Vingt-six heures dans les lignes allemandes

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Lieutenant J. d’Arnoux
Vingt-six heures dans les lignes allemandes
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 170-188).
VINGT-SIX HEURES
DANS LES LIGNES ALLEMANDES
6-7 Septembre 1917

Un matin d’août tous les oiseaux de la 55 s’envolèrent dans le ciel de Ham... Nous quittions la Somme pour aller refaire nos nids dans un coin de l’Aisne tout près d’une ferme appelée « mont de Soissons. »

Je revenais de permission l’âme tout en deuil. Quelques jours auparavant je quittais ma famille à Dieppe, certain de mon salut, mais cependant avec l’impression obscure qu’un événement s’approchait et que j’étais arrivé à un carrefour de ma vie. J’avais d’abord dédaigné cette pensée comme une superstition. Et voici qu’à travers mes nostalgies, elle me revenait pressante, sévère comme un avertissement solennel. Mais, bien loin de m’en alarmer, je regardais ma destinée en face, comme nous la regardions tous en ce temps-là. J’éprouvais même une curiosité délectable, tant j’étais alors avide de nouveauté, impatient de l’avenir.

Le jeudi 5 septembre, j’assiste à la messe dans une grange de la ferme. Ma singulière ferveur au cours de cet office me prouverait que tous les pressentiments ne sont pas vains.

Dehors, ce n’est que fracas de moteurs, éclatements de cylindres. Le champ d’aviation ronfle, l’espace bourdonne. Los escadrilles arrivent. On prépare l’attaque du Chemin des Dames.

Nos pères consultaient jadis le vol des corneilles pour régler la marche des armées. Leur direction présageait les batailles et les victoires. Comme nos ancêtres, les habitants de ces contrées pouvaient découvrir des signes dans le rassemblement de ces oiseaux migrateurs. Et les cigognes, ces reines du ciel, n’étaient- elles pas les plus graves augures de cette époque ? Aussi je me demandais ce matin-là : sont-elles venues, sont-elles venues ces légendaires cigognes annonciatrices des saisons d’épopée ?

Au milieu de cette fièvre belliqueuse, mes rêveries s’évanouirent et je sentis peu à peu mes dernières tristesses s’évaporer au vent des hélices...

On parlait beaucoup d’un avion allemand qui cherchait à épouvanter les lignes françaises. A l’aube et au crépuscule, il mitraillait nos fantassins au ras des tranchées. L’aviateur qui le pilotait se proclamait invincible. Il laissait tomber des banderoles portant ce défi : « Aucun Français ne me descendra jamais. » Signé : « Fantôme-As. » Ces nouvelles devaient m’intriguer la veille d’un vol. Je ne me contentai pas de ces informations et courus m’enquérir de façon plus précise auprès du chef d’escadrille. Le lieutenant Hély d’Oissel avait désigné deux appareils pour surveiller Fantôme-As. Il me donna le signalement de cet avion qui portait deux oriflammes noires et lançait des fusées multicolores.

— Surtout, partez de bonne heure, me dit-il, soyez sur les lignes au petit jour.

J’allai m’entendre avec mon pilote, l’adjudant Carré. Tout fut convenu et le lendemain matin, à 4 heures et demie, les moteurs ronflaient. Carré, installé dans l’appareil, me semble plus vif que de coutume et répète précipitamment : « Contact, contact »... Un bond et me voici dans la carlingue en train de vérifier mes mitrailleuses. J’étais encore debout quand l’aéroplane fuyait déjà m’emportant dans les ténèbres... Nous n’étions pas en retard. Pourquoi, Carré, pourquoi tant de hâte ? l’éternité vous pressait !... Les roues se sont détachées du sol et cependant je me croirais immobile sans le glissement des ombres sous mes pieds. De temps en temps un souffle léger nous soulève et nous esquissons une ondulation très suave. Mais je ne me souciais guère à cette heure du bercement des brises. Quoi, qu’y a-t-il ?... On dirait que notre avion d’accompagnement se trouve encore devant le même Bessonneau : une panne, sans doute. Je cherche dans l’espace qui nous environne. Rien. Nous décrivons de larges orbes au-dessus de l’aérodrome et nous attendons...

Était-ce l’obscurité, l’absence de mon camarade ou notre isolement dans l’aube déserte ? Était-ce le souvenir de mes deux derniers vols tous deux brisés par les balles et le canon ? Était-ce ce pressentiment des jours précédents qui, une fois encore, une dernière fois, jetait son cri d’alarme ? Je ne sais. Peut-être tout cela à la fois. Mais jamais au cours de la guerre je n’eus comme ce jour-là l’intuition d’un malheur imminent et jamais je ne m’en remis à la miséricorde de Dieu avec plus de détachement Que seule sa Providence en soit louée !

Enfin nous partons seuls... Il ne faut pas manquer Fantôme-As. Piquons droit sur les lignes et à Dieu vat !...

Dans cette région survolée pour la première fois à une heure si matinale, on ne pouvait rien distinguer, on devinait tout. Heureusement, j’avais étudié la veille sur la carte mon itinéraire et connaissais par cœur le panorama.

