Vingt années de Paris/L’inflexible Piétri

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C. Marpon et E. Flammarion, éditeurs (p. 75-87).


L’INFLEXIBLE PIÉTRI



Condamné trois fois, — rien que cela ! trois fois emprisonné, deux fois comme civil, une fois comme militaire ; voilà les états de service que m’attribua l’Inflexible, en 1868. Je ne sais ce qu’il en serait aujourd’hui ; mais, en ce temps, quand les improvisateurs de la police donnaient carrière à leur imagination, la fantaisie des poètes était rondement distancée.

L’Inflexible ! — Se souvient-on de cette publication qui vulgarisait l’idéal de l’immonde ? ou la collection honteuse de ses quelques numéros pourrit-elle, oubliée, dans le fumier de l’Empire ? Le malheureux qui ne craignit pas d’étaler le nom de son père sur cette ordure, un long et jeune Polonais jaunâtre, efflanqué, gluant, les yeux en trous de pipe, la lèvre en rebord de vase, a, depuis, supplié pitoyablement qu’on l’oubliât. Je ne le nommerai point.

Donc, en son deuxième numéro de l’Inflexible, à travers le torrent d’injures et de calomnies dont il essayait d’engloutir, sous la bave, les noms de Rochefort et de Vallès, le Polonais en question, me désignant par une initiale transparente, m’accusait d’avoir été incarcéré trois fois, tant par la justice militaire que civile ; mais, par exemple, toujours pour vol : manque de variété dans le motif.

Il avait, l’aimable drôle, pour collaborateur anonyme en cette affaire, un fils présumé de Dupin et d’une danseuse, un soi-disant général de Bussy, que Nadar se souvient peut-être encore d’avoir rossé, en 1849, au bal d’Antin, et qui, finalement, s’est laissé crever près d’une borne, en sorte que son âme est restée noyée en quelque ruisseau de la Villette ou de la Chopinette, Ophélie de la boue.

Misérable écœuré d’infamie, à qui le dégoût de soi-même, au passage d’un corbillard, arracha ce mot d’éloquence monstrueuse : « Que ne suis-je mort, pour qu’on me salue ! »

Il était vieux d’ailleurs au moment de l’outrage ; à peine je l’avais entrevu : je m’occupai du jeune. Et, le jour même de l’apparition du placard, je me mis en quête d’en rencontrer le signataire que je connaissais davantage ; autre part je dirai comment.

Certes, si l’ignoble attaque se fût produite une quinzaine plus tard, elle n’eût soulevé qu’un rire énorme de dégoût ; il eût été superflu d’y répondre ; la lumière était faite alors sur l’Inflexible et sa rédaction ; mais cela se passait dès le second numéro ; on ne savait rien encore ; l’opinion publique était en suspens ; il fallait manifester sur l’heure.

Je fouillai, je parcourus tout le quartier Montparnasse où l’animal était baugé. Probable, s’il avait paru, que j’en eusse fait quelque gâchis. Mais le hasard, qui m’a doté de la pesanteur du bras, ne permit point que j’en fisse usage en cette occasion. Le coquin fut introuvable ; et le soir, désespéré, je courus chercher deux témoins, espérant qu’ils seraient plus avisés ou moins éventés.

Or, ces deux témoins, François Polo, rédacteur en chef de l’Éclipse, et mon cousin, le docteur Morpain, s’étant mis en route le lendemain, me revenaient vers cinq heures du soir, harassés à leur tour, ayant exploré les maisons et les bouges de l’ancienne barrière, sans y découvrir apparence du Polonais, enfoui dans sa cachette.

Même, je me rappelle que le docteur, me voyant atterré, m’offrit un chiffon de papier, un procès-verbal de l’inutilité des recherches en ajoutant :

— Allons ! allons ! tranquillise-toi, et mets cela dans ta poche.

Pauvre cousin ! si peu de famille que l’on ait, voilà les plaisanteries qu’on en reçoit !

Comme j’étais tranquille, vous pouvez en juger !

Je m’enfermais, je n’osais plus sortir ; ce soir-là je n’ai vu que Victor Noir, le grand enfant, qui vint se jeter dans mes bras les yeux pleins de larmes, ému et frémissant, tout mouillé, comme un bon et brave chien de Terre-Neuve qu’il aurait dû naître. Mais cela ne suffisait point.

La nuit se passa, pour moi, sans sommeil ; et, le lendemain matin, j’avais mon plan : voir Piétri.

Le préfet de police régnait alors ; il était chef suprême, dominant l’empereur, absolu, formidable, terrifiant. Mais, comme le boulet qui devait tuer Napoléon, le personnage qui m’intimidera, dans la défense de mon honneur, n’est pas encore fondu.

A onze heures du matin, un samedi peut-être, en fin de compte, le jour où l’Éclipse, sous presse, attendait mon arrivée pour imprimer, je m’en fus à la Préfecture, dans un fiacre aux stores baissés. Je vous dis qu’avant d’avoir lavé l’injure, je me serais laissé mourir de faim plutôt que de montrer le bout de mon nez aux Parisiens !

