Vies imaginaires/Frate Dolcino

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Bibliothèque-Charpentier (p. 109-119).


FRATE DOLCINO

HÉRÉTIQUE

Il apprit à connaître les choses saintes dans l’église d’Orto San Michele, où sa mère le soulevait pour qu’il pût toucher de ses petites mains les belles figures de cire pendues devant la Sainte Vierge. La maison de ses parents joignait le Baptistère. Trois fois par jour, à l’aube, à midi, au soir, il voyait passer deux frères de l’ordre de Saint-François qui mendiaient du pain et emportaient les morceaux dans un panier. Souvent, il les suivait jusqu’à la porte du couvent. L’un de ces moines était très vieux : il disait avoir été ordonné encore par saint François lui-même. Il promit à l’enfant de lui apprendre à parler aux oiseaux et à toutes les pauvres bêtes des champs. Dolcino passa bientôt ses journées dans le couvent. Il chantait avec les frères et sa voix était fraîche. Quand la cloche sonnait pour éplucher les légumes, il leur aidait à nettoyer leurs herbes autour du grand baquet. Le cuisinier Robert lui prêtait un vieux couteau et lui permettait de frotter les écuelles avec sa touaille. Dolcino aimait à regarder au réfectoire la couverture de la lampe sur laquelle on voyait peints les douze apôtres avec des sandales de bois aux pieds et des petits manteaux qui leur couvraient les épaules.

Mais son plus grand plaisir était de sortir avec les frères quand ils allaient mendier du pain de porte en porte, et de tenir leur panier couvert d’une toile. Un jour qu’ils marchaient ainsi, à l’heure où le soleil était haut dans le ciel, on leur refusa l’aumône dans plusieurs maisons basses sur la rive du fleuve. La chaleur était forte : les frères avaient grand’soif et grand’faim. Ils entrèrent dans une cour qu’ils ne connaissaient point, et Dolcino s’écria de surprise en déposant son panier. Car cette cour était tapissée de vignes feuillues et toute pleine de verdeur délectable et transparente ; des léopards y bondissaient avec beaucoup d’animaux d’outre-mer, et on y voyait assis des jeunes filles et des jeunes gens vêtus d’étoffes brillantes qui jouaient paisiblement sur des vielles et des cithares. Là le calme était profond, l’ombre épaisse et odorante. Tous écoutaient en silence ceux qui chantaient, et le chant était d’un mode extraordinaire. Les frères ne dirent rien ; leur faim et leur soif se trouva satisfaite ; ils n’osèrent rien demander. À grand’peine, ils se décidèrent à sortir ; mais sur la rive du fleuve, en se retournant, ils ne virent point d’ouverture dans la muraille. Ils crurent que c’était une vision de nécromancie, jusqu’au moment où Dolcino découvrit le panier. Il était rempli de pains blancs comme si Jésus de ses propres mains y eût multiplié les offrandes.

Ainsi fut révélé à Dolcino le miracle de la mendicité. Cependant, il n’entra point dans l’ordre, ayant reçu de sa vocation une idée plus haute et plus singulière. Les frères l’emmenaient sur les routes lorsqu’ils allaient d’un couvent à un autre, de Bologne à Modène, de Parme à Crémone, de Pistoïe à Lucques. Et ce fut à Pise qu’il se sentit entraîné par la véritable foi. Il dormait sur la crête d’un mur du palais épiscopal, lorsqu’il fut réveillé par le son du buccin. Une foule d’enfants qui portaient des rameaux et des chandelles allumées, entouraient sur la place un homme sauvage qui soufflait dans une trompette d’airain. Dolcino crut voir saint Jean-Baptiste. Cet homme avait une barbe longue et noire ; il était vêtu d’un sac de cilice sombre, marqué d’une large croix rouge, depuis le col jusqu’aux pieds ; autour de son corps était attachée une peau de bête. Il s’écria d’une voix terrible : Laudato et benedetto et glorificato sia lo Patre ; et les enfants répétèrent tout haut ; puis il ajouta : sia lo Fijo, et les enfants reprirent ; puis il ajouta : sia lo Spiritu Sancto ; et les enfants dirent de même après lui ; puis il chanta avec eux : Alleluia, alleluia, alleluia ! Enfin, il souffla de la trompette et se mit à prêcher. Sa parole était âpre comme du vin de montagne — mais elle attira Dolcino. Partout où le moine au cilice sonna du buccin, Dolcino vint l’admirer, désirant sa vie. C’était un ignorant agité de violence ; il ne savait point le latin ; pour ordonner la pénitence, il criait : Penitenzagite ! Mais il annonçait sinistrement les prédictions de Merlin, et de la Sibylle, et de l’abbé Joachim, qui sont dans le Livre des Figures ; il prophétisait que l’Ante-Christ était venu sous la forme de l’empereur Frédéric Barberousse, que sa ruine était consommée, et que les Sept Ordres allaient bientôt s’élever après lui, suivant l’interprétation de l’Écriture. Dolcino le suivit jusqu’à Parme, où il fut inspiré à comprendre tout.