Le village de Couvrelles noyé de brouillard repose au fond d’une gorge... Ça et là quelques lumières éparses tremblent dans les hameaux noirs... Des vapeurs encore assoupies s’étirent mollement sur Vasseny. Des nappes diaphanes flottent par dessus à des altitudes différentes. Et cette ligne sinueuse qui fume : c’est la rivière de la Vesle. Près du village de Chassemy, sur les flancs d’un coteau, des brumes alanguies s’accrochent au sommet des bois comme des écharpes de tulle... Sur la droite, Vailly et Chavonne enveloppées de voiles bleuâtres dorment dans la vallée de l’Aisne. En regardant des nuages de buée ramper sur les eaux, un nom de village renaît encore à ma mémoire : Laffaux. Laffaux et son moulin devenu légendaire depuis l’attaque du 11e cuirassiers. Ce doit être là un peu à l’Ouest derrière Nanteuil-la-Fosse. Mon frère s’y battait tout dernièrement [1].

Quand nous eûmes dépassé Jouy, la contrée comme bouleversée par un tremblement de terre m’apparut dans une sinistre confusion de crêtes et de ravins. Aucune trace de vie humaine, silence de néant. De plus en plus, cette contrée devenait informe et misérable dans sa nudité. Ainsi devait être le chaos primitif quand les ténèbres couvraient l’abime. Ces courants aériens tourmentés par la brutalité du relief à chaque instant agitaient notre nef ; si bien que les collines semblaient secouées sur leur base, parfois même se renverser.

Pour bien rendre ce spectacle à la fois si grandiose et si désolé, je cherche une image et ne la trouve pas. Il n’y a peut-être que ce passage de l’Ancien Testament où je retrouve une sensation presque identique :


Je regardai la terre ; elle était vide ;
Les cieux, ils étaient sans lumière.
Je regardai les monts
Et je les vis trembler ;
Et toutes les collines s’ébranlaient,
Je regardai : il ne restait point d’homme,
Tout oiseau du ciel avait fui.
Je regardai : la campagne, un désert [2] !


Voici le Chemin des Dames, le chemin maudit qui s’allonge sur sa crête chauve et décharnée. Nous montons légèrement : le Fort de la Malmaison s’élève dans un halo... Fantôme-As, Fantôme-As ! c’est lui. Je l’ai vu. Il évolue au-dessous de nous, mitraille, virevolte et lance ses fusées. Sans l’inclinaison des ailes dans les renversements, on croirait qu’il roule au sol. Nous piquons sur lui, et dans un virage, j’attaque...

Dès les premières balles il se dérobe et s’enfuit à tire-d’aile vers le Nord... C’est un traquenard. J’ai aperçu quelque chose au-dessus de moi... des avions là tout près embusqués dans les nuages émergent et disparaissent aussitôt ; ils sont au moins sept. L’obscurité m’empêche de distinguer les cocardes. Soudain, deux avions couplés débouchent de l’ombre et fondent sur nous comme deux condors... « Les croix noires ! Les croix noires ! » Je fais volte-face, les mitrailleuses sont braquées sur les assaillants et à genoux sur ma banquette je tire farouchement. Les rapaces grossissent, grossissent et arrivent dans le sillage de l’appareil... « Les lumineuses ! » Nous sommes visés, des traits de feu nous enveloppent... toute ma carlingue étincelle, crépite et claque... une esquille de bois me jaillit au visage. Au même instant mon appareil pique à mort. Je me retourne : mon pilote s’est écroulé sur les commandes ; il est là tout pantelant, la tête et les bras ballants. Nous sommes à 700 mètres et je coule à pic. Les ravins noirs montent vertigineusement en se creusant comme des gouffres. Oh ! l’angoisse atroce, la frissonnante horreur de ces quelques secondes !... je tombe, je tombe, mon cœur défaille... je suis soulevé de mon siège, je m’accroche, je me cramponne à ma tourelle. L’avion gémit comme la sirène d’un vaisseau en détresse.

Tout à coup je m’effondre dans la nacelle : l’appareil vient de se cabrer brutalement. Un panorama en amphithéâtre tourne et chavire. Je ne sais plus à ce moment-là quelle fut la position extraordinaire de l’avion, mais j’aperçus la terre en haut et le ciel en bas. Au-dessus de moi vacillent des cratères éteints et des collines fauves... et voici que ces collines tombent sur nous et la chute recommence.

Mais presque aussitôt l’appareil se rétablit brusquement et se remet en ligne de vol à 300 mètres environ au-dessus des tranchées françaises... Il rentre chez nous, — je reprends espoir... Mais quoi ! il vire de bord et revient sur le secteur ennemi ! Je regarde Carré avec stupeur et le vois complètement affaissé sur l’épaule gauche, la tête renversée sur le rebord de la nacelle : il était mort...

« Les croix noires ! les croix noires ! » Les deux avions couplés replongent sur nous pour nous achever et je me retrouve dans une gerbe d’étoiles filantes. Ils croyaient nous faire couler à temps ; l’un d’eux est obligé de nous sauter et ses roues passent à une envergure d’aile ; le pilote allemand se penche, nos yeux se croisent : lunettes au front, rictus sauvage. L’aéroplane livré à lui-même flotte un instant, je regarde les pentes hideuses du ravin de la Bohéry contre lesquelles je vais m’écraser... Mais l’avion s’engage légèrement sur l’aile gauche et pique sur les lignes allemandes. Je vois claquer de longues raies bleues qui s’éteignent dans la terre en fumant. Je brise ma ceinture, j’arrache mes lunettes, jette un cri vers le ciel et perds toute conscience :

Après cinq heures d’évanouissement, réveil de damné dans le feu et la fumée. Je me trouve couché sur le dos, une puanteur chaude me crispe la gorge. Mon cerveau est lourd, ténébreux, comme si l’on m’avait chloroformé. Il me semble que tout s’acharne contre moi pour m’arracher de ma somnolence. Des sifflements furibonds éclatent sur moi en brisements métalliques et à travers mes paupières entrecloses je vois passer des flocons verdâtres... Près de ma tête s’écrasent des charges monstrueuses de pierres et de ferrailles et mon corps entier tressaille à toutes les secousses du sol. Des douleurs sourdes s’aiguisent et se localisent. Je souffre partout. Je suis déchiré, on me ronge la poitrine et le dos ; mes bras sont brûlés et mes jambes sans mouvement. La fumée se dissipe. J’aperçois à mes pieds un avion écrasé ; à côté de moi se dresse un réseau de fils de fer allemands... En face, à 60 mètres, une tranchée blanche. A droite : entonnoirs, cratères, hérissements de pieux ; à gauche : terre pelée, bosses et trous en multitude, partout dévastation.

