Texte validé

Vingt ans après/Chapitre 16

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
J.-B. Fellens et L.-P. Dufour (p. 95-100).

CHAPITRE XVI.

LE CHÂTEAU DE BRAGELONNE.


lettrine D’Artagnan était resté pendant toute cette scène le regard effaré, la bouche presque béante ; il avait si peu trouvé les choses selon ses prévisions, qu’il en était resté stupide d’étonnement. Athos lui prit le bras et l’emmena dans le jardin.

— Pendant qu’on nous prépare à souper, dit-il en souriant, vous ne serez point fâché, n’est-ce pas, mon ami, d’éclaircir un peu tout ce mystère qui vous fait rêver ?

— Il est vrai, monsieur le comte, dit d’Artagnan, qui avait senti peu à peu Athos reprendre sur lui cette immense supériorité d’aristocratie qu’il avait toujours eue.

Athos le regarda avec son doux sourire.

— Et d’abord, dit-il, mon cher d’Artagnan, il n’y a point ici de M. le comte. Si je vous ai appelé chevalier, c’était pour vous présenter à mes hôtes, et afin qu’ils sussent qui vous étiez ; mais, pour vous, d’Artagnan, je suis, je l’espère, toujours Athos, votre compagnon, votre ami. Préférez-vous le cérémonial parce que vous m’aimez moins ?

— Oh ! Dieu m’en préserve ! dit le Gascon avec un de ces loyaux élans de jeunesse qu’on retrouve si rarement dans l’âge mûr.

— Alors, reprit Athos, revenons à nos habitudes, et pour commencer soyons francs. Tout vous étonne ici ?

— Profondément.

— Mais ce qui vous étonne le plus, dit Athos en souriant, c’est moi, avouez-le.

— Je vous l’avoue.

— Je suis encore jeune, n’est-ce pas, malgré mes quarante-neuf ans ? Je suis reconnaissable encore.

— Tout au contraire, dit d’Artagnan, tout prêt à outrer la recommandation de franchise que lui avait faite Athos, c’est que vous ne l’êtes plus du tout.

— Ah ! je comprends, dit Athos avec une légère rougeur : tout a une fin, d’Artagnan, la folie comme autre chose.

— Puis il s’est fait un changement dans votre fortune, ce me semble. Vous êtes admirablement logé ; cette maison est à vous, je présume ?

— Oui ; c’est ce petit bien, vous savez, mon ami, dont je vous ai dit que j’avais hérité quand j’ai quitté le service.

— Vous avez parc, chevaux, équipages.

Athos sourit.

— Le parc a vingt arpents, mon ami, dit-il ; vingt arpents sur lesquels sont pris les potagers et les communs. Mes chevaux sont au nombre de deux ; bien entendu que je ne compte pas le courtaud de mon valet. Mes équipages se réduisent à quatre chiens de bois, à deux lévriers et à un chien d’arrêt. Encore tout ce luxe de meute, ajouta Athos en souriant, n’est-il pas pour moi.

— Oui, je comprends, dit d’Artagnan, c’est pour le jeune homme, pour Raoul.

Et d’Artagnan regarda Athos avec un sourire involontaire.

— Vous avez deviné, mon ami, dit Athos.

— Et ce jeune homme est votre commensal, votre filleul, votre parent peut-être. Ah ! que vous êtes changé, mon cher Athos !

— Ce jeune homme, répondit Athos avec calme, ce jeune homme, d’Artagnan, est un orphelin que sa mère avait abandonné chez un pauvre curé de campagne ; je l’ai nourri, élevé.

— Eh ! il doit vous être bien attaché ?

— Je crois qu’il m’aime comme si j’étais son père.

— Bien reconnaissant surtout ?

— Oh ! quant à la reconnaissance, dit Athos, elle est réciproque ; je lui dois autant qu’il me doit, et je ne le lui dis pas, à lui, mais je le dis à vous, d’Artagnan, je suis encore son obligé.

— Comment cela ? dit le mousquetaire étonné.

— Eh ! mon Dieu oui ! c’est lui qui a causé en moi le changement que vous voyez ; je me desséchais comme un pauvre arbre isolé qui ne tient en rien sur la terre ; il n’y avait qu’une affection profonde qui pût me faire reprendre racine dans la vie. Une maîtresse ? j’étais trop vieux. Des amis ? je ne vous avais plus là. Eh bien ! cet enfant m’a fait retrouver tout ce que j’avais perdu ; je n’avais plus le courage de vivre pour moi, j’ai vécu pour lui. Les leçons sont beaucoup pour un enfant ; l’exemple vaut mieux. Je lui ai donné l’exemple, d’Artagnan. Les vices que j’avais, je m’en suis corrigé ; les vertus que je n’avais pas, j’ai feint de les avoir. Aussi, je ne crois pas m’abuser, d’Artagnan, mais Raoul est destiné à être un gentilhomme aussi complet qu’il est donné à notre âge appauvri d’en fournir encore.

