Vingt années de Paris/Charenton

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C. Marpon et E. Flammarion, éditeurs (p. 189-202).


CHARENTON



Puissé-je, en appelant l’attention publique sur un fait personnel de peu d’importance, faire pénétrer l’examen, l’enquête, le contrôle en ces établissements qu’on décore hypocritement du nom d’asiles.

J’ai déjà dit en plusieurs endroits que j’aimais la Belgique et que j’y allais fréquemment. J’aime ce pays de lumière blanche, de claire verdure, où le peuple est nul, sans ambition, sans guerre, sans enthousiasme, sans talent, sans esprit et sans caractère. Je m’y sens vivre et penser plus clairement qu’autre part. Puis, tout autour sont les Flandres, pays de religion artistique, où la mémoire des maîtres se mêle aux reliques bariolées et pittoresques des guerres espagnoles.

Donc, vers le mois d’octobre 1881, j’étais à Bruxelles, et, selon mon habitude, j’étais allé saluer, à Anvers, le fauteuil de Rubens, enseveli dans sa cage de verre ; le puits de Quentin Matsys, qui déroule en l’air ses volutes forgées sur la place de la cathédrale ; j’avais payé 50 centimes le droit de faire découvrir la Descente de croix de Rubens, et, vers quatre heures de l’après-midi, je repris la route de Bruxelles.

Une voiture me conduisit jusqu’à Malines ; là, le cocher manifesta le désir de ne pas aller plus loin. Je le quittai, je cherchai à le remplacer, je n’y pus parvenir ; Malines est un bourg mort. Je pris donc le parti de franchir à pied la distance qui me restait à parcourir, et je me mis en route. Cette distance est de trois lieues à peine ; il me fallut toute la nuit et le jour du lendemain pour en avoir raison. Il faut dire que, vers cinq heures, le ciel s’était couvert de nuages noirs, et qu’un vent terrible s’était mis à souffler, déracinant les arbres, ébranlant les toits, fauchant les herbes.

Assez mal renseigné sur la route à suivre, je me mis donc à errer par la plaine, buttant aux monticules, roulant aux fossés, chutant aux ruisseaux ; au bout d’une demi-heure, j’étais en guenilles et couvert de boue.

Le vent me jeta tout à coup sur un arbre donc le choc m’étourdit et me fit ricocher dans une mare ; en me relevant j’aperçus deux yeux flamboyants fixés sur moi. C’était un loup.

Je crois l’avoir tué d’un coup de canne.

À l’aube blanchissante, quelques chaumières m’apparurent encore endormies, la plupart dévastées par l’ouragan ; j’y frappai. Les paysans stupides me regardèrent avec terreur, donnant tous les signes de la plus vive agitation et refusèrent de m’ouvrir ; ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai compris qu’ils me prenaient pour un fou.

Je continuai donc et j’atteignis enfin les portes de Bruxelles. J’y vis un fiacre, j’y voulus monter ; le cocher, sans explication, me rejeta sur le pavé ; je lui déchargeai ma canne sur les épaules et j’en hélai un autre. Il pouvait être huit heures du soir.

Celui-là me conduisit à l’hôtel de Termonde ; mais, aussitôt arrivé, il exigea le prix de sa course, refusa de venir le chercher à deux pas de là, chez un ami, et me fit conduire au poste, où d’ignobles employés qui, je l’espère, ont été depuis jetés à la porte, me firent passer la nuit au violon.

Le lendemain, sans que j’y comprisse rien, deux hommes, qui étaient alors mes camarades, Gil-Naza et Stoëquart, vinrent me chercher en voiture et me conduisirent à Ever, dans un asile d’aliénés.

C’est ma première étape.

Le premier moment de stupéfaction passé, je repris mes sens ; j’examinai l’entourage, assez propre. Un vieux, qui se disait roi de tous les pays, m’offrit le trône de Belgique, dont il ne se souciait plus, puis me quitta pour aller souffleter lentement et méthodiquement un idiot qui chantait en bavant.

Je restai là vingt-quatre heures, assez mal traité. J’ai subi la cellule et la camisole de force.

Puis Vallès vint me chercher, un matin, avec une voiture. Le soir, à huit heures, j’étais à Paris ; je couchai chez moi.

Comment se fait-il qu’après avoir repris mon train habituel, déjeuné chez Brébant, dîné chez Marguerite, je fus accosté, dans la rue, par des individus qui me menèrent à la préfecture ? Là encore je fus enfermé pendant une heure en cellule, puis je vis M. Macé, qui me causa familièrement, et me parut un homme intelligent et agréable.

Vers minuit, autre fiacre. Cette fois, on me dépose à Ville-Évrard, un asile de gâteux. Vingt-quatre heures. De Ville-Évrard à Sainte-Anne. Encore vingt-quatre heures. Et enfin, en m’annonçant la liberté, dernière voiture, qui me conduit à Charenton, qu’on appelle Saint-Maurice, par euphémisme sans doute.

Cette bâtisse, divisée en cinq ou six ailes et surmontée d’une chapelle à fronton, regarde l’espace du haut des collines.

Elle a des prétentions au monument et se carre, muette et farouche, enceinte d’un fossé. Des corbeaux y voltigent sur les toits plats à l’italienne. Ils attendent les cadavres.

