Visages de la vie et de la mort/La vieille (2e version)

La bibliothèque libre.
Édition Privée (p. 107-112).


LA VIEILLE


Deuxième version.


J’AVAIS été très occupé cette veille de Noël et il était près de huit heures lorsque j’entrai dans le petit restaurant italien du boulevard Saint-Laurent où j’allais souper chaque soir. La salle était presque déserte lorsque j’y pénétrai, la plupart des clients étant déjà partis pour retourner chez eux. Dans le moment, je ne vis que le vieux surnommé saint Joseph par les habitués parce que, travaillant dans les fleurs artificielles et allant souvent en porter à quelque client après son repas, il arrivait tenant à la main un long bouquet multicolore de roses en papier ce qui lui donnait une vague ressemblance avec le portrait du charpentier Joseph que l’on voit sur les images de piété et sur les chromolithographies accrochées au mur dans les familles. J’étais affamé et après un bref bonjour à saint Joseph, je fis honneur au spaghetti, au rizotto et au gorgonzola que m’apporta la souriante Dorina, la petite bonne de l’établissement. J’étais à prendre mon café lorsque j’aperçus, assis à une autre table, un peu plus loin, mon ami le peintre-poète Paul Rebec. Je l’observai un moment, car c’était une figure extrêmement intéressante. Il lisait un vieux livre tout en fumant un très long et mince cigare italien dont il secouait parfois la cendre dans sa soucoupe. Devant lui était une bouteille de chianti et un verre, vides tous deux. Il lisait, et ses épaisses lèvres rouges qui révélaient un tempérament voluptueux, laissaient s’envoler des jets de fumée qui s’élevaient en capricieuses volutes. J’avais deviné que le volume vieilli et usé qu’il tenait à la main était les œuvres du poète latin Horace, volume qui ne le quittait jamais et qu’il relisait pour la centième fois au moins. Sa tête aux traits réguliers, avec son large front, sa barbe noire et son abondante chevelure bouclée, avait un grand air de noblesse. L’on sentait que la pensée habitait ce cerveau. C’était un artiste et un poète. J’allai à lui. Avant de fermer son livre, il voulut me lire ses deux pièces favorites : Ad Dellium et Carpe Diem.

— C’est toute la philosophie de la vie, déclara-t-il en mettant le bouquin dans sa poche.

— Oui, répondis-je en regardant en même temps une jeune italienne accoudée à une table non loin de nous et qui semblait plongée dans une profonde rêverie. Sa jolie figure blonde était très agréable à voir et son attitude gracieuse au possible. Elle faisait songer aux statuettes de Tanagra et c’était un joie précieuse que de voir l’harmonie qu’il y avait dans sa pose et dans toute sa personne. Plusieurs fois déjà, je lui avais parlé et elle m’inspirait une vive sympathie. Elle dut avoir l’intuition que je la regardais, car elle leva soudain la tête. Tournant ses yeux gris, très doux, dans ma direction, sa figure perdit sa gravité et s’illumina d’un sourire.

Carpe diem, fit le peintre-poète qui avait suivi mon regard et aperçu le sourire. Profitez de l’occasion.

Il se tut, pensif un moment, puis :

— Je vais vous raconter une aventure qui m’est arrivée un soir comme celui-ci, une veille de Noël, fit-il. J’étais arrivé depuis six mois de Paris où j’avais étudié la peinture pendant quatre ans. Je m’étais loué, rue Panet, un atelier qui était en même temps mon logement. Souvent le soir, après une promenade, il m’arrivait d’arrêter à un petit restaurant, rue Ontario et de manger un plat de fèves au lard. Le service était fait par une vieille femme d’environ soixante ans, aux cheveux absolument blancs, mais ayant des yeux encore très jeunes et le teint coloré. Quelques fois, lorsque les clients n’étaient pas nombreux, que l’ouvrage ne pressait pas, nous causions. À plusieurs reprises, elle m’avait demandé ce que je faisais, quel était mon métier. Je lui avais répondu que je faisais de la peinture, des tableaux, des paysages, mais comme elle ne paraissait pas comprendre clairement ce que c’était, que ces explications étaient trop vagues pour elle, je lui avais dit que je faisais des portraits, ce qui était vrai aussi, car j’avais fait celui de mon père et celui d’un ami. Ce soir-là donc, j’entrai encore dans le restaurant où elle apportait aux clients les plats de haricots, les pâtés au mouton et la sauce aux tomates. Comme nous échangions quelques phrases après qu’elle eut déposé le plat de fèves devant moi, le désir me vint là, violent, brutal, de tenir dans mes bras cette vieille femme à cheveux blancs. J’avais vingt-quatre ans. On est ainsi parfois quand on est jeune. Je lui demandai à quelle heure finissait son travail.

