ses travaux. Mais, entraîné par la colère et le désir de se venger, Francesco résolut de retourner à Rome, au bout de quelques jours. En attendant, il quitta l’auberge pour la maison de Messer Marco Finale, prieur de Sant’-Apostolo, chez lequel il peignit, en guise de passe-temps, pour Messer Jacopo Salviati, une belle Piété sur une toile d’argent. Il restaura ensuite un écusson ducal qu’il avait fait jadis au-dessus de la porte du palais de Messer Alamanno ; puis il dessina pour Messer Jacopo une superbe collection de costumes de mascarades. Messer Jacopo n’épargna rien pour le retenir auprès de lui, mais ses efforts furent vains.

Lorsque Francesco fut sur le point de partir, Giorgio lui rappela qu’étant riche, âgé et valétudinaire, il devait songer à vivre tranquillement, et à éviter toute espèce de lutte et de concurrence. Cela, soit dit en passant, aurait été facile à Francesco, s’il n’eût été trop avide d’argent. Giorgio l’engagea en outre à vendre la plus grande partie de ses offices, et à s’arranger de façon à pouvoir se souvenir de ses amis, et de ceux qui lui avaient été fidèles et dévoués. Francesco reconnut la bonté de ces avis et promit de les suivre ; mais il n’en fit rien, ainsi qu’il arrive presque toujours aux gens qui remettent les affaires de jour en jour.

En arrivant à Rome, il trouva que le cardinal Emulio avait distribué les tableaux de la salle des Rois à Taddeo Zucchero, à Livio de Forli (18), à Orazio de Bologne (19), à Girolamo da Sermoneta et à d’autres artistes. Il écrivit à Giorgio, pour l’informer de cette nouvelle, et lui demander s’il fallait qu’il continuât le tableau qu’il avait commencé. Giorgio lui répondit que, pour utiliser les dessins et les cartons qu’il avait préparés, il n’avait rien de mieux à faire ; que la plupart des tableaux de la salle des Rois avaient été confiés à de moins habiles que lui, mais que, s’il voulait s’efforcer d’imiter les fresques de la Pauline et de la Sixtine, on jetterait à terre l’ouvrage de ses rivaux pour le lui donner. Il lui recommanda aussi de ne se préoccuper ni de la question d’argent, ni des contrariétés que pourraient lui susciter les directeurs de l’entreprise. Nous conservons toutes les lettres de Salviati relatives à ce sujet ; quant à celles que nous lui avons écrites, on les a probablement trouvées chez lui, après sa mort.

Il n’avait encore adopté aucun parti, lorsqu’il fut attaqué d’une maladie qui le conduisit en peu de jours au tombeau, sans lui avoir laissé le temps de disposer entièrement de sa fortune.

Il légua à son élève Annibale, fils de Nanni di Baccio Bigio, une rente annuelle de soixante écus, quatorze tableaux, tous ses dessins, et d’autres objets d’art. Il abandonna le reste de ses biens à la religieuse Gabriella, sa sœur, laquelle, m’assure-t-on, n’eut pas même les cordes du sac, comme dit le proverbe. Cependant, elle dut avoir un tableau entouré d’une broderie, qu’il avait peint sur toile d’argent, pour le roi de Portugal ou pour celui de Pologne, et qu’il lui avait laissé en souvenir de lui. Tous ses offices, qui lui avaient coûté tant de peine à acquérir, furent perdus.

Il mourut le jour de Saint-Martin, le 11 novembre 1563, et fut enseveli à San-Girolamo, église voisine de la maison qu’il habitait.

La mort de Francesco fut une très-grande perte pour l’art ; car, malgré ses cinquante-quatre ans et sa mauvaise santé, il étudiait sans relâche. Il aurait voulu faire une foule de choses : ainsi, vers la fin de sa vie, il avait tenté quelques essais en mosaïque. Doué d’une imagination riche et fertile, et profondément initié à tous les procédés de la peinture, il aurait produit des choses merveilleuses, s’il eût rencontré un prince qui lui eût permis d’agir à son gré. Il entendait la science du nu autant que tout autre maître de son temps, et il avait le talent de donner aux têtes de ses personnages une grâce ravissante. Ses draperies étaient d’une élégance exquise, et il savait toujours les arranger de façon à laisser paraître le nu dans les endroits convenables. Ses costumes et tous ses accessoires étaient pleins d’originalité et de variété. Il possédait les secrets de la peinture à l’huile, à la détrempe et à fresque, au point que l’on peut affirmer qu’il a été un des plus vaillants, des plus expéditifs et des plus habiles artistes de notre époque ; et cela, nous l’attestons hautement, nous qui, durant de longues années, avons connu personnellement le Salviati, nous qui n’avons jamais cessé d’être son ami, bien que nous ayons souvent travaillé en concurrence l’un de l’autre dans les édifices les plus fameux de l’Italie.

