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Vingt ans après/Chapitre 70

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J.-B. Fellens et L.-P. Dufour (p. 439-444).

CHAPITRE LXX.

LES OUVRIERS.


lettrine Vers le milieu de la nuit, Charles entendit un grand fracas au-dessous de sa fenêtre : c’étaient des coups de marteau et de hache, des morsures de pince et des cris de scie. Comme il s’était jeté tout habillé sur son lit et qu’il commençait à s’endormir, ce bruit l’éveilla en sursaut, et comme, outre son retentissement matériel, ce bruit avait un écho moral et terrible dans son âme, les pensées affreuses de la veille vinrent l’assaillir de nouveau. Seul en face des ténèbres et de l’isolement, il n’eut pas la force de soutenir cette nouvelle torture qui n’était pas dans le programme de son supplice, et il envoya Parry dire à la sentinelle de prier les ouvriers de frapper moins fort et d’avoir pitié du dernier sommeil de celui qui avait été leur roi.

La sentinelle ne voulut point quitter son poste, mais laissa passer Parry. Arrivé près de la fenêtre, après avoir fait le tour du palais, Parry aperçut, de plain pied avec le balcon, dont on avait descellé la grille, un large échafaud inachevé, mais sur lequel on commençait à clouer une tenture de serge noire.

Cet échafaud, élevé à la hauteur de la fenêtre, c’est-à-dire à près de vingt pieds, avait deux étages inférieurs. Parry, si odieuse que lui fût cette vue, chercha, parmi huit ou dix ouvriers qui bâtissaient la sombre machine, ceux dont le bruit devait être le plus fatigant pour le roi, et sur le second plancher il aperçut deux hommes qui descellaient à l’aide d’une pince les dernières fiches du balcon de fer ; l’un d’eux, véritable colosse, faisait l’office du bélier antique chargé de renverser les murailles. À chaque coup de son instrument la pierre volait en éclats. L’autre, qui se tenait à genoux, tirait à lui les pierres ébranlées. Il était évident que c’étaient ceux-là qui faisaient le bruit dont se plaignait le roi.

Parry monta à l’échelle et vint à eux.

— Mes amis, dit-il, voulez-vous travailler un peu plus doucement, je vous prie ? Le roi dort, et il a besoin de sommeil.

L’homme qui frappait avec sa pince arrêta son mouvement et se tourna à demi ; mais comme il était debout, Parry ne put voir son visage perdu dans les ténèbres qui s’épaississaient près du plancher. L’homme qui était à genoux se retourna aussi, et, comme, plus bas que son compagnon, il avait le visage éclairé par la lanterne, Parry put le voir… Cet homme le regarda fixement et porta un doigt à sa bouche… Parry recula stupéfait.

— C’est bien, c’est bien, dit l’ouvrier en excellent anglais, retourne dire au roi que s’il dort mal cette nuit-ci, il dormira mieux la nuit prochaine.

Ces rudes paroles, qui, en les prenant au pied de la lettre, avaient un sens si terrible, furent accueillies des ouvriers qui travaillaient sur les côtés et à l’étage inférieur avec une explosion d’affreuse joie.

Parry se retira, croyant qu’il faisait un rêve. Charles l’attendait avec impatience… Au moment où il rentra, la sentinelle qui veillait à la porte passa curieusement sa tête par l’ouverture pour voir ce que faisait le roi. Le roi était accoudé sur son lit. Parry ferma la porte, et, allant au roi le visage rayonnant de joie :

— Sire, dit-il à voix basse, savez-vous quels sont ces ouvriers qui font tant de bruit ?

— Non, dit Charles en secouant mélancoliquement la tête ; comment veux-tu que je sache cela ? est-ce que je connais ces hommes ?

— Sire, dit Parry plus bas encore et en se penchant vers le lit de son maître, sire, c’est le comte de la Fère et son compagnon.

— Qui dressent mon échafaud ? dit le roi étonné.

— Oui, et qui en le dressant font un trou à la muraille.

— Chut ! dit le roi en regardant avec terreur autour de lui. Tu les as vus ?

— Je leur ai parlé.

Le roi joignit les mains et leva les yeux au ciel ; puis, après une courte et fervente prière, il se jeta à bas de son lit et alla à la fenêtre, dont il écarta les rideaux : les sentinelles du balcon y étaient toujours ; puis au-delà du balcon s’étendait une sombre plate-forme sur laquelle passaient comme des ombres. Charles ne put rien distinguer, mais il sentit sous ses pieds la commotion des coups que frappaient ses amis. Et chacun de ces coups maintenant lui répondait au cœur.

