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Vingt ans après/Chapitre 86

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J.-B. Fellens et L.-P. Dufour (p. 542-546).

CHAPITRE LXXXVI.

PRÉCAUTIONS.


lettrine Après avoir quitté Anne d’Autriche, Mazarin reprit le chemin de Rueil, où était sa maison. Mazarin marchait fort accompagné, par ces temps de trouble, et souvent même il marchait déguisé. Le cardinal, nous l’avons déjà dit, sous les habits d’un homme d’épée, était un fort beau gentilhomme. Dans la cour du vieux château il monta en carosse et gagna la Seine à Chatou. M. le Prince lui avait fourni cinquante chevau-légers d’escorte, non pas tant pour le garder encore que pour montrer aux députés combien les généraux de la reine disposaient facilement de leurs troupes et les pouvaient disséminer selon leur caprice.

Athos, gardé à vue par Comminges, à cheval et sans épée, suivait le cardinal sans dire un seul mot. Grimaud, laissé à la porte du château par son maître, avait entendu la nouvelle de son arrestation quand Athos l’avait criée à Aramis, et, sur un signe du comte, il était allé, sans dire un seul mot, prendre rang près d’Aramis, comme s’il ne se fût rien passé. Il est vrai que Grimaud, depuis vingt-deux ans qu’il servait son maître, avait vu celui-ci se tirer de tant d’aventures, que rien ne l’inquiétait plus.

Les députés, aussitôt après leur audience, avaient repris le chemin de Paris, c’est-à-dire qu’ils précédaient le cardinal d’environ cinq cents pas. Athos pouvait donc, en regardant devant lui, voir de dos Aramis, dont le ceinturon doré et la tournure fière fixaient ses regards parmi cette foule, tout autant que l’espoir de la délivrance qu’il avait mis en lui, l’habitude, la fréquentation et l’espèce d’attraction qui résulte de toute amitié.

Aramis, au contraire, ne paraissait pas s’inquiéter le moins du monde s’il était suivi par Athos. Une seule fois il se retourna ; il est vrai que ce fut en arrivant au château. Il supposait que Mazarin laisserait peut-être là son nouveau prisonnier dans le petit château fort, sentinelle qui gardait le pont et qu’un capitaine gouvernait pour la reine. Mais il n’en fut point ainsi. Athos passa Chatou à la suite du cardinal.

À l’embranchement du chemin de Paris à Rueil, Aramis se retourna. Cette fois ses prévisions ne l’avaient point trompé. Mazarin prit à droite, et Aramis put voir le prisonnier disparaître au tournant des arbres. Athos au même instant, mû par une pensée identique, regarda aussi en arrière. Les deux amis échangèrent un simple signe de tête et Aramis porta son doigt à son chapeau comme pour saluer. Athos seul comprit que son compagnon lui faisait signe qu’il avait une pensée.

Dix minutes après, Mazarin entrait avec sa suite dans la cour du château que le cardinal son prédécesseur avait fait disposer pour lui à Rueil. Au moment où il mettait pied à terre au bas du perron, Comminges s’approcha de lui.

— Monseigneur, demanda-t-il, où plairait-il à Votre Éminence que nous logions M. de la Fère ?

— Mais au pavillon de l’orangerie, en face du pavillon où est le poste. Je veux qu’on fasse honneur à M. le comte de la Fère, bien qu’il soit prisonnier de Sa Majesté la reine.

— Monseigneur, hasarda Comminges, il demande la faveur d’être conduit près de M. d’Artagnan, qui occupe, ainsi que Votre Éminence l’a ordonné, le pavillon de chasse en face de l’orangerie. Mazarin réfléchit un instant. Comminges vit qu’il se consultait.

— C’est un poste très fort, ajouta-t-il : quarante hommes sûrs, des soldats éprouvés, presque tous Allemands, et par conséquent n’ayant aucune relation avec les frondeurs ni aucun intérêt dans la Fronde.

— Si nous mettions ces trois hommes ensemble, monsou de Comminges, dit Mazarin, il nous faudrait doubler le poste et nous ne sommes pas assez riches en défenseurs pour faire de ces prodigalités-là.

Comminges sourit. Mazarin vit ce sourire et le comprit.

— Vous ne les connaissez pas, monsou de Comminges, mais moi je les connais, par eux-mêmes d’abord, puis par tradition. Je les avais chargés de porter secours au roi Charles, et ils ont fait pour le sauver des choses miraculeuses ; il a fallu que la destinée s’en mêlât pour que ce cher roi Charles ne soit pas à cette heure en sûreté au milieu de nous.

— Mais s’ils ont si bien servi Votre Éminence, pourquoi donc Votre Éminence les tient-elle en prison ?

— En prison ! dit Mazarin ; et depuis quand Rueil est-il une prison ?

— Depuis qu’il y a des prisonniers, dit Comminges.

