Visions de l’Inde/Texte entier

La bibliothèque libre.
Société d’Editions Littéraires et Artistiques (p. dédicace-427).


À

MONSIEUR LE MAJOR D. ST. J. GRANT

(Indian medical service)

AU BON SERVITEUR DE L’ANGLETERRE

À L’AMI DES FRANÇAIS

QUI ME RECUEILLIT À LAHORE, MOURANT,

ET M’A SAUVÉ


Ces Visions de
l’Inde septentrionale,


EN RECONNAISSANCE
JULES BOIS


CHAPITRE PREMIER

LA CITÉ AUX NUITS TERRIBLES


La ville des palais. — Le temple de Kali l’Égorgeuse. — Shiva-Lingham. — Le lit de souffrance et de volupté. — L’Adoration de l’épouse. — En « pancy ». — « Humtollah burning Ghât ». — L’Extase. — Au Théâtre hindou. — « L’Exil de Sita ». — Les Prostituées. — L’Ascète rédempteur.


I

La ville des palais.

« La cité aux nuits terribles. » C’est Calcutta, qui a été appelé ainsi par Rudyard Kipling, l’Anglo-Indien de génie qui a chanté avec des âpretés de barbare sa seconde patrie, l’Inde.

Oui, la ville aux nuits terribles où rôde le vice le plus monstrueux, où chantent les religions sanguinaires, où la course à la roupie tient éveillés jusqu’à l’aube les marchands, où la peste, le choléra et la fièvre emportent plus de huit cents indigènes par semaine sur une population de sept cent mille âmes.

Quand je débarque du Dupleix, je sens aussitôt que je suis dans une ville unique au monde.

J’ai pour compagnon un Français aux moustaches en croc, au visage rose, aux yeux de conquérant. Il a dans les veines du sang de soldat, presque de conquistador. Il raffermira mon inquiétude et soulèvera mon indolence. Déjà il a dompté la nuée de coolies nus et trépidants, ces portefaix aux jambes fléchissantes, aux bras grêles, qui se mettent à dix pour soulever une de nos malles. Comme ils nous persécutent après nous avoir volés, il lève sa canne. Aussitôt ils nous saluent en s’enfuyant. Mon ami connaît le chemin du cœur de cette caste dégradée, peureuse et vénale…

Dans la voiture qui nous emporte loin des quais turbulents de l’Hougli, ce bras énorme du Gange, Calcutta se révèle, levant le voile de son multiple visage, comme une prostituée. Ce sont des jardins immenses, des statues de vice-roi, des jeux de football, de tennis, de polo sur les pelouses ; puis des baraques de foire indigène, de magnifiques avenues où roulent les équipages des Anglais mornes et dédaigneux, des rajahs étincelants, l’aigrette au front. Et, dans une fumée toute londonienne, les monuments grandioses naissent du sol, çà et là, comme au coup de baguette d’un génie, des parthénons amplifiés par l’ambition britannique, des abbayes de Westminster soufflées par le lyrisme hindou, des forts tout-puissants. Et l’on s’explique qu’officiellement, Calcutta, l’orgueilleuse, s’intitule : « la Ville des Palais ».

— « Nous n’irons pas au « Great-Eastern », ni au « Grand-Hôtel », dit mon ami avec la décision des hommes qui ont coutume d’agir ; il faut fuir l’Europe que nous retrouverions là. Au débarquement le consul nous a indiqué un boarding-house dans une rue populeuse et centrale, à Durhumtollah. Veux-tu y aller ? ». — Je veux ce qu’il veut.

À Durhumtollah, le Londres transplanté cesse. L’Inde commence. J’ai parcouru tous les bazars du Levant, ceux du Caire, de Constantinople, de Damas. Des surprises m’attendent encore. D’abord une odeur spéciale à l’Inde, non pas cette épice excitante des boutiques d’Asie-Mineure ou d’Afrique, mais un obstiné, subtil, lancinant parfum qui monte des pipes en noix de coco que ce peuple simiesque et découragé fume éperdument. Près d’infectes lampes à huile, dont la mèche enflammée vacille sans éclairer, les tailleurs, les changeurs, les vendeurs de sucreries ou de légumes, les cuisiniers en plein vent, sont accroupis à peu près nus, les yeux étincelants de cette lueur sans rayon, qui séjourne dans les prunelles des serpents, la tête intelligente, les jambes grêles, le corps jaune-brun. Et ils ne cessent de sucer ces lioukas sombres où le tabac indien, imprégné de sucre fondu et d’eau de rose, répand cette inqualifiable odeur qui, au lieu d’exciter comme la senteur des bazars arabes, endort et enivre, donne le goût de dormir toujours… Des Parsis aux bonnets brillants vont à leurs affaires en costumes quasi européens, des brahmanes délicats ouvrent, au-dessus de leur tête nue, une ombrelle blanche. Les « babous », bourgeois ventrus, avec leur mousseline roulée en écharpe de l’épaule à la taille, prennent presque autant de place que les voitures, tandis que les voitures, elles, sont minces, frêles, exiguës comme de hauts insectes bondissants.

