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Vingt ans après/Chapitre 55

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J.-B. Fellens et L.-P. Dufour (p. 346-355).

CHAPITRE LV.

LE CAROSSE DE M. LE COADJUTEUR.


lettrine Au lieu de rentrer par la porte Saint-Honoré, d’Artagnan qui avait du temps devant lui, fit le tour et rentra par la porte Richelieu. On vint le reconnaître, et quand on vit à son chapeau à plumes et à son manteau galonné qu’il était officier des mousquetaires, on l’entoura avec l’intention de lui faire crier à bas Mazarin ! Cette première démonstration ne laissa pas que de l’inquiéter d’abord ; mais quand il sut de quoi il était question, il cria d’une si belle voix que les plus difficiles furent satisfaits. Il suivit la rue de Richelieu, rêvant à la façon dont il emmènerait à son tour la reine, car de l’emmener dans un carosse aux armes de France il n’y fallait pas songer, lorsqu’à la porte de l’hôtel de Mme de Guéménée il aperçut un équipage… Une idée subite l’illumina.

— Ah ! pardieu, dit-il, ce serait de bonne guerre.

Et il s’approcha du carosse, regarda les armes qui étaient sur les panneaux et la livrée du cocher qui était sur le siége. Cet examen lui fut d’autant plus facile que le cocher dormait les poings fermés.

— C’est bien le carosse de M. le coadjuteur, dit-il ; sur ma parole, je commence à croire que la Providence est pour nous.

Il monta doucement dans le carosse, et tirant le fil de soie qui correspondait au petit doigt du cocher :

— Au Palais-Royal, dit-il.

Le cocher, réveillé en sursaut, se dirigea vers le point désigné, sans se douter que l’ordre vînt d’un autre que de son maître. Le suisse allait fermer les grilles, mais en voyant ce magnifique équipage, il ne douta pas que ce fût une visite d’importance, et laissa passer le carrosse, qui s’arrêta sous le péristyle.

Là seulement le cocher s’aperçut que les laquais n’étaient pas derrière la voiture. Il crut que M. le coadjuteur en avait disposé, sauta à bas du siége sans lâcher les rênes et vint ouvrir.

D’Artagnan sauta à son tour à terre, et au moment où le cocher, effrayé en ne reconnaissant pas son maître, faisait un pas en arrière, il le saisit au collet de la main gauche, et de la droite lui mit un pistolet sur la gorge :

— Essaye de prononcer un seul mot, dit d’Artagnan, et tu es mort !

Le cocher vit à l’expression du visage de celui qui lui parlait qu’il était tombé dans un guet-apens, et il resta la bouche béante et les yeux démesurément ouverts… Deux mousquetaires se promenaient dans la cour ; d’Artagnan les appela par leur nom.

— Monsieur de Bellièvre, dit-il à l’un, faites-moi le plaisir de prendre les rênes des mains de ce brave homme, de monter sur le siége de la voiture, de la conduire à la porte de l’escalier dérobé et de m’attendre là : c’est pour affaire d’importance et qui tient au service du roi.

Le mousquetaire, qui savait son lieutenant incapable de faire une mauvaise plaisanterie à l’endroit du service, obéit sans dire un mot, quoique l’ordre lui parût singulier.

Alors se retournant vers le second mousquetaire :

— M. du Verger, dit-il, aidez-moi à conduire cet homme en lieu de sûreté.

Le mousquetaire crut que son lieutenant venait d’arrêter quelque prince déguisé, s’inclina, et tirant son épée, fit signe qu’il était prêt. D’Artagnan monta l’escalier suivi de son prisonnier, qui était suivi lui-même du mousquetaire, traversa le vestibule et entra dans l’antichambre de Mazarin. Bernouin attendait avec impatience des nouvelles de son maître.

— Eh bien, monsieur ? dit-il.

— Tout va à merveille, mon cher monsieur Bernouin ; mais voici, s’il vous plaît, un homme qu’il vous faudrait mettre en lieu de sûreté…

— Où cela, monsieur ?

— Où vous voudrez, pourvu que l’endroit que vous choisirez ait des volets qui ferment au cadenas et une porte qui ferme à la clé.

— Nous avons cela, monsieur, dit Bernouin.