Parry ne s’était pas trompé, et il avait bien reconnu Athos. C’était lui, en effet, qui, aidé de Porthos, creusait un trou sur lequel devait poser une des charpentes transversales.

Ce trou communiquait dans une espèce de tambour pratiqué sous le plancher même de la chambre royale. Une fois dans ce tambour, qui ressemblait à un entresol fort bas, on pouvait, avec une pince et de bonnes épaules, et cela regardait Porthos, faire sauter une lame du parquet ; le roi alors se glissait par cette ouverture, regagnait avec ses sauveurs un des compartiments de l’échafaud entièrement recouvert de drap noir, s’affublait à son tour d’un habit d’ouvrier qu’on lui avait préparé, et, sans affectation, sans crainte, il descendait avec les quatre compagnons… Les sentinelles, sans soupçon, voyant des ouvriers qui venaient de travailler à l’échafaud, laissaient passer… Comme nous l’avons dit, la felouque était toute prête.

Ce plan était large, simple et facile comme toutes les choses qui naissent d’une résolution hardie.

Donc Athos déchirait ses belles mains si blanches et si fines à lever les pierres arrachées de leur base par Porthos. Déjà il pouvait passer la tête sous les ornements qui décoraient la crédence du balcon. Deux heures encore, il y passerait tout le corps. Avant le jour, le trou serait achevé et disparaîtrait sous les plis d’une tenture intérieure que poserait d’Artagnan. D’Artagnan s’était fait passer pour un ouvrier français et posait les clous avec la régularité du plus habile tapissier. Aramis coupait l’excédent de la serge, qui pendait jusqu’à terre et derrière laquelle s’élevait la charpente de l’échafaud.

Le jour parut au sommet des maisons ; un grand feu de tourbe et de charbon avait aidé les ouvriers à passer cette nuit si froide du 29 au 30 janvier ; à tout moment les plus acharnés à leur ouvrage s’interrompaient pour aller se réchauffer. Athos et Porthos seuls n’avaient point quitté leur œuvre. Aussi, aux premières lueurs du matin, le trou était-il achevé. Athos y entra emportant avec lui les habits destinés au roi enveloppés dans un coupon de serge noire. Porthos lui passa sa pince, et d’Artagnan cloua, luxe bien grand mais fort utile, une tenture de serge intérieure derrière laquelle le trou et celui qu’il cachait disparurent.

Athos n’avait plus que deux heures de travail pour pouvoir communiquer avec le roi, et selon la prévision des quatre amis, ils avaient toute la journée devant eux, puisque, le bourreau manquant, on serait forcé d’aller chercher celui de Bristol.

D’Artagnan alla reprendre son habit marron, et Porthos son pourpoint rouge ; quant à Aramis, il se rendit chez Juxon, afin de pénétrer, s’il était possible, avec lui jusqu’auprès du roi. Tous trois avaient rendez-vous à midi sur la place de White-Hall pour voir ce qui s’y passerait. Avant de quitter l’échafaud, Aramis s’était approché de l’ouverture où était caché Athos, afin de lui annoncer qu’il allait tâcher de revoir Charles.

— Adieu donc et bon courage, dit Athos ; rapportez au roi où en sont les choses, dites-lui que lorsqu’il sera seul, il frappe au parquet, afin que je puisse continuer sûrement ma besogne. Si Parry pouvait m’aider en détachant d’avance la plaque inférieure de la cheminée, qui sans doute est une dalle de marbre, ce serait autant de fait. Vous, Aramis, tâchez de ne pas quitter le roi. Parlez haut, très haut, car on vous écoutera de la porte. S’il y a une sentinelle dans l’intérieur de l’appartement, tuez-la sans marchander ; s’il y en a deux, que Parry en tue une et vous l’autre ; s’il y en a trois, faites-vous tuer, mais sauvez le roi.

— Soyez tranquille, dit Aramis, je prendrai deux poignards, afin d’en donner un à Parry. Est-ce tout ?

— Oui, allez ; mais recommandez bien au roi de ne pas faire de fausse générosité. Pendant que vous vous battrez, s’il y a combat, qu’il fuie ; la plaque une fois replacée sur sa tête, vous, mort ou vivant sur cette plaque, on sera dix minutes au moins à retrouver le trou par lequel il aura fui. Pendant ces dix minutes nous aurons fait du chemin et le roi sera sauvé.

— Il sera fait comme vous le dites, Athos. Votre main, car peut-être ne nous reverrons-nous plus.

Athos passa ses bras autour du cou d’Aramis et l’embrassa :

— Pour vous, dit-il, maintenant, si je meurs, dites à d’Artagnan que je l’aime comme mon enfant, et embrassez-le pour moi. Embrassez aussi notre bon et brave Porthos. Adieu.

