Texte validé

Vingt mille lieues sous les mers/Partie 2/Chapitre 17

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
J. Hetzel (p. 375-386).
◄  XVI.
XVIII.  ►

CHAPITRE XVII

DU CAP HORN À L’AMAZONE.


Comment étais-je sur la plate-forme, je ne saurais le dire. Peut-être le Canadien m’y avait-il transporté. Mais je respirais, je humais l’air vivifiant de la mer. Mes deux compagnons s’enivraient près de moi de ces fraîches molécules. Les malheureux, trop longtemps privés de nourriture, ne peuvent se jeter inconsidérément sur les premiers aliments qu’on leur présente. Nous, au contraire, nous n’avions pas à nous modérer, nous pouvions aspirer à pleins poumons les atomes de cette atmosphère, et c’était la brise, la brise elle-même qui nous versait cette voluptueuse ivresse !

Je respirais.

« Ah ! faisait Conseil, que c’est bon, l’oxygène ! Que monsieur ne craigne pas de respirer. Il y en a pour tout le monde. »

Quant à Ned Land, il ne parlait pas, mais il ouvrait des mâchoires à effrayer un requin. Et quelles puissantes aspirations ! Le Canadien « tirait » comme un poêle en pleine combustion.

Les forces nous revinrent promptement, et, lorsque je regardai autour de moi, je vis que nous étions seuls sur la plate-forme. Aucun homme de l’équipage. Pas même le capitaine Nemo. Les étranges marins du Nautilus se contentaient de l’air qui circulait à l’intérieur. Aucun n’était venu se délecter en pleine atmosphère.

Les premières paroles que je prononçai furent des paroles de remerciements et de gratitude pour mes deux compagnons. Ned et Conseil avaient prolongé mon existence pendant les dernières heures de cette longue agonie. Toute ma reconnaissance ne pouvait payer trop un tel dévouement.

« Bon ! monsieur le professeur, me répondit Ned Land, cela ne vaut pas la peine d’en parler ! Quel mérite avons-nous eu à cela ? Aucun. Ce n’était qu’une question d’arithmétique. Votre existence valait plus que la nôtre. Donc il fallait la conserver.

— Non, Ned, repondis-je, elle ne valait pas plus. Personne n’est supérieur à un homme généreux et bon, et vous l’êtes !

— C’est bien ! c’est bien ! répétait le Canadien embarrassé.

— Et toi, mon brave Conseil, tu as bien souffert.

— Mais pas trop, pour tout dire à monsieur. Il me manquait bien quelques gorgées d’air, mais je crois que je m’y serais fait. D’ailleurs, je regardais monsieur qui se pâmait et cela ne me donnait pas la moindre envie de respirer. Cela me coupait, comme on dit, le respir… »

Conseil, confus de s’être jeté dans la banalité, n’acheva pas.

« Mes amis, répondis-je vivement ému, nous sommes liés les uns aux autres pour jamais, et vous avez sur moi des droits… — Dont j’abuserai, riposta le Canadien.

— Hein ? fit Conseil.

— Oui, reprit Ned Land, le droit de vous entraîner avec moi, quand je quitterai cet infernal Nautilus.

— Au fait, dit Conseil, allons-nous du bon côté ?

— Oui, répondis-je, puisque nous allons du côté du soleil, et ici le soleil, c’est le nord.

— Sans doute, reprit Ned Land, mais il reste à savoir si nous rallions le Pacifique ou l’Atlantique, c’est-à-dire les mers fréquentées ou désertes. »

À cela je ne pouvais répondre, et je craignais que le capitaine Nemo ne nous ramenât plutôt vers ce vaste Océan qui baigne à la fois les côtes de l’Asie et de l’Amérique. Il compléterait ainsi son tour du monde sous-marin, et reviendrait vers ces mers où le Nautilus trouvait la plus entière indépendance. Mais si nous retournions au Pacifique, loin de toute terre habitée, que devenaient les projets de Ned Land ?

Nous devions, avant peu, être fixés sur ce point important. Le Nautilus marchait rapidement. Le cercle polaire fut bientôt franchi, et le cap mis sur le promontoire de Horn. Nous étions par le travers de la pointe américaine, le 31 mars, à sept heures du soir.

Alors toutes nos souffrances passées étaient oubliées. Le souvenir de cet emprisonnement dans les glaces s’effaçait de notre esprit. Nous ne songions qu’à l’avenir. Le capitaine Nemo ne paraissait plus, ni dans le salon, ni sur la plate-forme. Le point reporté chaque jour sur le planisphère et fait par le second me permettait de relever la direction exacte du Nautilus. Or, ce soir-là, il devint évident, à ma grande satisfaction, que nous revenions au nord par la route de l’Atlantique.

