Visages de femmes/02

La bibliothèque libre.
Plon (p. 51-101).

MADEMOISELLE DE ROANNEZ

Qui n’aurait pitié de Charlotte Gouffier de Roannez ? Elle a mené ici-bas une vie de tribulations, mêlée d’un scandale ; elle a enduré de terribles douleurs physiques et des souffrances morales plus poignantes. Aucune épreuve ne lui fut épargnée, pendant les cinquante années de son existence. Puis elle est morte ; et elle était dans son repos, quand on éveilla de nouveau sa mémoire : alors commença le tourment posthume.

Les érudits sont les tourmenteurs, cette fois. Ils se demandent si Pascal ne fut pas amoureux d’elle ; et ils ont organisé tout un roman de Pascal amoureux, où elle a un rôle émouvant. De sorte qu’on ne peut laisser tranquille désormais Charlotte Gouffier de Roannez, âme de malheur, et qui fut à Port-Royal sœur Charlotte de la Passion, et qui mérite de garder dans l’histoire ce nom de supplice.

Elle a passé dans la plus âpre pénitence beaucoup plus d’heures que dans le calme ; et une véritable dérision du sort l’associe pour l’éternité humaine à une aventure d’amour qu’elle a peutêtre ignorée, qui n’a peut-être nulle réalité, qui pourtant marque étrangement son souvenir.

Que d’avanies ! et quel acharnement de la destinée, avant la mort, après la mort ! et quelle mort, sans paix aucune !

On ne sait pas si elle était jolie. Je ne crois pas qu’il existe d’elle un portrait. Toute sa légende se pose sur une ombre.

Elle était née le 13 avril 1633, dans une illustre famille. Son père fut tué dans une bataille, quand elle avait six ans. Pour l’élever, il y eut son grand-père, Louis Gouffier, duc de Roannez, un personnage assez badin, fort dépensier, qui manquait de religion, et sa mère, la marquise de Boissy, « une bonne femme toute simple, qui ne pouvait et ne savait pas même prendre soin de ses enfants ». Elle avait un frère, à peine un peu plus âgé qu’elle, Artus Gouffier de Roannez, l’ami de Pascal.

Saint-Simon raconte qu’elle fut élevée à Port-Royal. Cela parait démenti d’autre part. Dans la lettre qu’elle écrivit, le 21 juillet 1657, à sa tante l’abbesse de Notre-Dame de Soissons, elle affirmait n’avoir eu, avant la précédente année, « aucune pensée pour la maison de Port-Royal ». Elle disait aussi (selon les mémoires du véridique chanoine Godefroi Hermant, docteur en Sorbonne), que le 4 août de la précédente année 1656, quand elle vint à Port-Royal baiser la Sainte Épine, elle fût restée dans cette maison sainte si elle y avait eu quelque connaissance. Elle ne serait donc pas une élève de Port-Royal.

De son enfance et de sa prime jeunesse, nous ignorons à peu près tout ; et nous imaginons, auprès d’une mère qui donna ensuite les signes les plus évidents de la faiblesse et de la niaiserie, une petite fille qui prélude bien tristement aux chagrins de toute sa vie. Négligeons le grand-père : il mourut quand elle avait neuf ans. Et, quant à son frère, nous l’ignorons, comme elle, pendant une vingtaine d’années.

Il nous faut aller, pour connaître un peu Mlle de Roannez, jusqu’au moment où il est probable qu’elle a rencontré Pascal, où il n’est pas tout à fait impossible que Pascal l’ait aimée, mais où il est presque évident qu’elle ne le sut pas. Cela nous mène, beaucoup trop vite, à sa vingtième année.



Or, en 1652, où en est Pascal ?… Et voilà, en effet, Mlle de Roannez : à peine l’approchions nous, et nous devons passer à d’autres ; elle n’a seulement pas une histoire à elle et, en toutes choses, elle est sous la dépendance d’autrui. Pour ainsi dire, elle n’existe point en particulier.

Où en est Pascal, à cette époque où l’on prétend qu’il aima Charlotte Gouffier de Roannez ? Le 4 janvier de celle année 1652, Jacqueline l’a quitté. Elle est allée à Port-Royal. Elle lui a fait dire qu’elle s’en allait ; et il ne l’a pas revue avant qu’elle ne partit. Il lui a fait répondre des « paroles de tendresse ». Il a conçu, de ce départ, un chagrin tel qu’en éprouvent les âmes très violentes, un chagrin d’amitié froissée, de solitude soudaine et de rancune. Il ne va pas se résigner facilement ; et même, il luttera : il disputera sa sœur à Port-Royal qui la lui prend. Cette dispute est pathétique. Elle a duré des mois et justement les mois qui ont précédé l’amour hypothétique — de Pascal pour Mlle de Roannez.

Le commencement, c’est l’acte par lequel Pascal, en échange de la donation de 8 000 livres que lui fera sa sœur Jacqueline, lui assure une rente viagère de 700 livres, pourvu qu’elle n’entre pas en religion. C’est un contrat bizarre, nous l’avons dit. M. Léon Brunschvicg note — et il a raison — que la restriction formulée par Blaise Pascal rend « illusoires et fictives » les garanties données à Jacqueline. Et, en d’autres termes, il faut se demander si ce contrat bizarre n’est pas, disons-le, une grave indélicatesse, disons-le même, une infamie de Pascal.

M. Fortunat Strowski, savant et fin panégyriste de Pascal, ne trouve point ici à l’excuser. Et voici comment il présente la choquante anecdote. Les enfants Pascal étaient accoutumés à vivre assez richement ; les expériences sur le vide et la fabrication de la machine arithmétique avaient coûté cher. M. Pascal le père une fois mort, Pascal, « avec ses habitudes de vie et ses besoins », fut gêné. Or, on lit dans les Pensées : « Les choses qui nous tiennent le plus, comme de cacher son peu de bien… » Bref, il désirait de vivre avec Jacqueline, parce que « leurs ressources unies suffiraient à maintenir leur situation ». S’il la supplie de lui accorder un délai, c’est qu’il espère, en deux ans, rétablir sa fortune, par l’industrie des transports en commun, par l’industrie des machines à calculer, etc. Jacqueline réclamera sa dot : Blaise aura pris ses précautions, en faisant signer à Jacqueline, devant notaire, l’acte de sa renonciation formelle. Donc, M. Fortunat Strowski plaide coupable.

Et ce n’est pas une petite faute qu’on attribue à Blaise Pascal, mais une faute extrêmement laide, une faute de cupidité, une duperie et, en définitive, un vol d’argent.

Ajoutons que Pascal aurait commis cet ingénieux larcin le surlendemain du jour qu’il écrivait aux Perier cette lettre de consolation si chrétienne, de sorte qu’au mois d’octobre 1651 il nous apparaîtrait comme un hypocrite. Hypocrite deux fois, s’il affectait, ainsi qu’on l’a vu, d’être en intime et tendre communion d’idées avec Jacqueline, tandis qu’il ne voulait la garder près de lui que pour garder aussi la communauté de fortune, et s’il tenait ces propos tant chrétiens en préparant une rouerie. Hypocrisie sentimentale et hypocrisie religieuse : il n’y a rien de plus vil, en sus de ce larcin que nous avons indiqué.

Pascal serait-il, à cette date, un vilain homme ? A cette date : et c’est, comme on dit, sa période mondaine. Il aurait conduit la mondanité un peu loin !

Il y a quelques années, on nous l’a présenté, dans les sciences et dans leur pratique, comme un faussaire. Mais il a fallu renoncer à cette accusation. Il faut également abandonner l’accusation du larcin.

Supposons que Pascal ait en tête de voler à Jacqueline ses 8 000 livres tournois. Elle a signé l’acte de donation pure et simple : Pascal possède les 8 000 livres tournois. En échange, il doit à Jacqueline la rente viagère de ce capital et, de par l’acte qu’il a signé, il la lui payera tant que Jacqueline n’aura pas fait profession. S’il tient à l’argent, que désirera-t-il ? L’entrée de Jacqueline au couvent.

Or, ce n’est pas du tout cela que nous le voyons désirer : c’est précisément le contraire. Aux mois de novembre et de décembre, donc après la signature des actes profitables, nous le voyons extrêmement malheureux à l’idée de perdre Jacqueline ; nous le voyons dépenser toute son énergie à résister contre le départ de Jacqueline. Il l’a suppliée de rester auprès de lui ; sans même oser l’interroger, tant il avait peur d’une réponse désolante, il lui a dit comme il comptait la conserver auprès de lui. Elle ne répondait pas : et il devinait bien qu’elle s’en irait. Il n’avait pas de moyens judiciaires pour l’empêcher de partir. Elle pouvait partir et faire profession, malgré sa défense, étant orpheline et âgée de vingt-six ans. Elle lui échappait et il ne savait comment la retenir. C’est alors qu’il imagina, de désespoir, un stratagème. Et ce stratagème a, je l’avoue, les mauvais dehors d’une astuce ; mais il faut, pour l’apprécier, y démêler exactement les intentions.

Afin d’empêcher Jacqueline de le quitter — et non pour chaparder l’argent de Jacqueline — il ôtait à Jacqueline la dot qu’il est d’usage de donner au couvent lorsqu’on fait profession religieuse. Il agissait, mon Dieu, comme ces pères de famille qui, pour empêcher un mariage qui leur déplait, annoncent qu’ils laisseront leur fille sans dot.

