Vision d’Hébal (RDDM)

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VISION
D’HÉBAL, CHEF D’UN CLAN ÉCOSSAIS,
ÉPISODE TIRÉ DE LA VILLE DES EXPIATIONS.

M. Ballanche, en détachant cet épisode du grand poème dans lequel il est encadré, a voulu jeter sa solution des destinées humaines au milieu des solutions diverses qui s’essaient de toutes parts ; il a voulu, sous une forme vivante, donner un résumé de sa doctrine, l’exposer en raccourci, mais vivement, aux yeux de tous, en regard des doctrines contradictoires qui se disputent l’avenir ; il a cru faire, à propos de ces graves questions sur lesquelles l’attente est unanime, un opuscule de circonstance, une brochure philosophique ; et il a fait cela, comme toujours, sous la forme d’un chant plein de beauté, sur le ton d’un oracle harmonieux.

Un Écossais, sujet à des accidens nerveux particuliers, et doué de seconde vue, s’était accoutumé, dès l’enfance, à vivre d’une double vie ; il vivait comme nous tous, de la vie vulgaire, individuelle, de la vie des intérêts, des appétits, du bon sens, de la raison ; puis, dans certains momens d’absence, il passait outre, il s’élevait au-delà ; sa vie individuelle s’exaltait, s’épandait, se divinisait, s’assimilait à la vie universelle ; le centre de son petit monde gravitait vers le centre du grand monde, tendait à s’y confondre, n’y atteignait pas tout-à-fait, car Hébal aurait été Dieu, mais s’en approchait étonnamment et au-delà de toutes les limites appréciables. Dans une situation si extraordinaire, tout ce qui touchait dans l’avenir ou dans le passé les destinées humaines, retentissait en lui ; il sentait ces choses générales et immenses comme on sent sa propre pensée, sa propre mémoire, ses propres désirs ; une fois parvenu à cette hauteur, il n’y avait plus d’effort de la part de sa volonté ; l’intuition était pure ; le spectacle se déroulait au dedans de son âme, se réfléchissait dans sa monade, comme dans un miroir de diamant ; il était assis au nœud de la grande chaîne magnétique, et tous les mouvemens évolutifs qu’avait manifestés le genre humain dès l’origine, tous ceux qu’il devait fournir encore jusqu’à la fin des temps, arrivaient confusément, ou tour à tour, à cet homme privilégié, comme des phénomènes de son être, comme des vibrations de ses nerfs, comme des battemens de son cœur. Cette fois, la vision d’Hébal est complète, et résume toutes ses autres visions antérieures ; il touche à son heure suprême ; il est ravi dans son extase dernière ; les rapsodies mystérieuses, éparses et morcelées, qui avaient jusqu’alors rempli ses rêves trop tôt interrompus, se rejoignent, se rallient spontanément en cet instant solennel, et se composent tout d’un coup en une magnifique et ineffable épopée, qui n’occupe dans le temps humain que la durée d’une minute, la durée d’un air de l’ave maria joué par l’horloge à sonnerie ; l’air joué, la minute expirée, l’épopée close, Hébal se réveille ; il a peine à raconter sa vision, tant la parole successive est impuissante en face d’une telle instantanéité, et il meurt, car il a trop vu pour un mortel, et il a assez dit.

C’est cette épopée racontée par Hébal que M. Ballanche nous a donnée ; elle embrasse depuis les temps cosmogoniques jusqu’aux temps apocalyptiques, depuis Dieu avant la création jusqu’à l’homme après la destruction du globe ; toute l’histoire passe dans l’intervalle comme dans une longue vallée. Le christianisme suffit à M. Ballanche à travers ce cours immense des siècles passés et à venir ; il ne se sent jamais le besoin de franchir le cercle divin dont il considère le centre comme fixe, et le rayon comme infini ; la perfectibilité humaine y est à l’aise, et a de la marge comme on voit. On n’attend pas de nous une analyse ; l’intelligence des idées de M. Ballanche résulte de l’ensemble de ses écrits et d’une méditation lente et silencieuse. Il dit quelque part dans une note : « Une simple lecture des ouvrages de M. de Maistre et de M. l’abbé de La Mennais ne suffit point. Il faut en pénétrer le sens intime et général, s’en assimiler la substance. » On pourrait donner à bien plus forte raison le même conseil à ceux qui veulent s’élever dans l’intelligence de M. Ballanche.

Félicitons-nous, félicitons la France que de tels ouvrages sortent de son sein, que de tels travaux lui maintiennent le rang philosophique dont l’Allemagne a failli un instant la précipiter. M. Ballanche est un philosophe tout original, qui nous appartient en propre, et qui, en tenant compte des travaux de nos voisins, ne s’inquiète jamais d’importer ni d’imiter. Il est lui-même, il se ressouvient, il devine, il raconte, avec son caractère vague, profond et doux ; il est historien, il est philosophe et théosophe, comme d’autres sont poètes, par instinct de nature, par conscience irrésistible, par candeur de vocation, par sentiment infus du passé, et je dirai presque, par une sorte de don de prophétie. Aux grandes époques de transformation pour le genre humain, il y a des hommes organisés de telle façon, que le travail d’enfantement extérieur se concentre et s’opère hâtivement dans leur sensibilité individuelle ; ils entendent tous les échos du passé qui viennent mourir dans leur âme ; ils pressentent tous les parfums d’un avenir désiré qu’ils ne verront pas ; ils sont à la fois inspirés et dévorés ; génies sereins et mélancoliques, nobles victimes, grands prêtres augustes de l’humanité progressive. Ils ont de rudes angoisses, des délices anticipées, des pensées difficiles qu’ils ont peine à rendre avant de mourir, mais qui, une fois énoncées, les rendent immortels dans la mémoire des âges. M. Ballanche est l’un de ces hommes.