Sans rien comprendre encore, je laisse errer des yeux stupides. Seul un souvenir trouble s’agite en moi : quelque chose de désastreux vient de me frapper ; mon Dieu ! mon Dieu ! que m’est-il arrivé ?

A force de harceler ma mémoire, une première lueur d’intelligence commence à poindre : la mission, le départ au petit jour... mais je reste là embourbé quelques instants sans pouvoir évoquer la suite des événements... Enfin des éclairs jaillissent : Fantôme-As... l’attaque... Fantôme-As s’enfuit ; et puis des croix noires dans les nuages, des croix noires tout à coup ont plongé et replongé sur nous avec des claquements lumineux. Mais où avons-nous piqué ? Nous étions pourtant sauvés. Et longtemps il me fallut raviver mes perceptions confuses avant de trouver l’éclaircie. Mais comme elle me fit mal ! D’un coup brutal toute la scène funèbre m’apparut. Ah oui ! Carré s’est affaissé sur les commandes, il a piqué vers les tranchées ennemies parce qu’il était mort.

Alors, je recouvrai atrocement ma lucidité et compris tout. Nous gisions entre les lignes au bord d’un réseau et les Allemands voulaient mettre notre appareil en feu. Je veux palper ma tête à deux mains : mon bras droit est paralysé. Au-dessus de moi des éclatements se déchirent ; je saisis mon casque de la main gauche et me couvre la face... Et toujours ces secousses terrestres qui vous ébranlent le crâne, comme si d’énormes rocs tombant des hauteurs se fracassaient là tout près sur du granit. Ce sont les torpilles et les bombes à ailettes qui gloussent et roucoulent avant de s’abattre.

Je devais donc les retrouver ici, ces « colombes, » ainsi que nous les appelions autrefois dans les tranchées de Perthes-les-Hurlus. Les Allemands sans doute viennent d’apercevoir mon geste : une mitrailleuse tire. Des sifflements aigus me frôlent. Je retiens mon souffle et réprime jusqu’au soulèvement de ma poitrine pour amincir ma silhouette. L’instinct de conservation me colle au sol avec une telle énergie que si une bombe eût fraîchement remué cet endroit, je m’y serais incrusté comme un crabe dans le sable. Toutes ces petites dents d’acier cherchent à me lacérer, mais une infime déclivité les empêche de me toucher.

Des voix françaises me font tressaillir. O délivrance ! Là derrière moi deux zouaves à plat ventre m’interpellent entre les éclatements. Ils ont rampé de trou d’obus en trou d’obus, mais ne peuvent s’approcher davantage : des fils de fer nous séparent et le barrage de torpilles fait bonne garde autour de l’appareil. L’un d’eux me demande instamment de me traîner vers lui. Les mitrailleuses tirent maintenant en feu croisé. Les balles rasantes égratignent la plaine. A quelques mètres de l’avion, la terre griffée comme par un fox-terrier asperge les patrouilleurs. J’ai beau protester de mon impuissance, ce brave insiste avec son entêtement de zouave ; et il me semble le voir encore secouant la poussière de ses yeux et l’entendre me crier avec un regard de braise : « Essaye quand même !... » Essayer quand même, grand Dieu ! mais je ne faisais que cela depuis le matin ! Ces mots me ravissent toute patience et m’exaltent jusqu’à la démence. La résignation ne me parait plus que lâcheté. Je me gourmande violemment, traite de courbatures mes paralysies et de mon seul bras libre j’agrippe les ronces barbelées. Je me secoue alors cruellement et fais des efforts frénétiques pour me retourner. Chaque soubresaut me frappe les reins à coups de vrille et m’arrache des exclamations de douleur. A deux doigts de mon visage, les balles claquent comme de grands coups de fouet. Ma main se déchire et saigne, le réseau hurle, les minen explosent par rafales. Mes deux épaules dont le poids est prodigieux restent un instant suspendues. Mais bientôt ma main défaillante lâche prise et je retombe sur le dos anéanti. « Non, je ne peux rien, je suis vraiment paralysé. »

Les zouaves parlaient encore quand je ne les écoutais plus. Toute mon attention concentrée sur ce mystérieux état, j’évoluais une ancienne blessure reçue dans l’infanterie, essayant de faire un rapprochement de sensations. Mais ici je ne trouvais rien de comparable. Mon être vivant semblait véritablement se terminer à la ceinture. Les membres inférieurs avaient perdu toute sensibilité et ne pouvaient ébaucher le moindre mouvement : je les supposais fracturés. Le soulier gauche était déchiré dans toute sa largeur et le pied paraissait disloqué : bien que la jambe ne fut nullement tournée, il reposait à plat sur le sol comme celui d’un homme couché sur le côté droit. D’autre part, voyant de nombreux accrocs à mes tricots de laine et me sentant ravagé par de profondes cuissons, je me croyais la poitrine et le ventre percés de balles. Quoi ! ces lumineuses, frappant mon pilote dès la première rafale, ne m’auraient pas atteint au cours des trois attaques ! Non, la fièvre du combat m’aura sans doute anesthésié...