L’Annonciateur précédait Celui qui devait venir, le fondateur du premier des Sept Ordres. Sur la pierre levée de Parme, où depuis des années, les podestats parlaient au peuple, Dolcino proclama la nouvelle foi. Il disait qu’il fallait se vêtir avec des mantelets de toile blanche, comme les apôtres qui étaient peints sur la couverture de la lampe, dans le réfectoire des Frères Mineurs. Il assurait qu’il ne suffisait point de se faire baptiser ; mais, afin de revenir entièrement à l’innocence des enfants, il se fabriqua un berceau, se fit lier de langes et demanda le sein à une femme simple qui pleura de pitié. Afin de mettre sa chasteté à l’épreuve, il pria une bourgeoise de persuader à sa fille qu’elle couchât toute nue contre lui dans un lit. Il mendia un sac plein de deniers et les distribua aux pauvres, aux voleurs et aux filles communes, déclarant qu’il ne fallait plus travailler, mais vivre à la guise des animaux dans les champs. Robert, le cuisinier du couvent, s’enfuit pour le suivre et le nourrir dans une écuelle qu’il avait volée aux pauvres frères. Les gens pieux crurent que le temps était revenu des Chevaliers de Jésus-Christ et des Chevaliers de Sainte-Marie, et de ceux qui avaient suivi jadis, errants et forcenés, Gerardino Secarelli. Ils s’attroupaient béats autour de Dolcino et murmuraient : « Père, père, père ! » Mais les Frères Mineurs le firent chasser de Parme. Une jeune fille de noble maison, Margherita, courut après lui par la porte qui ouvre sur la route de Plaisance. Il la couvrit d’un sac marqué d’une croix et l’emmena. Les porchers et les vachers les considéraient sur la lisière des champs. Beaucoup quittèrent leurs bêtes et vinrent à eux. Des femmes prisonnières que les hommes de Crémone avaient cruellement mutilées en leur coupant le nez, les implorèrent et les suivirent. Elles avaient le visage enveloppé d’un linge blanc ; Margherita les instruisit. Ils s’établirent tous dans une montagne boisée, non loin de Novare, et pratiquèrent la vie commune. Dolcino n’établit ni règle ni ordre aucun, étant assuré que telle était la doctrine des apôtres, et que toutes choses devaient être en charité. Ceux qui voulaient se nourrissaient avec les baies des arbres ; d’autres mendiaient dans les villages ; d’autres volaient du bétail. La vie de Dolcino et de Margherita fut libre sous le ciel. Mais les gens de Novare ne voulurent point le comprendre. Les paysans se plaignaient des vols et du scandale. On fit venir une bande d’hommes d’armes pour cerner la montagne. Les Apôtres furent chassés par le pays. Pour Dolcino et Margherita, on les attacha sur un âne, le visage tourné vers la croupe ; on les mena jusqu’à la grande place de Novare. Ils y furent brûlés sur le même bûcher, par ordre de justice. Dolcino ne demanda qu’une grâce : c’est qu’on les laissât vêtus, dans le supplice, parmi les flammes, comme les Apôtres sur la couverture de la lampe, de leurs deux mantelets blancs.