De là-haut, la vue est vaste et magnifique. C’est la vallée où viennent confluer la Seine et la Marne. L’été, c’est un poudroiement d’or, un fourmillement de verdure admirable en toute cette étendue ; l’hiver, c’est une solitude nue, froide et mélancolique. J’arrivais en automne : j’eus des aurores pourprées, lilas, et des couchants d’or tout mon soûl. Mais les grilles se croisent partout, et l’on voit la nature comme un poisson, à travers les mailles d’un filet.

L’établissement de Charenton se compose de dix-huit divisions, dix pour les femmes, huit pour les hommes. Toutes sont établies sur le même modèle : une rangée de cellules enveloppant une cour entourée d’arcades. Pour mon début, on me séquestrait à la huitième, la division des agités, des fous dangereux ; je ne pouvais pas être mieux servi. Je m’attendais donc à vivre dans une tempête de cris, de coups, de vociférations, de bonds désordonnés, d’extravagances. Quelle ne fut pas ma surprise en me trouvant dans un groupe de seize à dix-huit personnes parfaitement recueillies, reposées et bien portantes. À peine deux fous.

L’un d’eux s’appelait S… C’était un boucher de province. Telles étaient sa maigreur, son étisie, sa faiblesse, qu’à peine se pouvait-il tenir sur les jambes. Deux garçons l’étayaient de chaque côté pour l’aider à marcher et pour le faire manger. Entre chaque bouchée, le misérable était pris de hoquets et d’horribles vomissements de sang.

L’infortuné n’avait aucune colère ; il se bornait à gémir d’une voix triste, lamentable, épuisée :

— Pourquoi suis-je ici ?… Oh ! là là !… Oh ! là là !

Un beau matin, vers trois heures, il mourut, et l’on étendit son corps décharné sur la table d’amphithéâtre.

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Je ne vois plus que des êtres intelligents et paisibles : Sylvis, ancien diplomate, taillé en hercule ; Laudart, un joyeux soldat, capitaine d’infanterie ; Cossonel, qui a peut-être un grain, car il se prétend investi d’un pouvoir occulte et forcé de rester pour accomplir sa mission jusqu’au bout ; Richemont, le plus distingué des musiciens gentilshommes.

La maison marche à la cloche ; à chaque instant on entend une sonnerie, qui indique telle ou telle fonction de la journée.

Tout le monde sort dans la cour, quelque temps qu’il fasse, pendant qu’on prépare les tables.

Un autre coup de cloche rappelle à table les pensionnaires.

Deux repas par jour, le café au lait ou le chocolat le matin.

On se lève à cinq heures et demie. La cloche éternelle se met en branle ; un vieux embouche un clairon et y souffle un simulacre de diane. Les portes s’ouvrent avec un grand fracas de clés. Chaque détenu ramasse ses hardes, jetées dans le couloir la veille, et s’habille.

Presque aussitôt, café au lait ; à huit heures et demie, la visite du médecin.

Il s’avance, suivi de son état-major d’internes et de surveillants, passe rapidement devant chacun et ne s’arrête que pour signer une feuille où il a prescrit les différentes ordonnances.

— Je ne comprends pas, me disait-il, pourquoi l’on vous a arrêté à Bruxelles ; il y a un mystère là-dessous.

Comme s’il n’était pas plus stupéfiant de voir Paris séquestrer de parti pris et indéfiniment un homme que la maison d’Éver, du moins, avait relâché après examen.

Sa visite est éternellement pareille.

— Comment allez-vous ?

— Très bien, docteur.

— Vous ne dessinez pas ?

— Non, docteur, j’ai le malheur de ne savoir travailler avec fruit qu’en liberté.

— Vous avez tort. Vous nous prouveriez que vous pourriez reprendre vos travaux une fois libéré.

— Je ne vous prouverai pas cela. D’ailleurs, cela conduirait à un système déplorable.

— Comment cela ?

— Certainement. Il suffirait de mettre la camisole à tous les hommes de talent, puis de leur dire : Maintenant, faites-nous un chef-d’œuvre pour nous prouver que vous n’êtes pas fou.

— Monsieur Gill, vous avez trop d’esprit.

— Cela fait compensation pour ceux qui n’en ont pas assez. D’ailleurs, Victor Hugo a trop de génie, César avait trop de gloire, Jésus, trop de bonté.

Tous ceux qui ont quelque chose l’ont trop pour ceux qui ne l’ont pas du tout.

C’est pour cela qu’on les enferme ; ce qui n’empêche pas les esprits généreux de rechercher les mêmes qualités, quitte à en mourir aussi.

— Allons, donnez-lui un bain.

Voilà ce qu’on a pour faire diversion à la vie qui s’écoule lentement, bêtement, sans incidents ni distractions. La plupart entrent intelligents et, petit à petit, s’atrophient, deviennent stupides.

J’ai frémi en entendant un vieillard accuser cinquante-quatre ans de présence dans ce bouge.

Que de forces perdues ! Que de cerveaux annihilés ! Mais quoi ! nul ne s’en occupe.

Sans doute, la maison est considérée comme infaillible et la moindre question relative à ses œuvres serait considérée comme déplacée.

Messieurs nos gouvernants ont probablement d’autres chiens à fouetter.

C’est dommage ! Il y aurait cependant là de quoi jeter un grand cri de justice, d’humanité, une belle page à écrire dans l’histoire parlementaire, un grand nombre d’âmes et de cerveaux à tirer du gouffre immonde où les laisse pourrir l’indifférence de la société ventrue !