Merveilleux diagnostic ! Mes jambes n’étaient pas brisées ; ma poitrine n’était pas percée. Et j’étais loin de soupçonner ce que les docteurs devaient constater plus tard : fracture de la colonne vertébrale et lésion de la moelle épinière me paralysant toute la partie inférieure du corps. Quant aux lumineuses, elles ne m’avaient pas touché. Ces cuissons provenaient seulement des éclaboussures d’essence. Le réservoir, en s’écrasant au sol, m’avait échaudé le buste.

Et maintenant les patrouilleurs toujours rampant s’éloignent là-bas sous la poussière des balles. Je détourne aussitôt la tête pour ne plus voir ceux qui sont venus si près de moi m’apporter en vain la délivrance. Mais quand je ne vois plus rien du côté français, mes yeux se portent de nouveau vers ces trous d’obus et s’y accrochent longtemps, longtemps, avec une fixité farouche. Le bombardement cesse, le champ de bataille s’apaise. L’appareil est criblé de coups, ses toiles déchiquetées pendent en lambeaux... Là-haut à son zénith le soleil resplendit : nous sommes au milieu du jour. Un oiseau argenté bourdonne dans la lumière. Il plane à une si grande altitude que parfois son vol semble suspendu. Autour de lui s’épanouissent brusquement des petites nuées musicales : un avion français dans les shrapnells. Les flocons l’environnent et le pressent de toutes parts ; mais il va toujours droit devant lui, sans hâte, sans frémissement, obstiné, les ailes tendues, à travers la mitraille des panaches blancs. Souvent éclaboussé de rayons, il flamboie, on le croit en feu. Mais non, il poursuit sa course, superbe dans son mépris de la mort… Elle était cruelle à voir cette sérénité ailée dans la liberté de l’espace !

Et cette symphonie aérienne, ces éclosions magiques, cet éblouissement de l’azur formaient une magnificence altière dont l’impassibilité me surprenait et me faisait mal…

Nous avons une si prodigieuse idée de la miséricorde céleste que nous voudrions dans le malheur jusqu’à la pitié des choses,

De fulgurantes douleurs provenant de la moelle épinière me donnent tout à coup la conviction d’être couché sur un caillou pointu. La poitrine me brûle toujours. Du feu liquide couve sous mes tricots de laine, et près de la ceinture je sens couler dans ma chair comme du plomb fondu. Je voudrais arracher ce vêtement incendiaire tout imbibé encore d’essence et d’huile. Exaspéré par cette passivité qui attise mon supplice, je m’emporte de nouveau contre moi-même et décide une nouvelle tentative de déplacement. Et dans la rage sourde qui gronde en moi, je murmure entre mes dents : « Cette paralysie est une chimère ; je changerai au moins de positionne me retournerai, je me retournerai. » J’accroche de nouveau les ronces de la main gauche et m’agite jusqu’à déraciner un piquet. Le réseau pousse son cri rouillé. Une balle, deux balles claquent, et une fusillade flagelle les fils de fer, crépite, ricoche et miaule. Mais rompu de douleur, je retombe encore une fois sur le dos, la tête sonnante. Ce caillou est toujours là plus aigu qu’auparavant, et me donne maintenant la sensation d’être empalé sur les reins. Alors voyant que toute violence avive mes tourments, je me résigne à l’immobilité absolue.

« Je n’ai plus rien à faire, je n’ai plus qu’à attendre… Attendre quoi ?… la mort ?… Non, mon Dieu, je ne veux pas mourir : vous ne m’abandonnerez pas. Puisque mes pauvres ailes sont brisées, Dieu de bonté, planez sur moi.

« Gardez-moi comme la prunelle de l’œil.

« Sous l’ombre de vos ailes protégez-moi. »

Une bourrasque vient de tomber sur moi… à deux pas, le sol s’est crevé en rugissant et l’éruption brûlante m’a suffoqué. L’artillerie ennemie recommence. Toutes les trois minutes je me dis : « C’est lui ! » et dans une angoisse de mort j’écoute mugir le vol du monstre. Pendant près d’une heure, c’est là autour de moi le même écroulement de tonnerre, le même ouragan de terre et de fumée. Quand l’obus frappe l’appareil, je vois retomber dans l’air souillé des morceaux de bois, des blocs de glèbe, dos loques de toile, et mes paupières se crispent sous la pluie de débris. Stimulés par cet opiniâtre bombardement, les canonniers de tranchée reprennent le tir. Les volées de torpilles se remettent à glousser, les ferrailles à se broyer, les éclats à donner leur coup de scie... Des fragments de bombes s’abattent sur moi ; je les palpe et les soupèse : on dirait des laves toutes chaudes. Une habitude instinctive me fait lever les yeux pour suivre la course des minen. Mais non, je ne regarderai pas, je ne veux pas regarder. — Combien de fois dans cette guerre de tranchées n’avais-je pas échappé aux salves des crapouillots, à force de vigilance et de prestesse ! Mais je ne peux plus comme autrefois ruser avec la mort ni jouer à cache-cache avec les bolides en bondissant derrière les pare-éclats.