— Ces messieurs ne sont pas mes prisonniers, Comminges, dit Mazarin en souriant de son rire narquois : ce sont mes hôtes ; hôtes si précieux, que j’ai fait griller les fenêtres et mettre des verroux aux portes des appartements qu’ils habitent, tant je crains qu’ils ne se lassent de me tenir compagnie. Mais tant il y a que, tout prisonniers qu’ils semblent être au premier abord, je les estime grandement ; et la preuve, c’est que je désire rendre visite à M. de la Fère pour causer avec lui en tête à tête. Donc, pour que nous ne soyons pas dérangés dans cette causerie, vous le conduirez, comme je vous l’ai déjà dit, dans le pavillon de l’orangerie ; vous savez que c’est ma promenade habituelle. Eh bien ! en faisant ma promenade j’entrerai chez lui, et nous causerons. Tout mon ennemi qu’on prétend qu’il est, j’ai de la sympathie pour lui, et, s’il est raisonnable, peut-être en ferons-nous quelque chose.

Comminges s’inclina et revint vers Athos, qui attendait avec un calme apparent, mais avec une inquiétude réelle, le résultat de la conférence.

— Eh bien ? demanda-t-il au lieutenant des gardes.

— Monsieur, répondit Comminges, il paraît que c’est impossible.

— Monsieur de Comminges, dit Athos, j’ai toute ma vie été soldat : je sais donc ce que c’est qu’une consigne ; mais en dehors de cette consigne, vous pourriez me rendre un service.

— Je le veux de grand cœur, monsieur, répondit Comminges : depuis que je sais qui vous êtes et quels services vous avez rendus autrefois à Sa Majesté ; depuis que je sais combien vous touche ce jeune homme qui est si vaillamment venu à mon secours le jour de l’arrestation de ce vieux drôle de Broussel, je me déclare tout vôtre, sauf cependant la consigne.

— Merci, monsieur, je n’en désire pas davantage et je vais vous demander une chose qui ne vous compromettra aucunement.

— Si elle ne me compromet qu’un peu, monsieur, dit en souriant M. de Comminges, demandez toujours. Je n’aime pas beaucoup plus que vous M. Mazarini ; je sers la reine, ce qui m’entraîne tout naturellement à servir le cardinal ; mais je sers l’une avec joie et l’autre à contre-cœur. Parlez donc, je vous prie ; j’attends et j’écoute.

— Puisqu’il n’y a aucun inconvénient, dit Athos, que je sache que M. d’Artagnan est ici, il n’y en a pas davantage, je présume, à ce qu’il sache que j’y suis moi-même ?

— Je n’ai reçu aucun ordre à cet endroit, monsieur.

— Eh bien ! faites-moi donc le plaisir de lui présenter mes civilités et de lui dire que je suis son voisin. Vous lui annoncerez en même temps ce que vous m’annonciez tout à l’heure, c’est-à-dire que M. de Mazarin m’a placé dans le pavillon de l’orangerie pour me pouvoir faire visite, et vous lui direz que je profiterai de cet honneur qu’il me veut bien accorder, pour obtenir quelque adoucissement à notre captivité.

— Qui ne peut durer, ajouta Comminges ; M. le cardinal me le disait lui-même, il n’y a point ici de prison.

— Il y a les oubliettes, dit en souriant Athos.

— Oh ! ceci est autre chose, dit Comminges. Oui, je sais qu’il y a des traditions à ce sujet ; mais un homme de petite naissance comme l’est le cardinal, un Italien qui est venu chercher fortune en France, n’oserait se porter à de pareils excès envers des hommes comme nous ; ce serait une énormité. C’était bon du temps de l’autre cardinal, qui était un grand seigneur ; mais mons Mazarin ! allons donc ! les oubliettes sont vengeances royales et auxquelles ne doit pas toucher un pleutre comme lui. On sait votre arrestation, on saura bientôt celle de vos amis, monsieur, et toute la noblesse de France lui demanderait compte de votre disparition. Non, non, tranquillisez-vous, les oubliettes de Rueil sont devenues, depuis dix ans, des traditions à l’usage des enfants. Demeurez donc sans inquiétude à cet endroit. De mon côté, je préviendrai M. d’Artagnan de votre arrivée ici. Qui sait si dans quinze jours vous ne me rendrez pas quelque service analogue !

— Moi, monsieur ?

— Eh ! sans doute ; ne puis-je pas à mon tour être prisonnier de M. le coadjuteur ?

— Croyez bien que dans ce cas, monsieur, dit Athos en s’inclinant, je m’efforcerais de vous plaire.

— Me ferez-vous l’honneur de souper avec moi, monsieur le comte ? demanda Comminges.

— Merci, monsieur, je suis de sombre humeur et je vous ferais passer la soirée triste. Merci !

Comminges alors conduisit le comte dans une chambre du rez-de-chaussée d’un pavillon faisant suite à l’orangerie et de plain-pied avec elle. On arrivait à cette orangerie par une grande cour peuplée de soldats et de courtisans. Cette cour, qui formait le fer à cheval, avait à son centre les appartements habités par M. de Mazarin, et à chacune de ses ailes le pavillon de chasse où était d’Artagnan et le pavillon de l’orangerie où venait d’entrer Athos. Derrière l’extrémité de ces deux ailes s’étendait le parc.