Et l’on conduisit le pauvre cocher dans un cabinet dont les fenêtres étaient grillées et qui ressemblait fort à une prison.

— Maintenant, mon cher ami, je vous invite, dit d’Artagnan, à vous défaire en ma faveur de votre chapeau et de votre manteau.

Le cocher, comme on le comprend bien, ne fit aucune résistance ; d’ailleurs, il était si étonné de ce qui lui arrivait qu’il chancelait et balbutiait comme un homme ivre. D’Artagnan mit le tout sous le bras du valet de chambre.

— Maintenant, monsieur du Verger, dit d’Artagnan, enfermez-vous avec cet homme jusqu’à ce que M. Bernouin vienne vous ouvrir la porte ; la faction sera passablement longue et fort peu amusante, je le sais, mais vous comprenez, ajouta-t-il gravement : Service du roi.

— À vos ordres, mon lieutenant, répondit le mousquetaire, qui vit qu’il s’agissait de choses sérieuses.

— À propos, dit d’Artagnan, si cet homme essaie de fuir ou de crier, passez-lui votre épée au travers du corps.

Le mousquetaire fit un signe de tête qui voulait dire qu’il obéirait ponctuellement à la consigne. D’Artagnan sortit, emmenant Bernouin avec lui. Minuit sonnait.

— Menez-moi dans l’oratoire de la reine, dit-il ; prévenez-la que j’y suis, et allez me mettre ce paquet-là, avec mon mousqueton bien chargé, sur le siége de la voiture qui attend au bas de l’escalier dérobé.

Bernouin introduisit d’Artagnan dans l’oratoire, où il s’assit tout pensif.

Tout avait été au Palais-Royal comme d’habitude. À dix heures, ainsi que nous l’avons dit, presque tous les convives étaient retirés ; ceux qui devaient fuir avec la cour eurent le mot d’ordre, et chacun fut invité à se trouver de minuit à une heure au Cours-la-Reine.

À dix heures, Anne d’Autriche passa chez le roi ; on venait de coucher Monsieur, et le jeune Louis, resté le dernier, s’amusait à mettre en bataille des soldats de plomb, exercice qui le récréait fort. Deux enfants d’honneur jouaient avec lui.

— Laporte, dit la reine, il serait temps de coucher Sa Majesté.

Le roi demanda à rester encore debout, n’ayant aucune envie de dormir, disait-il. Mais la reine insista.

— Ne devez-vous pas aller demain matin à six heures vous baigner à Conflans, Louis ? C’est vous qui l’avez demandé vous-même, ce me semble.

— Vous avez raison, madame, dit le roi, et je suis prêt à me retirer dans mon appartement quand vous aurez bien voulu m’embrasser. Laporte, donnez le bougeoir à M. le chevalier de Coislin.

La reine posa ses lèvres sur le front blanc et poli que l’auguste enfant lui tendait avec une gravité qui sentait déjà l’étiquette.

— Endormez-vous bien vite, Louis, dit la reine, car vous serez réveillé de bonne heure.

— Je ferai de mon mieux pour vous obéir, madame, dit le jeune Louis, mais je n’ai aucune envie de dormir.

— Laporte, dit tout bas Anne d’Autriche, cherchez quelque livre bien ennuyeux à lire à Sa Majesté, mais ne vous déshabillez pas.

Le roi sortit accompagné du chevalier de Coislin qui lui portait le bougeoir. L’autre enfant d’honneur fut reconduit chez lui.

Alors la reine rentra dans son appartement. Ses femmes, c’est-à-dire Mme de Brégy, Mlle de Beaumont, Mme de Motteville, et Socratine sa sœur, que l’on appelait ainsi à cause de sa sagesse, venaient de lui apporter dans la garde-robe des restes du dîner, avec lesquels elle soupait selon son habitude.

La reine alors donna ses ordres comme d’ordinaire, parla d’un repas que lui offrait le surlendemain le marquis de Villequier, désigna les personnes qu’elle admettait à l’honneur d’en être, annonça pour le lendemain encore une visite au Val-de-Grâce, où elle avait l’intention de faire ses dévotions, et donna à Beringhen, son premier valet de chambre, ses ordres pour qu’il l’accompagnât.

