Vingt années de Paris/Le Vol

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C. Marpon et E. Flammarion, éditeurs (p. 171-179).


LE VOL



Que fait, seul, avec cette chatte endormie à ses pieds, dans cet étroit et sombre logis encombré de meubles fanés, ce jeune garçon de dix-sept ans, aux longs cheveux, le coude appuyé sur une table, un livre à images, le Musée des Familles ou le Magasin pittoresque, ouvert devant lui ?

Il ne lit pas. Ses yeux ardents et fixes poursuivent, dans l’espace, une des mille illusions de son âge. Il est devant la vie ouverte à peine, incertain, enthousiaste de tout, vigoureux, plein de désirs non encore formulés.

Tout à l’heure, il lisait. À quelques pages de distance, il a trouvé successivement les portraits de Vincent de Paul, de Jean Bart, de Mandrin. Il connaît leur histoire. Son cerveau bouillonne : il voudrait être grand, lui aussi : grand apôtre, grand soldat, grand bandit ; éblouir par la charité, se colleter avec la tempête, ou turlupiner le préfet de police, qu’importe, pourvu qu’il rayonne !…

A-t-il eu le temps de peser le bien et le mal ? Il est bachelier ; cela suffit-il pour avoir une conscience déterminée ? Il a eu le prix de gymnastique ; il « forçait le douze » au « saut de mouton » ; la tête est chaude, le muscle dur : il s’agit de plaire aux femmes, d’étonner le monde, — voilà tout !

Comme il fait triste en ce réduit ! Par la fenêtre, on ne voit que le pavé de la cour où l’herbe pousse, et un pan de mur gris, plein de moisissure, où s’adosse une pompe en fer.

Il est enfermé. Il ne connaît du monde que le collège qu’il à quitté, et sa tante qui l’a recueilli, une vieille demoiselle, une sainte, s’il y a des saintes, mais qu’épouvante cette besogne d’élever, de sauvegarder un grand garçon en rut. — Pourquoi faut-il que les enfants grandissent ?… Son petit Louis, elle voudrait qu’il fût toujours « le petit Louis » ; elle le nommera ainsi jusqu’à ce qu’elle meure.

Elle est dévote ; elle va demander à Dieu l’inspiration ; deux fois par jour, elle part pour l’église. Et, chaque fois, elle ferme la porte à clé derrière elle.

Une vieille colombe qui protège un jeune loup aux dents serrées et blanches !…

Il rêve : avoir des éperons, des bottes de buffle comme d’Artagnan, le fer qui sonne à la hanche de Hernani, le rayon qui dore la chevelure de Raphaël, la chaîne aux pieds, comme Christophe Colomb,… épouvanter, ricaner comme Cartouche, être roué ensuite,… être crucifié comme Jésus, mais adoré !…

Il rêve : le monde est à deux pas, tout proche, vivant, hurlant, grouillant, avec ses passions, ses batailles, sa gloire, ses filles, ses ivresses !… Et ce marteau du chaudronnier Bonafé qui retentit de l’autre côté de la rue, chantant sa chanson dorée et sonore… qui l’appelle !

— Ah ! on étouffe ici.

Il se lève, promène un regard sombre sur les murs, les armoires, les hardes, les souvenirs, les vieux portraits décorés d’un brin de buis flétri…

Dans un coin de la chambre, il y a deux commodes, l’une sur l’autre ; la tante, à l’étroit dans son refuge, a empilé les meubles ; elle n’a rien voulu aliéner de l’humble héritage. Il ouvre les tiroirs, les fouille… Quelle est cette vieille tabatière ? Il l’ouvre : dans la tabatière, il y a deux pièces de monnaie jaunes, jaunes comme les yeux de la chatte qui s’est éveillée et l’observe ; de l’or ! du vieil or d’économie, tout ce que possède la pauvre femme, sans doute, deux louis.

Il en prend un, referme violemment le tiroir, se redresse, repousse d’un coup de pied la chatte qui file en miaulant ; ouvre la fenêtre, enjambe l’appui ; au risque de se tuer, gagne la terrasse en s’accrochant aux aspérités du mur, atteint l’escalier, s’enfuit.

Le voilà dehors, envolé, libre !… L’air est vif, les passants vont et viennent ; il lui semble qu’on le regarde. Que va-t-il faire ?… il n’a ni faim, ni soif ; il est ivre, ivre de son vol. Cette pièce d’or, au fond de sa poche, lui brûle le creux de la main ; l’atmosphère à ses oreilles bourdonne comme un train de chemin de fer en marche. Où aller ? avec qui ? Ses anciens camarades de collège ? ils sont riches, lui pauvre : il serait moqué, humilié !… Il ira droit devant lui, à l’aventure ! Tiens ! la barrière ; on lui en a toujours fait un tableau épouvantable, de cette barrière où le peuple s’amuse. Pourquoi ? Les gens n’y sont pas fiers ; il y a d’autres grands gamins. Il y va.

Ce n’est pas le vrai peuple qui paresse par là… Des vagabonds, de faux ouvriers, curieux de frotter leur cuir à cette peau délicate, l’emmènent boire, lui font changer sa pièce : on ne le quitte plus, il a de quoi payer.

L’heure passe… Il entre dans un bastringue où ses longs cheveux, sa joue imberbe, le font regarder singulièrement ; des voyous à casquette écrasée, au poil gras plaqué aux tempes, ras au crâne, l’appellent « tante ».

Tante !… elle est là-bas, bien triste, bien accablée sans doute ; elle s’est aperçue de la laide action de son neveu ; elle se dit en sanglotant qu’il finira mal !…

Lui, on le bouscule, on le fait sortir ; il faut se battre : voilà qu’il a reçu un coup de couteau sur la main ; cela n’est rien. Mais il fait nuit noire. Seul de nouveau, il erre longtemps par les boulevards extérieurs muets. Écœuré, meurtri, la fièvre le prend ; sa poche est vide, il grelotte…

Le matin lentement blanchit les toits. Combien de temps a-t-il marché ainsi sans voir le chemin ?… Maintenant, il est dans son quartier : l’instinct l’a ramené : voilà sa rue. Les boutiques s’ouvrent ; on le regarde passer honteux, défait, les vêtements en désordre ; on le connaît, le petit Louis : des regards étonnés le suivent. La demeure qu’il fuyait hier est ouverte ; allons !… il en franchit le seuil, tête baissée, traverse la cour, monte l’escalier en étouffant ses pas. La porte est entrebâillée : dans l’entrebâillement, la chatte arrêtée le regarde venir ; elle fixe sur lui ses yeux, ses deux yeux jaunes.

Il arrive, — oh ! comme son cœur bat ! — d’un doigt tremblant, il pousse la porte qui cède…

Elle n’a pas dormi non plus, la vieille tante ; elle est là, debout, toute droite, petite, en deuil, et si pâle !… Elle ne fait point de reproche ; elle dit seulement :

— Ah ! vous voilà.

Alors lui, le misérable enfant, il succombe, ses jarrets fléchissent : il s’abat sur les genoux.

Et la pauvre femme enveloppe de ses bras chétifs ce fils de son frère, qui vient de la faire tant souffrir. Et ils pleurent longtemps ensemble…

Et le petit Louis se relève honnête homme pour toujours, — oh ! oui, pour toujours !