Sur un plateau de bois que portent deux roues élevées, plane une étoffe voltigeante ; là où un Européen seul aurait peine à tenir, se pressent des familles entières, plus le cocher. Celui-ci tient sur la queue de son cheval, les clients s’entassent, les uns cramponnés aux bâtons de la tente, les autres presque sur les roues. C’est un prodige comique d’équilibre.

Noire boarding-house est plein de misses anglaises qui voyagent seules et de commerçants américains. Pas de portes, des tentures ; pour ainsi dire pas de lits. Ce sont des nattes avec des matelas épais comme des galettes. L’hôtesse y a ajouté un drap, un seul ! par respect pour notre qualité d’étranger.

Le cabinet de toilette, à peu près le même dans toute l’Inde, mérite d’être raconté : il se compose d’une sorte de bassin sec avec des jarres en terre poreuse, où l’eau se rafraîchit. Une mesure, dans le genre de celles dont nos laitières se servent pour doser le liquide mousseux jaillissant au pis des vaches, y est accroché. Une rigole conduira l’eau savonneuse dans une cour lointaine. Nous nous déshabillons et, nus, nous nous ondoyons d’importance, car, quoique nous soyons déjà en hiver, la chaleur est hideusement accablante. Il faut trois ou quatre fois par jour se baigner vigoureusement pour décoller de sa peau moite cette poussière enfiévrée qui monte des échoppes et de la rue.


Immédiatement nous adoptons, chacun, pour domestique, un « boy » ; c’est plus que la coutume, — une nécessité. Le mien est maigre, agile, joli comme un singe qui serait devenu un homme grâce à la fantaisie d’un habile sculpteur de chair. Tout jeune, avec son turban gracieux comme une toque de femme, sa tunique flottant sur ses membres sveltes, trop grêles, — c’est un Bengali. Il s’appelle Rozian, il est musulman et sobre comme un fils du désert, mais en secret il s’enivre d’opium. Le boy de mon camarade est un Hindou qui vient de Bombay, gras et plus âgé, avec des yeux d’aigrefin, infixables, des anneaux très longs aux oreilles, des ongles peints, un front tatoué de lignes verticales que vainement, espérant nous plaire, il a grattées ce matin.

Il nous apprend qu’il y a une grande fête cet après-midi, au temple de Kali, dont il est lui-même un fidèle. C’est très loin, à Kali-Gâth. « Kali-Gâth », c’est-à-dire vulgairement le quai de Kali. De Kali-Gâth, premier faubourg de cette ville cosmopolite, confuse, monstrueuse, où nous sommes, les Anglais ont fait « Calcutta ». Oui, allons tout de suite rendre hommage au génie de la ville, à l’épouse-guerrière de ce Shiva qui est, sans contredit, le premier dieu de l’Inde, bien plus adoré que Vishnou, la divinité bourgeoise, ou Brahma, l’idole cléricale. Shiva, c’est l’âme de l’Inde ancienne et moderne, c’est l’ascète, le solitaire, le tueur, le patron du vertige, de regorgement et du suicide. Et ses femmes, Kali et Durga, représentent l’ivresse et la mort…


II

Le Temple de Kali l’Égorgeuse.

Après avoir télégraphié aux consuls de France et de Belgique de nous rejoindre, nous montons dans un large fiacre en bois (first class) ; l’Hindou grimpe sur le siège à côté du plus malpropre des cochers, à la face noire comme l’ébène, aux jambes d’échalas toutes nues. Rozian, mon boy, m’a laissé ; étant musulman, il hait les idoles et leurs rites. Nous traversons le quartier riche de Calcutta, le Maidam, Chowringhi, où les clubs se dressent avec leurs blanches colonnades, où les villas des particuliers sont ceinturées d’arbres aux essences inconnues et de jardins hérissés parfois de cobras en attente. Nous enfilons enfin les rues populeuses où grouillent les natifs pareils à des vermines humaines sous leurs manteaux de couleur. De nouveau, c’est l’atmosphère microbée de choléra et de fièvre ; une sorte de malaise émane de ces magasins pouilleux et de ces traverses juteuses. Des hordes ont envahi les trams électriques qu’aucun blanc ne daigne adopter. Elles vont, comme nous, à Kali-Ghât, portées par les superstitions millénaires, amoureuses d’idoles, de sang, de fleurs, de cantiques, de baignades et d’horreurs…

Déjà nous sentons que nous arrivons au quartier sacré. Les cases obscures, où grelottent de malaria des troupeaux humains, s’ornent de statues grotesques, en bois, en pierre, en terre, surtout en pauvre terre friable du Bengale. Des affiches, coloriées avec l’effronterie des images d’Épinal, représentent la Déesse, un pied sur le sexe, un autre sur le cœur de son Époux, et brandissant de ses bras innombrables les richesses et les armes. Ah ! pauvres huttes en paillassons avec des bambous, des tuiles étroites et noires, des lambeaux qui pendent, de mauvais mallons dont le rouge ressort, comme vous étiez belles cependant sous le soleil d’Asie et flambantes des images grossières de Kali !

