Vingt années de Paris/Le Modèle

La bibliothèque libre.
C. Marpon et E. Flammarion, éditeurs (p. 113-123).


LE MODÈLE


À Coquelin cadet.



Pfft !

Depuis quatorze ans que Mme  Basculard, mon épouse, me répète : « Armand, nous n’avons pas ton portrait ; c’est ridicule ; un chef de famille doit avoir son image accrochée à la place d’honneur de son foyer ; » je n’ai pas trouvé le temps de me faire faire. Un commerçant sérieux n’a pas de loisirs… P’fft.

Mes enfants ont été photographiés chez Nadar.

Ma femme a préféré poser chez Carjat, parce qu’en dehors de son métier, cet artiste fait des vers ; moi, je ne comprends pas qu’on s’occupe de trente-six choses à la fois ; c’est du désordre ; mais ma femme adore la poésie ; elle est donc allée chez Carjat. Moi, je n’ai été tiré nulle part.

J’avais mon idée. Un projet caressé depuis longtemps. À l’instar de mon respectable beau-père et prédécesseur, qui mourut en regrettant de ne pas nous laisser son image tracée par Horace Vernet, j’ai toujours ambitionné, moi, de me faire peindre en grandeur naturelle, p’fft… et à l’huile. J’ai mille raisons, p’fft… pour préférer à tout autre ce genre de reproduction de la figure humaine. La photographie n’a ni consistance, ni valeur sérieuse ; elle passe, on l’égare ; en résumé, ce n’est que du papier ; la sculpture est triste, pâle, encombrante et lourde en en diable ; on ne sait où la fourrer ; si on prend le parti de la mettre au jardin — encore faut-il avoir ce jardin — elle est exposée aux caprices de la température. Le dessin au crayon, même aux deux crayons, manque de solidité ; c’est encore du papier. Bref, il n’y a rien de tel qu’un bon tableau, gai à l’œil, dans un beau cadre doré qui brille et qu’on accroche aux murs de son salon. C’est une valeur mobilière. Tel est mon sentiment, à moi. P’fft !

Et si, comme il est présumable, mon sentiment se transmet à ma descendance, il y a lieu dès lors de préjuger que mes fils et petits-fils imitant mon exemple, une galerie se formerait ainsi des hommes de ma race, un panthéon des chefs successifs de la maison Basculard, qui ne serait pas, j’imagine, — p’fft ! — sans intérêt pour l’Histoire.

Ces considérations m’avaient décidé. Une seule chose me retenait encore ; le prix qu’on a coutume de payer ces sortes de produits. J’avais interrogé, près du Louvre, un gardien du Musée :

— Combien pensez-vous, avais-je dit à cet homme, que me demanderait un bon peintre, M. Duran ou M. Bonnat, pour faire mon portrait en grandeur naturelle, comme ceci, à mi-corps ?

— De dix à vingt mille francs.

P’fft… J’avais envie de demander à ce fonctionnaire de bas étage :

— Combien croyez-vous donc qu’il me faut, à moi, expédier de kilogrammes de chocolat vanillé, praliné, sans rival, pour les gagner, ces dix ou vingt mille francs ?

Mais il n’aurait pas compris ; je me bornai à lui répondre en pinçant les lèvres :

— Bigre ! il faut convenir que ces messieurs gagnent l’argent bien facilement.

Je le lui dis ainsi comme je vous le répète, et comme je suis prêt à le redire à qui voudra : on pourra m’arracher le cœur, mais on ne m’arrachera pas l’indépendance du langage.

Vingt mille francs ! Certes, la maison Basculard s’appuie sur une caisse qui, je puis le dire, ne craint pas les fluctuations commerciales : mais je serais désespéré que la fortune m’eût rendu prodigue. Et, d’ailleurs, je considère ces façons orientales de traiter certaines gens, peintres ou comédiens, comme attentatoires à l’équilibre moral. Où irions-nous si tous les capitalistes s’ingéraient de jeter l’or en barres à la tête des individus qui s’écartent de la société pour embrasser des professions irrégulières ? P’fft !

Heureusement nous avons dans le quartier un artiste plus abordable.

Au moins, s’il a de ces prétentions scandaleuses, n’a-t-il pas réussi encore à les imposer, car on a saisi ses meubles avant-hier. Je le tiens de mon huissier qui venait d’instrumenter en personne.