D’Artagnan regardait Athos avec une admiration croissante ; ils se promenaient sous une allée fraîche et ombreuse, à travers laquelle filtraient obliquement quelques rayons de soleil couchant. Un de ces rayons dorés illuminait le visage d’Athos, et ses yeux semblaient rendre à leur tour ce feu tiède et calme du soir qu’ils recevaient.

L’idée de milady vint se présenter à l’esprit de d’Artagnan.

— Et vous êtes heureux ? dit-il à son ami.

L’œil vigilant d’Athos pénétra jusqu’au fond du cœur de d’Artagnan et sembla y lire sa pensée.

— Aussi heureux qu’il est permis à une créature de Dieu de l’être sur la terre. Mais achevez votre pensée, d’Artagnan, car vous ne me l’avez pas dite toute entière.

— Vous êtes terrible, Athos, et l’on ne vous peut rien cacher, dit d’Artagnan. Eh bien ! oui, je voulais vous demander si vous n’avez pas quelquefois des mouvements inattendus de terreur qui ressemblent…

— À des remords ? continua Athos. J’achève votre phrase, mon ami. Oui et non, je n’ai pas de remords, parce que cette femme, je le crois, méritait la peine qu’elle a subie. Je n’ai pas de remords, parce que si nous l’eussions laissée vivre, elle eût sans aucun doute continué son œuvre de destruction, mais cela ne veut pas dire, ami, que j’aie cette conviction que nous avions le droit de faire ce que nous avons fait. Peut-être tout sang versé veut-il une expiation. Elle a accompli la sienne ; peut-être à notre tour nous reste-t-il à accomplir la nôtre.

— Je l’ai quelquefois pensé comme vous, Athos, dit d’Artagnan.

— Elle avait un fils, cette femme ?

— Oui.

— En avez-vous quelquefois entendu parler ?

— Jamais.

— Il doit avoir vingt-trois ans, murmura Athos ; je pense souvent à ce jeune homme, d’Artagnan !

— C’est étrange ! Et moi je l’avais oublié !

Athos sourit mélancoliquement.

— Et lord de Winter, en avez-vous eu quelque nouvelle ?

— Je sais qu’il était en grande faveur près du roi Charles Ier.

— Il aura suivi sa fortune, qui est mauvaise en ce moment. Tenez, d’Artagnan, continua Athos, cela revient à ce que je vous disais tout à l’heure. Lui, il a laissé couler le sang de Strafford ; le sang appelle le sang. Et la reine ?

— Quelle reine ?

Mme Henriette d’Angleterre, la fille de Henri IV.

— Elle est au Louvre, comme vous savez.

— Oui, où elle manque de tout, n’est-ce pas ? Pendant les grands froids de cet hiver, sa fille malade, m’a-t-on dit, était forcée, faute de bois, de rester couchée. Comprenez-vous cela ? dit Athos en haussant les épaules. La fille de Henri IV grelottant, faute d’un fagot ! Pourquoi n’est-elle pas venue demander l’hospitalité au premier venu de nous au lieu de la demander à Mazarin ? elle n’eût manqué de rien.

— La connaissez-vous donc, Athos ?

— Non, mais ma mère l’a vue enfant. Vous ai-je jamais dit que ma mère avait été dame d’honneur de Marie de Médicis ?

— Jamais. Vous ne dites pas de ces choses-là, vous, Athos.

— Ah ! mon Dieu, si, vous le voyez, reprit Athos ; mais encore faut-il que l’occasion s’en présente.

— Porthos ne l’attendrait pas si patiemment, dit d’Artagnan avec un sourire.

— Chacun sa nature, mon cher d’Artagnan. Porthos a, malgré un peu de vanité, des qualités excellentes. L’avez-vous revu ?

— Je le quitte, il y a cinq jours, dit d’Artagnan.

Et alors il raconta, avec la verve de son humeur gasconne, toutes les magnificences de Porthos en son château de Pierrefonds ; et tout en criblant son ami, il lança deux ou trois flèches à l’adresse de cet excellent M. Mouston.

— J’admire, répliqua Athos en souriant de cette gaîté qui lui rappelait leurs bons jours, que nous ayons autrefois formé au hasard une société d’hommes encore si bien liés les uns aux autres malgré vingt ans de séparation. L’amitié jette des racines bien profondes dans les cœurs honnêtes, d’Artagnan ; croyez-moi, il n’y a que les méchants qui nient l’amitié, parce qu’ils ne la comprennent pas. Et Aramis ?

— Je l’ai vu aussi, dit d’Artagnan, mais il m’a paru froid.