Au plus fort de ces éclatements, je me sentis aspiré brusquement par un vide prodigieux et aussitôt plaqué sur le sol en traînant sur les épaules. Je remarquai tout de suite avec stupeur que mon corps n’était plus perpendiculaire au fuselage de l’appareil... Plus tard seulement, en évoquant certaines secousses de la nuit, j’attribuai à un déplacement d’air ce changement de position. L’odeur de poudre, les tourbillons de poussière et de fumée brûlent mes yeux, irritent ma gorge. Par bonheur, le temps se brouille, une ondée bienfaisante arrête le feu. Dévoré de soif, je recueille l’eau du ciel sur ma langue desséchée. Mes douleurs, que les émotions du bombardement semblaient avoir assourdies, se réveillent plus lancinantes. Je m’efforce de n’y plus penser et mon esprit flottant va se perdre dans le passé.

Ma mémoire aiguisée par la fièvre exhume les souvenirs en multitude et leur donne un relief et une précision implacables.

...Ce sont d’abord les enchantements de cette dernière permission. Me voici en mer un jour de houle, au milieu des grandes lames vert-bleu. Je nage, délicieusement balancé dans les clapotements frais, humant les traînées d’embrun et à tout instant submergé par des torrents d’eau qui ruissellent du haut des vagues. Une néréide charmante m’accompagne : c’est ma jeune sœur dont j’aperçois le minois inondé entre deux franges d’écume.

Là-bas, des troupeaux de chiens de mer quittent le large et se pressent vers les falaises de Pourville... Et les visions passent... Je suis maintenant reporté au temps de ma prime jeunesse. Les saisons d’autrefois tourbillonnent dans ma tête brûlante. Devant le casino de Dieppe, la blanche « Régina » éclatante comme un palais d’Algérie au soleil. Je me revois à Caude-Côte sur les hauteurs de la ville, près d’un certain chalet habité par des étrangères. Une farandole m’emporte à travers des charmilles et il me semble entendre ces éclats de rire exotiques...

Puis c’est un souvenir d’escadrille : nous sommes au repos près de Montdidier. La nuit descend sur le village de Mesnil-Saint-Georges. Je reviens du tennis et traverse un parc où gémissent des trompes de chasse...

Ces harmonies de trompes qui chantaient alors la messe de Saint-Hubert, pourquoi revenaient-elles à pareille heure ? Bien d’autres souvenirs m’assiégèrent encore l’après-midi du 6 septembre ; et en les considérant dans leur ensemble, je suis saisi. Impossible de les mieux trier dans tout mon passé pour former avec une telle détresse un tel contraste. Il en est des sentiments comme des âmes : leur plus grande attraction, c’est le contraste.

Je me repliai alors dans la prière comme dans un suprême asile.

Mais cet épuisement nerveux entravait ma discipline de pensée... Mes pauvres efforts avaient cependant un écho dans le ciel. Elle revenait la voix intérieure qui ne m’avait jamais quitté dans la bataille ; elle revenait :


Tu n’auras pas à craindre les terreurs nocturnes.
Ni la flèche qui vole pendant le jour,
Ni le danger qui se glisse dans les ténèbres.
Mille tomberont à ta gauche et dix mille à ta droite ;
Mais toi tu ne seras pas atteint :
Parce que tu as dit : « Seigneur, vous êtes mon espérance. »


Le jour décline. Un ronflement de moteur emplit le crépuscule. Soudain, quelques cris s’élèvent des tranchées allemandes : Fantôme-As revient. Le voilà qui descend sur nous pour mitrailler. Alors ces cris se propagent, s’excitent, grandissent et finissent par éclater sur toute la ligne en acclamations diaboliques. De tous côtés les balles crépitent... Pas encore touché.

L’oiseau de nuit géant s’éloigne pour continuer sa chasse à l’homme et je le regarde longtemps tournoyer au milieu des ombres dans un vertige d’emportement cruel comme une dérision...

Crépuscule que j’ai attendu tout le jour comme l’heure de ma délivrance, te voici ! Certainement les zouaves se préparent, ils ne tarderont plus. Je reste plusieurs fois suspendu à des murmures. Il me semble percevoir des chuchotements vers l’appareil... Non, non : le réseau qui bruit, un lambeau de toile qui bat dans le vent...

Au-dessus des nuages la lune se lève. Il y a huit jours à cette heure, je la regardais monter dans le ciel de Dieppe, devant la mer : elle était moins chétive et moins pâle...

Encore les mêmes susurrements au même endroit... Oh ! cette fois on parle !...

Trois calottes rondes se détachent du fuselage blafard et m’observent. Un peu à gauche, des fantômes courbés fouillent dans les débris de la nacelle. Une patrouille allemande derrière l’avion. Au bout de quelques minutes, ces calottes disparaissent et trois hommes se traînent dans l’ombre... Sans doute, ils viennent m’achever!... Ils approchent avec des petits frottements répétés et les voici tout à coup immobiles comme trois fauves en arrêt devant leur proie. Leurs prunelles fixes ne me quittent plus. Je distingue les reflets métalliques des revolvers ; leurs canons sont braqués sur moi.

Silence sur toute la ligne : je n’entends plus que le halètement de ces fauves et les battements précipités de mon cœur. Je reste figé comme un cadavre pour ne pas provoquer une décharge. Les patrouilleurs, enhardis par mon attitude inoffensive, continuent à ramper et m’encerclent. Celui de droite, assis sur les jarrets, m’interpelle le premier : « Blessé ? — Ia [3] . — Où êtes-vous blessé ? — Ich habe die zwei Beine zerbrochen [4] — Vous pouvez parler français, » me dit-il ; et il ajoute en me palpant la poitrine : « Papiers. — Je n’en ai pas. » — Il répéta, avec un accent plus impérieux : « Donnez papiers. — Je n’en ai pas. Je n’en ai jamais quand je vole sur vos lignes. — Donnez casque. — Je le garde pour protéger ma figure contre les éclats, répondis-je, en l’étreignant de mon bras gauche. » Ils se dévisagèrent tout interdits, semblant se consulter du regard ; la pitié l’emporta... Ils espéraient sans doute des trophées et ne trouvaient pour toute dépouille qu’un passe-montagne déchiré et des lunettes brisées. Les deux autres, qui m’examinaient en silence, s’approchèrent de leur compagnon pour se concerter.

