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Visages de Montréal/06

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Texte établi par Les Éditions du Zodiaque (p. 173-200).

Âmes Étrangères.

J’hésite à parler de vous. Votre pudeur anglo-saxonne, je devrais dire votre paralysie sentimentale, se communique à moi. J’aurais peur de formuler sur vous un jugement, basé comme tout jugement humain sur la connaissance que l’on a de soi et l’ignorance où l’on demeure vis-à-vis des autres.

Je vous garde, lorsque vous êtes loin, une tendresse curieusement détachée. Vous présent, dans la même ville que moi, je suis rongée du désir d’entendre au téléphone votre voix, car nos relations, si amicales soient-elles, sont plutôt de cet ordre, chaque sonnerie, parce que je vous sais de retour, semble plus impérative que de coutume. Je me précipite vers le téléphone, c’est-à-dire vers vous : puis il y a une pause comme pour m’affermir dans la froideur que je voulais vous témoigner, en méditant sur ce que je nomme, peut-être à tort, votre indifférence. Mais il se produit le plus souvent un retournement complet. Il y a quelques secondes, j’étais d’une fermeté et d’un détachement absolus vis-à-vis de vous. La sonnerie du téléphone a par sa vibration brisé tous ces fils barbelés. Je ne suis plus que joie badine, le reflet de la vôtre, et là-dessous je ne sais quel détachement amer qui a peut-être sa grandeur.

Votre supériorité sur moi est que vous ne préméditez jamais vos attitudes. Le moment arrive où vous éprouvez l’irrésistible désir d’entendre ma voix et de faire résonner à mon oreille un « Hello ! » clair et joyeux qu’aucune émotion ne voile. Vous suivez votre impulsion et tout est dit. Pourquoi vous en voudrais-je que ce désir ne vous vînt pas à l’heure matinale où vous débarquiez dans la ville et où vous possédait tout entier la préoccupation de gagner votre hôtel, de vous y faire donner la chambre à laquelle vous êtes accoutumé ; puis, la peau luisante et le linge immaculé, de descendre au grill-room, d’examiner d’un coup d’œil la salle pour y découvrir quelque figure de connaissance, de recevoir les salutations du maître d’hôtel qui vous a reconnu, qui ponctue les nouvelles qu’il vous donne de « sir » respectueux et ne vous fait pas l’injure de demander : « Tea or coffee, sir ? »

Cette première journée est entièrement réglée à l’avance. Le soir, votre visage s’épanouira d’aise sous l’abat-jour de la petite table à un seul couvert à laquelle vous serez assis, en songeant aux innombrables rendez-vous auxquels vous fûtes fidèle, aux innombrables transactions que vous aurez entreprises ou conclues, aux futurs voyages que vous aurez, dès cette première journée, amorcés, et à la partie de bridge déjà organisée où vous retrouverez tout à l’heure vos anciens partenaires. Tout votre grand corps en repos, pourtant si droit, exprimera, au moment du dessert, le contentement. Il semble qu’il n’y ait au monde bonheur plus parfait que de fumer une cigarette en écoutant l’orchestre jouer un de vos morceaux favoris, comme s’il eût reconnu votre présence. Cet hôtel vous appartient. Vous pouvez faire comprendre vos désirs d’un signe discret au chef d’orchestre, au gérant, au chasseur, à la vendeuse de cigarettes dont la fine personne se glisse avec aisance parmi les dîneurs. Elle a l’air d’une jeune fille du monde qui offre des fleurs dans une vente de charité. Vous aurez pour elle un mot qui sera en même temps badin et sérieux, familier et distant, protecteur et amical. Elle vous sourira par-dessus son éventaire, mais vous saluera gravement d’un « Good evening, sir ! »

Quel est le secret de l’empire que vous exercez sur cette troupe généralement désinvolte de palace-hôtel ? Non celui de l’argent. Il y a dans cette salle des fortunes auxquelles la vôtre n’est sans doute comparable qu’à une pépite dans un torrent. Non celui de votre personnalité, qu’on ignore. Vous êtes, comme tant d’autres de votre race, celui qui ne se lasse jamais de parcourir le monde ; vous faites partie comme tant d’autres du conseil d’administration d’un certain nombre de compagnies ; ceux-ci vous prennent pour un boursier, ceux-là pour un négociant, quelques-uns pour un ingénieur ; vous avez exploité une mine et dirigé un ranch, et je vous entendis parler du temps où vous entrepreniez la construction d’une voie ferrée, et, à la tête d’une équipe d’aventuriers, traversiez une région inexplorée, portant sur le dos une caisse de dynamite. Vous dormiez dans une cabane de rondins où, les soirs de beuverie, l’ordre se rétablissait à coups de botte ; vous vous nourrissiez de pork and beans, vous portiez la chemise de laine rude à carreaux et tout l’équipement du défricheur, et l’hiver suivant, vous faisiez le gentleman dans une des plus célèbres villégiatures de la Riviera. Vous ne vivez que pour la grande aventure des affaires. Une fois l’une d’elles dans l’engrenage, elle ne vous intéresse plus, si fructueuse soit-elle. Il vous faut le poème et le roman de la nouvelle entreprise, le plaisir de l’engendrer et l’art de la construire. Il vous faut essayer votre pouvoir sur les hommes, leur communiquer votre foi dans le succès et votre amour du risque. Je suppose que c’est de là que vous vient cette autorité dans le clin d’œil et le geste de l’index, qu’ainsi s’explique que le maître d’hôtel chuchote à votre oreille avec tant d’onction, en vous présentant le menu, le nom du plat qu’il recommande, et que la jeune fille aux cigarettes, que vous appelez M’rie, mais qui a les cils, le bleu de l’œil, les dents, les pommettes, le teint, le sourire et l’accent les plus irlandais du monde, se souvient que vous ne fumez que des Virginia.