Il ôtait à Jacqueline sa dot. Mais allait-il en profiter, lui Pascal ? Non, pas du tout, au cas où le stratagème réussirait : car il devrait alors payer le revenu de la dot à un taux fort élevé, à un taux si élevé que, manquant d’argent (comme on nous le dit) à cette époque, il assumait une charge assez lourde.

Mais le stratagème ne devait pas réussir ? Il pouvait très bien réussir. Et la preuve, c’est qu’avec toute sa ferveur insigne Jacqueline a été sur le point de renoncer à faire profession. Elle fut (et c’est elle-même qui l’écrit) dans l’alternative « de différer sa profession de quatre ans pour retirer son bien de l’engagement où il était, sans même être assurée qu’il pût être entièrement libre » alors, ou bien d’accepter « la confusion d’être reçue gratuitement et de faire cette injustice à la Maison ». Elle hésita ; et, si elle hésita, Pascal avait pu croire qu’elle lui reviendrait. Il la connaissait ; et il savait l’honnête orgueil que n’avait pas détruit en elle l’humilité religieuse : pour employer un mot de lui-même, il « pariait » assez bien. Elle hésita, de la manière la plus cruelle pour son désir du cloitre ; et elle allait refuser la joie de la profession, quand la mère Agnès et M. Singlin, non sans peine et non sans des heures d’insistance, la décidèrent à entrer au couvent sans dot. Persuadée là-dessus, elle supplia qu’on la reçût en qualité de sœur converse, en qualité de servante : et, par son quotidien service de pauvre fille, elle rachèterait la grâce qu’on lui faisait en la recevant gratuitement. Il fallut, pour l’apaiser, une nouvelle et très pressante intervention de la mère Agnès et de M. Singlin. Elle eut sur son visage une « tristesse extraordinaire » ; elle ne pouvait se décider ; elle pleura et sanglota, longtemps, la tête appuyée sur l’épaule de la mère Agnès. Et la mère Agnès lui fut adorablement maternelle, tantôt la dorlotant comme une enfant très malheureuse, tantôt l’avertissant des plus hautes idées de la foi.

Non seulement Jacqueline hésita ; mais aussi M. Singlin balança quelques minutes avant d’arrêter le parti qu’on devait prendre. Je crois que Port-Royal, en recevant Jacqueline sans dot, tint à honneur de montrer son réel désintéressement, de l’opposer, pour l’édification générale, aux mesquineries des gens qui sont engagés dans le monde ; et je crois suffisamment soulignée ainsi la rareté de l’exception qui était faite en faveur de Jacqueline.

Donc, le stratagème de Pascal est plausible : et non seulement il pouvait réussir, mais il a failli réussir.

Donc, la cupidité n’est pas le mobile qui a poussé Pascal à combiner son stratagème. Et il n’a pas commis une malhonnêteté. Port-Royal l’a, dans cette conjoncture, jugé sévèrement : c’est que Port-Royal lui reprochait de mettre obstacle aux grâces que Dieu accordait à Jacqueline ; motifs religieux et, pour le moment, je n’ai en vue que la loyauté laïque de Pascal, son intégrité mondaine. Jacqueline aussi lui adressa des reproches, sans ménagements : du moins ne l’accusa-t-elle pas d’avoir, au moyen de manigances, surpris sa bonne foi. Et quant à son intégrité mondaine, nous en avons pour garants ces Perier, Gilberte et son mari, gens parfaits et qui, en tout cela, ont approuvé Pascal : auraient-ils approuvé un larcin ? Florin Perier n’était pas homme à y souscrire ; et, s’il y avait eu larcin, ne l’aurait-il pas vu ? Allons-nous accuser de sordide avarice ces trois personnes qui, à un moment donné, s’entendirent pour empêcher les charités que Jacqueline préparait à l’occasion de sa vêture ? C’est Jacqueline elle-même qui répond : ils en faisaient eux-mêmes « souvent » de plus « considérables ».

En somme, Pascal, avec l’agrément de sa sœur Gilberte et de son beau-frère, taquinait, tourmentait Jacqueline en vue d’empêcher son entrée au couvent. Les torts qu’il eut, Port-Royal seul est en droit de les critiquer : ce sont des torts religieux ; il préférait au salut de Jacqueline son affectueux désir de la garder. S’il pécha, ce fut par tendresse.

Pour en avoir la certitude, il suffit de lire une lettre que Jacqueline écrivit à son frère le 7 mars 1652, une lettre qu’elle écrivit à sa sœur le 10 mai, le fragment d’un billet que Blaise écrivit à Gilberte le 6 juin, et la relation que Jacqueline composa le 10 juin pour la mère prieure de Port-Royal-des-Champs, sœur Marie-Dorothée de l’Incarnation Le Conte.

Jacqueline, deux mois après son départ, supplie son frère de ne pas s’opposer aux volontés divines. Refuserait-il sa permission, d’ailleurs, elle ne cache pas son projet de passer outre. Elle n’a pas besoin de permission pour prendre le voile ; mais, pour accomplir avec joie cet acte de félicité, elle a besoin de sentir son frère consentant. Elle l’invite à ses « fiançailles », qui se feront, « Dieu aidant, le jour de la Sainte-Trinité ». Elle lui rappelle comme lui-même, autrefois, l’a dirigée vers Dieu, lui a montré qu’on n’allie pas « l’esprit du monde et celui de la piété ». Elle est cérémonieuse, comme il sied à une personne qui a rompu les attaches du monde ; et puis, sans y penser, elle tutoie son frère. Elle lui dit : « J’attends ce témoignage d’amitié de toi principalement. »

Ce n’est pas une affaire d’argent qu’on débat de cette manière ; c’est une affaire de sentiment qui anime ainsi les cœurs.

Cette lettre, Jacqueline la fit porter à Pascal le jour de l’Ascension. Le lendemain, Pascal est allé voir Jacqueline. Il était, dit-elle, « outré » ; il avait « un grand mal de tête que cela lui causait ». Il s’adoucit en la voyant ; et, naguère, il lui demandait un délai de deux années : maintenant il ne la suppliait que d’attendre jusqu’à la Toussaint. Il la vit « ferme à ne pas attendre et assez complaisante néanmoins pour condescendre à lui donner quelque peu de temps pour se pouvoir résoudre ». Alors, il « s’adoucit entièrement » ; il eut « pitié » de la peine qu’il lui faisait. Cependant, il ne se rendait pas encore ; il ne pouvait pas « se résoudre ». Est-ce là un homme cupide et qui prépare un bénéfice de 8 000 livres tournois, ou un homme dont le cœur tendre est déchiré ? Jacqueline ne se sentit point assez forte pour le convaincre. Elle pria M. d’Andilly de le voir et de lui parler. M. d’Andilly l’entreprit avec tant de chaleur et d’adresse qu’il le fit consentir ». Jacqueline ajoute : « De sorte que nous en demeurâmes là qu’il me pria de faire mon possible pour gagner sur moi de différer un temps considérable, et que, si je ne le voulais pas, il aimait autant que ce fût le jour de la Trinité que quinze jours après… Son chagrin n’est-il pas dans tous les mots de ce récit ?

Sœur Jacqueline de Sainte-Euphémie prit l’habit le 26 mai 1652 et fit profession le 5 juin 1653. La veille de ce jour, au parloir de l’abbaye, Pascal, d’accord avec sa sœur Gilberte et son beau-frère, assurait à Port-Royal, non pas les 700 livres de rente qu’il avait jadis consenties à Jacqueline, mais une rente de 1 500 livres, plus une somme de 5 000 livres tournois en deniers comptants, sur laquelle les religieuses lui serviraient une pension viagère de 250 livres. Donc, il a été bien au delà de ses premiers engagements : et il a bataillé, pour son cœur, oui, par le moyen de l’argent, n’ayant pas d’autre moyen ; puis, la partie perdue, il a donné beaucoup plus qu’il ne devait. N’est-il pas, en tout cela, très clair, honnête et malheureux ?

Résumons-nous. Les deux traits de son caractère, à cette époque, les voici. Premièrement, nous n’avons aucun motif de ne pas croire à la sincérité de la lettre « consolative » sur la mort de M. Pascal le père. Il est donc, cette lettre en témoigne, profondément religieux ; même, il l’est avec une étonnante rigueur. Tout en étant profondément et rigoureusement religieux, il n’a pas l’abnégation totale qui donne tout à Dieu, qui ne garde rien pour soi. Le lendemain de la profession de Jacqueline, il écrit à M. Perier : « Ma sœur fit hier profession, jeudi 5 juin 1653. Il m’a été impossible de retarder : MM. de Port-Royal craignaient qu’un petit retardement en apportât un grand et voulaient la hâter par cette raison qu’ils veulent la mettre bientôt dans les charges ; et partant il faut hâter parce qu’il faut qu’elles aient pour cela plusieurs années de profession. Voilà de quoi ils m’ont payé ! Enfin je ne l’ai pu… » Il est, comme disait Jacqueline, « outré » ; il est en grand courroux de douleur.

Second trait de son caractère : il a le cœur tout alarmé de tendresse perdue. Il n’a plus désormais auprès de lui Jacqueline qui était son amie parfaite. Il souffre amèrement, et sans patience, et avec la fougue de son ardente nature ; il souffre de cette vacuité de son cœur.