La sueur inonde leurs faces glabres. L’un d’eux s’accroupit devant moi. Son menton est si rapproché de mes pieds que je pourrais, sans cette paralysie, lui fracasser les mâchoires d’un coup de talon.

Des fusées jaillissent dans le ciel : ils se prosternent subitement, et je ne vois plus que trois dos blêmes qui sentent l’alcool.

Mais ils recommencent aussitôt à marmotter de l’allemand... Que peuvent-ils bien comploter ? Je tends l’oreille avec une extrême énergie pour surprendre ce conciliabule... Impossible d’en arracher une bribe... Maintenant, les voici muets.

Ce silence de sphinx est encore plus tragique. Qu’ont-ils décidé ? Que peuvent-ils bien attendre ?... Voudraient-ils m’emporter ?... Non, cet enlèvement serait trop périlleux. Mais ils ne me laisseront pas vivant... Ils ont remis leur revolver à la ceinture : ces armes sans doute feraient trop de bruit. Et j’épie les moindres gestes, sonde leurs prunelles continûment, cherche au bord des bottes l’éclair d’une lame... — C’est pourtant là qu’autrefois nous placions le couteau. —

« Toi, pensai-je en fixant le chef de patrouille, tu es trop silencieux et trop près de moi, tu vas finir par me poignarder... »

Il met brusquement le genou en terre comme pour prendre un point d’appui et me décoche un tel coup d’œil que je me crois perdu. Un frisson me parcourt jusque dans les moelles, et le ventre béant j’attends la plongée du coutelas...

— Nous ne pouvons pas vous emmener, vous êtes trop blessé, dit-il ; attendez, nous allons envoyer sanitaires... gardez patience.

Et ils me quittent... Je les regarde s’en aller vers les lignes françaises, à quatre pattes l’un derrière l’autre : on eut dit trois loups gris rôdant par les ténèbres... Qui était-il parmi les Germains celui qui parlait ainsi ?...

Deux grenades explosent derrière moi, des coups de feu retentissent. Je tourne la tête : à trente mètres, des ombres gesticulent et se fusillent à bout portant. Les zouaves viennent de rencontrer mes visiteurs. Les patrouilles s’escarmouchent un instant et les Allemands s’enfuient. Ils repassent devant l’appareil moitié courant, moitié marchant. Trois d’entre eux à peine voûtés regardent dans ma direction, mais ils n’approchent plus cette fois et regagnent leurs tranchées.

Ah ! ce n’est pas long : des hordes de glapissements traversent la nuit et viennent s’abîmer contre moi avec des brisements cuivrés. Me voilà précipitamment assailli d’éclairs, éclaboussé d’étincelles et de poussière jaune. Des souffles rouges me chauffent le visage.

Dans des crevasses de lumière je distingue des petites nuées couleur de feu : les fusants.

Tout à l’entour, d’éblouissantes clartés sifflent, craquent et détonent. J’aperçois mon avion à la splendeur des éclatements : il rutile, la fumée l’enveloppe, on le croirait en flammes... le barrage, le barrage : obus, minen, torpilles tombent en avalanche. Sous l’ombre des fusées les piquets s’élèvent, ils prennent des attitudes bizarres et dansent comme de grands spectres. Quelques balles cinglent et la fusillade s’emporte : les fils de fer scintillent, des lignes brisées s’allument dans le réseau. Les percutants me rasent et, à chaque instant, me coupent la respiration. Des morceaux de braise lapident le sol. D’autres fragments sont invisibles. J’entends leurs cris voraces. Ils se croisent, se recroisent, m’effleurent et s’égarent : ils ne me toucheront pas. Je me propose de commencer des appels vers nos tranchées. « Les zouaves me croient prisonnier, pensai-je, il faut absolument les assurer de ma présence. »

Alors, entre deux explosions recueillant mon souffle, les ongles plantés dans la paume de mes mains, je hurle à pleine gorge :

— Les Français à moi !

Rien ne me répond, rien... que le bourdonnement des éclats errant dans la nuit splendide.

Mais le bombardement diminue et peu à peu le barrage s’éteint : l’accalmie... Ma tête collée au sol a reçu tous les chocs, elle en vibre encore, et, malgré le silence inouï, j’entends toujours l’orchestre aux mille voix. Les Allemands, craignant le retour de la patrouille, éclairent le champ de bataille sans interruption. Les fusées s’élancent droit dans le ciel, sifflantes comme des jets de vapeur. Leurs rayons d’or transpercent l’air obscur et vont s’épanouir en étoiles au milieu des astres. Je les regarde s’abaisser lentement ; on dirait des étoiles de givre : elles en ont l’éclat et la pureté. D’autres brûlent au loin dans la solitude comme des météores abattus. Quelquefois des chenilles vertes s’échappent de ces rayons et descendent en parachute. En voici une exactement au-dessus de moi : elle frémit et se tortille dans le vent... Mes pieds baignent dans l’essence et mon corps en est tout imbibé... Elle va m’incendier, elle tombe, elle tombe inévitablement... je me vois déjà, torche hurlante, flamber dans la nuit... Ah ! une brise secourable la soulève et l’emporte ; elle reprend son vol pour atterrir à quelques pas au fond d’un entonnoir. En voici une autre encore : celle-ci grésille sur la terre, si près de moi que j’en sens la chaleur... tous mes nerfs se crispent et je cache mon visage... Comme c’est long !... Ce pétillement torride ne cessera pas ! Enfin, n’entendant plus que le battement de ma tête contre le sol, j’entr’ouvre les paupières : éteinte !