Ainsi s’explique que la voix que j’ai pour vous répondre au téléphone, lorsque vous trouvez le loisir de m’y appeler, est glissante et superficielle comme une pierre qui ferait des ricochets. Elle tâche de ne pas s’appesantir, d’aller jusqu’au bout de son effort pour être légère. Elle finit par s’enfoncer, mais vous n’en verrez que les bonds de surface. Votre ton à vous ressemble à celui avec lequel vous faites sourire la petite M’rie. Peut-être sa jovialité est-elle forcée. Peut-être vous doutez-vous que je ne souris pas.

Vous avez beaucoup à dire dans cette première conversation. Et ce que vous dites est ordonné comme une colonne de chiffres. J’apprends le nom du bateau qui vous ramena, le nombre de vos engagements depuis votre arrivée, non leur objet, le temps exact que vous passerez en ville, la date de votre départ pour la Nouvelle-Zélande ou la Californie, l’heure à laquelle le taxi sera à ma porte, car ce soir, il paraît que nous dînons ensemble. Par-dessus la petite table à deux que vous avez retenue au Windsor, dans votre coin favori, nous ferons voyager nos propos comme nous le pourrons, avec le bruit de l’orchestre dans une oreille et celui du jet d’eau dans l’autre.

Vous me direz la rencontre que vous fîtes, dans la ville basse, de princes de la finance ou des affaires, la vieille plaisanterie dont ils vous saluèrent, vos visites aux agents de change, la somme que vous rapporta le coup de Bourse d’aujourd’hui, laquelle représente exactement ce que vous perdîtes par le dernier, de sorte que vous voilà rétabli dans votre estime. Ce n’est pas cette somme qui importe, mais la revanche qu’elle vous donne, l’assurance que vous n’avez rien perdu de votre flair ni de votre bonne fortune, et que vous vous rangez toujours parmi ceux qui comptent, ceux de la lutte, du risque, de l’action, de la chance ; la certitude qu’on ne vous a pas relégué « sur l’étagère » et que vous n’êtes pas devenu ce que vous redoutez le plus au monde, an old man.

Je vous écoute, pénétrée, comme si vous me faisiez d’intimes confidences. Ces chiffres m’honorent. Je suis à peu près sûre d’être la seule à qui vous les confieriez. Je triomphe avec vous, je dis doucement : « Good for you ! » Je suis fière de vous. Ce ne sont pas vos histoires que j’entends, c’est un résumé de vous. Quelles que soient vos nouvelles chimères de constructeur fantastique, j’en arrive toujours à la même interprétation, qui est vous. Il y a en vous une soif de réalisations gigantesques. Vous souffrez d’un mal de ce pays, qui est celui de dépasser. Votre cerveau est un building lot sur lequel vous bâtissez et rebâtissez en plus vaste. J’accueille vos grands projets comme de petits enfants partis à l’aventure. Je dis : « Ce sont bien eux ! C’est bien lui ! »

À mon tour, je vous conte mille riens que vous recueillez avec intérêt ; nous reprenons ensemble mes vieux débats, au point où nous les laissâmes, au moment de votre départ, avec les quelques Croquemitaines de mon existence ; nous réglons à leur avantage les affaires embrouillées de mes amies ; je vous mets au courant des dernières prouesses des membres de la colonie française que vous avez rencontrés. Nous ajoutons quelques traits à l’agent commercial ou à l’importateur. Nous achevons de peindre le « major », le docteur, l’artiste qui affluent à chaque saison. Je vous vis toujours muet, courtois et souriant à ces réunions où l’on vous étourdissait les oreilles d’une langue précipitée et inconnue. Vous étiez occupé à surveiller votre cigarette et à avoir l’air d’écouter ces gens que rien ne rapproche de vous et que vous devriez mal connaître. Je suis stupéfiée par votre jugement : il n’en est pas de plus sûr, de plus bref, de plus justifié, de plus modéré en apparence, de plus sévère dans le fond. Les détails ne vous embarrassent point : vous retenez l’ensemble. Vous palpez entre vos mains capables un caractère, vous pesez dans la balance une amitié. Vous regardez jusqu’au fond du cœur les femmes, vous qui vous vantez de les regarder d’une façon détachée et prétendez être « a man’s man ».