Eh ! bien, c’est pendant ces mois de terrible détresse qu’il a pu rencontrer, qu’il a dû voir Mlle de Roannez, laquelle eut vingt ans cette année 1653 où Jacqueline disparut.

On aime un être ; et c’est bien véritablement cet être-là qu’on aime. Mais aussi, l’on aime à aimer. L’amour qu’on a perdu vous laisse en état d’inquiétude ; et, la tendresse qui vous reste, l’objet parti, on la posera peut-être sur un autre objet. Ce transport du sentiment n’est pas difficile à entendre : et ainsi va le pauvre cœur des hommes.

Avec tout son génie, et avec toute la violence de son génie, — et, qui sait ? à cause de cette violence même, – Pascal avait le goût très vif d’une tendresse féminine auprès de lui : il l’a prouvé par cet immense attachement qu’il eut à Jacqueline. Gilberte ? Mais Gilberte est mariée, a des enfants : puis ne retournera-t-elle pas à Clermont ? Gilberte n’est pas à lui.

Peut-être a-t-il aimé Charlotte Gouffier de Roannez.

Il était lié avec le frère de cette jeune fille, Artus Gouffier, duc de Roannez. Il demeura quelque temps chez les Roannez, comme l’ami et le conseiller du jeune duc. L’un des érudits qui assurément connaissent le mieux Port-Royal et Pascal et à qui l’on doit les précieux mémoires de Godefroi Hermant, M. Augustin Gazier, ne veut pas que Pascal ait aimé Mlle de Roannez. Je ne dis pas qu’il ait tort. Mais il suppose qu’à cette époque, et jusqu’à la conversion de cette jeune fille, Pascal ne l’a point connue, ne l’a point vue. Il considère que, dans les maisons des grands seigneurs, chaque membre de la famille avait et ses appartements et sa vie séparée. Mais Pascal est de la maison ; j’ai peine à croire qu’il n’ait pas vu la sœur de son ami et qu’il ne l’ait pas vue assez familièrement.

Je ne dis pas qu’il l’ait aimée ; je dis seulement qu’il a pu l’aimer. Et puis j’avoue que, les preuves de cet amour, en somme, nous ne les avons pas. A défaut de preuves, un indice ? Oui, le Discours sur les passions de l’amour ; et voyons s’il y a, dans ce discours, des pensées qui nous renseignent un peu sur cet amour.

Mais, d’abord, — en effet toute certitude ici nous échappe, — le Discours sur les passions de l’amour est-il de Pascal ?

Depuis un bon demi-siècle, on discute à ce propos. La question de Pascal amoureux a émoustillé les pascalisants : Victor Cousin, puis Sainte-Beuve, – Sainte-Beuve encore, lui, n’était pas très sérieux, — mais Ferdinand Brunetière, M. Gazier (un janséniste !), M. Michaut, M. Lanson, M. Brunschvicg. Ceux-là ne croient pas que Pascal ait été amoureux. Mais les partisans de Pascal amoureux s’appellent Faugère, Ernest Havet, Molinier, Ravaisson, Sully-Prudhomme, M. Boutroux, M. Faguet. Vit-on jamais, autour d’un cœur, telle réunion de personnalités éminentes et graves ?… Il est vrai que Sully-Prudhomme fut, en sa jeunesse, un élégiaque. Il est vrai aussi que Ravaisson, délaissant la philosophie, passa beaucoup de temps auprès de la Vénus de Milo. Mais les autres ? Et Victor Cousin brûla d’un amour rétrospectif pour Mme de Longueville. Mais les autres !…

Cousin, qui découvrit le Discours, l’attribua tout de go à Blaise Pascal. « Dès la première phrase, dit-il, je sentis Pascal, et ma conviction s’accrut à mesure que j’avançais… N’est-ce pas là sa manière ardente et altière, tant d’esprit et tant de passion, ce parler si fier et si grand, cet accent que je reconnaitrais entre mille ?… » Ah ! Cousin n’était pas un sceptique ; ou, du moins, ses écrits ne sont pas d’un sceptique. Puisque entre « mille accents » il reconnaîtrait celui de Pascal, il faut que le Discours soit de Pascal, ou dise pourquoi. La conviction de Cousin gagna beaucoup de pascalisants.

Elle ne gagna point Brunetière. Elle ne gagna point M. Giraud, lequel reproche à l’affirmation de Cousin son « impressionnisme ». Les arguments d’ordre « littéraire » ne lui suffisent pas. Il se souvient de tristes aventures. Celle-ci. Un érudit, à la Bibliothèque nationale, remarqua, dans un recueil manuscrit, un panégyrique de saint Thomas d’Aquin, « très beau, très éloquent, tout à fait digne de Bossuet ». Or, on n’ignore guère que Bossuet a prononcé un panégyrique de saint Thomas d’Aquin. Ce panégyrique est perdu : l’érudit de la Bibliothèque nationale crut l’avoir retrouvé. Seulement, le panégyrique qu’il avait découvert est tout au long imprimé dans les œuvres d’un certain Fromentières. Cette anecdote n’est pas pour rendre M. Victor Giraud plus imprudent.

Il note aussi que, pendant près de deux siècles, le Discours fut inconnu complètement, que personne, « ni dans l’entourage de Pascal ni dans le milieu janséniste », n’y fait la moindre allusion, C’est assez frappant. Tout de même, que l’entourage de Pascal et que le milieu janséniste aient négligé un écrit relatif à l’amour, — non pas de Dieu, mais des femmes, — cela ne m’étonne pas beaucoup. Ces gens étaient austères à merveille. Et ils n’avaient pas un culte méticuleux pour chaque ligne que Pascal eût écrite : voir l’édition qu’ils ont donnée des Pensées. Les adversaires de Pascal auraient pu signaler le Discours : sans doute ne le connurent-ils pas, le Discours n’ayant pas été publié.

M. Giraud nous fait observer que tous les autres écrits de Pascal, « même ceux qui furent longtemps perdus, comme son Abrégé de la vie de Jésus-Christ », sont au moins signalés par l’un des anciens fidèles de Pascal. Un abrégé de la vie de Jésus-Christ, certes ! Mais un discours sur les passions de l’amour, non !… M. Giraud nous prie encore de considérer que le Discours est ou serait, dans toute l’œuvre de Pascal, « seul de son espèce ». Mais que le Discours sur les passions de l’amour ne ressemble ni au Mystère de Jésus, ni aux Pensées, ni aux Provinciales, ce n’est pas surprenant. D’autre part, est-il absurde d’imaginer que Pascal, pendant la « période mondaine » de sa vie, ait écrit sur les passions de l’amour ? Non, je crois. Et alors il ne devait pas écrire sur les passions de l’amour comme il a écrit sur le mystère de Jésus.

Le manuscrit qu’a découvert Cousin « attribue » à Pascal le Discours sur les passions de l’amour. Ce manuscrit vient du fonds de Saint-Germain-Gesvres. Cousin conclut de là que « des gens liés avec Port-Royal, qui connaissaient Pascal et sa famille », les bénédictins, attribuaient le Discours à Pascal.

Pas du tout ! réplique M. Giraud, qui, sur ce point, a pleinement raison. Le fonds de Saint-Germain-Gesvres est composé de la riche bibliothèque que Louis Potier, cardinal de Gesvres, légua en 1736 à Saint-Germain-des-Prés. Antérieurement, ce manuscrit avait appartenu à B. H. de Fourcy ; et la mention de Pascal n’est pas due à B.-H. de Fourcy, mais à un copiste anonyme qui travaillait pour lui. Les moines de Saint-Germain ne sont pour rien dans tout cela ; et Victor Cousin ne devait pas leur attribuer une opinion là-dessus.

Balthazar-Henri de Fourcy, né en 1669, fut abbé commendataire de Saint-Wandrille-en-Caux, diocèse de Rouen ; il était docteur en théologie de la faculté de Paris. Il s’intéressait beaucoup aux questions théologiques. Parmi les manuscrits qui proviennent de sa bibliothèque, M. Giraud signale un Traité de la prédestination, par un auteur protestant, des Mélanges sur le jansenisme, la Véritable tradition de l’Église sur la prédestination et la grâce, etc. Bref, il était au moins curieux du jansénisme ; et, s’il a fait copier le Discours sur les passions de l’amour, on peut croire que cet écrit lui était plus précieux pour être de Pascal que pour traiter de l’amour.

Mais il existe un autre manuscrit du Discours. Et cet autre manuscrit n’attribue pas le Discours à Pascal. Cela est-il démonstratif ? Non. Le manuscrit, en effet, qui n’attribue pas le Discours à Pascal ne l’attribue pas non plus à un autre écrivain. Il ne dit pas, il ne donne pas à entendre que le Discours ne soit pas de Pascal. Il ne dit rien, voilà tout.

Ce manuscrit, M. Giraud le déclare meilleur que celui de Cousin. Alors, dit M. Giraud, « ne peut-on pas s’étonner qu’un copiste aussi consciencieux, si réellement le Discours était de Pascal, n’en ait pas été informé et n’en ait pas fait mention » ? — Pas du tout ! La singulière chose, de croire qu’un manuscrit, parce qu’il est bon, doive nécessairement donner le nom de l’auteur, si l’auteur est célèbre !… Notons que M. Giraud se demande si le Discours n’est pas de La Bruyère ou de Saint-Evremond. Alors, en vertu de son principe, comment pourrait-il admettre, sans étonnement, que le manuscrit n’eût pas mentionné La Bruyère ou Saint-Evremond ?