Oh ! les heures infernales!...

En bas, des mitrailleuses jacassent et des lueurs halettent à l’horizon fauve. Quand ces lueurs s’étouffent, l’obscurité palpite encore et semble couver des éclairs... Le jour ne se lèvera-t-il jamais ?... Le jour... à quoi bon ?... Ce que les zouaves n’ont pu faire hier, pourquoi le feraient-ils demain ? Non, on ne peut rien faire pour moi le jour. C’est la nuit qu’on me délivrera, c’est cette nuit même. Toutes les étoiles s’éteignent... toutes... Mais que font les zouaves ?... Il faut m’emporter avant l’aube, il le faut... sinon... sinon... tout est fini. A ce moment-là, une image singulière se présenta à mon esprit et me donna de la force. Je vis le Titanic sombrant au sein de l’Océan... les naufragés chantant leur hymne sublime avant d’être engloutis sous les flots... et les dernières paroles de l’hymne me vinrent aux lèvres.

De plus en plus je sens mes forces défaillir, une langueur accablante me gagne, mes douleurs s’émoussent, tout mon corps s’engourdit. Un premier apaisement succède à mon supplice. Je le savoure comme un baume et, pour ne pas réveiller des élancements assoupis, je me laisse noyer dans cette léthargie.

Un mouvement d’âme imprévu m’en arrache tout à coup. Je suis envahi par une poussée d’énergie, par une irruption de courage qui m’arrive sans cause apparente. Ce n’est pas l’instinct de conservation, ni le sentiment du devoir, ni toute autre impulsion, mais une force mystérieuse, irrésistible, qui secoue ma torpeur et me possède.

Non, je ne m’abandonnerai pas, il faut que j’appelle, il faut que j’appelle.

Alors, exaltant mon reste de vigueur, les deux mains en porte-voix, la tête renversée en arrière, je clame de nouveau : « Les Français à moi... Au secours ! » Plusieurs fois de suite je recommence ces beuglements, quand un cri lointain me fait tressaillir...

Quoi ! on a hurlé mon nom !.. D’où vient cette voix ?... Mais non... c’est impossible ; personne ne me connaît dans cette région ; je délire, je délire... Et comme les bombes éclataient près de moi, que mes oreilles tintaient, je me suis cru touché à la tête et j’ai palpé mon crâne précipitamment.

De nouveau, le même cri retentit vers les tranchées françaises : « D’Arnoux, d’Arnoux ! » Et sans rien comprendre encore, je répète ce cri comme un écho en ajoutant : « Ici, à moi. »

Quelques minutes d’interruption me laissent deviner. Mes camarades sont certainement venus en première ligne, ils ont donné mon nom aux zouaves et ceux-ci, avant de risquer une suprême tentative, veulent s’assurer de mon identité pour ne pas tomber dans une embuscade. Les interrogations qui suivent me confirment dans mon impression. Cette voix continue à brailler : « Quelle est votre escadrille ? » Je réponds : « La 55. — Comment s’appelle votre chef d’escadrille ? — Hély d’Oissel. » Et je patiente jusqu’au matin. A chaque instant, je crois les entendre approcher ; mais ce n’est que la palpitation des haillons de toile dans la pâleur de l’aube...

Un brouillard laiteux, opaque, épais comme un voile mortuaire se lève. Déjà l’aurore ! « Au secours ! A moi les Français ! Au secours ! » Desséchée par la soif, ma bouche se contracte, mon souffle s’épuise, et mes hurlements rauques s’étouffent dans la brume.

Mon avion est recouvert ; je ne vois plus rien... me voici enveloppé comme dans un linceul. Non, les zouaves n’ont pas pu venir, ils ne viendront plus ; impossible de me retrouver dans ce brouillard ; c’est fini... et, puisque tout est consommé, ô mon Dieu, que votre volonté soit faite !

Plus d’angoisse, plus d’émotion ; rien qu’une stupeur profonde qui me fait redire plusieurs fois : « Je vais donc mourir ! Je n’aurais pas cru que ce fût si tôt ! »...

... Mon imagination se ravive. Encore des visions. Un officier d’état-major descend au fond d’une sape. Il s’arrête dans un abri éclairé par une pauvre bougie que le souffle des obus éteint sans cesse. Mon père est là, adossé à une poutre moisie d’où l’eau suinte... Je le vois prendre sa tête dans ses mains en disant : « Il est mort... »

Mais comment vais-je mourir ?... qu’est-ce qui me donnera le coup de grâce ? Serai-je enterré vivant par ces torpilles fossoyeuses ? Serai-je déchiré par les fusants, les éclats me déchiqueteront-ils lambeau par lambeau, ou bien finirai-je dans cet écrasement qui arrache l’âme ? Et j’ai revu les charniers de la Champagne, ceux que j’avais gardés comme fantassin avant de partir aux attaques du 25 septembre [5].

J’ai revu ces parapets bourrés de cadavres d’où sautaient des guenilles noires exhumées par les bombes. J’ai revu ces loques humaines accrochées aux ronces devant nos créneaux et ces faces verdâtres qui pourrissaient au soleil de Beauséjour...