Le souper des dames fini, la reine feignit une grande fatigue et passa dans sa chambre à coucher. Mme de Motteville, qui était de service particulier ce soir-là, l’y suivit, puis l’aida à se dévêtir. La reine alors se mit au lit, lui parla affectueusement pendant quelques minutes et la congédia.

C’était en ce moment que d’Artagnan entrait dans la cour du Palais-Royal avec la voiture du coadjuteur… Un instant après, les carosses des dames d’honneur en sortaient et la grille se refermait derrière eux.

Minuit sonnait… Cinq minutes après, Bernouin frappait à la chambre à coucher de la reine, venant par le passage secret du cardinal.

Anne d’Autriche alla ouvrir elle-même. Elle était déjà habillée, c’est-à-dire qu’elle avait remis ses bas et s’était enveloppée d’un long peignoir.

— C’est vous, Bernouin ? dit-elle. M. d’Artagnan est-il là ?

— Oui, madame, dans votre oratoire, il attend que Votre Majesté soit prête.

— Je le suis. Allez dire à Laporte d’éveiller et d’habiller le roi, puis de là passez chez le maréchal de Villeroy et prévenez-le de ma part.

Bernouin s’inclina et sortit… La reine entra dans son oratoire, qu’éclairait une simple lampe en verroterie de Venise. Elle vit d’Artagnan debout, et qui l’attendait.

— C’est vous ? lui dit-elle.

— Oui, madame.

— Vous êtes prêt ?

— Je le suis.

— Et M. le cardinal ?

— Est sorti sans accident ; il attend Votre Majesté au Cours-la-Reine.

— Mais dans quelle voiture partons-nous ?

— J’ai tout prévu, un carosse attend en bas Votre Majesté.

— Passons chez le roi.

D’Artagnan s’inclina et suivit la reine… Le jeune Louis était déjà habillé, à l’exception des souliers et du pourpoint ; il se laissait faire d’un air étonné, en accablant de questions Laporte, qui ne lui répondait que ces paroles :

— Sire, c’est par l’ordre de la reine.

Le lit était découvert, et l’on voyait les draps du roi tellement usés qu’en certains endroits il y avait des trous. C’était encore un des effets de la lésinerie de Mazarin.

La reine entra et d’Artagnan se tint sur le seuil. L’enfant, en apercevant la reine, s’échappa des mains de Laporte et courut à elle.

La reine fit signe à d’Artagnan de s’approcher… D’Artagnan obéit.

— Mon fils, dit Anne d’Autriche, en lui montrant le mousquetaire calme, debout et découvert, voici M. d’Artagnan, qui est brave comme un de ces anciens preux dont vous aimez tant que mes femmes vous racontent l’histoire. Rappelez-vous bien son nom, et regardez-le bien, pour ne pas oublier son visage, car ce soir il nous rendra un grand service.

Le jeune roi regarda l’officier de son grand œil fier et répéta :

— M. d’Artagnan.

— C’est cela, mon fils.

Le jeune roi leva lentement sa petite main et la tendit au mousquetaire ; celui-ci mit un genou en terre et la baisa.

— M. d’Artagnan, répéta Louis : c’est bien, madame.

En ce moment on entendit comme une rumeur qui s’approchait.

— Qu’est-ce que cela ? dit la reine.

— Oh ! oh ! répondit d’Artagnan en tendant tout à la fois son oreille fine et son regard intelligent, c’est le bruit du peuple qui s’émeut.

— Il faut fuir, dit la reine.

— Votre Majesté m’a donné la direction de cette affaire ; il faut rester et savoir ce qu’il veut.

— Monsieur d’Artagnan !

— Je réponds de tout.

Rien ne se communique plus rapidement que la confiance. La reine, pleine de force et de courage, sentait au plus haut degré ces deux vertus chez les autres.

— Faites, dit-elle, je m’en rapporte à vous.

— Votre Majesté veut-elle me permettre dans toute cette affaire de donner des ordres en son nom ?

— Ordonnez, monsieur.

— Que veut donc encore ce peuple ? dit le roi.

— Nous allons le savoir, Sire, dit d’Artagnan.

Et il sortit rapidement de la chambre.