Nous descendons devant une étroite voie qui sert d’accès au temple de la Déesse. Est-ce la tombée de l’après-midi avec la fièvre qui commence pour moi à cette heure, mais je me sens tout bouleversé par le spectacle qui m’est offert. Justement voici les consuls qui nous ont devancés avec des femmes et des jeunes filles charmantes, avides d’émotion. Elles en seront tout à l’heure rassasiées. Ils sont assaillis par des prêtres qui tiennent à leur servir de guides. Mais notre boy en a écarté la plupart, voulant sans doute rafler la part du lion dans le « bakchich ». Les femmes soulèvent leurs robes et marchent avec précaution dans cette boue gluante. Un prêtre cependant nous est resté. C’est un pontife de marque. Quelques mots sanscrits que j’ai prononcés ont opéré sur lui, comme le charme du jongleur sur le serpent. Il nous est désormais acquis. Moi et ma troupe, nous verrons tout. Je l’examine. Il est beau avec d’amples sourcils, une lèvre distinguée qui exhale une haleine infâme. Sa tête est rasée, avec une mèche très longue qui pend au sommet du crâne. Il grelotte de fièvre en me répondant dans un anglais toujours à côté de mes questions. Il m’admire de connaître si bien ses dieux, et il s’exclame à maintes reprises, avec cette monomanie du refrain qu’ils ont tous : « Jamais je n’ai vu un voyageur comme vous ! »

Tout autour, les marchands — les éternels marchands du temple ! — requièrent mes compagnons. On nous enveloppe de guirlandes de fleurs jaunes, le vermillon tache notre front. Il le faut bien pour que nous pénétrions dans l’abominable enceinte, pour que nous passions, nous chrétiens, pour des pèlerins de Kali. C’est un brouhaha indescriptible dans ces venelles infâmes, où il y a des reliques, de la mangeaille, des plantes enivrantes. Les supplications pour nous arracher un anna, c’est-à-dire quatre sous, se mêlent aux chants saints. Mon prêtre ne me lâche pas. Son haleine fait le vide autour de lui. Auprès de ce dément pieux, circule le vent trouble et séducteur qui émane des fous et des criminels, de ces médiums aussi que j’ai si souvent visités en Europe. Quelque chose d’approchant à ce souffle qui, invisible, rayonne des machines électriques. Mais cela énerve et irrite ; je me mettrais aisément en colère, j’ai du dégoût ; la fièvre de ce malheureux, qui claque des dents et dont la main tremble, me gagne.

Nous voyons les autels des dieux moindres avant de pénétrer dans le saint des saints. C’est d’abord l’idole-Éléphant au fond d’un réduit noirâtre. Elle est noire elle-même avec sa trompe, et des obscénités s’entrelacent autour d’elle en nimbe infâme. Heureusement qu’il faut être familier avec les symboles hindous pour comprendre. Et pourtant il ne s’agit que du dieu de la sagesse, le bon Ganesh ! Les Européennes qui nous accompagnent s’étonnent, leurs robes, tirées par les doigts précautionneux afin d’éviter les salissures. Elles ne voient que des courbes dans les ténébreuses lueurs. Les autres autels sont distants, enfoncés dans des sanctuaires qu’un pied d’Européen contaminerait à jamais. Moi, je devine là-bas Chrisna et Rada enlacés, dans l’ombre abjecte…

Mais il faut s’arracher à ces bagatelles. Nous voici dans la grande cour du temple, ou plutôt des temples. Approche le soir. L’impression de monstruosité, de folie et de crime augmente. Les jeunes filles poussent des cris. Nos Françaises se révoltent. Nous marchons littéralement dans un flot de sang. Autrefois, les sacrifices humains avaient lieu là ; aujourd’hui, on n’égorge que des chiens, des chevreaux ou des buffalos. Jamais je n’oublierai cette place sanglante, son caractère abominable et sacré pourtant, sa révélation de l’âme indigène, si distante de la nôtre. Le prêtre, avec un sourire d’assassin, me fait signe que la cérémonie va avoir lieu. « Vous avez de la chance, » ajoute-t-il. Oui, nous avons de la chance. Un sacrificateur, tête nue, pose sur le billot, qui a la forme d’une fourche, la tête d’un zébus, comme nous enguirlandé de fleurs[1]. Un autre verse sur le museau plaintif de la victime l’eau bénite du Gange. Dans l’assemblée s’établit un silence d’attente, le recueillement des exécutions. Et le couteau tombe en un bruit sourd. Les artères lancent un jet noir. La tête roule.