Je crois que le Discours sur les passions de l’amour est de Pascal ; et j’ai, pour le croire, deux raisons.

La première, c’est tout simplement le fait que le manuscrit de Saint-Germain-Gesvres attribue le Discours à Pascal. On lit, à la table des matières : « Discours sur les passions de l’amour, par M. Pascal » ; et, en tête de la copie : « Dis cours sur les passions de l’amour. On l’attribue à M. Pascal. » Or, je sais bien que, la plupart du temps, ces attributions que donnent les manuscrits ne valent pas grand’chose ; et je n’accorderais de principe nul crédit à un copiste qui attribuerait à Pascal un discours sur la prédestination, les jésuites ou la grâce. Je me dirais : — Il a vu le sujet, qui est l’un des sujets habituels de Pascal ; et il n’a pas demandé davantage pour attribuer à Pascal ce discours si bien conforme à la spécialité de cet écrivain.

Mais, ici, ce n’est pas cela. Il n’était pas naturel d’attribuer à Pascal un discours relatif aux passions de l’amour. Le philologue néerlandais Cobet avait formulé, en latin, ce malin précepte de la critique verbale : Lectio difficilior faciliori anteponenda ; « il faut préférer à la leçon plus facile la leçon plus difficile ». Oui ! Car la leçon plus facile a pu venir toute seule sous la plume de ce copiste : la leçon plus difficile, ce copiste ne l’a pas inventée (pourvu qu’elle ait un sens possible et ne soit pas un évident lapsus) ; il a fallu que, pour l’écrire, ce copiste eût quelque motif de le faire. Pareillement, le copiste du manuscrit de Saint-Germain-Gesvres dut avoir un motif d’attribuer, contre la prime vraisemblance, à Pascal ce Discours sur les passions de l’amour. Il n’a pas inventé ce paradoxe ; et je crois que ce paradoxe, qu’il subissait, n’est que l’exacte vérité.

Cet argument me paraîtrait décisif si, pour tout dire, il n’y avait cependant une raison facile, et comme extérieure, d’attribuer à Pascal le Discours. C’est que, dès le commencement du Discours et au premier coup d’œil, on remarque des phrases, ou des bouts de phrases, qui sont bel et bien de Pascal, des Pensées, et qui pouvaient être célèbres dès l’époque où le Discours fut copié, vers la fin du dix-septième siècle.

Exemples. Dans le Discours : « L’homme est né pour penser… » Dans les Pensées : « L’homme est visiblement fait pour penser… »

Dans le Discours : « Il y a deux sortes d’esprits, l’un géométrique, et l’autre que l’on peut appeler de finesse. » Et, dans les Pensées, tout un paragraphe porte ce titre : « Différence entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. » Mais, cette différence, on prétend la trouver dans le Discours des agréments, de Méré : il n’en faut pas davantage pour qu’on se demande si le Discours sur les passions de l’amour ne serait pas de Méré. Seulement, le passage de Méré qu’on nous cite contient peut-être la première idée (et, la première, qu’en sait-on ?) la première idée de cette « différence » : il ne contient pas les mots « esprit de géométrie » et « esprit de finesse », qui sont bien de Pascal et qu’on trouve dans le Discours et les Pensées.

Dans le Discours : « L’homme n’aime pas demeurer avec soi… » Dans les Pensées : « Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos… » Et : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre… » Et tout le développement de cette idée, si profonde et l’une des plus caractéristiques de la vision qu’a eue Pascal de la nature humaine.

Dans le Discours : « La mode même et les pays règlent souvent ce que l’on appelle beauté. » Dans les Pensées : « Comme la mode fait l’agrément, aussi fait-elle la justice.

Dans le Discours : « A mesure que l’on a plus d’esprit, l’on trouve plus de beautés originales. » Dans les Pensées : « A mesure qu’on a plus d’esprit, on trouve qu’il y a plus d’hommes originaux.

Il ne serait pas difficile de citer d’autres passages où le Discours et les Pensées coïncident exactement.

Alors, dira-t-on, le copiste, ayant vu ces analogies frappantes, n’aura pas cherché plus loin et aura conclu, tout de go : — Voilà du Pascal !…

Peut-être. Mais, nous-mêmes, qu’allons-nous conclure ? Car il faut pourtant expliquer, de quelque manière, ces analogies frappantes et qui, en tout état de cause, ne sont pas fortuites.

Eh ! bien, on s’est avisé de croire que le Discours pourrait être, au bout du compte, l’œuvre d’un faussaire. Celui-là aurait essayé de donner à un discours traitant de l’amour le tour de Pascal : cela, pour compromettre Pascal et le montrer sous un aspect, disons, équivoque. Mais le Discours n’est pas du tout scandaleux ; et rien, absolument rien, ne permet de supposer qu’on ait tiré parti de cette extravagante supercherie. Le Discours n’a pas été publié ; il n’a, pour ainsi dire, pas été connu. Cette hypothèse porte tous les signes de l’absurdité.

Puis, on a cru que le discours était l’œuvre quelque « Pascalin » : c’est le nom que donne Bridieu à des disciples de Pascal. Mais voilà un drôle de Pascalin, et comme une sorte de polisson parmi les Pascalins, qui s’amuse, jeu pervers, à laïciser les pensées de Pascal et à les détourner de l’apologie chrétienne vers l’analyse des passions amoureuses. Cette hypothèse porte tous les signes de la plus involontaire plaisanterie.

On ne peut affirmer avec assurance que nul écrit soit de tel auteur, si l’auteur lui-même ne l’a, de son vivant, reconnu, signé. Là encore, on se tromperait, si l’auteur était l’un de nos geais qui se parent de la plume d’autrui. Mais aucun livre non signé n’est aussi probablement de tel auteur que le Discours sur les passions de l’amour est de Pascal. Le Discours est de lui, jusqu’à l’évidence, ou peu s’en faut. Et, dans cette discussion, je n’ai pas invoqué les arguments « littéraires » : ils seraient périlleux, tout seuls ; et ils le seraient de prime abord ; mais appuyés sur d’autres arguments où la sensibilité n’est pour rien, ils conservent quelque valeur et confirment, à mon gré, ce que j’ai dit.

Que trouvons-nous dans le Discours ?

D’abord, une métaphysique de l’amour ; plus exactement, une psychologie de l’amour, mais qui ne se contente pas des constatations que fait le psychologue. Elle dépasse les phénomènes qu’elle observe ; et elle en cherche les principes, au delà des apparences, dans la substance même de l’esprit : aussi l’appelais-je une métaphysique, en abusant un peu du mot, pour indiquer le caractère théorique de la synthèse. L’homme « est né pour penser » ; mais les pensées pures le fatiguent. L’homme ne peut pas demeurer en lui-même ; il faut qu’il sorte de lui même pour échapper à cet ennui qui, chez lui, le tourmente. Il fait en lui, quand il sort de lui même, un grand vide » : alors, il cherche de quoi remplir ce grand vide. Il a le cœur « trop vaste » : et il cherche de quoi remplir ce cœur. C’est la spontanéité première de l’amour.

Admirable idée ! et du même ordre que, dans les Pensées, la théorie du divertissement.

Ainsi, l’amour n’est pas une aventure, un accident, une fatalité, une fantaisie. Il dérive logiquement de la constitution de nos âmes : « nous naissons avec un caractère d’amour dans nos cœurs ». Et il n’est pas un épisode dans la vie. De par l’impossibilité où nous sommes de rester en nous-mêmes, nous avons une « place à remplir dans nos cœurs » : et elle se remplit. C’est l’amour ; et, sous d’autres noms, c’est toujours l’amour : « Dans les choses même où il semble que l’on ait séparé l’amour, il s’y trouve secrètement et en cachette, et il n’est pas possible que l’homme puisse vivre un moment sans cela. »

En d’autres termes, toutes nos passions les plus variées sont les formes différentes de l’amour ; et tout le zèle que nous mettons à toutes choses n’est qu’un zèle d’amour, diversement déguisé, qui se réalise de maintes façons.

Il me semble qu’ici Pascal a fait un retour sur lui-même, qu’il a examiné sa jeunesse, mathématicienne et religieuse, et qu’il s’est senti pareil dans les mathématiques et la religion, naguère, et dans l’amour maintenant. Mathématiques et religion, qui sont les choses d’où l’on a séparé l’amour, l’ont enchanté : elles emplissaient le vide qu’il laissait en son âme, quand (cédant à cet instinct des âmes) il s’en absentait. La religion avec son idéal de sainteté, les mathématiques avec leur idéal d’ambition, étaient pour lui des procédés de divertissement.