Le Salviati était d’un caractère affable, mais soupçonneux et crédule à l’excès. Il avait l’esprit vif, subtil et pénétrant. Quand il se mettait à parler de quelques artistes, sérieusement ou en plaisantant, il ne manquait jamais de les égratigner un peu, et, parfois, il les écorchait jusqu’au vif. Il aimait la société des savants et des grands personnages, et témoigna toujours de l’aversion pour les artistes du commun, lors même qu’ils n’étaient pas dépourvus de mérite. Il fuyait les médisants, et, dès que la conversation tombait sur eux, il les déchirait sans pitié. Il avait surtout en haine les fourberies dont les artistes se rendent quelquefois coupables : c’était un sujet qui ne lui prêtait que trop à dire et sur lequel il avait appris bien des choses en France. Afin de chasser la mélancolie qui l’obsédait, il allait parfois se délasser avec ses amis, et il s’efforçait d’être gai. Du reste, son humeur irrésolue, soupçonneuse et solitaire, ne fit de mal qu’à lui-même.

Il fut intimement lié avec Manno de Florence, qui exerçait avec distinction l’état d’orfévre à Rome. Si Francesco n’eût pas dépensé tout son argent à acheter des offices, qui retournèrent au pape, il aurait sans aucun doute laissé une grande partie de sa fortune à Manno, qui était chargé d’une nombreuse famille.

Le plus dévoué et le plus fidèle de ses amis fut le pelletier Avveduto dell’Avveduto, dont nous avons déjà parlé. Si Avveduto eût été à Rome dans les derniers temps de la vie de Salviati, il est probable que celui-ci aurait mieux conduit ses affaires.

Salviati compta encore parmi ses amis l’Espagnol Roviale, son élève, qui l’aida dans une foule d’ouvrages, et auquel on doit la Conversion de Paul, qui orne l’église de Santo-Spirito de Rome.

Salviati voulut aussi beaucoup de bien à Francesco dal Prato, en compagnie duquel il étudia le dessin dans son enfance, comme nous l’avons dit au commencement de cette biographie. Francesco fut meilleur dessinateur qu’aucun orfèvre de son temps et ne se montra point inférieur à son père Girolamo, que personne ne surpassait dans l’art de modeler des ex-voto en argent. À l’aide d’un mélange de poix, de suif et de cire, qu’il repoussait sur une plaque d’argent avec des outils de fer, Girolamo exécutait, dit-on, avec une extrême facilité, des têtes, des torses, des bras, des jambes, et en un mot, les ex-voto de tout genre qu’on lui demandait. Quant à Francesco dal Prato, il ne se contenta pas de modeler des ex-voto comme son père, il travailla en marqueterie et damasquina des feuillages, des figures et des ornements d’or et d’argent. Il fit de la sorte une superbe armure de fantassin pour le duc Alexandre de Médicis. Il grava en outre un grand nombre de belles médailles et, entre autres, celles du duc Alexandre et du pape Clément VII, qui furent placées sous les fondements de la forteresse de la porte de Faenza. Francesco dal Prato cultiva également la sculpture, et jeta en bronze quelques gracieuses figurines pour le duc Alexandre. Il répara et conduisit à bonne fin, pour le même prince, quatre statues de Baccio Bandinelii ; c’est-à-dire une Léda, une Vénus, un Hercule et un Apollon. Francesco, dégoûté de son métier d’orfévre, ne pouvait se consacrer à la sculpture qui réclame trop de choses. Comme il était bon dessinateur, il se tourna vers la peinture. Il exécuta d’abord une foule d’ouvrages sans trop songer à sa réputation ; mais Francesco Salviati étant venu peindre chez lui le tableau de Messer Alamanno, dont nous avons parlé plus haut, il se livra à une étude plus sérieuse de son art, et fit une magnifique Conversion de saint Paul, que possède aujourd’hui Guglielmo del Tovaglia. Il représenta ensuite les Hébreux mordus par les serpents en punition de leur révolte, puis le Christ tirant les saints pères des limbes. Ces deux derniers tableaux sont d’une rare beauté. Ils appartiennent à Filippo Spini, gentilhomme vraiment passionné pour notre art. Francesco fit en outre quantité de dessins dont plusieurs se trouvent dans notre collection. Il mourut l’an 1562. Sa perte affligea toute l’académie, et à bon droit ; car, sans parler de son talent, jamais personne ne fut plus que lui homme de bien.