Le tumulte allait croissant, il semblait envelopper le Palais-Royal tout entier. On entendait de l’intérieur des cris dont on ne pouvait comprendre le sens ; il était évident qu’il y avait clameur et sédition.

Le roi, à moitié habillé, la reine et Laporte restèrent chacun dans l’état et presque à la place où ils étaient, écoutant et attendant.

Comminges, qui était de garde cette nuit-là au Palais-Royal, accourut ; il avait deux cents hommes à peu près dans les cours et dans les écuries, il les mettait à la disposition de la reine.

— Eh bien ? demanda Anne d’Autriche en voyant reparaître d’Artagnan ; qu’y a-t-il ?

— Il y a, madame, que le bruit s’est répandu que la reine avait quitté le Palais-Royal en enlevant le roi, et que le peuple demande à avoir la preuve du contraire, ou menace de démolir le Palais-Royal.

— Oh ! cette fois, c’est trop fort, dit la reine, et je leur prouverai que je ne suis point partie.

D’Artagnan vit, à l’expression du visage de la reine, qu’elle allait donner quelque ordre violent. Il s’approcha d’elle et lui dit tout bas :

— Votre Majesté a-t-elle toujours confiance en moi ?

Cette voix la fit tressaillir.

— Oui, monsieur, toute confiance, dit-elle.

— La reine daigne-t-elle se conduire d’après mes avis ?

— Dites.

— Que Votre Majesté veuille renvoyer M. de Comminges, en lui ordonnant de se renfermer, lui et ses hommes, dans le corps de garde et les écuries.

Comminges regarda d’Artagnan de ce regard envieux avec lequel tout courtisan voit poindre une fortune nouvelle.

— Vous avez entendu, Comminges ? dit la reine.

D’Artagnan alla à lui, il avait reconnu avec sa sagacité ordinaire ce coup d’œil inquiet.

— Monsieur de Comminges, lui dit-il, pardonnez-moi ; nous sommes tous deux serviteurs de la reine, n’est-ce pas ? c’est mon tour de lui être utile, ne m’enviez donc pas ce bonheur.

Comminges s’inclina et sortit.

— Allons, se dit d’Artagnan, me voilà avec un ennemi de plus !

— Et maintenant, dit la reine en s’adressant à d’Artagnan, que faut-il faire ? car, vous l’entendez, au lieu de se calmer, le bruit redouble.

— Madame, répondit d’Artagnan, le peuple veut voir le roi ; il faut qu’il le voie.

— Comment, qu’il le voie ! où cela ? sur le balcon ?

— Non pas, Madame, mais ici, dans son lit, dormant.

— Oh ! monsieur d’Artagnan a toute raison ! s’écria Laporte.

La reine réfléchit et sourit en femme à qui la duplicité n’est pas étrangère.

— Au fait… murmura-t-elle.

— Monsieur Laporte, dit d’Artagnan, allez à travers les grilles du Palais-Royal annoncer au peuple qu’il va être satisfait et que, dans cinq minutes, non seulement il verra le roi, mais encore qu’il le verra dans son lit ; ajoutez que le roi dort et que la reine prie que l’on fasse silence pour ne point le réveiller.

— Mais pas tout le monde, dit la reine, une députation de deux ou quatre personnes.

— Tout le monde, madame.

— Mais ils nous tiendront jusqu’au jour, songez-y.

— Nous en aurons pour un quart d’heure. Je réponds de tout, madame ; croyez-moi, je connais le peuple, c’est un grand enfant qu’il ne s’agit que de caresser ; devant le roi endormi, il sera muet, doux et timide comme un agneau.

— Allez, Laporte, dit la reine.

Le jeune roi se rapprocha de sa mère.

— Pourquoi faire ce que ces gens demandent ? dit-il.

— Il le faut, mon fils, dit Anne d’Autriche.

— Mais alors, si on me dit il le faut, je ne suis donc plus roi ?

La reine resta muette.

— Sire, dit d’Artagnan, Votre Majesté me permettra-t-elle de lui faire une question ?

Louis XIV se retourna, étonné qu’on osât lui adresser la parole ; la reine serra la main de l’enfant.

— Oui, monsieur, dit-il.