Alors le délire n’a plus de frein. Nous ne pouvons nous défendre contre ces fanatiques. Les Européennes bousculées se cramponnent à nous, tandis qu’il faut jouer des coudes, se débattre, pour avancer. Les robes se tachent de rouge, mon soulier dégoutte de sang. Le prêtre, notre guide, bégaie des phrases qui n’ont plus de signification. Il est saoulé par le sacrifice, par la vision aussi de la Déesse, qui se révèle enfin à nous. Le long d’un parvis surhaussé se bousculent des fanatiques. Leur grouillement de tout sexe, de tous vêtements s’écarte à l’objurgation du prêtre qui tend la main, glane nos roupies. La retraite, mouillée et noire, entre la haie des adorateurs, apparaît, avec la Déesse tout au fond, basse, laide, bancroche. La voilà, Kali, une pierre lugubre, à trois yeux, avec des bras de fantoche, naine préhistorique !…

Je trébuche dans des paquets velus et noirs. Ce sont les corps d’autres chèvres décapitées. D’énormes vautours tourbillonnent, cherchant des débris de chair. Nous piétinons dans un corridor à ciel ouvert entre d’autres temples. Tout près, l’égout se déverse ; et c’est, après l’odeur du sang, une pestilence telle que la jeune Belge à qui j’ai offert mon bras pense se trouver mal. Au-dessus de nous, juché sur une tribune de pierre, le dos contre une colonne, — faisant présider l’indifférence au massacre, — un fakir au visage souillé de poussière regarde de ses yeux vitreux, intérieurs, sans la voir, la foule folle et bigarrée.


III

Shiva-Lingham.

Enfin nous débouchons sur l’étang sacré, une eau verte stagnante où mouillent des arbres maigres. « La Déesse est née ici », me chuchote mystérieusement le brahmane. Il en témoigne lui-même, morbide et puant… Certainement c’est le miasme et la fièvre, cette Kali… Là, une Cour des Miracles, avec ses horreurs multipliées par une fantaisie asiatique qui semble s’exercer même sur les estropiements ; des difformités mendiantes, telles que Goya lui-même ne les eût pas rêvées. — Il faut marcher encore. Ah ! voici le temple du Shiva-lingham.

Je prie les consuls de retenir les Européennes loin de l’idole hiératique et obscène. Avec mon ami et mon guide, je vais jusqu’à l’église circulaire où repose l’Organe vénéré.

C’est un pavillon ouvert en plein vent ; le toit, pointu en pagode, est soutenu par des piliers, et les dalles s’abaissent, fléchissent, se creusent pour contenir l’aérolithe antique et divinisé. Une humidité perpétuelle règne là, entretenue par l’eau lustrale, les offrandes, les pieuses larmes.

La matière de ce monument vulgaire — elle est la même, d’ailleurs, dans tout ce quartier de temples — sent l’Inde moderne et pauvre, ne saurait être comparée aux splendeurs complexes des pagodes du sud ni aux opulentes simplicités marmoréennes des mosquées du nord. Il est trivial, ce kiosque populaire, de pierre grise, sans art, sans mystère ; mais ainsi, il n’est que plus extraordinaire et poignant.

Oui, en cette Inde maintenant dégénérée et esclave, conquise par les Anglais, prostituée aux agences de touristes, il témoigne de la survivance tenace du culte ancestral qu’aucune civilisation, aucune invasion de barbares, aucun cataclysme moral ou cosmique n’ont pu déraciner. L’âme mystique de ces adorateurs et de ces adoratrices du Shiva-lingham, que je vois circuler autour de moi, est bien identique à l’âme mystique des premiers idolâtres qui, à l’origine de la période humaine, crurent rendre hommage au Dieu créateur en lui donnant la forme du principe mâle qui féconde. — L’Asie est immobile dans les assises secrètes des sentiments et des pensées…

Mais le pittoresque du spectacle triomphe de toute réflexion philosophique. Au centre, en bas, visible à travers la colonnade, s’érige la pierre noire, svelte, puissante jusqu’à l’idéalisation…

Autour d’elle, des femmes hindoues se prosternent dans des attitudes hiératiques et spontanées. Fidèles à un culte né à l’aurore déjà vile du monde, ces épouses natives — chastes entre toutes pourtant — dans une aberration inouïe, qui devient presque vénérable, avec une impudeur pleine de modestie, répandent sur le lingham de Shiva, symbole brutal de la génération, du mâle, du spasme d’où l’âme jaillit, — leur chevelure huilée, les fleurs magiques de l’Inde, le beurre clarifié, l’eau du Gange et leurs baisers !…


IV

Le lit de souffrance et de volupté.

Dans une des venelles de ce temple de Kali, aux dédales innombrables, une main décharnée se tendit vers une des jeunes filles que les consuls avaient entraînées loin de la cérémonie immonde. Elle recula surprise.