On compte encore, parmi les élèves de Francesco Salviati, Giuseppe Porta, surnommé del Salviati en mémoire de son maître. Giuseppe naquit à Castelnuovo della Garfagnana (20). L’an 1535, un de ses oncles, secrétaire de Monsignor Onofrio Bartolini, archevêque de Pise, le conduisit à Rome, et le plaça chez Salviati dans l’atelier duquel il devint en peu de temps bon dessinateur et excellent coloriste. Il suivit le Salviati à Venise, où il fut si bien accueilli par les gentilshommes, qu’il résolut d’adopter cette ville pour patrie. En effet, il s’y maria et ne travailla guère ailleurs. Sur la place de Santo-Stefano, il peignit à fresque la façade de la maison des Loredani ; à San-Polo, celle des Bernardi, et une troisième à San-Rocco. Il orna de sujets en clair-obscur trois autres façades, la première à San-Moisè, la seconde à San-Gassiano, et la dernière à Santa-Maria-Zebenigo. À Treville, près de Trévise, il enrichit de fresques l’intérieur et l’extérieur du magnifique palais des Priuli, dont nous parlerons au long dans la vie du Sansovino. On voit encore de lui une superbe façade à Pieve-di-Sacco et un tableau à l’huile à Bagnuolo, couvent des religieux de Santo-Spirito de Venise, qui le chargèrent en outre de décorer le plafond de leur réfectoire, et d’y représenter, sur l’une des parois, la Cène du Christ avec les Apôtres. On admira beaucoup les Sibylles, les Prophètes, les Vertus cardinales et le Christ accompagné des Maries, qu’il figura dans la grande salle du palais du doge. Nous en dirons autant des deux vastes compositions qu’il exécuta dans la bibliothèque de San-Marco, en concurrence de plusieurs artistes vénitiens dont nous avons déjà parlé. Après la mort de Francesco Salviati, Giuseppe fut appelé par le cardinal Emulio à Rome, où il termina un des plus grands tableaux de la salle des Rois. Il en commença un autre ; mais, le pape Pie IV étant venu à mourir, il retourna à Venise. La Seigneurie lui confia le soin de peindre à l’huile le plafond qui est au haut des nouveaux escaliers du palais. Giuseppe est auteur de six beaux tableaux à l’huile, dont le premier est à San-Francesco-della-Vigna, sur l’autel de la Vierge ; le second, dans l’église des Servites, sur le maître-autel ; le troisième, chez les frères mineurs ; le quatrième, à la Madonna-dell’-Orto ; le cinquième, à San-Zaccheria ; et le sixième, à San-Moisè. On en trouve de plus deux autres de sa main à Murano ; mais comme Giuseppe est encore vivant, je me bornerai maintenant à noter qu’il cultive la géométrie avec non moins de succès que la peinture. On lui doit un écrit où il enseigne la méthode de tracer la volute du chapiteau ionique suivant la mesure antique (21). Bientôt il publiera un traité de géométrie (22).

Francesco Salviati eut également pour élève un certain Domenico de Rome, qui l’aida grandement dans maints ouvrages, et qui, l’an 1550, était avec le signor Giuliano Cesarino (23).



Lorsque l’on considère les causes de la décadence si rapide et si caractérisée de l’art italien, il est impossible de ne pas être profondément contristé, en voyant que, parmi celles qui ont précipité la ruine de la grande peinture, il faut mettre en première ligne la multitude de circonstances heureuses qui semblaient précisément devoir le plus contribuer à son épanouissement.

À l’époque où Vasari écrit son histoire, l’Italie n’est plus ravagée par les guerres de religion, ni troublée par les rivalités politiques. L’école puissante des Ghiberti, des Masaccio, des Léonard, s’est développée et résumée en Raphaël et en Michel-Ange. Jusqu’alors, que de luttes cruelles les artistes n’ont-ils pas eu à soutenir contre l’indifférence du pouvoir, dont l’activité et la force concentratrice ont nécessairement et fatalement tendu dans un autre sens que celui de l’art ! Jusqu’alors que de peines, que d’injustices, que de déboires les artistes n’ont-ils pas eu à supporter pour parvenir seulement à achever presque gratuitement la plupart de leurs œuvres ! Mais aussi tant d’efforts ne sont pas restés stériles pour leurs successeurs. Le prix des travaux a haussé dans une proportion énorme. À l’exemple des papes, des rois et des princes souverains, il n’est pas un mince seigneur, pas un riche bourgeois, qui ne veuille faire décorer son palais, sa maison ou sa villa, de fresques monumentales. Le nombre des commandes pour les églises, les couvents, les édifices publics et les résidences royales, est plus élevé qu’il ne l’a jamais été. À la vérité, le nombre des artistes s’est peut-être aussi augmenté ; mais cette population avide d’honneur et d’argent, nous n’avons pas dit de gloire, rayonne de l’Italie sur tous les points de l’Europe.