— Votre Majesté se rappelle-t-elle avoir, lorsqu’elle jouait dans le parc de Fontainebleau ou dans les cours du palais de Versailles, vu tout à coup le ciel se couvrir et entendu le bruit du tonnerre ?

— Oui, sans doute.

— Eh bien ! ce bruit du tonnerre, si bonne envie que Votre Majesté eût encore de jouer, lui disait : « Rentrez, sire, il le faut. »

— Sans doute, monsieur, mais aussi l’on m’a dit que le bruit du tonnerre, c’était la voix de Dieu.

— Eh bien ! sire, dit d’Artagnan, écoutez le bruit du peuple, et vous verrez que cela ressemble beaucoup à celui du tonnerre.

En effet, en ce moment une rumeur terrible passait emportée par la brise de la nuit… Tout à coup elle cessa.

— Tenez, sire, dit d’Artagnan, on vient de dire au peuple que vous dormiez ; vous voyez bien que vous êtes toujours roi.

La reine regardait avec étonnement cet homme étrange que son courage éclatant faisait l’égal des plus braves, que son esprit fin et rusé faisait l’égal de tous.

Laporte rentra.

— Eh bien, Laporte ? demanda la reine.

— Madame, répondit-il, la prédiction de M. d’Artagnan s’est accomplie, ils se sont calmés comme par enchantement. On va leur ouvrir les portes, et dans cinq minutes ils seront ici.

— Laporte, dit la reine, si vous leur mettiez un de vos fils à la place du roi ? nous partirions pendant ce temps.

— Si Sa Majesté l’ordonne, dit Laporte, mes fils, comme moi, sont au service de la reine.

— Non pas, dit d’Artagnan, car si l’un d’eux connaissait Sa Majesté et s’apercevait du subterfuge, tout serait perdu.

— Vous avez raison, monsieur, toujours raison, dit Anne d’Autriche. Laporte, couchez le roi.

Laporte posa le roi tout vêtu comme il était dans son lit ; puis il le recouvrit jusqu’aux épaules avec le drap. La reine se courba sur lui et l’embrassa au front.

— Faites semblant de dormir, Louis, dit-elle.

— Oui, dit le roi, mais je ne veux pas qu’un seul de ces hommes me touche.

— Sire, je suis là, dit d’Artagnan, et je vous réponds que si un seul avait cette audace, il la payerait de sa vie.

— Maintenant que faut-il faire, demanda la reine, car je les entends ?

— Monsieur Laporte, allez au-devant d’eux, et leur recommandez de nouveau le silence. Madame, attendez là à la porte. Moi je suis au chevet du roi, tout prêt à mourir pour lui.

Laporte sortit, la reine se tint debout près de la tapisserie, d’Artagnan se glissa derrière les rideaux… Puis on entendit la marche sourde et contenue d’une grande multitude d’hommes ; la reine souleva elle-même la tapisserie en mettant un doigt sur sa bouche. En voyant la reine, ces hommes s’arrêtèrent dans l’attitude du respect.

— Entrez, messieurs, entrez, dit la reine.

Il y eut alors parmi tout ce peuple un mouvement d’hésitation qui ressemblait à de la honte ; il s’attendait à la résistance, il s’attendait à être contrarié, à forcer les grilles et à renverser les gardes ; les grilles s’étaient ouvertes toutes seules, et le roi, ostensiblement du moins, n’avait à son chevet d’autres gardes que sa mère.

Ceux qui étaient en tête balbutièrent et essayèrent de reculer.

— Entrez donc, messieurs, dit Laporte, puisque la reine le permet.

Alors un plus hardi que les autres se hasardant dépassa le seuil de la porte et s’avança sur la pointe du pied. Tous les autres l’imitèrent, et la chambre s’emplit silencieusement, comme si tous ces hommes eussent été les courtisans les plus humbles et les plus dévoués. Bien au-delà de la porte on apercevait les têtes de ceux qui, n’ayant pu entrer, se haussaient sur la pointe des pieds.

D’Artagnan voyait tout à travers une ouverture qu’il avait faite au rideau ; dans l’homme qui entra le premier il reconnut Planchet.