J’appris au Canadien et à Conseil le résultat de mes observations.

« Bonne nouvelle, répondit le Canadien, mais où va le Nautilus ?

— Je ne saurais le dire, Ned.

— Son capitaine voudrait-il, après le pôle sud, affronter le pôle nord, et revenir au Pacifique par le fameux passage du nord-ouest ?

— Il ne faudrait pas l’en défier, répondit Conseil.

— Eh bien, dit le Canadien, nous lui fausserons compagnie auparavant.

— En tout cas, ajouta Conseil, c’est un maître homme que ce capitaine Nemo, et nous ne regretterons pas de l’avoir connu.

— Surtout quand nous l’aurons quitté ! » riposta Ned Land.

Le lendemain, premier avril, lorsque le Nautilus remonta à la surface des flots, quelques minutes avant midi, nous eûmes connaissance d’une côte à l’ouest. C’était la Terre du Feu, à laquelle les premiers navigateurs donnèrent ce nom en voyant les fumées nombreuses qui s’élevaient des huttes indigènes. Cette Terre du Feu forme une vaste agglomération d’îles qui s’étend sur trente lieues de long et quatre-vingts lieues de large, entre 53° et 56° de latitude australe, et 67° 50′ et 77° 15′ de longitude ouest. La côte me parut basse, mais au loin se dressaient de hautes montagnes. Je crus même entrevoir le mont Sarmiento, élevé de deux mille soixante-dix mètres au-dessus du niveau de la mer, bloc pyramidal de schiste, à sommet très-aigu, qui, suivant qu’il est voilé ou dégagé de vapeurs, « annonce le beau ou le mauvais temps, » me dit Ned Land.

« Un fameux baromètre, mon ami.

— Oui, monsieur, un baromètre naturel, qui ne m’a jamais trompé quand je naviguais dans les passes du détroit de Magellan. »

En ce moment, ce pic nous parut nettement découpé sur le fond du ciel. C’était un présage de beau temps. Il se réalisa.

Le Nautilus, rentré sous les eaux, se rapprocha de la côte qu’il prolongea à quelques milles seulement. Par les vitres du salon, je vis de longues lianes, et des fucus gigantesques, ces varechs porte-poires, dont la mer libre du pôle renfermait quelques échantillons ; avec leurs filaments visqueux et polis, ils mesuraient jusqu’à trois cents mètres de longueur ; véritables câbles, plus gros que le pouce, très-résistants, ils servent souvent d’amarres aux navires. Une autre herbe, connue sous le nom de velp, à feuilles longues de quatre pieds, empâtées dans les concrétions coralligènes, tapissait les fonds. Elle servait de nid et de nourriture à des myriades de crustacés et de mollusques, des crabes, des seiches. Là, les phoques et les loutres se livraient à de splendides repas, mélangeant la chair du poisson et les légumes de la mer, suivant la méthode anglaise.

Sur ces fonds gras et luxuriants, le Nautilus passait avec une extrême rapidité. Vers le soir, il se rapprocha de l’archipel des Malouines, dont je pus, le lendemain, reconnaître les âpres sommets. La profondeur de la mer était médiocre. Je pensai donc, non sans raison, que ces deux îles, entourées d’un grand nombre d’îlots, faisaient autrefois partie des terres magellaniques. Les Malouines furent probablement découvertes par le célèbre John Davis, qui leur imposa le nom de Davis-Southern Islands. Plus tard, Richard Hawkins les appela Maiden-Islands, îles de la Vierge. Elles furent ensuite nommées Malouines, au commencement du dix-huitième siècle, par des pêcheurs de Saint-Malo, et enfin Falkland par les Anglais auxquels elles appartiennent aujourd’hui.

Sur ces parages, nos filets rapportèrent de beaux spécimens d’algues, et particulièrement un certain fucus dont les racines étaient chargées de moules qui sont les meilleures du monde. Des oies et des canards s’abattirent par douzaines sur la plate-forme et prirent place bientôt dans les offices du bord. En fait de poissons, j’observai spécialement des osseux appartenant au genre gobie, et surtout des boulerots, longs de deux décimètres, tout parsemés de taches blanchâtres et jaunes.