— Ah ! vous avez vu Aramis ? reprit Athos en regardant d’Artagnan avec son œil investigateur. Mais c’est un véritable pèlerinage que vous faites, cher ami, au temple de l’amitié, comme diraient les poètes.

— Mais oui, dit d’Artagnan embarrassé.

— Aramis, vous le savez, continua Athos, est naturellement froid ; puis il est toujours empêché dans des intrigues de femmes.

— Je lui en crois en ce moment une fort compliquée, dit d’Artagnan.

Athos ne répondit pas.

— Il n’est pas curieux, pensa d’Artagnan.

Non seulement Athos ne répondit pas, mais encore il changea la conversation.

— Vous le voyez, dit-il en faisant remarquer à d’Artagnan qu’ils étaient revenus près du château en une heure de promenade ; nous avons quasi fait le tour de mes domaines.

— Tout y est charmant, et surtout tout y sent son gentilhomme, répondit d’Artagnan.

En ce moment on entendit le pas d’un cheval.

— C’est Raoul qui revient, dit Athos, nous allons avoir des nouvelles de la pauvre petite.

En effet le jeune homme reparut à la grille et rentra dans la cour tout couvert de poussière ; puis sauta à bas de son cheval, qu’il remit aux mains d’une espèce de palefrenier, il vint saluer le comte et d’Artagnan avec une politesse respectueuse.

— Monsieur, dit Athos en posant la main sur l’épaule de d’Artagnan, monsieur est le chevalier d’Artagnan dont vous m’avez entendu parler bien souvent, Raoul.

— Monsieur, dit le jeune homme en saluant de nouveau et plus profondément, M. le comte a prononcé votre nom devant moi comme un exemple chaque fois qu’il a eu à citer un gentilhomme intrépide et généreux.

Ce petit compliment ne laissa pas que d’émouvoir d’Artagnan, qui sentit son cœur doucement remué. Il tendit une main à Raoul en lui disant :

— Mon jeune ami, tous les éloges que l’on fait de moi doivent retourner à M. le comte que voici, car il a fait mon éducation en toutes choses, et ce n’est pas sa faute si l’élève a si mal profité. Mais il se rattrapera sur vous, j’en suis sûr. J’aime votre air, Raoul, et votre politesse m’a touché.

Athos fut plus ravi qu’on ne le saurait dire : il regarda d’Artagnan avec reconnaissance, puis attacha sur Raoul un de ces sourires étranges dont les enfants sont fiers lorsqu’ils les saisissent.

— À présent, se dit d’Artagnan, à qui ce jeu muet de physionomie n’avait point échappé, j’en suis certain.

— Eh bien ! dit Athos, j’espère que l’accident n’a pas eu de suites ?

— On ne sait encore rien, Monsieur, et le médecin n’a rien pu dire à cause de l’enflure ; il craint cependant qu’il n’y ait quelque nerf endommagé.

— Et vous n’êtes pas resté plus tard près de Mme de Saint-Remy ?

— J’aurais craint de n’être pas de retour pour l’heure de votre dîner, monsieur, dit Raoul, et par conséquent de vous faire attendre.

En ce moment un petit garçon, moitié paysan, moitié laquais, vint avertir que le souper était servi. Athos conduisit son hôte dans une salle à manger fort simple, mais dont les fenêtres s’ouvraient d’un côté sur le jardin et de l’autre sur une serre où poussaient de magnifiques fleurs. — D’Artagnan jeta les yeux sur le service : la vaisselle était magnifique ; on voyait que c’était de la vieille argenterie de famille. Sur un dressoir était une aiguière d’argent superbe ; d’Artagnan s’arrêta à la regarder.

— Ah ! voilà qui est divinement fait ! dit-il.

— Oui, répondit Athos, c’est un chef-d’œuvre d’un grand artiste florentin, nommé Benvenuto Cellini.

— Et la bataille qu’elle représente ?

— Est celle de Marignan. C’est le moment où l’un de


Le vicomte de Bragelonne



mes ancêtres donne son épée à François Ier, qui vient de briser la sienne. Ce fut à cette occasion qu’Enguerrand de La Fère, mon aïeul, fut fait chevalier de Saint-Michel. En outre, le roi, quinze ans plus tard, car il n’avait pas oublié qu’il avait combattu trois heures encore avec l’épée de son ami Enguerrand sans qu’elle se rompît, lui fit don de cette aiguière et d’une épée que vous avez peut-être vue autrefois chez moi, et qui est aussi un assez beau morceau d’orfévrerie. C’était le temps des géants, dit Athos. Nous sommes des nains, nous autres, à côté de ces hommes-là. Asseyons-nous, d’Artagnan, et soupons. À propos, dit Athos au petit laquais qui venait de servir le potage, appelez Charlot.