Athos, en arrivant dans la chambre qu’il devait habiter, aperçut à travers sa fenêtre, soigneusement grillée, des murs et des toits.

— Qu’est-ce que ce bâtiment ? dit-il.

— Le derrière du pavillon de chasse où vos amis sont détenus, dit Comminges. Malheureusement, les fenêtres qui donnent de ce côté ont été bouchées du temps de l’autre cardinal, car plus d’une fois les bâtiments ont servi de prison, et M. de Mazarin, en vous y enfermant, ne fait que les rendre à leur destination première. Si ces fenêtres n’étaient pas bouchées, vous auriez eu la consolation de correspondre par signes avec vos amis.

— Et vous êtes sûr, monsieur de Comminges, dit Athos, que le cardinal me fera l’honneur de me visiter ?

— Il me l’a assuré, du moins, monsieur.

Athos soupira en regardant ses fenêtres grillées.

— Oui, c’est vrai, dit Comminges, c’est presque une prison, rien n’y manque, pas même les barreaux. Mais aussi quelle singulière idée vous a-t-il pris, à vous qui êtes une fleur de noblesse, d’aller épanouir votre bravoure et votre loyauté parmi tous ces champignons de la Fronde ! Vraiment, comte, si j’eusse jamais cru avoir quelque ami dans les rangs de l’armée royale, c’est à vous que j’eusse pensé. Un frondeur, vous ! le comte de la Fère, du parti d’un Broussel, d’un Blancmesnil, d’un Viole ! Fi donc ! cela ferait croire que madame votre mère était quelque petite robine. Vous un frondeur !

— Ma foi, mon cher monsieur, dit Athos, il fallait être mazarin ou frondeur. J’ai longtemps fait résonner ces deux noms à mon oreille, et je me suis prononcé pour le dernier ; c’est un nom français, au moins. Et puis, je suis frondeur, non pas avec M. Broussel, avec M. Blancmesnil et avec M. Viole, mais avec M. de Beaufort, M. de Bouillon et M. d’Elbeuf, avec des princes et non avec des présidents, des conseillers, des robins. D’ailleurs, l’agréable résultat que de servir M. le cardinal ! Regardez ce mur sans fenêtres, monsieur de Comminges, il vous en dira de belles sur la reconnaissance mazarine.

— Oui, reprit en riant Comminges, et surtout s’il répète ce que M. d’Artagnan lui lance depuis huit jours de malédictions.

— Pauvre d’Artagnan ! dit Athos avec cette mélancolie charmante qui faisait une des faces de son caractère, un homme si brave, si bon, si terrible à ceux qui n’aiment pas ceux qu’il aime ! Vous avez là deux rudes prisonniers, monsieur de Comminges, et je vous plains si l’on a mis sous votre responsabilité ces deux hommes indomptables.

— Indomptables ! dit en souriant à son tour Comminges ; eh ! Monsieur, vous voulez me faire peur. Le premier jour de son emprisonnement, M. d’Artagnan a provoqué tous les soldats et tous les bas officiers, sans doute afin d’avoir une épée ; cela a duré le lendemain, s’est étendu même jusqu’au surlendemain, mais ensuite il est devenu calme et doux comme un agneau. À présent il chante des chansons gasconnes qui nous font mourir de rire.

— Et M. du Vallon ? demanda Athos.

— Ah ! celui-là, c’est autre chose. J’avoue que c’est un gentilhomme effrayant. Le premier jour, il a enfoncé toutes les portes d’un seul coup d’épaule, et je m’attendais à le voir sortir de Rueil comme Samson est sorti de Gaza. Mais son humeur a suivi la même marche que celle de son compagnon M. d’Artagnan. Maintenant, non seulement il s’accoutume à sa captivité, mais encore il en plaisante. — Tant mieux, dit Athos, tant mieux ! — En attendiez-vous donc autre chose ? demanda Comminges, qui, rapprochant ce qu’avait dit Mazarin de ses prisonniers avec ce qu’en disait le comte de la Fère, commençait à concevoir quelques inquiétudes.

De son côté, Athos réfléchissait que très certainement cette amélioration dans le moral de ses amis naissait de quelque plan formé par d’Artagnan. Il ne voulut donc pas leur nuire pour trop les exalter.

— Eux ? dit-il, ce sont des têtes inflammables ; l’un est Gascon, l’autre Picard ; tous deux s’allument facilement, mais s’éteignent vite. Vous en avez eu la preuve, et ce que vous venez de me raconter tout à l’heure fait foi de ce que je vous dis maintenant.

C’était l’opinion de Comminges ; aussi se retira-t-il plus assuré, et Athos demeura seul dans la vaste chambre, où, suivant l’ordre du cardinal, il fut traité avec les égards dus à un gentilhomme. Il attendait, au reste, pour se faire une idée précise de sa situation, cette fameuse visite promise par Mazarin lui-même.