La France, l’Angleterre, l’Espagne, l’Allemagne, la Hollande, réclament des Italiens pour porter le dernier coup à ce qui reste debout de la barbarie féodale ; chose singulière, tous ces peuples de l’Europe moderne, chez qui, à la fin du XVIe siècle, l’art gothique, frappé de proscription, est remplacé par des œuvres soi-disant renouvelées de l’antique, sont condamnés à se régénérer avec les débris déjà privés de sève et d’originalité de la renaissance italienne !

Ainsi, au dedans, une consommation prodigieuse d’œuvres d’art ; au dehors, des débouchés immenses : telles sont les circonstances au milieu desquelles l’art italien commence à s’appauvrir et à se banaliser.

Si, de prime abord, cette remarque ne semble pas suffisamment motivée par la biographie du Salviati, celle du Zucchero, qui vient à la suite, sera, nous en sommes convaincus, plus que suffisante pour en démontrer la justesse.

NOTES.

(1) Voyez la vie de Guglielmo da Marcilla, tome IV.

(2) Voyez la vie de Giuliano Bugiardini, tome VIII.

(3) Nannoccio dalla Costa San-Giorgio fut élève d’Andrea del Sarto, et suivit en France le cardinal de Tournon.

(4) Ces peintures n’existent plus.

(5) Cette villa pontificale, située à quatre milles de Rome, fut cédée aux religieuses de Santa-Cecilia.

(6) Ces peintures ont été détruites.

(7) Les armoiries de Paul III, peintes par Francesco Salviati, ont cédé la place à un écusson en stuc.

(8) On ne sait ce qu’est devenu ce tableau.

(9) Cette fresque a été fort endommagée par des retouches.

(10) Ce dessin de Michel-Ange a été gravé plusieurs fois.

(11) Carlo Portelli fut élève de Ridolfo Ghirlandaio.

(12) Dans la vie du Genga, Vasari a déjà vanté Cammillo de Mantoue, comme un très habile paysagiste.

(13) Aucune ville d’Égypte ne porte et n’a porté ce nom.

(14) Pier-Francesco Ricci, majordome de Cosme Ier.

(15) Voyez la vie de don Giulio Clovio.

(16) Pirro Ligorio de Naples, antiquaire médiocre, mais bon architecte et fresquiste de quelque mérite. Il peignit quelques façades à Rome, et fut en grande faveur auprès du pape Pie IV. Il mourut vers l’an 1580, à Ferrare, où il était employé en qualité d’ingénieur par le duc Alphonse II.

(17) La Nativité de saint Jean et ces deux apôtres ont été retouchés.

(18) Livio Agresti de Forli, élève de Perino del Vaga, mourut vers l’an 1580.

(19) Orazio de Bologne, appelé à tort Fumaccini par Vasari, dans la biographie du Primatice, se nomme Sammacchini, comme l’attestent le P. Orlandi dans son Abecedario, l’Ascoso dans les Pitture di Bologna, et le Bumaldi dans les Minervalia Bunon.

(20) Giuseppe Porta, surnommé del Salviati, mourut en 1570 environ, à l’âge de cinquante ans.

(21) Ce livre, imprimé à Venise en 1552, par Marcolini, fut traduit en latin par le marquis Poleni, et inséré dans ses exercices d’architecture.

(22) On rapporte que Giuseppe, se voyant attaqué d’une maladie mortelle, brûla ce traité qu’il n’avait pas eu le temps de corriger.

(23) On voit, au musée du Louvre, un tableau de Francesco Salviati représentant l’Incrédulité de saint Thomas, et un tableau de Giuseppe Porta, renfermant Adam et Ève chassés du paradis terrestre.

Le même musée possède trois dessins de Francesco Salviati, où sont figurés la Vierge et l’Enfant Jésus, l’Adoration des bergers et l’Incrédulité de saint Thomas.