Visions hideuses qui ne m’effrayaient plus. Rien ne pouvait plus m’effrayer. Mes nerfs avaient tellement vibré qu’il ne restait pas même en moi l’énergie d’un frisson.

Des 105 rugissent au-dessus de ma tête et là dans la direction de l’appareil un minen défonce le sol : je ne frémis pas, je ne m’abrite pas : même lassitude, même indifférence. Notre sensibilité ne possède qu’une certaine puissance d’émotion, après quoi elle tarit.

Une résignation profonde devant ma destinée augmentait encore mon détachement de toutes choses : rien ne pacifie comme l’abandon à la Divinité.

Tout à coup des pas résonnent. A la faveur de cette brume, huit hommes surgissent. « Les voilà enfin, les voilà, mes zouaves sauveurs ! » L’un d’eux me tend un mouchoir. — « Mets-le dans ta bouche, me dit-il ; si tu cries, nous sommes morts. » — « Oh oui, tais-toi, tais-toi, » ajoutent à voix basse les patrouilleurs.

On me saisit à bras le corps, on me hisse sur le dos d’un fort gaillard et mon porteur s’avance en titubant. De mes deux bras j’étreins son cou et tâche d’amortir les chocs en me raidissant. Le sol est ravagé comme au bord d’un volcan. Partout défoncements et soulèvements de la terre. Nous avons beau contourner les entonnoirs, il faut bien descendre dans les trous et il faut en sortir Mon zouave ne cesse de jurer entre ses dents et donne de violents coups de reins pour garder son équilibre. Je mords ce mouchoir à chaque soubresaut. Une vrille me fouille les moelles. Deux convoyeurs soutiennent leur camarade et l’empêchent de chavirer. Mais voici une fondrière plus creuse que les autres. Il chancelle, trébuche et tombe. Je vais m’affaler sur l’épaule gauche en donnant de la tête : un stylet plongé dans le dos jusqu’à la garde m’eût fait moins de mal.. Les patrouilleurs se relayent. Je change de dos et mon calvaire continue. Deux fois encore nous nous écroulons et je crois m’évanouir... Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu ! Gisant à terre je conjure mes sauveurs, mes bourreaux, de m’accorder un instant de répit... Non... Non... les mitrailleuses vont balayer la plaine, marchons, marchons ! et des bras de fer m’enlèvent irrésistiblement. On me traine maintenant dans une toile de tente : autre torture...

A côté de moi, dans la brume, quatre fantômes portent un cadavre : c’est le corps de mon pilote. Cette brume, épaissie encore par la buée des respirations, m’empêche de revoir son visage. C’est à peine si je distingue sa tête affaissée sur sa poitrine et ses deux jambes pendantes qui dodelinent.

Pas une balle, pas un obus : silence incompréhensible. On n’entend plus que le piétinement haletant des patrouilleurs, haché par des jurons de zouaves. Crispé dans ma toile jaune, les yeux plantés dans le brouillard, j’attends cette tranchée française, répétant avec importunité : « Est-ce encore loin ? »

Un boyau apparaît. On m’y abrite aussitôt. Il était temps ; les bombes recommencent à tomber.

Me voici enfin couché sur un brancard qui m’emporte vers le poste de secours.

J’oublie mes douleurs... des frémissements d’allégresse ressuscitent mes forces et les exaltent jusqu’au paroxysme ; toutes les fibres de mon être vibrent à se rompre, je voudrais hurler ma joie... Qu’importe mes blessures, qu’importe leur gravité ! je suis sauvé, je vivrai...

Des mains se tendent vers moi. Sur tous les parapets, des Hommes kaki : les uns pour nous voir, les autres pour laisser passer notre funèbre cortège. Des patrouilleurs m’accompagnent et me racontent leurs tentatives successives : l’un d’eux a été tué le matin en observant, quelques-uns blessés entre les lignes. Je n’étais qu’à quelques mètres des tranchées allemandes et, malgré ce brouillard, l’entreprise était encore extrêmement risquée.

Je regarde leurs capotes déchirées par les ronces, toutes souillées d’avoir rampé par la plaine, et leurs yeux fauves où brûle encore la flamme superbe de leur résolution : mélange de misère et d’éclat sombre qui était bien en ce temps-là le visage même de l’héroïsme.

— Zouaves qui vous êtes sacrifiés avec tant de fraternité, et vous qui m’avez sauvé un matin de septembre, où êtes-vous maintenant ? Avez-vous survécu à cette guerre, ou bien vos poussières sont-elles dispersées sur nos champs de gloire ? Généreux frères d’armes, j’envelopperai votre souvenir dans l’immortelle légende de votre régiment [6] ; cette légende gravée tout le long de la voie sacrée : La Marne, Ramscapelle, la maison du Passeur, Verdun, Hurtebize, la Malmaison : débauches d’héroïsme, chœur d’épopées !


Lieutenant J. d’ARNOUX.

  1. Le 5 mai 1917, le 11e régiment de cuirassiers à pied s’était couvert de gloire à l’attaque du moulin de Laffaux.
  2. Jérémie, IV, 23-26.
  3. Oui.
  4. . J’ai les deux jambes brisées.
  5. Mon ancien régiment, le 62e d’infanterie, franchissait les parapets devant Perthe les-Hurlus le 25 septembre 1915, pour prendre part à la grande offensive de Champagne.
  6. Le 4e régiment de zouaves qui venait de me délivrer plantait quelques jours plus tard le fanion tricolore sur le fort de la Malmaison (le 23 octobre 1917).