J’admirai également de nombreuses méduses, et les plus belles du genre, les chrysaores particulières aux mers des Malouines. Tantôt elles figuraient une ombrelle demi-sphérique très lisse, rayée de lignes d’un rouge brun et terminée par douze festons réguliers ; tantôt c’était une corbeille renversée d’où s’échappaient gracieusement de larges feuilles et de longues ramilles rouges. Elles nageaient en agitant leurs quatre bras foliacés et laissaient pendre à la dérive leur opulente chevelure de tentacules. J’aurais voulu conserver quelques échantillons de ces délicats zoophytes ; mais ce ne sont que des nuages, des ombres, des apparences, qui fondent et s’évaporent hors de leur élément natal.

Lorsque les dernières hauteurs des Malouines eurent disparu sous l’horizon, le Nautilus s’immergea entre vingt et vingt-cinq mètres et suivit la côte américaine. Le capitaine Nemo ne se montrait pas.

Jusqu’au 3 avril, nous ne quittâmes pas les parages de la Patagonie, tantôt sous l’Océan, tantôt à sa surface. Le Nautilus dépassa le large estuaire formé par l’embouchure de la Plata, et se trouva, le 4 avril, par le travers de l’Uruguay, mais à cinquante milles au large. Sa direction se maintenait au nord, et il suivait les longues sinuosités de l’Amérique méridionale. Nous avions fait alors seize mille lieues depuis notre embarquement dans les mers du Japon.

Vers onze heures du matin, le tropique du Capricorne fut coupé sur le trente-septième méridien, et nous passâmes au large du cap Frio. Le capitaine Nemo, au grand déplaisir de Ned Land, n’aimait pas le voisinage de ces côtes habitées du Brésil, car il marchait avec une vitesse vertigineuse. Pas un poisson, pas un oiseau, des plus rapides qui soient, ne pouvaient nous suivre, et les curiosités naturelles de ces mers échappèrent à toute observation.

Cette rapidité se soutint pendant plusieurs jours, et le 9 avril, au soir, nous avions connaissance de la pointe la plus orientale de l’Amérique du Sud qui forme le cap San Roque. Mais alors le Nautilus s’écarta de nouveau, et il alla chercher à de plus grandes profondeurs une vallée sous-marine qui se creuse entre ce cap et Sierra Leone sur la côte africaine. Cette vallée se bifurque à la hauteur des Antilles et se termine au nord par une énorme dépression de neuf mille mètres. En cet endroit, la coupe géologique de l’Océan figure jusqu’aux petites Antilles une falaise de six kilomètres, taillée à pic, et, à la hauteur des îles du cap Vert, une autre muraille non moins considérable, qui enferment ainsi tout le continent immergé de l’Atlantide. Le fond de cette immense vallée est accidenté de quelques montagnes qui ménagent de pittoresques aspects à ces fonds sous-marins. J’en parle surtout d’après les cartes manuscrites que contenait la bibliothèque du Nautilus, cartes évidemment dues à la main du capitaine Nemo et levées sur ses observations personnelles.

Pendant deux jours, ces eaux désertes et profondes furent visitées au moyen des plans inclinés. Le Nautilus fournissait de longues bordées diagonales qui le portaient à toutes les hauteurs. Mais le 11 avril, il se releva subitement, et la terre nous réapparut à l’ouvert du fleuve des Amazones, vaste estuaire dont le débit est si considérable qu’il dessale la mer sur un espace de plusieurs lieues.

L’Équateur était coupé. À vingt milles dans l’ouest restaient les Guyanes, une terre française sur laquelle nous eussions trouvé un facile refuge. Mais le vent soufflait en grande brise, et les lames furieuses n’auraient pas permis à un simple canot de les affronter. Ned Land le comprit sans doute, car il ne me parla de rien. De mon côté, je ne fis aucune allusion à ses projets de fuite, car je ne voulais pas le pousser à quelque tentative qui eût infailliblement avorté.

Je me dédommageai facilement de ce retard par d’intéressantes études. Pendant ces deux journées des 11 et 12 avril, le Nautilus ne quitta pas la surface de la mer, et son chalut lui ramena toute une pêche miraculeuse en zoophytes, en poissons et en reptiles.

Quelques zoophytes avaient été dragués par la chaîne des chaluts. C’étaient, pour la plupart, de belles phyctallines, appartenant à la famille des actinidiens, et entre autres espèces, le phyctalis protexta, originaire de cette partie de l’Océan, petit tronc cylindrique, agrémenté de lignes verticales et tacheté de points rouges que couronne un merveilleux épanouissement de tentacules. Quant aux mollusques, ils consistaient en produits que j’avais déjà observés, des turritelles, des olives-porphyres, à lignes régulièrement entrecroisées dont les taches rousses se relevaient vivement sur un fond de chair, des ptérocères fantaisistes, semblables à des scorpions pétrifiés, des hyales translucides, des argonautes, des seiches excellentes à manger, et certaines espèces de calmars, que les naturalistes de l’antiquité classaient parmi les poissons-volants, et qui servent principalement d’appât pour la pêche de la morue.