L’enfant sortit, et, un instant après, l’homme de service auquel les deux voyageurs s’étaient adressés en arrivant entra.

— Mon cher Charlot, lui dit Athos, je vous recommande particulièrement, pour tout le temps qu’il demeurera ici, Planchet, le laquais de monsieur d’Artagnan. Il aime le bon vin ; vous avez la clef des caves. Il a couché longtemps sur la dure, et ne doit pas détester un bon lit ; veillez encore à cela, je vous prie.

Charlot s’inclina et sortit.

— Charlot est aussi un brave homme, dit le comte, voici dix-huit ans qu’il me sert.

— Vous pensez à tout, dit d’Artagnan, et je vous remercie pour Planchet, mon cher Athos.

Le jeune homme ouvrit de grands yeux à ce nom, et regarda si c’était bien au comte que d’Artagnan parlait.

— Ce nom vous paraît bizarre, n’est-ce pas, Raoul ? dit Athos en souriant. C’était mon nom de guerre, alors que M. d’Artagnan, deux braves amis et moi faisions nos prouesses à La Rochelle sous le défunt cardinal et sous M. de Bassompierre, qui est mort aussi depuis. Monsieur daigne me conserver ce nom d’amitié, et chaque fois que je l’entends, mon cœur est joyeux.

— Ce nom-là était célèbre, dit d’Artagnan, et il eut un jour les honneurs du triomphe.

— Que voulez-vous dire, monsieur ? demanda Raoul avec sa curiosité juvénile.

— Je n’en sais ma foi rien, dit Athos.

— Vous avez oublié le bastion Saint-Gervais, et cette serviette dont trois balles firent un drapeau. J’ai meilleure mémoire que vous, je m’en souviens, et je vais vous raconter cela, jeune homme.

Et il raconta à Raoul toute l’histoire du bastion, comme Athos lui avait raconté celle de son aïeul. À ce récit, le jeune homme crut voir se dérouler un de ces faits d’armes racontés par le Tasse ou l’Arioste, et qui appartiennent aux temps prestigieux de la chevalerie.

— Mais ce que ne vous dit pas d’Artagnan, Raoul, reprit à son tour Athos, c’est qu’il était une des meilleures lames de son temps : jarret de fer, poignet d’acier, coup d’œil sûr et regard brûlant, voilà ce qu’il offrait à son adversaire ; il avait dix-huit ans, trois ans de plus que vous, Raoul, lorsque je le vis à l’œuvre pour la première fois et contre des hommes éprouvés.

— Et M. d’Artagnan fut vainqueur ? dit le jeune homme dont les yeux brillaient pendant cette conversation et semblaient implorer des détails.

— J’en tuai un, je crois, dit d’Artagnan, interrogeant Athos du regard. Quant à l’autre, je le désarmai, ou je le blessai, je ne me le rappelle plus.

— Oui, vous le blessâtes. Oh ! vous étiez un rude athlète !

— Eh ! je n’ai pas encore trop perdu, reprit d’Artagnan avec son petit rire gascon plein de contentement de lui-même, et dernièrement encore…

Un regard d’Athos lui ferma la bouche.

— Je veux que vous sachiez, Raoul, reprit Athos, vous qui vous croyez une fine épée et dont la vanité pourrait souffrir un jour quelque cruelle déception ; je veux que vous sachiez combien est dangereux l’homme qui unit le sang-froid à l’agilité, car jamais je ne pourrais vous en offrir un plus frappant exemple : priez demain monsieur d’Artagnan, s’il n’est pas trop fatigué, de vouloir bien vous donner une leçon.

— Peste ! mon cher Athos, vous êtes cependant un bon maître, surtout sous le rapport des qualités que vous vantez en moi. Tenez aujourd’hui encore, Planchet me parlait de ce fameux duel de l’enclos des Carmes, avec lord de Winter et ses compagnons… Ah ! jeune homme, continua d’Artagnan, il doit y avoir ici quelque part une épée que j’ai souvent appelée la première du royaume.

— Oh ! j’aurai gâté ma main avec cet enfant, dit Athos.

— Il y a des mains qui ne se gâtent jamais, mon cher Athos, dit d’Artagnan, mais qui gâtent beaucoup les autres.

Le jeune homme eût voulu prolonger cette conversation toute la nuit ; mais Athos lui fit observer que leur hôte devait être fatigué et avait besoin de repos. D’Artagnan s’en défendit par politesse, mais Athos insista pour que d’Artagnan prît possession de sa chambre. Raoul y conduisit l’hôte du logis, et, comme Athos pensa qu’il resterait le plus tard possible près de d’Artagnan pour lui faire dire toutes les vaillantises de leur jeune temps, il vint le chercher lui-même un instant après, et ferma cette bonne soirée par une poignée de main bien amicale et un souhait de bonne nuit au mousquetaire.