— Adieu, dit Aramis. Je suis aussi sûr maintenant que le roi se sauvera que je suis sûr de tenir et de serrer la plus loyale main qui soit au monde.

Aramis quitta Athos, descendit de l’échafaud à son tour et regagna l’hôtel en sifflotant l’air d’une chanson à la louange de Cromwell. Il trouva ses deux autres amis attablés près d’un bon feu, buvant une bouteille de vin de Porto et dévorant un poulet froid. Porthos mangeait, tout en maugréant force injures sur ces infâmes parlementaires ; d’Artagnan mangeait en silence, mais en bâtissant dans sa pensée les plans les plus audacieux… Aramis lui conta tout ce qui était convenu ; d’Artagnan approuva de la tête et Porthos de la voix.

— Bravo, dit-il ; d’ailleurs nous serons là au moment de la fuite : on est très bien caché sous cet échafaud, et nous pouvons nous y tenir. Entre d’Artagnan, moi, Grimaud et Mousqueton, nous en tuerons bien huit : je ne parle pas de Blaisois, il n’est bon qu’à garder les chevaux. À deux minutes par homme, c’est quatre minutes ; Mousqueton en perdra une, c’est cinq, pendant ces cinq minutes-là vous pouvez avoir fait un quart de lieue.

Aramis mangea rapidement un morceau, but un verre de vin et changea d’habits.

— Maintenant, dit-il, je, me rends chez Sa Grandeur. Chargez-vous de préparer les armes, Porthos ; surveillez bien votre bourreau, d’Artagnan.

— Soyez tranquille, Grimaud a relevé Mousqueton, et il a le pied dessus.

— N’importe, redoublez de surveillance et ne demeurez pas un instant inactif.

— Inactif ? Mon cher, demandez à Porthos : je ne vis pas, je suis sans cesse sur mes jambes, j’ai l’air d’un danseur. Mordioux ! que j’aime la France en ce moment, et qu’il est bon d’avoir une patrie à soi, quand on est si mal dans celle des autres !

Aramis les quitta comme il avait quitté Athos, c’est-à-dire en les embrassant ; puis il se rendit chez l’évêque Juxon, auquel il transmit sa requête. Juxon consentit d’autant plus facilement à emmener Aramis qu’il avait déjà prévenu qu’il aurait besoin d’un prêtre, au cas certain où le roi voudrait communier, et surtout au cas probable où le roi désirerait entendre une messe.

Vêtu comme Aramis l’était la veille, l’évêque monta dans sa voiture. Aramis, plus déguisé encore par sa pâleur et sa tristesse que par son costume de diacre, monta près de lui. La voiture s’arrêta à la porte de White-Hall ; il était neuf heures du matin à peu près. Rien ne semblait changé ; les antichambres et les corridors, comme la veille, étaient pleins de gardes. Deux sentinelles veillaient à la porte du roi, deux autres se promenaient devant le balcon sur la plate-forme de l’échafaud, où le billot était déjà posé.

Le roi était plein d’espérance ; en revoyant Aramis, cette espérance se changea en joie. Il embrassa Juxon, il serra la main d’Aramis. L’évêque affecta de parler haut et devant tout le monde de leur entrevue de la veille. Le roi lui répondit que les paroles qu’il lui avait dites dans cette entrevue avaient porté leur fruit, et qu’il désirait encore un entretien pareil. Juxon se retourna vers les assistants et les pria de le laisser seul avec le roi.

Tout le monde se retira. Dès que la porte se fut refermée :

— Sire, dit Aramis avec rapidité, vous êtes sauvé ! Le bourreau de Londres a disparu ; son aide s’est cassé la cuisse hier sous les fenêtres de Votre Majesté. Ce cri que nous avons entendu, c’était le sien. Sans doute on s’est déjà aperçu de la disparition de l’exécuteur ; mais il n’y a de bourreau qu’à Bristol, et il faut le temps de l’aller chercher. Nous avons donc au moins jusqu’à demain.

— Mais le comte de la Fère ? demanda le roi.

— À deux pieds de vous, sire. Prenez le poker du brasier et frappez trois coups, vous allez l’entendre vous répondre.

Le roi, d’une main tremblante, prit l’instrument et frappa trois coups à intervalles égaux. Aussitôt des coups sourds et ménagés, répondant au signal donné, retentirent sous le parquet.

— Ainsi, dit le roi, celui qui me répond là…

— Est le comte de la Fère, sire, dit Aramis. Il prépare la voie par laquelle Votre Majesté pourra fuir. Parry, de son côté, soulèvera cette dalle de marbre, et un passage sera tout ouvert.

— Mais, dit Parry, je n’ai aucun instrument.