Nous n’avons rien dit de nous-mêmes, nous n’avons pas eu à baisser la voix ; nous nous sommes contentés de rapprocher un peu nos visages au-dessus des maigres fleurs de la petite table, pour pouvoir nous comprendre au moment où l’étonnant orchestre abandonnait la musique russe pour un jazz tonitruant. À peine avez-vous murmuré comme pour vous seul qu’il était bon de se trouver encore une fois ensemble, vous et moi… Là-dessus vous vous êtes brusquement levé : l’affiche de danse annonçait un two-step. Vous avez dansé d’un pas d’homme mûr, un peu lourd, étonnamment rythmé. Nous ne disions plus rien : peut-être chacun de nous continuait-il en dedans la conversation et je me demande avec curiosité si nos propos s’harmonisaient aussi bien que tout à l’heure.

Étrange association que la nôtre. Je suis, je suppose, un trait de la ville où vous revenez de loin en loin comme à un port d’attache. Vous seriez aussi mal à l’aise de ne pas me trouver là que de vous apercevoir en arrivant qu’on a démoli votre hôtel. Vous qui vous accommodez fort bien de cette vie de transit perpétuel, dans un changeant décor de pays et de visages, me révélez cependant de loin en loin d’extraordinaires fidélités. Je vous vis faire un détour considérable pour acheter les journaux à votre vendeur habituel, qui n’est par exception ni aveugle, ni béquillard, ni a returned soldier, mais un juif jeune, bouffi et peu rasé, qui tend ses feuilles au bout d’un bras veule et persistant. Je vous vis aussi enfiler une ruelle de blanchisseries chinoises pour vous rendre compte si votre vieux Charlie en pyjama de coton gris, sa natte enroulée autour de sa tête, était toujours là, penché au-dessus de la table à repasser, les joues gonflées d’une eau qu’il vient de happer à même la terrine placée à sa portée, et qu’il va souffler sur le linge avec un bruit de chat en colère… Et cette valise toute meurtrie sous ses étiquettes, et cette fragile tasse de thé que je vous donnai pour la Noël et que vous traînez depuis pas mal de saisons dans vos bagages sans vous en servir jamais, que vous déballez avec une joie émerveillée qu’elle soit intacte… Et ces poèmes d’Omar Khayam dans leur minuscule édition — que je ne vous donnai pas, — que vous portez toujours dans la poche intérieure de votre veston, avec l’inséparable carnet d’adresses. Vous feuilletez souvent celui-ci en ma présence. Vous ne parlez jamais de l’autre, et cependant la couverture de suède aux lettres d’or semble avoir subi bien des maniements. Il est permis de vous taquiner au sujet de la valise, mais il ne faudrait ni plaisanter, ni interroger au sujet d’Omar Khayam.

En somme, il y a entre nous peu d’interrogations. Parfois, dans les moments de silence, nos regards tracent devant eux de longues avenues de perplexité. Nos regards seulement. Nous reprenons des propos où un indiscret ne surprendrait que de la banalité. Ceux qui nous connaissent ne comprendraient pas que je prête l’oreille à des dates, des chiffres, des statistiques avec une attention passionnée, ni que vous suiviez de cet air amusé ou pénétré ce verbiage féminin dans une langue que je vous emprunte, tour à tour balbutiante ou précipitée, vague ou trop précise, pusillanime ou téméraire, qui se bute aussi brusquement qu’elle se lança et qui revêt sans doute quelque chose du complexe sentiment que vous m’inspirez. Je vous apparais dans l’inséparable vêtement de cette langue étrangère qui doit me donner une physionomie aussi fausse que celle que vous prenez quand vous vous appliquez à répéter, d’une voix que je ne reconnais pas, les quelques phrases françaises qui vous servent à vous faire comprendre des douaniers du Havre ou des boutiquiers de la rue de Rivoli. Le tobacconist parisien qui vous entend dire de ce ton flûte : « Allumettes, s’il vous plaît, monsieur ? » en portant la main à votre chapeau, ne se doute pas du tout à quel formidable bonhomme il a affaire.