Sur le palier du grand escalier de pierre, une sorte d’accablement subit me prit, une sensation d’écrasement, d’annihilation, de dégoût. Je m’appuyai sur le rebord d’une des vastes croisées qui donnaient sur la Seine, et, vaguement, mes regards s’attardèrent à l’eau qui coule, comme la vie, emportant les immondices de l’humanité…

Il faisait beau temps, le grand soleil de juillet ; les arbres du quai balançaient leurs panaches verts, les passants allaient et venaient allègrement ; sur le pont Saint-Michel, à gauche, des filles, en toilette claire, riaient en agitant des ombrelles. Sur le quai des Vieux-Augustins, en face, on apercevait les étalages de bouquins, les devantures de marchands d’estampes, et, à droite encore, la boutique du restaurant Lapérouse où la table est si gaie, où, devant la fenêtre ouverte, avec un doigt de cognac sous le nez, tout en voyant passer les bateaux, on poursuit, de l’œil idéal, des papillons de rêve si jolis par-dessus les parapets… Tout cela, hier, m’appartenait, et c’était mon droit d’en user joyeusement, de circuler le front haut, comme un gars vigoureux et libre… et aujourd’hui ! L’indignation me redressa d’un coup.

— M. Piétri ? demandai-je au premier venu.

Je suis resté surpris à jamais de la facilité avec laquelle fut accueillie ma demande d’audience.

— Par ici, entrez donc… Le garçon d’antichambre était plié en deux sur mon passage, et je pénétrai dans l’antre du souverain de la Police.

Je vois encore le masque à moustaches et à impériale cosmétiquées, le crâne en forme d’œuf, les yeux troubles, en étain, du préfet d’alors, assis dans la vaste salle éclairée à demi, quasi ténébreuse, devant une table immense, couverte d’un drap vert, trois cordons de sonnettes pendant du plafond, à portée de sa main. — Il parla :

— Que puis-je pour votre service, monsieur ?

— Monsieur le préfet, je suis accusé d’avoir été trois fois en prison, par un journal de ce matin ; et, comme en ces moments d’angoisse, un peu de fièvre échauffe toujours le débit, je ne craignis pas d’ajouter : un journal qu’on prétend même émané de votre administration.

Le Piétri, impassible, ne sourcilla pas. Je continuai :

— Or, il y a, jusqu’à cette heure, ceci de remarquable dans ma vie, que je n’ai point même séjourné une minute dans le plus humble violon. Vous êtes le chef de la police, en situation, par conséquent, de témoigner des antécédents de vos administrés ; je viens vous demander l’attestation de ma virginité judiciaire.

Le préfet me répondit :

— Monsieur, cela ne se fait pas… Cependant, j’ai le plus vif désir de vous être agréable (oh ! oui), mais… dites-moi ? l’accusation ne porte pas uniquement sur vos antécédents civils. Vous avez été soldat ?

— Parfaitement, 44e de ligne, 5e du 1er.

— Avez-vous votre congé ?

— Mon congé ?… ah ! ma foi, je l’ai égaré.

— J’en aurais besoin. Procurez-vous en un double.

— Mais pour cela, il faut du temps… je suis perdu !

— Apportez-moi votre congé… vers quatre heures. Bonsoir, monsieur.

Me voilà reparti. Mon congé, il me faut l’aller redemander au ministère de la guerre :

— Cocher, au Gros-Caillou ! — J’arrive ; j’attends : les heures s’écoulent… Enfin, on me le donné, ce congé qui ne fait mention d’aucun crime, d’aucun châtiment. — Cocher, à la Préfecture ! brûlez le pavé ! — Sauvé, mon Dieu ! j’arrive, il est juste quatre heures, l’heure prescrite… M. le préfet de police est parti depuis longtemps.

J’entre dans des bureaux, je force des consignes. Des aides de camp du chef, des employés subalternes m’affirment avec douceur que leur maître est tout disposé en ma faveur, qu’il ferait l’impossible pour m’être utile ; mais… il est parti. Reviendra-t-il demain ?… ce soir ? après-demain ? on ne sait.

Du coup, je repars à travers les escaliers et les couloirs, en hurlant, gesticulant, parlant haut ; j’expose mon cas à d’innocents garçons postés pour ouvrir les portes, enseigner le chemin.

L’un d’eux tout à coup me dit — le pauvre diable a peut-être payé cher cette parole — :

— Mais c’est le Casier judiciaire que vous demandez : ici, la porte à gauche ; 1 fr. 25.

J’entre, je donne 1 fr. 25, on me délivre un papier que tous ont le droit de réclamer, au même prix : c’est l’extrait du casier, le relevé des antécédents judiciaires de chacun. Le mien n’a qu’un mot : NÉANT.

Je l’emporte, enthousiasmé, je l’imprime : mes lecteurs de cette époque l’ont vu dans le nº 4 de la première année de l’Éclipse, à la date du 5 juillet 1868.

M. Piétri, préfet de police de l’Empire, avait jugé utile et agréable de me laisser ignorer ce détail de son administration, l’existence du Casier judiciaire.

J’avais négligé de lui en faire mes compliments ; j’en saisis l’occasion.

Mille excuses pour le retard.