— Prenez ce poignard, dit Aramis ; seulement prenez garde de le trop émousser, car vous pourrez bien en avoir besoin pour creuser autre chose que la pierre.

— Oh ! Juxon, dit Charles, se retournant vers l’évêque et lui prenant les deux mains, Juxon, retenez la prière de celui qui fut votre roi.

— Qui l’est encore et qui le sera toujours, dit Juxon en baisant la main du prince.

— Priez toute votre vie pour ce gentilhomme que vous voyez, pour cet autre que vous entendez sous nos pieds, pour deux autres encore qui, quelque part qu’ils soient, veillent, j’en suis sûr, à mon salut.

— Sire, répondit Juxon, vous serez obéi. Chaque jour il y aura, tant que je vivrai, une prière offerte à Dieu pour ces fidèles amis de Votre Majesté.

Le mineur continua quelque temps encore son travail, qu’on sentait incessamment se rapprocher. Mais tout à coup un bruit inattendu retentit dans la galerie. Aramis saisit le poker et donna le signal de l’interruption.

Ce bruit se rapprochait : c’était celui d’un certain nombre de pas égaux et réguliers. Les quatre hommes restèrent immobiles ; tous les yeux se fixèrent sur la porte, qui s’ouvrit lentement et avec une sorte de solennité.

Des gardes étaient formés en haie dans la chambre qui précédait celle du roi. Un commissaire du parlement, vêtu de noir et plein d’une gravité de mauvais augure, entra, salua le roi, et déployant un parchemin lui lut son arrêt comme on a l’habitude de le faire aux condamnés qui vont marcher à l’échafaud.

— Que signifie cela ? demanda Aramis à Juxon.

Juxon fit un signe qui voulait dire qu’il était en tout point aussi ignorant que lui.

— C’est donc pour aujourd’hui ? demanda le roi avec une émotion perceptible seulement pour Juxon et Aramis.

— N’étiez-vous point prévenu, sire, que c’était pour ce matin ? répondit l’homme vêtu de noir.

— Et, dit le roi, je dois périr comme un criminel ordinaire, de la main du bourreau de Londres ?

— Le bourreau de Londres a disparu, sire, dit le commissaire du parlement ; mais à sa place un homme s’est offert. L’exécution ne sera donc retardée que du temps seulement que vous demanderez pour mettre ordre à vos affaires temporelles et spirituelles.

Une légère sueur qui perla à la racine des cheveux de Charles fut la seule trace d’émotion qu’il donna en apprenant cette nouvelle. Mais Aramis devint livide. Son cœur ne battait plus : il ferma les yeux et appuya sa main sur une table. En voyant cette profonde douleur, Charles parut oublier la sienne. Il alla à lui, lui prit la main et l’embrassa. — Allons, ami, dit-il avec un doux et triste sourire, du courage.

Puis se retournant vers le commissaire : — Monsieur, dit-il, je suis prêt. Vous le voyez, je ne désire que deux choses qui ne vous retarderont pas beaucoup, je crois. La première, de communier ; la seconde, d’embrasser mes enfants et de leur dire adieu pour la dernière fois. Cela me sera-t-il permis ?

— Oui, sire, répondit le commissaire du parlement.

Et il sortit… Aramis, rappelé à lui, s’enfonçait les ongles dans la chair ; un immense gémissement sortit de sa poitrine.

— Oh ! monseigneur, s’écria-t-il en saisissant les mains de Juxon, où est Dieu ? où est Dieu ? — Mon fils, dit avec fermeté l’évêque, vous ne le voyez point parce que les passions de la terre le cachent. — Mon enfant, dit le roi à Aramis, ne te désole pas ainsi. Tu demandes ce que fait Dieu ? Dieu regarde ton dévoûment et mon martyre, et, crois-moi, l’un et l’autre auront leur récompense ; prends-t’en donc de ce qui arrive aux hommes et non à Dieu. Ce sont les hommes qui me font mourir, ce sont les hommes qui te font pleurer. — Oui, sire, dit Aramis, oui, vous avez raison ; c’est aux hommes qu’il faut que je m’en prenne, et c’est à eux que je m’en prendrai.

— Asseyez-vous, Juxon, dit le roi en tombant à genoux, car il vous reste à m’entendre, et il me reste à me confesser. Restez, monsieur, dit-il à Aramis qui faisait un mouvement pour se retirer ; restez, Parry, je n’ai rien à dire, même dans le secret de la pénitence, qui ne puisse se dire en face de tous ; restez, et je n’ai qu’un regret, c’est que le monde entier ne puisse pas m’entendre comme vous et avec vous.

Juxon s’assit, et le roi, agenouillé devant lui comme le plus humble des fidèles, commença sa confession.