Aussitôt je me suis dit : c’est le moment ; voici un gaillard à qui la Providence vient d’enseigner à propos la modestie. Tâtons-le. Et je l’ai fait venir. P’fft !

— Mon garçon, lui ai-je dit, vous n’êtes pas heureux, — ma femme me poussait le coude, mais Mme  Basculard n’entend rien aux affaires, — mon garçon, vous n’êtes pas heureux, soyez raisonnable.

Il me fait un prix, je lui en ai dit un autre ; nous avons coupé la poire en deux, et hier, j’ai posé pour la première fois dans son atelier.

Nous commençons par chercher la pose.

Je voulais une pose qui fût digne de moi, p’fft !… Je dis à l’artiste :

— Faites-moi à mi-corps. À mi-corps… avec la pose favorite de M. Thiers… en y ajoutant quelque chose du Vercingétorix qui était à l’Exposition…

— Bien, me dit-il.

Après quelques tâtonnements, j’attrape la pose. Nous commençons.

C’est très fatigant de poser, p’fft !… Et puis rien n’est ennuyeux et déplaisant à voir comme un atelier. C’est sale, c’est mal rangé. Des couleurs partout. Il est bien regrettable que pour se faire faire en peinture, on soit obligé d’aller chez des peintres. Enfin !…

Le désordre de l’atelier, le fouillis des toiles, des meubles, des étoffes jetées pêle-mêle, et l’obligation de rester immobile ne tardèrent pas à me faire mal au cœur. J’avais envie de fermer les yeux. Je dis à l’artiste :

— Avez-vous besoin du regard ?

Il me dit :

— Non. Nous verrons plus tard le regard.

— Bien. Je ferme les yeux et peu à peu une douce somnolence m’envahit. P’ffffft !…

Tout à coup, j’entends — dans ma somnolence — la porte s’ouvrir et une voix — juvénile — prononcer ces paroles :

— Avez-vous besoin d’un modèle ?

Je rouvre les yeux et je vois une fillette de quatorze, quinze ans ; mal vêtue, très mal ; en cheveux, l’air doux, pas vilaine, la beauté du diable, p’fft !

L’artiste la regarde, interrompt mon portrait et lui dit :

— Fais voir.

Je me demandais : Fais voir… quoi ? Savez-vous ce qu’elle fait voir ? — p’fft ! — elle ôte sa jupe, sa camisole, elle ôte tout, et se met nue, complètement nue, p’fft ! p’fft ! p’fft !

Vous comprenez que Mme  Basculard ne m’a pas habitué à ces choses-là. J’étais… révolté et… ému en même temps. P’fft !

Elle, cependant, avait l’air le plus tranquille du monde. L’artiste aussi. Il tournait autour d’elle, l’examinait. Tout à coup, il me dit :

— Comment la trouvez-vous ?

À ce coup, le rouge me monta à la face. Je me levai, je pris mon chapeau.

— Monsieur, lui dis-je, je suis marié !

Et je sortis.

Dans la rue, je respirai plus librement, p’fft ! p’fft !… Mon indignation se calmait. La pensée me vint d’attendre cette enfant. Il me semblait qu’il y avait là une bonne action à faire, qu’on pouvait encore ramener au bien cette âme égarée…

Au bout de cinq minutes, elle sortit. Je ne pus, en la revoyant, me défendre d’une certaine émotion, p’fft ! La pitié probablement. Je m’approchai d’elle et lui parlai avec bonté.

Quelques minutes plus tard, entraîné sans savoir comment, je me trouvais chez elle.

Un taudis !… un vrai chenil !

Néanmoins… j’y passai quelques instants… Fut-ce une faute ? je ne le crois pas. Je ne saurais me résoudre à qualifier de coupable un acte qui a la vertu pour dénouement ; — et c’est ce qui arriva :

Au moment de quitter la malheureuse, pris d’une inspiration soudaine, je me plaçai devant elle, et avec l’autorité qui résulte de mon âge et de ma situation, — p’fft !

— Jurez-moi, lui dis-je, que c’est la dernière fois, et que vous serez sage désormais.

Elle me le promit.

Vous en penserez ce que vous voudrez ; mais, moi, je m’éloignai, le cœur plein du légitime orgueil que donne le sentiment d’avoir, probablement, fait une bonne action.

Après un bel inventaire de fin d’année, je ne sais rien de meilleur dans la vie.