— Monsieur, lui dit la reine, qui comprit qu’il était le chef de toute cette bande, vous avez désiré voir le roi et j’ai voulu vous le montrer moi-même. Approchez, regardez-le et dites si nous avons l’air de gens qui veulent s’échapper.

— Non, certes, répondit Planchet un peu étonné de l’honneur inattendu qu’il recevait.

— Vous direz donc à mes bons et fidèles Parisiens, reprit Anne d’Autriche avec un sourire à l’expression duquel d’Artagnan ne se trompa point, que vous avez vu le roi couché et dormant, ainsi que la reine prête à se mettre au lit à son tour.

— Je le dirai, madame, et ceux qui m’accompagnent le diront tous ainsi que moi, mais…

— Mais quoi ? demanda Anne d’Autriche.

— Que Votre Majesté me pardonne, dit Planchet, mais est-ce bien le roi qui est couché dans ce lit ?

Anne d’Autriche tressaillit.

— S’il y a quelqu’un parmi vous tous qui connaisse le roi, dit-elle, qu’il s’approche et qu’il dise si c’est bien Sa Majesté qui est là.


Le peuple au Palais-Royal.



Un homme enveloppé d’un manteau, dont en se drapant il se cachait le visage, s’approcha, se pencha sur le lit et regarda.

Un instant, d’Artagnan crut que cet homme avait un mauvais dessein, et il porta la main à son épée ; mais dans le mouvement que fit en se baissant l’homme au manteau, il découvrit une portion de son visage, et d’Artagnan reconnut le coadjuteur.

— C’est bien le roi, dit cet homme en se relevant. Dieu bénisse Sa Majesté !

— Oui, dit à demi-voix le chef, oui, Dieu bénisse Sa Majesté !

Et tous ces hommes, qui étaient entrés furieux, passant de la colère à la pitié, bénirent à leur tour l’enfant royal.

— Maintenant, dit Planchet, remercions la reine, mes amis, et retirons-nous.

Tous s’inclinèrent et sortirent peu à peu et sans bruit comme ils étaient entrés. Planchet, entré le premier, sortait le dernier… La reine l’arrêta.

— Comment vous nommez-vous, mon ami ? lui dit-elle.

Planchet se retourna fort étonné de la question.

— Oui, dit la reine, je me tiens tout aussi honorée de vous avoir reçu ce soir que si vous étiez un prince, et je désire savoir votre nom.

— Oui, pensa Planchet, pour me traiter comme un prince ; merci !

D’Artagnan frémit que Planchet, séduit comme le corbeau de la fable, ne dît son nom, et que la reine, sachant son nom, ne sût que Planchet lui avait appartenu.

— Madame, répondit respectueusement Planchet, je m’appelle Dulaurier pour vous servir.

— Merci, monsieur Dulaurier, dit la reine, et que faites-vous ?

— Madame, je suis marchand-drapier dans la rue des Bourdonnais.

— Voilà tout ce que je voulais savoir, dit la reine. Bien obligé, mon cher monsieur Dulaurier, vous entendrez parler de moi.

— Allons, allons, murmura d’Artagnan en sortant de derrière son rideau, décidément maître Planchet n’est point un sot, et l’on voit bien qu’il a été élevé à bonne école.

Les différents acteurs de cette scène étrange restèrent un instant les uns en face des autres sans dire une seule parole, la reine debout près de la porte, d’Artagnan à moitié sorti de sa cachette, le roi soulevé sur son coude et prêt à retomber sur son lit au moindre bruit qui indiquerait le retour de toute cette multitude ; mais, au lieu de se rapprocher, le bruit s’éloigna de plus en plus et finit par s’éteindre tout à fait.

La reine respira ; d’Artagnan essuya son front humide ; le roi se laissa glisser en bas de son lit en disant : Partons.

En ce moment Laporte reparut.

— Eh bien ? demanda la reine.

— Eh bien ! madame, répondit le valet de chambre, je les ai suivis jusqu’aux grilles ; ils ont annoncé à tous leurs camarades qu’ils ont vu le roi et que la reine leur a parlé, de sorte qu’ils s’éloignent tout fiers et tout glorieux.

— Oh ! les misérables ! murmura la reine, ils paieront cher leur hardiesse, c’est moi qui le leur promets.