Toute la philosophie humaine de Pascal réside dans la théorie psychologique du divertissement, comme la philosophie de La Rochefoucauld réside dans la théorie de l’amour-propre, ou de l’égoïsme. Chronologiquement, la philosophie de Pascal précède la philosophie de La Rochefoucauld ; en logique, elle vient après : elle la suppose et la corrige. Voici ce qu’elle dit, à peu près. L’égoïsme, oui : et si l’homme pouvait demeurer en lui-même, tout irait bien. Mais il ne le peut : l’égoïsme n’est pas satisfait. Il y a, dans l’âme des hommes, cette tendance, l’amour-propre, l’amour de soi. Et, dans l’âme des hommes, il y a aussi une autre tendance, meurtrière de celle-là : et c’est l’amour. Plutôt, ces deux tendances n’en sont qu’une : et c’est l’amour de soi qui se « divertit » et qui prend le change et qui s’annihile ou bien qui se transforme dans l’amour, négation de lui dans laquelle il triomphe. Cet essentiel malaise des âmes, cet instinct de l’individualité meurtrière de soi, Pascal l’a étudiée avec génie. Je ne sais si l’on a jamais plongé si loin dans l’intime secret de la vérité subconsciente. Pascal a découvert les forces primitives de l’esprit ; et il a connu le mode de leur activité, leur instinct : il a créé la dynamique de l’esprit. Auprès de lui, La Rochefoucauld a l’air de décrire seulement les aspects du dehors. Et cette vue de Pascal, si pénétrante, si extraordinaire, le Discours la possède. Cependant, il y a des critiques pour ne pas savoir si le Discours ne serait pas « un jeu d’esprit », une « gageure de salon » !…

L’impossibilité de jamais demeurer en soi, le besoin du divertissement, Pascal dans les Pensées le considérera comme l’un des signes les plus évidents de notre faiblesse et de notre misère. Il y a déjà, si l’on y songe, quelque chose de cette opinion dans le Discours. Mais alors tout le pessimisme de la doctrine est emporté par une joie superbe de l’esprit : cette joie, c’est l’amour.

Tout le Discours, cette grande allégresse l’anime ; et son mouvement, par endroits, va jusqu’à un lyrisme de ton qui n’est pas habituel aux écrivains de cette époque. Pour ne pas s’en être aperçu, comment donc a-t-on lu ce Discours ?

En un temps où l’on avait encore l’art et le soin de ne pas prodiguer les mots, et de garder dans son langage une modeste retenue, et de donner à entendre ce qu’on éprouve plutôt que de l’exhiber avec un gros tumulte verbal, quelle signification saisissante à ces phrases : « Qu’une vie est heureuse, quand elle commence par l’amour et finit par l’ambition ! Si j’avais à en choisir une, je prendrais celle-là… » Et puis : « L’on demande s’il faut aimer. Cela ne se doit pas demander ; on le doit sentir. » Et puis : « L’homme est né pour le plaisir ; il le sent, il n’en faut pas d’autre preuve. » Et puis : « Un rayon d’espérance, si bas que l’on soit, relève aussi haut qu’on était auparavant. C’est quelque fois un jeu auquel les dames se plaisent ; mais quelquefois en faisant semblant d’avoir compassion, elles l’ont tout de bon. Que l’on est heureux quand cela arrive ! » Et puis : « Quand nous aimons, nous paraissons à nous-mêmes tout autres que nous n’étions auparavant ; ainsi nous nous imaginons que tout le monde s’en aperçoit. » Et puis : « Les grandes âmes ne sont pas celles qui aiment le plus souvent ; c’est d’un amour violent que je parle : il faut une inondation de passion pour les ébranler et pour les remplir. Mais, quand elles commencent à aimer, elles aiment beaucoup mieux. »

Voilà des paroles d’amour ; et, si je ne me trompe, voilà des paroles d’amoureux. L’auteur du Discours sur les passions de l’amour ne dissimule pas son moi. Et, s’il est philosophe, s’il a l’esprit fait de telle sorte que le sentiment lui même s’y transfigure en idées, du moins les idées gardent-elles, dans son écrit, l’élan que le sentiment leur a donné. Et, pour qu’on n’ignore pas qu’il sait de par lui ce qu’il énonce, l’auteur du Discours sur les passions de l’amour dit : « L’on écrit souvent des choses que l’on ne prouve qu’en obligeant tout le monde à faire réflexion sur soi-même et à trouver la vérité dont on parle. C’est en cela que consiste la force des preuves de ce que je dis. » L’auteur du Discours sur les passions de l’amour a fait réflexion sur lui-même ; et l’entrain du Discours est celui-là qui exaltait Pascal, un peu de temps, vers 1653.

Voilà un Pascal bien changé ? Certes ! Et, si nous venons de lire la lettre consolative, ce n’est pas seulement l’humeur de l’écrivain qui a changé, passant du chagrin d’hier au bonheur nouveau : ce qui a changé encore, c’est l’ensemble de ses idées. Hier, il rapportait à la volonté divine tout l’émoi que suscitent nos mortelles tribulations et il tournait vers Dieu la vie. Maintenant, toutes choses sont tournées vers la vie. Et il fuyait la vie, il la fuyait en Dieu ; maintenant, il se complaît dans la vie. Il choisit une vie d’amour et d’ambition ; il dit que l’homme est né pour le plaisir ; il demande, pour sa grande âme, une inondation de passion qui l’ébranle et la remplisse.

Quel est-il devenu ? Un impie ? Non.

A la vérité, ce n’est plus en fonction de la foi qu’il ordonne tout le détail de son existence. Mais comme, premièrement, à la façon des positivistes, il séparait les deux domaines de la science et de la croyance, je me figure qu’à l’époque de sa mondanité, il sépare sa vie mondaine et sa religion. C’est de quoi nous le verrons bientôt se convertir.

Il conserve la foi ; et, là-dessus, il n’aura point à se convertir. Le principe de sa philosophie religieuse, — malaise de l’âme seule et son besoin de divertissement, — ce principe est dans l’amoureux Discours.

Mais, au temps du Discours, Pascal a trouvé ce divertissement, l’amour. De là, son allégresse. La trouvaille le ravit, le libère ; et les phrases que j’ai citées sont le chant de sa libération. Il écrit, après avoir noté que l’amour des femmes contente l’homme : « La nature a si bien imprimé cette vérité dans nos âmes que nous trouvons cela tout disposé ; il ne faut point d’art ni d’étude… » Il célèbre le plaisir d’avoir enfin répudié les livres, la méditation, l’attirail de la science et de la théologie… « Il semble que nous ayons une place à remplir dans nos cœurs et qui se remplit effectivement. Mais on le sent mieux qu’on ne peut le dire. Il n’y a que ceux qui savent brouiller et mépriser leurs idées qui ne le voient pas. » Ces derniers mots sont les plus significatifs. Il se souvient du temps où il brouillait et méprisait, comme il dit, ses idées au lieu de se fier aux certitudes spontanées et faciles qui maintenant lui éclairent tout le mystère ; et il a pitié de son erreur, il la dédaigne.

C’est l’époque où Pascal, à trente ans, est l’ami d’Artus Gouffier, duc de Roannez, l’ami de l’intelligent Méré, voire l’ami de ce Miton qui ne vaut pas grand chose. Il a des projets d’industrie, de fortune et de gloire. Il fait, dans les salons élégants, des démonstrations de la machine à calculer. Il envoie la machine à la reine de Suède, avec une orgueilleuse lettre où il compare ces deux souverainetés, celle du savant et celle des rois. Il voyage ; il accompagne le duc de Roannez dans son gouvernement du Poitou. Il joue ; et son Traité du triangle arithmétique, son Traité des ordres numériques sont les œuvres d’un grand mathématicien qui, en outre, est un joueur expert et cherche des combinaisons profitables.

Ses amours ? Eh ! bien, nous ne les connaissons pas à merveille. Cependant, il y a deux petits documents ; et les voici. Dans un château de Fontenay-le-Comte, près de Poitiers, on a trouvé, collés au dos de deux tableaux, des vers qui sont peut-être de Pascal, des vers badins, un peu galants, galants à peine. Puis, dans ses Mémoires sur les grands jours d’Auvergne, Fléchier parle d’une dame qui était « la Sapho du pays » : une poétesse. Et il ajoute : « M. Pascal, qui s’est depuis acquis tant de réputation, et un autre savant étaient continuellement auprès de cette belle savante. » On peut se demander si ce n’est pas à elle que pensait l’auteur du Discours sur les passions de l’amour quand il notait que parfois les dames ont de la compassion et qu’alors on est joliment heureux. On peut se le demander ; il est plus difficile de répondre. Et il pensera peut-être à cette dame encore, plus tard, quand il se plaindra des « horribles attaches » qui le tenaient dans le monde. Peut-être ; et je n’en sais rien.