Est-ce que nous nous doutons, vous et moi, à qui nous avons mutuellement affaire ? Ou bien cette interrogation perpétuelle où je suis vis-à-vis de vous, vous est-elle épargnée quand il s’agit de moi ?… Vous présent, elle m’est assez pénible. Une fois que vous êtes sous d’autres cieux, elle joue son rôle. Elle remplit le vide. Elle change la nature des conversations auxquelles nous avons pris l’habitude de nous borner. Il me plaît de n’avoir jamais fini de prendre vos mesures, de vous examiner sous un certain angle, puis sous un autre, d’apercevoir ce que vous vous efforcez de cacher, la « doublure d’argent », de vous rendre généreusement ce que vous supprimez, de laisser votre personnalité endiguée se répandre en moi. Absent, vous me manquez moins. Nous continuons nos chemins parallèles sans chercher à les faire se rejoindre et s’il arrive que je vous voie en imagination étendre un instant vos longues jambes au coin de mon feu, je ris de l’absurde vision. Vous pourriez tout d’un coup avoir ce tremblement des lèvres, cette palpitation embarrassée du regard qui vous jettent dans une véritable panique, à moins qu’ils ne vous viennent en racontant un de vos projets romancés de business man, et vous ne pourriez recourir à un two-step énergique pour reprendre votre équilibre, ou sortir brusquement de votre poche le carnet d’adresses pour chercher le numéro de téléphone de ces industriels qui ont une « date » avec vous, dans la soirée, au lobby de l’hôtel.


Je suis persuadée, à présent, que notre association durera. Vous parcourez le monde pour revenir, à enjambées égales, vers moi. Vous marquez dans ma vie des divisions profondes, vous la partagez en grandes époques. Vos apparitions ont la fatalité, la soudaineté et aussi la rareté des grands événements, j’allais dire des cataclysmes. Sans les cataclysmes, la rotation du monde serait monotone. Dans les intervalles, je respire, étonnée d’avoir survécu. Je fais mes premiers pas dans la liberté et l’équilibre reconquis. Je songe à me fortifier pour le prochain ébranlement. Il ne me déplaît pas d’être liée à quelque chose de fort, de grand et de fatal. Vous sortez victorieux de la comparaison que j’établis parfois entre le sentiment que vous représentez et celui qui devait être, d’après un bréviaire de jeunesse, si absolu de part et d’autre, en apparence si exquis, en réalité si piètre. Il ne serait plus resté de moi qu’une moitié d’âme. Grâce à vous, j’en demeure une entière. C’est en me heurtant à la vôtre que j’affermis les contours de la mienne. C’est sur votre masse obtuse que je me lime. J’alimente ma lumière pour pénétrer votre ombre. Non que vous m’apparaissiez comme un ténébreux portrait : ténébreux, vous ne l’êtes que par l’énigme que vous demeurez pour moi. En réalité, vous devez présenter peu d’angles, peu de recoins, peu de dédales. Vous ressemblez à une vaste maison d’une seule pièce. C’est quand on essaie d’en faire un appartement moderne à petites chambres qu’on ne vous retrouve plus. C’est quand on cherche à la transformer selon ses goûts, à vouloir y apporter des améliorations pour s’y installer, qu’on se trouve face à face avec vous, l’ombrageux propriétaire. Il faut se contenter de la maison telle qu’elle est. Je reconnais en vous votre pays, je retrouve en vous ses méthodes, sa tranquille et innocente manière d’imposer sa loi.

