Vingt Jours en Espagne/8
VIII
CORDOUE, LA MOSQUÉE, LA VILLE, L’ESPAGNE DU PASSÉ ET
L’ESPAGNE D’AUJOURD’HUI.
De Grenade à Cordoue, par les voies rapides, on met la moitié d’une nuit et la moitié d’une journée.
Cordoue, qui était la capitale des Mores au temps où ils étaient maîtres de l’Espagne, comptait, dit la tradition, deux cent mille maisons, quatre-vingt mille palais, neuf cents bains, sept cents mosquées et douze mille villages pour faubourgs.
Il faut faire la part de l’exagération espagnole ; cependant la mosquée qui reste, — la grande mosquée dans laquelle les chanoines catholiques ont bâti une cathédrale sous Charles-Quint, — est un gigantesque témoin des splendeurs passées.
À un tel temple il fallait un peuple immense. Tels les bains de Caracalla racontent la Rome des empereurs.
Traversons le patio des Narangeros qui sert de péristyle à l’édifice : patio de plus de 150 mètres de longueur, sous lequel, jadis, la mosquée ouvrait directement les arcades de ses dix-neuf nefs ; passons sous les orangers centenaires, lourds du poids de leurs fruits ; coudoyons les mendiants qui attendent les étrangers et les aguadores qui viennent remplir leurs jarres à la citerne ; entrons par une des portes, sans apparence monumentale, que nous voyons enfin ; nous sommes dans la mosquée ; c’est-à-dire dans une immense place, couverte, et plantée de colonnes comme la place des Quinconces, à Bordeaux, est plantée d’arbres. Il y a huit cents colonnes, — j’allais dire huit cents arbres ! — réunis par une double rangée d’arcades superposées. Les perspectives, à droite et à gauche, ne finissent pas. Au milieu, elles sont arrêtées par des piliers puissants qui s’élèvent, franchissent la voûte et s’entrecroisent en ogives. C’est la cathédrale catholique que les chanoines de Cordoue ont fait surgir de la mosquée.
À l’Alhambra nous avons vu la grâce, l’élégance, le charme de la civilisation more. Ici, c’est la puissance du croissant écartelée par le triomphe de la croix.
Je ne suis point de ceux qui déplorent la construction de la cathédrale au centre de la mosquée. Et d’abord sans la cathédrale, aurions-nous la mosquée ? — Où sont les quatre-vingt mille palais de l’ancienne Cordoue ? où est son Alcazar ? Et si cette mosquée ne subsistait, quoi nous dirait aujourd’hui ce que c’était que l’islamisme en Espagne, il y a six cents ans ? Et puis cette cathédrale dans la mosquée, n’est-ce pas toute l’histoire d’Espagne ? D’ailleurs, c’est beau.
La mosquée subsiste et forme comme un parvis immense à la cathédrale. Elle a conservé son sanctuaire à cent pas du chœur de l’église, et l’église commence, peu à peu, dans la
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On peut donc aujourd’hui facilement voyager en Espagne : on y mange, on y dort, on y circule. La population des classes inférieures n’est pas, comme en Italie, accueillante pour l’étranger ; mais elle n’a guère d’hostilité que pour les Français : — en souvenir de 1808, sans doute ! Quant aux classes supérieures, elles gardent à travers les révolutions leur courtoisie proverbiale.
Maintenant, faut-il aller en Espagne ? — Certes ! si on le peut ! — Avant d’aller en Italie ! — Oh ! non. — Mais il y a en Espagne des trésors artistiques, des monuments uniques d’une civilisation disparue ? des cathédrales plus riches et plus belles que nulle part ailleurs ? — Oui, et les restes de la splendeur des Mores, ceux des grands règnes de Charles-Quint et de Philippe II, ont un caractère propre et sans analogie avec ce qu’on a pu voir ailleurs. — Et puis, c’est un beau pays ? — sans doute. Mais tenez, un beau pays c’est la France. Et quand on a franchi les Pyrénées, quand on retrouve de la verdure, des chemins tracés, des champs cultivés, des villages semés çà et là dans la campagne, les forêts de pins qui remplacent les landes, les riches vignobles du Bordelais, comme on s’émerveille !
En passant à Poitiers et en revoyant la ville haute sur ses roches grises : la rivière serpentant, à travers les prés, sous les arbres au feuillage diapré de toutes les riches teintes de l’automne, je me disais : « Si pareil paysage se trouvait de l’autre côté des Pyrénées, entre Vittoria et Cadix, combien nos poètes, en voyage, ne nous l’eussent-ils pas vanté ! »
Et j’arrête au passage ce point de vue, parmi tant d’autres. Ma foi ! oui, c’est un beau pays que la France !… même quand on revient de Suisse et d’Italie ; surtout quand on revient d’Espagne !