Mais Charlotte Gouffier de Roannez ? La dissipation de Pascal ne passe-t-elle pas loin de cette jeune fille ? On le dirait ! Pourtant, il y a dans le Discours sur les passions de l’amour plus d’une phrase qu’il est permis de rapporter à elle sans folie et surtout avec beaucoup d’incertitude. On a voulu principalement faire état de ce passage : « L’homme seul est quelque chose d’imparfait ; il faut qu’il trouve un second pour être heureux. Il le cherche le plus souvent dans l’égalité de la condition, à cause que la liberté et que l’occasion de se manifester s’y rencontrent plus aisément. Néanmoins l’on va quelquefois bien au-dessus, et l’on sent le feu s’agrandir, quoique l’on n’ose pas le dire à celle qui l’a causé. Quand on aime une dame sans égalité de condition, l’ambition peut accompagner le commencement de l’amour ; mais en peu de temps il devient le maître. » Assurément, tout cela peut avoir trait à l’amour qu’eût éprouvé Pascal pour Mlle de Roannez. Et les ennemis de cette hypothèse prétendent qu’elle est ridicule, Pascal ne devant pas croire jamais qu’il épouserait une fille de si haute noblesse. Sans doute ! Mais il ne parle pas d’épouser son amour. Il parle d’un amour qui ne doit pas, qui ne saurait se déclarer. Il n’a pas choisi raisonnablement son amour : « On ne délibère pas là-dessus, on y est porté. » Il écrit : « Le plaisir d’aimer sans l’oser dire a ses épines, mais aussi a ses douceurs. Dans quel transport n’est-on point de former toutes ses actions dans la vue de plaire à une personne que l’on estime infiniment ?… Ainsi l’on est heureux… » Il écrit : « En amour, un silence vaut mieux qu’un langage… » Il écrit : « Il n’y a rien de si embarrassant que d’être amant (d’aimer) et de voir quelque chose en sa faveur sans l’oser croire ; l’on est également combattu de l’espérance et de la crainte. Mais enfin la dernière (la crainte) devient victorieuse de l’autre. » Et tout cela peut fort bien se rapporter à un amour très vif et très pur, très timide et ardent, qu’eut, en silence, éprouvé Pascal pour Mlle de Roannez.

Pour l’affirmer ou seulement pour le conjecturer avec un peu d’assurance, il ne manque, après tout, qu’une preuve !… Mais il manque, à vrai dire, le moindre petit commencement d’une preuve. Et c’est dommage !

Charlotte de Roannez avait vingt ans. Voilà tout ce que nous savons d’elle ; et ce n’est rien pour démontrer que l’ait aimée Pascal, ou non.

Car on objecte que les phrases du Discours, avec le respect, la « vénération » semblent indiquer une personne moins jeune. Mais je n’en suis pas du tout frappé. Je n’en sais rien. Je crois que l’hypothèse de cet amour est un peu arbitraire, infiniment fragile, assez jolie ; elle ne me parait pas choquante le moins du monde, à cause de l’extrême déférence que Pascal a observée envers cet amour.

Du reste, cet amour n’est pas, à mon avis, le seul dont il y ait trace dans le Discours. Je crois que l’allusion aux dames compatissantes et qui rendent heureux l’objet de leur compassion signale une autre ou d’autres aventures, qui allèrent à leur achèvement. Mais l’amour silencieux et inspiré par une personne d’inégale condition a succédé aux souvenirs : c’est lui qui, présentement, occupe l’esprit et le cœur de Pascal. Qui l’inspira ? Je ne vois aucune raison de dire que ce ne fut pas Charlotte de Roannez ; aucune raison de dire que ce fut elle.



Cette période « mondaine » est assez courte, dans la vie de Pascal. Le 8 décembre 1654, Jacqueline écrivait à sa sœur Gilberte que leur frère avait, « depuis plus d’un an », le mépris du monde, un « grand mépris » et « un insupportable dégoût de toutes les personnes qui en sont » ; un si grand mépris et un tel dégoût que son « humeur bouillante », dit Jacqueline, l’eût porté à « de grands excès ». Toutefois, et Jacqueline en tirait bon augure, il usait de modération. Sa santé, toujours mauvaise, empirait encore.

Ce grand mépris du monde et cet insupportable dégoût, c’est le besoin du « divertissement », après que le divertissement de l’amour, si plaisant d’abord, essayé avec entrain, n’a pas réussi. Et c’est, en fin de compte, l’ennui.

Ce mot d’ennui, je l’emprunte au vocabulaire de Chateaubriand ; et n’ai-je pas l’air de l’antidater ? Sans doute ; et ce n’est pas pour mener loin le parallèle de ces deux hommes très différents, Pascal et Chateaubriand : mais il y a pourtant quelque analogie entre l’ennui de l’un et l’ennui de l’autre. Ces deux ennuis n’ont pas tourné de même ; et cependant ils se ressemblent : ces deux natures « bouillantes » ne peuvent pas rester en elles-mêmes et il leur faut, pour sortir d’elles-mêmes, une occasion qu’elles cherchent passionnément, la gloire ou la religion, l’art ou l’amour. Pascal et Chateaubriand, l’un et l’autre, ont essayé ces quatre divertissements, dissemblables et qui, malgré leurs dissemblances, tentaient en eux un pareil désir, le désir de ne pas demeurer en soi. C’est la spontanéité vive de leur intelligence et de leur sensibilité.

Puis Chateaubriand et Pascal, en quête du repos hors de chez soi, ne suivirent pas un pareil chemin. Chateaubriand s’établit dans l’amour, l’art et la gloire ; Pascal, dans la religion.

Et, si je mets en parallèle ces quatre objets, ce n’est pas que j’oublie les particularités divines de l’un d’eux. Mais, réservant la grâce dont Pascal fut touché, j’observe dans sa conversion religieuse un « devenir » humain, que seul atteint l’analyse et qui est celui que j’indique.

Plus frivole, Chateaubriand, après avoir méprisé la vanité universelle, trouvait encore à se divertir au moyen des vanités les plus charmantes. Plus violent et plus ardemment désespéré, plus sincère en son désespoir, Pascal n’avait plus aucun refuge parmi nulles vanités.

Il se rendit « à la conduite » de M. Singlin ; Jacqueline s’attendit que ce fût « dans une soumission d’enfant ». D’ailleurs, il résista durant des mois : il y avait en lui de la rébellion qui ne cédait pas. M. Singlin le conseillait ; et aussi Jacqueline. Pascal faisait de longues visites à la sœur Jacqueline de Sainte-Euphémie. Il s’ouvrait à elle ; et elle avait pitié de lui. Il racontait comme il souffrait, comme le monde le possédait encore, et comme sa conscience le tourmentait. Il disait comme il était « dans un grand abandonnement du côté de Dieu » et qu’en dépit de tout il apercevait les grâces que Dieu lui faisait. Jacqueline l’écoutait, avec surprise et avec joie. Elle suivait, de jour en jour, son changement vers Dieu, son approche et sa venue. Et il fut là. Il eut, à Port-Royal-des-Champs, une cellule. De primes à complies, il était assidu aux offices. Toute son a humeur bouillante » passait en prières et en méditations. Il s’étonnait d’avoir vécu dans « l’usage délicieux et criminel du monde » : il se livrait au saint « divertissement » du repentir et de la certitude.



En 1656, un très bon prêtre, M. Le Roi de la Poterie, parent de la mère Angélique, donna aux religieuses de Port-Royal une épine de la Sainte Couronne. Les sœurs de Paris la reçurent avec grande révérence, la placèrent au chœur de leur chapelle et l’adorèrent l’une après l’autre. Puis ce fut le tour des pensionnaires. La maitresse qui les conduisait, de peur qu’elles ne fissent tomber le reliquaire, le leur tendait. Parmi les pensionnaires, il y avait une petite fille qu’on appelait Margot tout simplement, et qui était la fille des Perier, la nièce de Pascal. Elle avait un ulcère lacrymal si terrible qu’il lui rongeait l’os du nez. La maîtresse dit à Margot Perier : « Ma fille, priez pour votre vil. » Et, après la cérémonie, Margot Perier dit à une de ses petites sœurs : « Je pense que je suis guérie. » On l’examina : on ne pouvait plus, dit la mère Angélique, reconnaître auquel de ses yeux avait été le mal. C’est le miracle de la Sainte Épine.

Or, en cette année 1656, Pascal mettait au service de Port-Royal sa dévotion parfaite et son esprit que le monde avait à merveille aiguisé : il écrivait les Provinciales, où il y a de Dieu et du monde, dans un mélange unique et prodigieux.

En cette année 1656, Charlotte Gouffier de Roannez était « fort du monde ». Elle avait vingt trois ans ; et on pensait la marier. La courtisait un marquis d’Alluye, fils aîné du vieux marquis de Sourdis. Un beau parti. Peut-être, dit le chanoine Hermant, cette jeune fille avait-elle eu parfois des pensées vagues et passagères de se faire religieuse : et il me semble légitime de deviner ici, ou d’y soupçonner, l’influence de Pascal. Pascal avait converti le duc de Roannez, frère de cette jeune fille : fût-ce indirectement, et par l’intermédiaire de ce frère, il put agir, et le fit sans doute, sur les pensées de la jeune fille. Mais il s’était éloigné d’elle et de son entourage ; il vivait dans la retraite. Et Charlotte de Roannez était donc « fort du monde ».

Le miracle de la Sainte Épine attirait une grande affluence à Port-Royal. Mme de Boissy et sa fille allèrent à Port-Royal, et d’autant plus que Charlotte de Boissy de Roannez avait mal aux yeux. Elles adorèrent la Sainte Épine et s’en revinrent. Charlotte n’avait pas les yeux guéris ou le cœur transformé.