Toute stabilité de sentiment vous mettrait aussi mal à l’aise qu’une porte fermée à clé, par surprise, derrière vous, ou une chambre où l’on respire avec difficulté. Il vous faut dans la vie sentimentale l’assurance que vous avez toujours au fond de l’âme votre ticket pour une destination inconnue, le pouvoir de fermer votre cœur comme un appartement, ou de terminer une entente spirituelle ainsi qu’un bail. Comme c’est simple ! Quelle griserie sous votre froideur, quelle surexcitation sous votre calme vous tirez de pareille aventure. Le train ou le bateau n’attendent pas, votre valise est faite. Vous n’emportez que l’indispensable. Vous retenez les papiers d’affaires et brûlez les lettres intimes. Vous ne laissez point de vieilles dettes derrière vous. Il n’y a pas de malentendu possible : il est clair que vous partez, que rien ne saurait vous retenir, qu’il serait déplacé et surtout inutile de protester ou de vous en vouloir. Vous excellez à placer les gens devant le fait accompli. Il est de toute évidence que votre intérêt, votre paix d’esprit, on dirait presque votre appétit pour le boire et le manger quotidiens sont de l’autre côté de la mer. Chaque minute du temps qui vous reste a son objet. Ce temps diminue, ce temps s’affaiblit : vous consultez votre montre comme si vous tâtiez un pouls. On choisirait mal son heure de vous demander des comptes au moment où le concierge se présente pour les clés. Vous pressez les préparatifs de départ en homme qui sait le prix du temps, mais non comme celui qui entreprend une première traversée, qui perd la tête, boucle trop tôt ses malles, oublie son passeport, mais songe au mothersill. Vous faites tout avec une élégante maîtrise, même les adieux. Dans le taxi qui nous emporte, vous êtes occupé à compter vos bagages, et il vous semblerait inopportun de presser dans la vôtre une main peut-être désagréablement nerveuse. Vous palpez votre poche pour vous assurer que tout est là : le carnet de chèques, les lettres d’introduction, Omar Khayam. Vous n’avez pas besoin de vous assurer de l’état de votre cœur. Il va bien, votre cœur, il palpite, il est éveillé et coloré comme votre visage d’aujourd’hui ; il est anglais, il a mis ordre à ses affaires, il part en voyage. Il s’en va il ne sait où : vers la mine d’or, le pôle ou la jungle. Il s’en va pour des conquêtes peut-être chimériques ou pour que vous rameniez sur votre épaule de grandes dépouilles. Vous avez hâte d’être dans le meilleur coin du wagon, avec le New-York Herald sur vos genoux, ou de descendre dans votre cabine pour prendre d’un coup d’œil la mesure du compagnon que le hasard vous attribua et accrocher votre casquette à une patère avantageuse. Je ne vous verrai pas sur le pont, au moment du « All aboard ! » à secouer votre mouchoir. C’est bon pour les gares parisiennes, le mouchoir. Mais peut-être, lorsque je ne serai plus, au bout de l’embarcadère déserté battu du vent, qu’une ombre presque indistincte, et que le navire sera prêt à sortir de la passe, découvrirai-je, détachée des autres passagers et regardant dans ma direction, votre silhouette immobile en pardessus bourru aux grandes poches carrées dans lesquelles s’enfoncent délibérément vos mains.

Les autres savent la cause de leur agitation. Vous dédaignez de rechercher celle de la vôtre. Vous l’acceptez comme un état chronique. Vous y faites de loin en loin allusion, avec de l’orgueil et une pointe de regret. Vous dites : « J’étais né de cette manière ! » comme on dirait : « J’ai des dispositions pour le calcul. » Vous êtes né surtout dans une île. Les flots battent votre imagination. Il faut franchir toute exaspérante barrière. Vous trouvez à n’importe quelle situation qui se prolonge une atmosphère de servage. Vous faites le tour d’une personnalité familière comme d’un terrain borné, en frémissant d’impatience et en regardant au loin. Pour vous, ce n’est qu’au loin qu’on se cherche, qu’on se poursuit et qu’on se réalise. Vous transportez avec vous vos habitudes. Elles vous accompagnent comme des amis. Une paire d’haltères au fond de votre malle vous garantit au petit lever le même exercice. Du moment que dans une chambre d’hôtel vous retrouvez votre sac de voyage, qu’importe sous quelle latitude ! En mettant les pieds le soir dans vos babouches pliantes de sleeping-car, vous avez la certitude qu’elles chaussent toujours le même homme, et le plaisir, après tant de chemin, de ne vous être point perdu. On peut toujours se procurer cravates et faux-cols made in England, que ce soit à Melbourne ou à Bombay. Parce que la même exclamation d’impatience vous échappe après une éraflure de rasoir, vous voilà convaincu que vous n’avez pas changé, à l’encontre du paysage qui défile aux vitres du train, de la mer qui bat sous le hublot, de la ville qui se hausse, vous ne savez de combien d’étages, à la fenêtre. Oui, vous êtes né ainsi. Vous dépassez toujours le cadre. Il y a en vous je ne sais quel élément mouvant qui empêchera peut-être, vous disparu, que vous laissiez de marque. Je vous regarde comme si vous étiez atteint d’un mal mystérieux. Vous appartenez au pays que vous n’avez jamais vu, à l’émotion que vous n’avez jamais éprouvée. C’est vers l’inconnu que vous porte votre rêverie. Quel empire entrevoyez-vous dans les lentes spirales de cette cigarette que vous vous attardez à fumer, et pourquoi tout d’un coup la rejetez-vous comme si elle vous brûlait les doigts ?