Un indigène dont l’âge restait incertain — car il était impossible de dire si ses cheveux et sa barbe étaient gris vraiment ou si la cendre répandue sur tout son corps leur donnait cette feinte vieillesse — suppliait une aumône avec des yeux languissants, presque effacés, sans prunelles ; et son geste semblait plus encore saluer et bénir que solliciter ! Il était nu avec un pagne, allongé sur une planche hérissée de clous qui s’érigeait en estrade contre l’enceinte sacrée. Sa chair brune reposait avec nonchalance sur les pointes rouillées par son sang et qui, de sa nuque à ses talons, le pénétraient. L’Européenne se tut. Ce spectacle était si insolite pour elle que je la vis pâlir. Son âme oscillait de l’horreur à la pitié et à l’admiration. Elle me prit la main, sentant pour la première fois peut-être la beauté des choses affreuses… Une stupéfiante douceur était répandue sur les traits de cet Hindou, son attitude était aimable et dédaigneuse, et son supplice augmentait sa sérénité.

Le prêtre fiévreux, tête rase, avec sa longue mèche distincte qui lui tombait sur la nuque entre les deux épaules, suivait, nous harcelant de son haleine infecte. Il toucha du bout de ses doigts avec respect les pieds de l’ascète.

« Voilà un grand saint ; depuis plusieurs années, il reste étendu sans se plaindre sur ces pointes de fer. Il ne vit qu’avec les pièces de menue monnaie que lui jettent les pauvres pèlerins. Mais il est heureux, bien que son corps souffre, et son âme communie avec l’esprit éternel de Shiva. »

Cependant, brandissant sa canne, pour écarter la foule bénigne et malpropre, mon camarade le globe-trotter tomba d’un bond sur nous. Le spectacle de l’ascète l’avait excité comme une injure personnelle.

— C’est infect, cria-t-il, oui, infect ! Comment peut-on permettre ces exhibitions ! D’abord, cet homme s’étale tout nu devant ceux qui passent. Puis, c’est du mauvais exemple, ce martyre que nul n’exige et qui ne sert à rien. Les Anglais, qui sont des gens civilisés, devraient défendre ce cabotinage de la douleur.

Mon camarade qui, jusqu’ici, s’était montré surtout insolent et ironique, parlait cette fois avec tout le sérieux d’une âme offensée. La conception humanitaire de l’Occident s’indignait dans ce frivole, à ce spectacle de pieux délire. Il ne pouvait admettre la sincérité de cet indigène ; néanmoins, pour le condamner, il le supposait loyal, puisqu’il lui reprochait l’ostentation de ce tourment volontaire.

Comme mon camarade avait parlé en anglais, — depuis son arrivée à Calcutta, il avait adopté, même pour nos conversations intimes, la langue des victorieux, — le prêtre qui nous suivait répondit :

« Tous les hommes recherchent le bonheur, c’est leur devoir et même leur droit, mais la route qui y conduit diffère selon les âmes. Vous, les hommes de l’Ouest, vous vous agitez pour obtenir de l’argent, traiter des affaires et parcourir le monde. Vous recherchez l’aise, le confort, le luxe. Chez nous, beaucoup pensent qu’il est mieux de rester immobile, de repousser tout vêtement, de subir l’intempérie cruelle et même de braver la torture physique afin d’exalter, dès cette vie, notre immortalité. Nul ne sait ce qui est meilleur en soi. L’important, c’est d’être heureux et de ne pas empêcher les autres de l’être, quand même leur façon d’agir serait contraire à notre goût. »

Nous jetâmes des cuivres et des piécettes d’argent au supplicié qui sourit peu distinctement de ses lèvres pâles et agita sa main comme un éventail qui remercie. Il prononça quelques mots sanscrits qui attirent la bonne fortune sur les cœurs miséricordieux.

Avait-il entendu notre longue discussion ? Peut-être. Mais elle ne l’intéressait pas plus que les mouches qui tourbillonnaient sur ses blessures. Il avait résolu à sa guise le problème de la vie. Et je ne parle pas du procédé ancien, certes, de chercher le bonheur dans les tourments. Les premiers chrétiens le connaissaient ; et la douleur n’est pas seulement aimée des mystiques, les grands voluptueux apprécient ses profonds trésors. Cet Hindou n’avait sans doute pas pesé sa détermination ascétique. Elle n’était point le fruit naturel d’une époque, la conclusion pratique d’une personnelle philosophie. Il obéissait à une indolence native ou, mieux, à l’âme de sa race qui, après de millénaires expériences, se mit à dédaigner le travail, à repousser les plaisirs grossiers ou loyaux et à leur préférer la savoureuse privation. Souffrir, raffiner sa souffrance, voilà qui excite l’imagination des artistes et assure l’admiration des foules et des femmes.


V

L’Adoration de l’Épouse.

Attristé, je m’égare seul, après tant de spectacles honteux et sanglants ; à l’ombre d’un pipel-tree, l’arbre sacré aux feuilles légères, je distingue, sur un petit autel qui est un simple tertre, le signe masculin de Shiva reposant cette fois sur la conque féminine. C’est l’union physique fixée dans la pierre pour l’adoration… Je suis rebuté par cette religion de phallus et d’abattoir qui sut nous apparaître, de loin, si pure et si enivrante.