Elles retournèrent à Port-Royal le 4 août, qui est le jour de Saint-Dominique. Et, en partant, Mlle de Roannez ne pensait pas à Dieu ni à la vie de religion. Mais, un peu plus tard et vers le milieu du chemin, elle sentit que son cœur s’élevait à Dieu ; et elle faisait tout bas une prière un peu étonnée, tremblante, à propos de laquelle il sied de sourire avec attendrissement. Craintive et se méfiant d’elle, déjà pieuse et ne le sachant pas, frissonnante au bord du monde qu’elle quittait sans être sûre de le quitter, elle disait : « Mon Dieu ! si vous vouliez me toucher le cœur pour me faire religieuse et ne servir que vous, j’en serais ravie. Mais donnez-moi, mon Dieu, une grâce si forte que je ne puisse résister et qu’elle m’emporte en religion. Car il m’en faut une comme celle-là : autrement, le monde me retiendra toujours !…

Nous ne connaissions pas cette jeune fille ; et voici que nous la connaissons : elle est charmante. Elle vient de se révéler, soudainement, à la minute ensemble incertaine et décisive où sa destinée lui a fait un signe : et elle a répondu, avec des mots à enchanter les anges dans le ciel. Les seules paroles que nous ayons d’elle sont une prière, où le monde est bien fort encore, où elle a peur de sa faiblesse et où l’on sent l’énergie de la grâce divine parmi les mouvements d’une grâce humaine.

Mlle de Roannez, à Port-Royal où elle arriva tout inquiète, baisa le reliquaire de la Sainte Épine ; et aussitôt un grand désir la prit de quitter le monde à jamais et d’être, à Port-Royal, une religieuse.

Il fallut d’abord s’en retourner : que le chemin de son retour lui fut amer !… Le monde ne s’était-il pas fané derrière elle ?… Puis il fallut qu’elle obtint le consentement de sa mère et de son frère. À peine leur eut-elle confié ses projets, ils l’emmenèrent en Poitou. Elle eut à surmonter les mêmes obstacles que, naguère, Jacqueline. Mais, tout de go, elle refusa M. d’Alluye et, généralement, le mariage.

Quand elle fut en Poitou, Pascal lui écrivit. Et l’on a ces lettres de Pascal, au nombre de neuf, très longues et qui sont, dans l’œuvre de Pascal, admirables et délicieuses. Il suffit de les lire pour ne douter aucunement que Pascal fût lié depuis longtemps avec Mlle de Roannez : le ton l’indique, le ton cérémonieux et tendre, — cérémonieux, certes, selon l’usage qu’on avait alors le goût d’observer ; — et tendre tout de même, on le verra, jusque dans le précepte religieux et la mystique leçon ; tendre, infiniment tendre, jusque dans la sévérité dogmatique.

Il lui dit : « Votre lettre m’a donné une extrême joie. Je vous avoue que je commençais à craindre, ou au moins à m’étonner… » Ce jour là, il lisait un chapitre de saint Marc ; et il pensait à elle, à lui écrire de ce chapitre de saint Marc. Il l’objurgue de quitter le monde ; et il n’a pas les précautions lentes de la mère Agnès ou de M. Singlin : car on ne doit pas « examiner si on a la vocation de sortir du monde, mais seulement si on a la vocation pour y demeurer, comme on ne consulterait point si on est appelé à sortir d’une maison pestiférée ou embrasée »… Ce chapitre de l’évangile, il voudrait le lire avec elle tout entier… Ah ! il sait bien qu’on ne se détache pas sans douleur : quand on suit volontiers celui qui vous entraîne, on ne sent plus son lien ; « mais, quand on commence à résister et à marcher en s’éloignant, on souffre bien ; le lien s’étend et endure toute la violence ; et ce lien est notre propre corps, qui ne se rompt qu’à la mort ». S’il a pitié d’elle, cependant il faut qu’il la brutalise.

Un peu plus tard, il lui écrit : « Je ne crains plus rien pour vous, Dieu merci, et j’ai une espérance admirable. » Comme il subit fortement toutes les péripéties du renoncement qu’elle a tant de peine à consentir !

Il y eut, entre elle et lui, des lettres perdues. Et Pascal voudrait savoir qu’elle a pris cet incident comme il faut. « Il est temps de commencer à juger de ce qui est bon ou mauvais par la volonté de Dieu et non par la nôtre… Si vous avez eu ces sentiments, j’en serai bien content !… » La lettre de Pascal est gaie et comme animée d’une sorte de badinage aimable qui adoucit les rigueurs de la spiritualité. Mlle de Roannez s’est plainte de ce que Pascal, écrivant au duc de Roannez, n’eût rien dit pour elle… « Je ne vous sépare point, vous deux, et je songe sans cesse à l’un et à l’autre. Vous voyez bien que mes autres lettres, et encore celle-ci, vous regardent assez. En vérité, je ne puis m’empêcher de vous dire que je voudrais être infaillible dans mes jugements : vous me seriez pas mal, si cela était ! » Et, quelques jours après : « Je commence à m’accoutumer à vous et à la grâce que Dieu vous fait ; et néanmoins je vous avoue qu’elle [m’] est toujours nouvelle, comme elle est toujours nouvelle en effet. » Il y a, dans tous ces mots et dans le tour des phrases, la familiarité d’un maître qui gouverne une conscience ; et il la gouverne sans faiblesse, mais avec quelle attentive prédilection ! N’éprouve-t-il pas un secret plaisir — secret et qui se voit pourtant — à pouvoir être désormais si familier, maintenant qu’il a, vis-à-vis d’elle, cette lointaine autorité que Dieu lui donne ? Car il est loin, vers Dieu. Mais, pour que soit, à son cœur, plus suave en même temps qu’il sera moins périlleux, son zèle, il se souvient du monde ; et il écrit : « On ne quitterait jamais les plaisirs du monde pour embrasser la croix de Jésus-Christ, si on ne trouvait plus de douceur dans le mépris, dans la pauvreté, le dénûment et le rebut des hommes que dans les délices de péché… » Il suffit de ces mots pour qu’on sente combien ce cœur est tendre.

Les écrivains qui ont inventé les amours de Pascal et de Mlle de Roannez abusent de ces lettres et nous font un Pascal très romantique, jaloux et qui, n’ayant pu conquérir la femme qu’il aimait, l’arrache au monde et la consacre à Dieu. J’ai horreur de cette hypothèse inconvenante et que rien ne confirme.

Seulement, et bien que sans preuve qui impose une évidence nette, si nous assemblons avec timidité, avec sagesse, les détails de sentiment que nous avons cru apercevoir dans le Discours et dans ces lettres de Pascal, nous pouvons sans imprudence excessive et, en tout cas, sans grossièreté offensante, imaginer ceci. Pascal, au temps de sa vie mondaine et quand il habitait l’hôtel de Roannez, aurait aimé en parfait silence, en pureté parfaite et en parfaite déférence, cette jeune fille d’une condition qui ne lui permettait pas de prétendre à l’épouser. Dans le Discours sur les passions de l’amour, il n’est pas question d’elle uniquement ; mais il serait question d’elle aussi : elle aurait inspiré, après les autres amours, plus violentes, cet amour qui s’amuse de ses délicatesses, de ses ferveurs cachées, de ses chimères que la raison domine. Et puis Pascal s’est converti ; et puis, plus tard, la jeune fille aussi tourne vers Dieu. L’ancien amour est devenu cette amitié sainte, où subsiste le souvenir que rien ne tache.

Pascal, cette année 1656, est tout à la composition des Provinciales, où il y a l’esprit de Dieu et l’esprit du monde.

Pascal est plus occupé que jamais ; et il note, une fois, qu’il a « peu de temps ». Mais il pense à une âme qu’il a aimée et de laquelle il pourrait dire, comme naguère Jacqueline de Gilberte : « Dieu sait que j’aime plus ma sœur que je ne faisais lorsque nous étions tous deux du monde… » Il pense à une âme en qui germent les ferments de religion qu’il y a lui — même peut-être mis. Et, pour aider cette âme à se dégager, à venir dans le port de tout repos et de toute joie, il dépensera toute son activité persuasive, heureux de parler et content enfin, « content » comme il le dit, — et content d’aimer en Dieu, avec toute la liberté enfin permise, l’être qu’il n’osait point aimer : — son amour, que le monde lui ôtait, Dieu le lui donne !…

Non, Mlle de Roannez, qui a reçu ces lettres de Pascal, ne lui était pas indifférente.

Les Roannez revinrent à Paris, au commencement de l’année 1657. Mlle de Roannez indiqua son ferme propos d’entrer bientôt en religion ; et son frère lui imposa (comme jadis Pascal à Jacqueline) un délai ; et sa mère (comme avait jadis fait M. Pascal le père) donna ordre à un petit laquais adroit et fidèle de ne pas la perdre de vue.

Mais, un jour, Mme de Boissy, le duc et Mlle de Roannez allèrent à l’église Saint-Merry, leur paroisse, entendre le sermon. Mlle de Roannez s’éloigna censément pour dire une prière dans la chapelle du Saint-Sacrement. Une personne de piété, Mlle Vallée, l’attendait à la porte de l’église, avec un carrosse. Elle choisit un moment où on négligeait de l’épier ; elle se leva de sa place ; elle se sauva et s’enferma dans le couvent de Port-Royal.

C’est ainsi que Mlle de Roannez devint sœur Charlotte de la Passion. Et, les premiers jours, la toile des chemises, qui était dure, lui meurtrissait les bras et les épaules.

Mme de Boissy et le duc de Roannez vinrent à Port-Royal la demander : mais elle refusa de les accompagner. Mme de Boissy, alors, se retira au couvent de Malnoue, près de Paris, où elle avait une sœur abbesse. Et elle eût probablement laissé tranquille sœur Charlotte de la Passion. Les ennemis de Port-Royal l’excitèrent différemment. Ils répandirent le bruit que cette jeune fille était entrée au couvent contre son gré, que les religieuses l’avaient ravie à sa famille ; et, par l’entremise du P. Annat, ils obtinrent contre elle une lettre de cachet.