Un soir, dans cette salle de fêtes dite vénitienne, dont les murs, je ne sais par quel artifice, avaient l’air sous leurs fresques de baigner dans l’eau du Grand Canal et où la musique semblait venir des gondoles qui étaient peintes dessus, je vous vis suivre d’un regard prodigieusement intéressé un couple de danseurs. La femme en robe verte était une Bacchante dont le dos rose étalait jusqu’à la taille sa coulée magnifique. Elle dansait avec le bras en corbeille au-dessus de la tête et au lieu de piétiner sur place comme le voulait à ce moment la mode, fendait la foule d’un mouvement à la fois hardi et harmonieux, entraînant son partenaire aux tempes grises. Il vint un moment où le projecteur s’amusa à la suivre dans la demi-obscurité de l’immense hall. Je reconnus la danseuse héroïque. Je savais qu’elle ne montrait aux réunions de femmes qu’une lourdeur maussade. Le plaisir la transformait, et il n’y avait pas que vous à attacher le regard sur la courbe de son bras, l’ondoiement de sa robe et la passion de mouvement et de liberté que révélait son corps. Vous avez dit avec une nostalgie dans la voix : « Ah ! danser ainsi ! » Ce qui vous attirait était moins la bacchante elle-même que la témérité de sa danse. Votre esprit à vous avait pour les évolutions illimitées le même goût. Vous reconnaissiez, dans sa manière de fouler le sol, votre pas.


Vous avez réussi à vous dérober malgré mes efforts. Je n’ai pu découvrir votre personnalité. Et je crois bien que je demeure aussi indéchiffrable à vos yeux. Curieux destin qui nous refusa de nous comprendre et ne nous permit pas cependant de passer indifférents à côté l’un de l’autre.

Vous voilà aujourd’hui, quoique bien vivant, réduit à l’état de souvenir. Je n’ose essayer de me figurer de quelle manière vous pensez à moi, si je viens encore à vous, de loin en loin, avec un pas, une expression de visage, une voix qui se voudraient assurés. Cela vous appartient : l’image que vous gardez de moi, cette figuration de mon personnage, l’interprétation sans doute fausse, mais tenace, que vous m’avez donnée. Il est possible que je sois aussi une cause de secrète rancœur, je me garde de dire un remords. Vous n’êtes pas de ceux que le remords encombre.

Il faut que vous soyez formidable comme un roc pour que depuis si longtemps je fasse en esprit le tour de vous sans réussir à vous désagréger, à vous ébranler ou à vous diminuer. Ma pensée a beau s’agiter à vos pieds : vous demeurez intact. Elle n’a pas créé la moindre fissure. Je me réjouis qu’il en soit ainsi. J’en éprouve une sécurité secrète. Tout peut bien s’effacer sur le rivage : vous serez là. Je pourrai toujours m’appuyer à vous, avec l’impersonnalité des éléments qui s’appuient, chercher votre ombre, sinon votre substance, qui ne se prête ni ne se laisse pénétrer.

J’en éprouve aussi de l’orgueil… Celui de n’avoir pas plus que vous cédé. Je continue autour de vous mon mouvement de va-et-vient. Je poursuis l’enquête avec la même persistance. Rien n’use la vague. Elle conserve sa silencieuse patience, son ressort protégé par sa profondeur, un rythme qui lui est propre. Il n’y a pas à désespérer : elle se prépare à revenir quand on la croit partie pour toujours.

Ces rapports nous satisfont. Nous eussions été mal à l’aise dans l’amour. Nos séparations et nos rencontres se font comme si elles dépendaient de la fatalité, et il y a entre nous des atomes qui se repoussent autant qu’ils s’attirent. Rien ne s’affaiblit dans nos sentiments. Chaque jour durcit le souvenir d’acier. Chaque jour nous butons l’un contre l’autre. Je vous accueille avec la curiosité que l’on met à ouvrir sa porte à un inconnu. J’ignore ce que vous allez dire. Vos paroles seront toujours neuves. Les nouvelles que vous m’apportez viennent d’un monde étranger qui est vous. Nous demeurons l’un et l’autre intacts : ce que nous nous prêtons n’est que pour une heure. Ensuite chacun retourne à sa solitude.

Vous me manquez peu. Quoique présent dans mon esprit, ayant élu votre place en arrière de je ne sais quoi, qui est sans doute ce formidable vous-même, vous défendant et argumentant, en réalité vous êtes loin, et l’éloignement est un baume. Nous ne devenons irritables l’un pour l’autre que si nous respirons le même air. Car nous sentons alors que nous manquons encore une fois à notre ambition secrète qui est de nous fortifier chacun dans de l’indifférence.

Cet état, qui n’est pas l’amour, résiste autant que lui. S’il y a place, tout en arrière de votre cerveau, à une préoccupation dont vous ne pouvez entièrement vous délivrer, je suis sûre que je la représente. Mon souvenir persiste à se mêler à vos chiffres et à vos bilans. Vous le trouvez tapi à l’endroit où vous vous attendiez le moins à le rencontrer. Un pas léger qui traverse le corridor, à votre porte, vous force à tendre l’oreille ; une voix française qui dit bonjour, ou monsieur, ou oui ou non, dans la rue, vous oblige à vous retourner. Et la première neige qui tombe sur l’arbre devant votre fenêtre vous rappelle que nous fûmes deux à la regarder tomber. Car on ne sait comment le souvenir parvient à s’introduire : on le met dehors par la porte et il rentre par la fenêtre. Il y a quelque chose de comique dans le contraste que présente la forteresse que vous êtes et les fissures par lesquelles vous le laissez se faufiler.