Puis, se retournant vers d’Artagnan :

— Monsieur, dit-elle, vous m’avez donné ce soir les meilleurs conseils que j’aie reçus de ma vie. Continuez. Que devons-nous faire maintenant ?

— Monsieur Laporte, dit d’Artagnan, achevez d’habiller Sa Majesté.

— Nous pouvons partir alors ? demanda la reine.

— Quand Votre Majesté voudra ; elle n’a qu’à descendre par l’escalier dérobé, elle me trouvera à la porte.

— Allez, monsieur, dit la reine, je vous suis.

D’Artagnan descendit ; le carrosse était à son poste, le mousquetaire se tenait sur le siége.

D’Artagnan prit le paquet qu’il avait chargé Bernouin de mettre aux pieds du mousquetaire. C’était, on se le rappelle, le chapeau et le manteau du cocher de M. de Gondy. Il mit le manteau sur ses épaules et le chapeau sur sa tête. Le mousquetaire descendit du siége.

— Monsieur, dit d’Artagnan, vous allez rendre la liberté à votre compagnon qui garde le cocher. Vous monterez sur vos chevaux, vous irez prendre, rue Tiquetonne, hôtel de la Chevrette, mon cheval et celui de M. du Vallon, que vous sellerez et harnacherez en guerre, puis vous sortirez de Paris en les conduisant en main, et vous vous rendrez au Cours-la-Reine. Si au Cours-la-Reine vous ne trouviez plus personne, vous pousseriez jusqu’à Saint-Germain. Service du roi.

Le mousquetaire porta la main à son chapeau et s’éloigna pour accomplir les ordres qu’il venait de recevoir. D’Artagnan monta sur le siége. Il avait une paire de pistolets à sa ceinture, un mousqueton sous ses pieds, son épée nue derrière lui.

La reine parut ; derrière elle venaient le roi et M. le duc d’Anjou, son frère.

— Le carosse de M. le coadjuteur ! s’écria-t-elle en reculant d’un pas.

— Oui, madame, dit d’Artagnan, mais montez hardiment. C’est moi qui le conduis.

La reine poussa un cri de surprise et monta dans le carosse. Le roi et Monsieur montèrent après elle et s’assirent à ses côtés.

— Venez, Laporte, dit la reine.

— Comment, madame ! dit le valet de chambre, dans le même carrosse que Vos Majestés ?

— Il ne s’agit pas ce soir de l’étiquette royale, mais du salut du roi. Montez, Laporte.

Laporte obéit.

— Fermez les mantelets, dit d’Artagnan.

— Mais cela n’inspirera-t-il pas de la défiance, monsieur ? demanda la reine.

— Que Votre Majesté soit tranquille, dit d’Artagnan, j’ai ma réponse prête.

On ferma les mantelets et on partit au galop par la rue Richelieu. En arrivant à la porte, le chef du poste s’avança à la tête d’une douzaine d’hommes et tenant une lanterne à la main.

D’Artagnan lui fit signe d’approcher.

— Reconnaissez-vous la voiture ? dit-il au sergent.

— Non, répondit celui-ci.

— Regardez les armes.

Le sergent approcha sa lanterne du panneau.

— Ce sont celles de M. le coadjuteur, dit-il.

— Chut ! il est en bonne fortune avec Mme de Guéménée.

Le sergent se mit à rire.

— Ouvrez la porte, dit-il, je sais ce que c’est.

Puis, s’approchant du mantelet baissé :

— Bien du plaisir, monseigneur, dit-il.

— Indiscret ! cria d’Artagnan, vous me ferez chasser.

La barrière cria sur ses gonds, et d’Artagnan voyant le chemin ouvert fouetta vigoureusement ses chevaux qui partirent au grand trot.

Cinq minutes après on avait rejoint le carosse du cardinal.

— Mousqueton, cria d’Artagnan, relevez les mantelets du carrosse de Sa Majesté.

— C’est lui ! dit Porthos.

— En cocher ! s’écria Mazarin.

— Et avec le carosse du coadjuteur ! dit la reine.

— Corpo di Dio ! monsou d’Artagnan, dit Mazarin, vous valez votre pesant d’or !