L’exempt se présenta. Mais la lettre de cachet portait que Mlle de Roannez fût remise aux mains de sa mère. Mme de Boissy n’étant pas là, Mlle de Roannez, habile et en pleine bataille, excipa de ce vice de forme : et l’exempt fut éconduit.

Dans cette résistance si décidée qu’elle fait, à la porte de son couvent, sœur Charlotte de la Passion a certainement derrière elle, pour la conseiller, tout Port-Royal. Mais elle résiste ; et quelle n’est pas sa résolution ferme, auprès de l’indécision de la précédente année ! Ces vocations religieuses ne sont pas seulement le dégoût du monde ; elles ne sont pas seulement négatives : il y a en elles un élément positif et qu’il faut appeler la grâce plutôt que d’en méconnaître la qualité singulière.

Pour empêcher l’entrée de Mlle de Roannez à Port-Royal, maintes initiatives se coalisèrent ; et Mme de Boissy ne fut pas la plus remuante. Mais on lança contre elle sa tante l’abbesse de Notre-Dame de Soissons et une sœur qu’elle avait, religieuse au couvent de Soissons. Mlle de Roannez ne céda point aux remontrances. On a des lettres d’elle, lettres douces, déférantes[sic] et obstinées. Elle ne se fâche point ; elle marque sa volonté ; elle plaide, avec une vivacité ingénieuse, la cause de son salut. A sa tante l’abbesse et à sa mère, elle affirme et elle répète que sa conversion n’est due « à aucune personne au monde qui lui en ait donné les premiers mouvements », mais « à la pure miséricorde de Dieu ». Telle est, à ce propos, son insistance que, sans mettre en doute la bonne foi de sœur Charlotte de la Passion, nous devinons qu’elle répond à un reproche qui, au delà d’elle, vise le maitre de sa conscience : et n’est-ce point Pascal ? C’est à lui qu’en voulaient (et naturellement), à cette époque des Provinciales, les jésuites, lesquels menaient toute l’affaire. Nous savons qu’une partie de la correspondance échangée par Mlle de Roannez et Pascal avait été perdue, et non pas (comme il arrive) pour tout le monde. Pascal, dès le mois de décembre 1656, prévoyait « bien des peines » et, disait-il, pour lui. Je crois que toute la machination qui fut organisée contre la sœur Charlotte de la Passion était dirigée contre Pascal, et que la saur Charlotte le comprit à merveille, et qu’elle en eut un grand chagrin, et que c’est à cause de ce chagrin qu’elle prétendit n’avoir subi nulle influence, hors celle de Dieu miséricordieux.

Toujours est-il qu’au mois de novembre l’exempt royal, qui était déjà venu au mois de juillet, se présenta de nouveau, avec une lettre de cachet, cette fois, en bonne et due forme. Il n’y avait qu’à céder. Ce fut un enlèvement, par ordre du roi. Sœur Charlotte de la Passion quitta le monastère ; et il nous est facile d’imaginer son déplaisir.

Auprès de sa mère un peu sotte et sans doute affectueuse, mais elle séparée de sa mère autant que de tout le monde, elle vécut en religieuse. Ainsi Jacqueline, autrefois.

Pascal ne l’abandonna point. Comme il avait été pour quelque chose dans sa vocation et peut être aussi pour quelque chose dans les tribulations récentes de sa destinée, il continua de lui écrire, et probablement de la voir, et en tout cas de la diriger. Nous avons, pour le savoir, cette courte phrase du Recueil d’Utrecht : « Tant que M. Pascal vécut, il lui fut d’un grand secours par la confiance qu’elle avait en lui. »

Mais la santé de Pascal déclinait. Puis, en l’année 1661, mourut « la personne qu’il aimait le plus », sœur Jacqueline de Sainte-Euphémie.

Quand il apprit cette mort, il dit seulement : « Dieu nous fasse la grâce d’aussi bien mourir ! » Puis, l’année suivante, le dix-neuvième d’août, à une heure du matin, comme il avait trente-neuf ans et deux mois, il mourut. Il venait de dire : « Que Dieu ne m’abandonne jamais ! » Ce furent ses derniers mots.

Mlle de Roannez alors était à jamais seule dans la vie. Elle conserva, autant qu’elle le put, des relations avec Port-Royal. Même, en 1664, pour s’être mêlée des affaires de cette maison persécutée, un ordre du roi l’exila en Poitou. Son frère obtint qu’elle fût pardonnée, étant malade. Ensuite, que se passa-t-il ? Les événements, nous les connaissons. Ce qui nous échappe à demi, c’est l’âme tourmentée qui, lassitude ou futilité nouvelle, se prêta aux événements. L’année 1667, elle épousa M. de La Feuillade, qui avait, dans les armées du roi, le grade de lieutenant général. Moyennant 400 000 livres, M. de La Feuillade achetait au duc Artus de Roannez son duché. Le duc de Roannez allait ainsi payer les dettes de sa famille et, sans entrer dans les ordres, porter « une manière d’habit religieux », se cacher et mourir dans la dévotion. Ce La Feuillade est le célèbre flagorneur du roi ; il fit une belle carrière et laissa la renommée d’un imbécile.

Or, avant de quitter Port-Royal, sœur Charlotte de la Passion avait solennellement fait vœu de chasteté. Pendant les premières années de son retour au monde, elle exigea qu’on ne lui parlât point de mariage. Le curé de Saint-Merry l’interrogea : elle répondit qu’elle avait réellement fait ce vœu en toute connaissance et liberté, de sorte que nulle puissance ecclésiastique n’avait l’autorité de l’en remettre. Et puis, dit Saint-Simon, « le temps et les manèges la changèrent » ; elle vint à souhaiter de s’affranchir, elle consulta et obtint de Rome une dispense pour se marier… « Mon Dieu, donnez-moi une grâce si forte que je n’y puisse résister… Il m’en faut une comme celle-là : autrement, le monde me retiendra toujours !… » Se souvint-elle de sa prière ancienne ? et accusa-t-elle la grâce de n’avoir pas été assez forte ?

Pauvre petite, à l’âme incertaine ! Et, pour guinder à la sainteté une telle âme, si mobile, ne fallait-il pas le soutien d’une énergie amicale et voisine ?… Quand Pascal fut mort, qui était l’énergie de son âme, tout alla, pour elle, à vau-l’eau.

Elle épousa M. de La Feuillade. Mais, peu de temps après, elle fut assaillie de scrupules : ses vœux, qu’elle avait rompus, la torturèrent de remords. On se montra, dans le monde, narquois sans doute et méprisant ; à Port-Royal, extrêmement dur. M. Arnauld, qui n’était pas impitoyable mais qui avait une idée rigoureuse des engagements qu’on a pris envers Dieu, écrivait à Mme Perier : « La fainéantise, l’amour des ajustements, le désir d’être flattée, l’attache des compagnies qu’elle avait reconnues elle-même lui être dangereuses l’ont précipitée dans cet état… » Quel état ? Le scandale, disait M. Arnauld. Le chanoine Hermant, plus indulgent, se contente de dire « que l’air du monde est contagieux et qu’une tendre piété est une plante bien faible quand elle cesse d’être arrosée par de saintes instructions et affermie par la conduite de personnes plus fortes et plus avancées dans la vertu ».

Mais il sembla que Dieu était du parti de Port-Royal et châtiait sa créature infidèle. Le premier enfant de Mme de La Feuillade mourut devant qu’on pût lui donner le baptême ; le second fut un fils « tout contrefait par les jambes » ; la troisième, une fille qui demeura naine jusqu’à sa douzième année, sans croître du tout, et qui mourut de mort subite à dix-neuf ans ; le quatrième, M. le duc de La Feuillade, qui vécut, et vécut fort mal.

Mme de La Feuillade eut à endurer des maladies extraordinaires et à subir des opérations affreuses. Elle disait : « Je suis heureuse de ce que Dieu m’envoie à souffrir ; cela me fait espérer qu’il veut recevoir ma pénitence ! » Quand les chirurgiens la martyrisaient, ils lui trouvaient un air de jubilation.

Elle avait un cancer au sein, de sorte que, jusqu’au dernier jour, on la taillada et coupa. Le 13 février 1683, une femme à son service lui annonça qu’elle était perdue sans ressource. Elle commanda qu’on ôtât de sa chambre les ornements et les tableaux, qu’on jetât au feu son portrait ; elle voulut que sa chambre fût une cellule. Quand vint le curé de sa paroisse, elle le supplia de l’appeler : « Ma sœur ! » Mais il le lui refusa. Elle léguait à Port-Royal 3 000 livres pour qu’on y entretînt une sœur converse, laquelle tiendrait la place qu’elle avait vouée et prierait à son intention. Puis elle demanda que son cœur fût porté à Port-Royal-des-Champs. Mais on le lui refusa. Elle fit couper ses cheveux et commanda qu’on les brûlât incontinent, de sorte qu’ils ne servissent pas au péché après sa mort. Et enfin Dieu permit qu’elle mourût.

C’est à peu près tout ce que nous savons de Charlotte Gouffier de Roannez, que Pascal a peut-être aimée. Et, afin que règne un dernier mystère sur elle et sa destinée, nous ignorons le visage qu’elle avait et la beauté qu’elle a maudite.