— À minuit, répondit-elle.

Il était onze heures et j’habitais à dix minutes de là.

— J’aimerais bien ça, faire votre portrait, lui dis-je, et si vous étiez bien gentille, vous viendriez à mon atelier. Il y a longtemps que je voulais vous le demander, mais je n’osais.

— Faire mon portrait, fit-elle en riant, mais je suis bien trop vieille pour cela. Ce serait perdre votre temps. Faites celui d’une belle jeune fille.

Elle parlait ainsi, mais je sentais là un manège bien féminin.

— C’est votre portrait que je veux faire, déclarai-je d’un ton emphatique.

— Vous avez de bien étranges caprices, déclara-t-elle.

— Tenez, il est onze heures, fis-je, en lui désignant la pendule dans le fond de la salle. Je viendrai vous chercher à minuit. C’est entendu ?

— Attendez-moi plutôt à la porte, car autrement, les gens pourraient jaser.

Je sortis, courus chez moi et jetai une chaudière de charbon dans la petite fournaise de mon atelier. Je voulais que la pièce fut confortable pour tout à l’heure. J’avalai ensuite un généreux verre de rhum et je me sentis toutes les audaces. À chaque instant, je regardais l’heure. À minuit moins cinq, je faisais les cent pas devant le petit restaurant. Des clients en sortaient, de pauvres hères qui, comme réveillon de Noël, s’étaient payé un plat de fèves ou un pâté au mouton arrosé de sauce aux tomates. Je m’attendrissais sur ces vies médiocres, laides, sans joie, sur ces vies monotones, souvent solitaires. Ce n’était pas là vivre. C’était exister en marge de la vie.

Je n’eus pas à m’attrister longtemps sur le pitoyable sort des clients de la pauvre salle à manger car je vis bientôt sortir, coiffée d’un ancien chapeau à plumes et enveloppée d’un manteau qui avait connu de plus beaux jours la femme que j’attendais. Ainsi vêtue, elle paraissait plus âgée que lorsque je la voyais en robe bleue et en tablier blanc dans la salle. Mais, à cette heure-ci, qu’importaient quelques années de plus ou de moins ? Je lui pris le bras et l’entraînai.

— C’est tout près, lui dis-je. Quatre ou cinq rues seulement.

Il faisait un froid sec et le ciel d’un bleu sombre était tout constellé de scintillantes étoiles. De chaque côté de la rue, étaient des demeures aux fenêtres sombres, des maisons silencieuses. Nous allions. Je me sentais le cœur en joie. Je bavardais sans trop savoir ce que je disais. J’entraînais ma compagne, la serrant étroitement près de moi.

— Nous voici arrivés, dis-je, en mettant le clef dans la serrure de mon logis. J’entrai le premier afin de faire de la lumière. Tout de suite, sous prétexte de la faire se réchauffer, je servis à ma visiteuse un copieux verre de rhum, puis je commençai à lui montrer des études de nu que j’avais faites à Paris. Je sortis ensuite des planches anatomiques venant d’un étudiant en médecine de mes amis qui me les avait abandonnées lorsqu’il avait été admis dans la profession. La femme regardait mes dessins puis les planches sans faire de remarques. Elle m’écoutait complaisamment, se demandant où je voulais en venir. Alors, laissant les images, je me mis à lui parler de personnages de la Bible, de Booz et de Ruth, de David et de Bethsabé. Je bafouillais, ne sachant que dire ni que faire. Souriante, l’air un peu ahurie et un peu fatiguée, mon amie m’écoutait toujours. Soudain, au milieu d’une phrase, renonçant à tout ce ridicule et inutile verbiage, je saisis par les épaules la vieille femme à cheveux blancs, la poussai durement sur le canapé qui me servait de couche et la possédai avec emportement…

Mon accès de fièvre calmé, lorsque je fus revenu à moi et que je vis cette ancienne à tête blanche, la jupe en désordre sur mon lit, lorsque je réalisai ce que j’avais fait, je fus saisi d’une honte indicible, inexprimable. Je n’osais envisager cette créature que j’avais violentée. J’avais tellement honte que j’aurais voulu que la terre s’entr’ouvrit pour m’engloutir, me cacher. Éperdu, je me jetai à genoux devant cette maternelle figure, lui demandant pardon. Alors, pendant qu’un bon sourire éclairait son visage encadré de cheveux blancs, elle me releva, me pressa dans ses bras et, avec un accent d’émotion dans la voix, m’embrassa en disant :

— Jeune homme, quand vous aurez mon âge, vous serez bien aise de trouver une fille de vingt ans dans votre lit.