Un bras du Gange pénètre dans le quartier sacré ; il est limoneux et lent, eau vieille qui stagne au soleil comme une mendiante lépreuse, eau chargée d’une précieuse vase où trop de germes fermentent, eau trop riche et qui se corrompt. Là des prêtres, des pèlerins : hommes, femmes et enfants, venus de tous les coins de la péninsule, descendent les escaliers luisants d’usure et de fleurs écrasées, s’embourbent, croyant se purifier par cette boue vénérable.

Tout près un hangar, une vérandah plutôt, abrite ces voyageurs pieux. Il a été peint par des artistes sans doute modernes, mais en qui survit l’esthétique des ancêtres à la fois rusée et naïve, gauche et gracieuse. Je regarde se dérouler cette mythologie formidable et puérile en un cortège de dieux, danseurs, musiciens ou extatiques. Le prêtre, tremblant de fièvre, à l’haleine empoisonnée, m’a suivi. Il se doute, quoique abruti par sa vie vénale et malsaine, de mon dégoût pour la boucherie de tout à l’heure et la permanente obscénité.

« Voyez, me dit-il : le dieu Shiva (respect à lui !) dont vous savez la terrible puissance, est ici représenté en époux repentant et soumis, aux pieds de sa femme la déesse Parvâti « aux yeux de poisson ».

En effet, parmi ces fresques rutilantes où s’étalent les tumultes de la guerre, l’exubérance de la passion et des fêtes sacrées, cette peinture de délicate humanité étonne et attire. Je m’approche. — C’est bien réellement le dieu Shiva, dans cette pose imprévue d’adoration et de tendresse. Lui, l’ascète redouté que le cobra couronne, qu’habille la peau d’une panthère noire, beau comme la méditation et comme la mort, il s’incline devant sa femme et sa servante qui lui a pardonné. Et comme je questionne le brahmine qui m’accompagne, sur le sens de cette scène légendaire et sans doute symbolique, il m’explique :

« Le dieu saint entre tous, ne voulant plus vivre qu’en lui-même et dans la contemplation de l’infini, avait dédaigné son épouse qui préparait son lit dans les neiges de l’Himalaya et lui portait la nourriture nécessaire. Il la quitta. Et il errait de place en place, couchant où la fatigue l’arrêtait, mangeant les fruits et les racines à portée de sa main. Mais il ne pouvait dormir et sa bouche rejetait les mets indignes. Alors, quoique dieu, il se sentit malade et infortuné. Il retourna, le cœur repentant, vers celle qu’il avait délaissée et qui l’attendait fidèle. Il lui rendit hommage, s’écriant : « Sans toi, ô femme, nul ne peut prospérer et vivre, qu’il soit dieu, rajah, ascète ou mendiant ! »


Autour de nous, montait l’odeur intolérable des chairs noires ; les haillons éclatants trahissaient l’abominable misère des corps venus vers le temple antique pour y supplier la Pitié, même sous la forme de l’Horreur. Les yeux des femmes hindoues, surtout, m’émurent. C’était, entre les margelles des paupières, des puits étroits de résignation infinie. Toute la bonté de l’Inde, qui sait aussi respecter la vie jusqu’à l’extrême scrupule, m’apparaissait dans ces yeux d’accablement et de douleur. Je pardonnai le rite sanglant, les supplications et les baisers à l’idole obscène. Je compris pourquoi Kali, l’égorgeuse, est appelée aussi la Mère Bienfaisante. Devant le lingham de Shiva, symbole de la force et de la fécondité, les seins gonflés des mères et les lèvres des épouses se penchent pour un culte abominable et naïf. Mais le dieu, à son tour, s’incline devant celle qui repose et adore celle qui nourrit… Ces vieilles religions naturalistes cachent dans leurs fumiers des perles incomparables.


Nous voici de retour vers nos demeures. Le boy hindou, sous prétexte de pourboire à donner, achève de vider nos poches de monnaies dont les plus importantes, je l’ai vu, lui sont restées… Notre ahurissement n’est pas terminé. Nous avons encore nos guirlandes, au front noire tache de vermillon, d’autres taches rouges à nos vêtements… Les femmes frissonnent ; est-ce du souvenir, est-ce de la nuit tombée maintenant, et là-bas, à Kalighat, se continuant, orgiaque ? Quand nous rentrons dans nos chambres sans porte, mon ami jure de colère comme un troupier, moi je me couche en silence. Ce spectacle inouï me reporte à des milliers d’années…

Je m’étends sous ma moustiquaire dans mon costume de nuit ; le susurrement des insectes ailés heurte la fine mousseline, le grillon ne cesse de chanter sur la terrasse ; nos boys seuls dorment devant nos portes, et au moment où je vais m’assoupir, le matin, je suis réveillé par les corbeaux…


VI

En « pancy ».