Des poissons de ces parages que je n’avais pas encore eu l’occasion d’étudier, je notai diverses espèces. Parmi les cartilagineux : des pétromizons-pricka, sortes d’anguilles, longues de quinze pouces, tête verdâtre, nageoires violettes, dos gris bleuâtre, ventre brun argenté semé de taches vives, iris des yeux cerclé d’or, curieux animaux que le courant de l’Amazone avait dû entraîner jusqu’en mer, car ils habitent les eaux douces ; des raies tuberculées, à museau pointu, à queue longue et déliée, armées d’un long aiguillon dentelé ; de petits squales d’un mètre, gris et blanchâtres de peau, dont les dents, disposées sur plusieurs rangs, se recourbent en arrière, et qui sont vulgairement connus sous le nom de pantouffliers ; des lophies-vespertillions, sortes de triangles isocèles rougeâtres, d’un demi-mètre, auxquels les pectorales tiennent par des prolongations charnues qui leur donnent l’aspect de chauves-souris, mais que leur appendice corné, situé près des narines, a fait surnommer licornes de mer ; enfin quelques espèces de balistes, le curassavien dont les flancs pointillés brillent d’une éclatante couleur d’or, et le caprisque violet clair, à nuances chatoyantes comme la gorge d’un pigeon.

Je termine là cette nomenclature un peu sèche, mais très exacte, par la série des poissons osseux que j’observai : passans, appartenant au genre des apléronotes, dont le museau est très-obtus et blanc de neige, le corps peint d’un beau noir, et qui sont munis d’une lanière charnue très-longue et très-déliée ; odontagnathes aiguillonnés, longues sardines de trois décimètres, resplendissant d’un vif éclat argenté ; scombres-guares, pourvus de deux nageoires anales ; centronotes-nègres, à teintes noires, que l’on pêche avec des brandons, longs poissons de deux mètres, à chair grasse, blanche, ferme, qui, frais, ont le goût de l’anguille, et secs, le goût du saumon fumé ; labres demi-rouges, revêtus d’écailles seulement à la base des nageoires dorsales et anales ; chrysoptères, sur lesquels l’or et l’argent mêlent leur éclat à ceux du rubis et de la topaze ; spares-queues-d’or, dont la chair est extrêmement délicate, et que leurs propriétés phosphorescentes trahissent au milieu des eaux ; spares-pobs, à langue fine, à teintes orange ; sciènes-coro à caudales d’or, acanthures-noirauds, anableps de Surinam, etc.

Cet « et coetera » ne saurait empêcher de citer encore un poisson dont Conseil se souviendra longtemps et pour cause.

Un de nos filets avait rapporté une sorte de raie très-aplatie qui, la queue coupée, eût formé un disque parfait et qui pesait une vingtaine de kilogrammes. Elle était blanche en dessous, rougeâtre en dessus, avec de grandes taches rondes d’un bleu foncé et cerclées de noir, très lisse de peau, et terminée par une nageoire bilobée. Étendue sur la plate-forme, elle se débattait, essayait de se retourner par des mouvements convulsifs, et faisait tant d’efforts qu’un dernier soubresaut allait la précipiter à la mer. Mais Conseil, qui tenait à son poisson, se précipita sur lui, et, avant que je ne pusse l’en empêcher, il le saisit à deux mains.

Aussitôt, le voilà renversé, les jambes en l’air, paralysé d’une moitié du corps, et criant :

Aussitôt voilà, Conseil renversé.

« Ah ! mon maître, mon maître ! Venez à moi. »

C’était la première fois que le pauvre garçon ne me parlait pas « à la troisième personne. »

Le Canadien et moi, nous l’avions relevé, nous le frictionnions à bras raccourcis, et quand il reprit ses sens, cet éternel classificateur murmura d’une voix entrecoupée :

« Classe des cartilagineux, ordre des chondroptérygiens, à branchies fixes, sous-ordre des sélaciens, famille des raies, genre des torpilles ! »

— Oui, mon ami, répondis-je, c’est une torpille qui t’a mis dans ce déplorable état.

— Ah ! monsieur peut m’en croire, riposta Conseil, mais je me vengerai de cet animal.

Et comment ?

— En le mangeant. »

Ce qu’il fit le soir même, mais par pure représaille, car franchement c’était coriace.

L’infortuné Conseil s’était attaqué à une torpille de la plus dangereuse espèce, la cumana. Ce bizarre animal, dans un milieu conducteur tel que l’eau, foudroie les poissons à plusieurs mètres de distance, tant est grande la puissance de son organe électrique dont les deux surfaces principales ne mesurent pas moins de vingt-sept pieds carrés.