Qu’y a-t-il d’exceptionnel en vous pour que vous ayez survécu ? N’êtes-vous fait que de ce que je vous prête ? N’y a-t-il en vous que moi-même ? Pourquoi votre souvenir est-il le seul à m’arracher un gémissement ?

Nous eussions pu verser dans l’amitié. Mais l’amitié eût été encore une faiblesse, une condescendance. Les amis se regardent redoutablement de près. Ils diminuent à mesure qu’ils se rapprochent. Toute intimité implique une mitoyenneté dangereuse. On entend les résonances de l’âme, les battements du cœur, le souffle du sommeil, les balbutiements du rêve, les gémissements du cauchemar à travers la cloison. On devient témoin des querelles que chacun a avec soi chaque matin, à l’heure où il faut retrouver son énergie, où l’esprit doit revêtir l’homme. Vous ne sauriez être l’ami d’une femme. Cette idée implique pour vous quelque chose d’anormal, de presque impudique. Vous qui êtes un nageur remarquable et pour qui le bain de mer est un sport de choix, détestez le déshabillage en commun sur le sable. De même le laisser aller d’une intimité que ne justifie pas l’amour.

Il y eut entre nous peu de paroles. Celles que nous avons échangées demeurent. Chacune est gravée. Elle se détache sur le jour, l’heure, le moment, la circonstance où elle fut prononcée, avec la netteté d’une inscription. On peut y revenir en secret autant de fois qu’on le désire, sans crainte de la trouver changée. Les vôtres ont votre intonation, vos grands traits, ces muscles longs qui lorsque je vous regarde me font songer à une planche d’anatomie. Elles sont aussi bien habillées que vous. Elles cherchent, sitôt dans mon appartement, le cendrier. Elle refusent le fauteuil : il leur faut pour leurs longues jambes cette haute chaise droite. Elles me taquinent quelquefois, elles me prennent par les épaules, elles ébauchent une caresse brusque et maladroite, elles se cachent toutes chaudes dans mon cou. Elle ont votre souffle.

Il arrive qu’elles soient proférées en public, ce public brillant et cosmopolite que vous aimez, le seul que vous connaissiez, celui qui est d’un autre sang que moi, mais dont je paraissais complice les soirs où vous m’y entraîniez. Je descendais de ma tour. Je me trouvais dans un courant dont les eaux étaient mises en mouvement par des puissantes dynamos appelées argent, vanité, duperies, mais à la surface desquelles roulait l’écume des politesses mondaines. Il fallait admettre que vous étiez là chez vous. Je vous voyais vous détendre. Votre face prenait un épanouissement qu’elle n’avait pas quand vous étiez chez moi, assis sur la haute chaise droite de votre choix, écoutant le tic tac de votre montre. Vous n’aviez plus en ces lieux de contrainte. Vous posiez sur moi un regard d’intimité heureuse. Rien ne vous serrait la gorge. Des voix autour de la vôtre vous rassuraient. Vos confidences se frayaient un chemin parmi les propos étrangers. Il vous fallait, pour faire équilibre à votre massive personne, une foule. Non que vous en prissiez la vulgarité. Je ne sais ce qui vous protège et vous isole. Vous apportez à courir le monde un acharnement qui est une maladie, et je vous vois formant au milieu de sa masse grouillante une tache claire, immobile. Vous ne dissipez que les bords de vous : le fond se garde. Ce n’est qu’une corolle d’homme mûr qui se fripe. Il y a quelque chose en vous sur quoi rien n’a de prise. On dirait que votre peau lisse et dure vous recouvre aussi bien l’âme que le visage. Vous êtes à tous points de vue l’homme de santé magnifique. Vous nagez avec facilité dans toutes les eaux, et ces exercices d’haltères que vous faites chaque matin, à côté d’une fenêtre ouverte aux frimas, je crois que c’est votre résistance morale que vous entretenez par eux. Il y a une telle science dans votre façon de les brandir, une telle persévérance, une telle furie parfois, à droite, à gauche, au-dessus de votre tête, autour de votre ceinture. Que de basses petites plaisanteries disloquées, que de pattes sournoises écrasées, que de polichinelles écartés ! Bravo !