Je suis en « pancy », c’est-à-dire en gondole sur l’Hougli. Voilà donc le Gange ! J’y navigue pour la première fois. Ce fleuve, sacré entre tous, sort, d’après les légendes brahmaniques, de la tête même du dieu Shiva, qui est à la fois le solitaire sublime et la montagne neigeuse. Un moment, je regrette presque le Nil. Le Nil est le même que du temps des Pharaons ; le Gange est pollué par le trafic et les immondices modernes. Ma « pancy » est pourtant un esquif de rêve, légère, toute en bambou ; la tente de bois où je me glisse est si écrasée qu’on n’y peut tenir que couché ou accroupi. Ce sont les postures adéquates au rêve…

Je pousse nonchalamment les volets des « windows » et le « Hougli Bridge » apparaît, le pont magnifique d’Howrah, vers la gare, avec sa foule de Bengalis blancs et rouges sortant de Calcutta et y rentrant, tantôt à pied, tantôt dans des « tika-garry » ces voitures d’équilibristes, parfois dans les palanquins entre-clos où gargouille le ventre d’un babou graisseux, où sourit le visage maigre aux yeux ardents de quelque Sakountala moderne. Et ils vont et viennent, et ils bougent, et ils roulent ces lambeaux de couleurs fripés par le vent, et ils se suivent sans arrêt, pareils à une courroie interminable courant sur une roue.

Tandis que nous glissons dans l’onde trouble, j’aperçois la rive où une agitation formidable rappelle le bassin de Londres. Des centaines de steamers de la « British Indian » conduisent le paysan du Bengale aux marchés de la Ville-Monstre. Des bateaux de plaisance flânent, des steamers filent à toute vapeur vers Ceylan, le paradis du monde, vers l’Égypte, vers Marseille, vers la patrie… Les quais, que l’on agrandit sans cesse, craquent d’une activité féroce. Ils sont encombrés des produits spéciaux de l’Asie : amoncellements de « jute » ; ballots d’indigo et de thé venus de Béhar, d’Assam et de Darjilling ; charbon des environs de Calcutta ; tapis merveilleux ; corbeilles de jaunes bananes. La population nue grouille au milieu des marchandises et des trains qui les véhiculent, comme de grands végétaux animés, macérés dans le soleil. C’est le matin. Des « ghâts », énormes escaliers plongeant dans l’eau, descendent des foules bigarrées de baigneurs pieux. Avec une chasteté savante, les femmes se dévêtent et se rhabillent, aux yeux de tous. Je prête l’oreille. Un vieux brahmane, son cordon sacré au cou, ses mains ridées unies en coupe, chante en offrant au soleil un peu de cette eau malpropre et sainte en holocauste pour les ancêtres privés de la lumière du jour.

Le verset sanscrit arrive jusqu’à moi, porté par la légèreté de l’air. « Om ! Brahma Kripaï Kevolom ! » « Brahma, que ta bonté seulement s’accomplisse ! » Admirable prière qui ne demande à Dieu que d’avoir pitié… D’autres scènes exquises, toutes pastorales. Des humbles veulent que l’animal de la maison, la vache lactifère, le veau, surtout si joli là-bas, et aimé autant qu’un enfant, profite du bienfait de la baignade. Mais la bête s’ébroue, têtue, refuse de se jeter dans ce liquide où pourrissent les lotus. L’Hindou ne la battra point. Et il s’ingénie, comme une mère entraînant le bébé qui lui résiste. Il la pousse doucement par les cuisses, l’endoctrine, la caresse, finit par l’emporter dans ses bras…

Je ne suis pas seul dans ma gondole d’Asie. Une Américaine, un moine de Shiva, sont à mes côtés dans la boite de bambou qui se balance comme un jouet sur le fleuve. Il y a juste la place pour trois, car l’Américaine et moi nous ne savons pas nous tenir, les jambes repliées, selon la pose du divin Bouddha méditant. Nous nous rendons au « Rama-chrisnamath », au plus célèbre monastère hindou du Bengale. Là, réside le swami Vivekananda, leader de l’Inde-Nouvelle. Le moine qui est avec nous est son frère mystique et notre accompagnateur. Il garde un silence bienveillant sous ses draperies jaunes ; souvent il ferme les yeux, semble se recueillir pour quelque extase. Longue, nerveuse, muscle de fer sous son élégance svelte, l’Américaine trépide, loquace. Elle admire avec l’enthousiasme d’une jeune barbare la fièvre mercantile qui rappelle son pays, ce bras de fleuve aussi large que l’Amazone, tandis que je me sens triste devant ce commerce énorme dont l’Inde profite si peu, la misère de ce peuple en guenilles, ce beau paysage gâté par l’industrie et le gain âpre. Il n’importe ! Le Gange, putride comme l’eau d’un port, et où nous poursuit l’odeur de Calcutta, — citron gâté, tabac trempé dans l’eau de rose, — est une nappe, de nouveau divine, sous l’aurore.

