Vingt années de Paris/L’Ouvrier boulanger

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C. Marpon et E. Flammarion, éditeurs (p. 233-235).


L’OUVRIER BOULANGER



Quand Paris dort, quand, sur le pavé des rues mouillées où se mire la lune, on n’entend plus que le pas cadencé des sergents de ville ; quand toutes fenêtres sont closes et qu’à peine on voit encore étinceler d’ici, de là, dans les hauteurs des mansardes, la lampe obstinée d’un studieux ou d’une ouvrière qui veille, avez-vous entendu quelquefois, dans la nuit, jaillir du sol comme un râle puissant et rhythmique ?

Alors, sans doute, le cœur serré d’angoisse, ignorant la nature de ce bruit, vous avez marché, guidé par le son ; vous êtes arrivé près d’un soupirail ardent, ouvert à fleur du trottoir, et, plongeant le regard dans la cave flamboyante et grise de poussière, vous y avez vu, comme une vision d’enfer, des hommes demi-nus, rouges du feu des fours, se courbant, se tordant avec le vent de la nuit sur l’échine, soulevant entre leurs bras nerveux une pâte épaisse et pesante, puis la rejetant au pétrin avec le Han ! d’angoisse arraché par l’effort.

Ces hommes sont les geindres. Ils pétrissent le pain.

Le geindre n’est pas seul. Il est aidé par le mitron : l’un pétrit, l’autre enfourne et pèse. Ils commencent ensemble, à sept heures du soir, et finissent à trois heures du matin. Ensemble aussi, la farine en poussière les étouffe ; la nécessité d’être debout incessamment les afflige de varices. Il n’est point rare de voir les jambes du geindre trouées de crevasses. En général, il meurt jeune et poussif.

À ce prix il conquiert, pendant sa courte existence, une maigre part de ce pain tant gaspillé par les uns, tant convoité par les autres, qu’il boulange en râlant pour le monde, et qu’il remonte, après la besogne finie, dévorer dans son taudis, plus pâle que la cendre du four éteint.