N’est-il pas temps de rentrer chez soi, de rompre ce qui s’enlace autour de nos jambes et de nos épaules, autour de nos visages épanouis jusqu’à l’amollissement : fumées, vapeurs lascives des regards et des bouches, relents des cœurs repus, aigreurs des désirs insatisfaits, et de fuir, la main dans la main, par quelque ruelle déserte, ou de marcher côte à côte dans une avenue où se déverse à cette heure la tranquille limpidité du ciel ? Mais vous avez peur de la ruelle ou de l’avenue où nous ne serions suivis que par nos deux ombres. Vous redoutez l’écho de nos pas, si légers qu’ils se fassent, la résonance de nos voix, quel que soit notre soin mutuel de les maintenir dans la banalité. Vous refusez de voir mon vrai visage. Vous posez sur lui cet insupportable masque : la foule. Vous resserrez votre cœur contre l’émotion ainsi qu’on boutonne son manteau contre le froid. Car l’émotion est un mal physique contre lequel il faut physiquement lutter. La sensibilité pourrait surprendre la créature bien organisée et défendue que vous êtes. Il faut la laisser aux faibles. Vous seriez aussi honteux de vous découvrir sensible que d’être né bec-de-lièvre. Si je vous disais en riant que je vous crois un sentimental, vous rougiriez de mortification. Encore si ce mal s’en tenait à causer un tout petit remous intérieur insoupçonnable du dehors ! Mais qu’il produise chez vous cette étonnante contraction de la lèvre, telle qu’elle s’observe chez les enfants sur le point de pleurer, voilà qui vous est odieux. Il n’y a de salut que dans la fuite. Vous vous vantez de faire vos préparatifs de voyage en quelques minutes, fourrant dans votre sac les choses en paquet, comme si vous écrasiez entre elles des bribes de sentiment. Vous avez soin de vous munir d’une brassée de journaux sur lesquels vous écraserez aussi vos regards, sitôt à votre place réservée du parlor-car.

Quelle marionnette je fais de vous ! Parlor-cars, sleeping-cars, paquebots et hôtels pourris par l’odeur de luxe, où la bête humaine se réfugie, poursuivie par sa propre lassitude ; offices de boursiers, cercles, lieux de ripailles élégantes, grands buildings publics des Pharaons du siècle, bâtis sur le désert des hommes, voilà le cadre où je vous place. Cadre que vous débordez avec vos puissantes épaules, que vous crevez de votre grand visage clair dont les yeux regardent en face. Vous n’êtes là qu’en étranger. Nous formons à notre petite table un îlot. Il n’y a que moi à être surprise de l’étonnante atmosphère. Je suis la seule qu’elle submerge. Je vous vois isolé par la fumée de votre cigarette, l’amusement de votre sourire. Votre voix, au lieu de se perdre, aboutit à l’unique interlocuteur que je représente. Le cercle que nous formons constitue votre home. L’abat-jour de notre lampe met une oasis dans la stérile lumière.

Cela suffit. Vous prenez le duvet du bonheur. Vous n’avez pas besoin d’emporter celui-ci comme une proie. Rien ne reste sur vos mains, ces mains dures, fines, résistantes, auxquelles je ne vis jamais de gants. Quand le gel pique les mieux fourrées, vous enfoncez les vôtres dans vos poches avec un air de dédaigner le superflu, de trouver en vous assez de chaleur. Par ce geste, vous rejetez brusquement une caste, vous trempez vos mains dans le froid, comme ces terrassiers que vous passez en route le matin, qui commencent à picorer la terre glacée du fer de leur pioche. Vos mains ne veulent ni donner ni accepter. Elles puisent à leur propre source. Il serait totalement inutile de chercher à déchiffrer les lignes de leurs paumes. Ce sont des mains qui ne se livrent pas.

Que je cesse de me leurrer et de vous abaisser au rôle de pilier de la maison des plaisirs où je dédaignerais de mettre le pied. S’il vous plaît d’y fréquenter, c’est que vous ne craignez pas d’y laisser quoi que ce soit de vous. Vous êtes de carapace vernissée sous laquelle vous restez parfaitement indemne… Votre goût du monde n’est pas vraiment ce qui nous sépare. Vous avez su vous créer une solitude qui vaut la mienne. Les chemins qui mènent à vous sont aussi détournés, longs et sauvages que ceux que je fréquente, et j’eus souvent l’impression de haies infranchissables dressées autour de votre personne. Et surtout une impression de froid subit. Vous irradiez, quand vous vous sentez en danger, du froid, ainsi que certaines bêtes dégagent pour se défendre une odeur de pestilence. On s’était engagé imprudemment dans votre gaîté, dans votre chaleur, croyant qu’il faisait beau en vous. Et puis, à un détour, on se sent frissonner. On a l’impression qu’on s’est égaré.

L’incompréhension, voilà notre lien, la grande terre où nous nous rencontrons, celle qui ne diminue jamais d’ampleur, où chacun de nous s’aventure à égale distance, avec la sensation d’être dépouillé, exposé de loin aux regards. Il y souffle un vent austère un peu triste et desséchant, qui court au ras du sol. Constater nos dissemblances est une manière de nous retrouver. Nous représentons deux nations d’âmes.