Le lendemain, 12 avril, pendant la journée, le Nautilus s’approcha de la côte hollandaise, vers l’embouchure du Maroni. Là vivaient en famille plusieurs groupes de lamantins. C’étaient des manates qui, comme le dugong et le stellère, appartiennent à l’ordre des syréniens. Ces beaux animaux, paisibles et inoffensifs, longs de six à sept mètres, devaient peser au moins quatre mille kilogrammes. J’appris à Ned Land et à Conseil que la prévoyante nature avait assigné à ces mammifères un rôle important. Ce sont eux, en effet, qui, comme les phoques, doivent paître les prairies sous-marines et détruire ainsi les agglomérations d’herbes qui obstruent l’embouchure des fleuves tropicaux.

Là vivaient en famille des groupes.

« Et savez-vous, ajoutai-je, ce qui s’est produit, depuis que les hommes ont presque entièrement anéanti ces races utiles ? C’est que les herbes putréfiées ont empoisonné l’air, et l’air empoisonné, c’est la fièvre jaune qui désole ces admirables contrées. Les végétations vénéneuses se sont multipliées sous ces mers torrides, et le mal s’est irrésistiblement développé depuis l’embouchure du Rio de la Plata jusqu’aux Florides ! »

Et s’il faut en croire Toussenel, ce fléau n’est rien encore auprès de celui qui frappera nos descendants, lorsque les mers seront dépeuplées de baleines et de phoques. Alors, encombrées de poulpes, de méduses, de calmars, elles deviendront de vastes foyers d’infection, puisque leurs flots ne posséderont plus « ces vastes estomacs, que Dieu avait chargés d’écumer la surface des mers. »

Cependant, sans dédaigner ces théories, l’équipage du Nautilus s’empara d’une demi-douzaine de manates. Il s’agissait, en effet, d’approvisionner les cambuses d’une chair excellente, supérieure à celle du bœuf et du veau. Cette chasse ne fut pas intéressante. Les manates se laissaient frapper sans se défendre. Plusieurs milliers de kilos de viande, destinée à être séchée, furent emmagasinés à bord.

Ce jour-là, une pêche, singulièrement pratiquée, vint encore accroître les réserves du Nautilus, tant ces mers se montraient giboyeuses. Le chalut avait rapporté dans ses mailles un certain nombre de poissons dont la tête se terminait par une plaque ovale à rebords charnus. C’étaient des échénéïdes, de la troisième famille des malacoptérygiens subbrachiens. Leur disque aplati se compose de lames cartilagineuses transversales mobiles, entre lesquelles l’animal peut opérer le vide, ce qui lui permet d’adhérer aux objets à la façon d’une ventouse.

Le rémora, que j’avais observé dans la Méditerranée, appartient à cette espèce. Mais celui dont il s’agit ici, c’était l’échénéïde ostéochère, particulier à cette mer. Nos marins, à mesure qu’ils les prenaient, les déposaient dans des bailles pleines d’eau.

La pêche terminée, le Nautilus se rapprocha de la côte. En cet endroit, un certain nombre de tortues marines dormaient à la surface des flots. Il eût été difficile de s’emparer de ces précieux reptiles, car le moindre bruit les éveille, et leur solide carapace est à l’épreuve du harpon. Mais l’échénéïde devait opérer cette capture avec une sûreté et une précision extraordinaires. Cet animal, en effet, est un hameçon vivant, qui ferait le bonheur et la fortune du naïf pêcheur à la ligne.

Les hommes du Nautilus attachèrent à la queue de ces poissons un anneau assez large pour ne pas gêner leurs mouvements, et à cet anneau, une longue corde amarrée à bord par l’autre bout.

Les échénéïdes, jetés à la mer, commencèrent aussitôt leur rôle et allèrent se fixer au plastron des tortues. Leur ténacité était telle qu’ils se fussent déchirés plutôt que de lâcher prise. On les halait à bord, et avec eux les tortues auxquelles ils adhéraient.

On prit ainsi plusieurs cacouannes, larges d’un mètre, qui pesaient deux cents kilos. Leur carapace, couverte de plaques cornées grandes, minces, transparentes, brunes, avec mouchetures blanches et jaunes, les rendaient très-précieuses. En outre, elles étaient excellentes au point de vue comestible, ainsi que les tortues franches qui sont d’un goût exquis.

Cette pêche termina notre séjour sur les parages de l’Amazone, et, la nuit venue, le Nautilus regagna la haute mer.