Mais les palmiers des jungles sont refoulés par les docks, les temples par les fabriques… Seul, le ciel a échappé au sacrilège commis par les hommes de l’Ouest. Vainement les fumées des navires et des usines montent vers l’indolence de ce ciel unique, ciel d’amour sur ces tumultes noirs ; il reste le pavillon sans macule d’un berceau souillé…


VII

« Humtollah burning Ghât ».

Le moine fait un geste ; il nous montre d’autres fumées, celles-là exhalées de feux visibles, pétillantes d’étincelles, rougeoyantes de flammèches bondissantes. S’il a daigné se déranger de son rêve, c’est qu’en effet le spectacle en vaut la peine. Il nous indique quelque chose de formidable et de rituel : au milieu des docks, une enceinte de pierre sans toit, s’allonge en terrasse et en escaliers sur le Gange. « Humtollah Burning Ghât », prononce le moine. À travers les colonnes, des hauts bûchers apparaissent, rallumés dès qu’ils sont éteints. Une odeur de cuisine et d’incendie nous gonfle les narines. La « pancy » s’approche de la rive ; les bateliers, avides de « bakchich », ont deviné notre curiosité. « Nice! awfully nice! », s’écrie l’Américaine en battant des mains. Puis elle pâlit à la vision formidable, qui s’avoue. Cette rôtisserie de sauvages nous envoie une odeur de chair humaine en cuisson.

Nous distinguons mieux, maintenant, que pour voir, nous avons débarqué. Des troncs d’arbres s’entassent entre quatre piquets ; au-dessus, le cadavre est étendu, mal enveloppé d’une draperie blanche qui donne plus l’impression d’une chemise de nuit que d’un linceul. Ici aucun de ces plis, aucune de ces torsions savantes que recherchent pour leurs mousselines ou leurs cotonnades, les vivants. Dépossédé de son étincelle d’âme cosmique, le mort n’est plus pour ces panthéo-idéalistes qu’une dépouille sans valeur, pas mieux qu’une de ces feuilles séchées qu’emporte le vent d’automne. Croque-morts en vestes blanches de coutil, sacerdotes nécrophores au visage de hyène, à têtes rasées, avec seulement la mèche sacrée qui pend à l’occiput comme la queue en crins d’un animal, le buste nu pour exhiber le cordon brahmanique, les jambes enveloppées d’un caleçon étroit où bouffe un pagne, nous rient de toute la vénalité scintillante de leurs yeux sombres, inconscients, par habitude, par métier, de leur hideuse tâche. Ici, sous les « mentrams », prières chantées par des prêtres distraits, des cadavres brûlent.

J’en vois de maigres à faire peur. Ils ont dû périr de famine. Parmi les branches rougeoyantes, leurs membres apparaissent si maigres, si ratatinés, si durcis, qu’on les prendrait pour de minces rameaux de bois sec. D’autres corps éclatent au feu comme des vessies, cous goitreux, ventres ballonnés, des pestiférés sans doute… Et des visages joyeux de vivants se penchent avec des torches pour activer les flammes. Un bec de gaz banal est fixé au mur ; il indique qu’il n’y a pas de chômage ici ; nuit et jour on y travaille pour exterminer les moissons humaines fauchées par ce terrible climat. De sa petite main sèche qui cette fois tremble d’émotion, l’Américaine nous montre sur des charbons consumés, à côté d’un fémur et d’un tibia noircis, quelques touffes de cheveux, des yeux informes aux paupières absentes adhérents encore à un crâne d’où pend la peau noirâtre des joues.

L’horreur nous cloue au silence… Le moine, notre compagnon, lève alors son bras rond et doux comme celui d’une femme grasse : « Pourquoi vous effrayer ? dit-il, les corps ne sont que des vêtements, l’âme en revêt des milliers, l’âme est éternelle ! »


VIII

L’Extase

… La ville fuit. Les docks eux-mêmes, longs de douze « miles » anglais, finissent. Le Gange monte autour de nous, la marée favorable nous entraîne vers le monastère. Tout blanc avec son jardin de palmiers que domine le trident de la pagode, il nous fait signe de ses terrasses complaisantes.

L’Américaine est devenue grave. Elle se rappelle avoir entendu à New-York ce Vivekananda qui charme les âmes. Elle a accepté tout de suite quand je lui ai dit de venir avec moi. C’est une promeneuse infatigable. Je lui fus présenté à Paris pendant l’Exposition… Nous nous sommes, depuis, rencontrés au Caire ; et, hier, à Calcutta, devant le « Great Eastern », j’ai reconnu ses yeux d’acier, sa silhouette chaste et inassouvie : « Que le monde est petit ! » s’est-elle écriée. La terre n’est qu’un carrefour où se croisent les errants.

Vivekananda est debout sur la terrasse. Ses yeux énormes ont dévoré son visage. Cet homme, au teint presque noir, vêtu comme les Aryens d’il y a six mille ans, né si loin de mon coin de terre, parlant une autre langue, adorant un autre Dieu, a été mon meilleur ami. Il a vécu à Paris plusieurs semaines dans ma maison ; nous avons parcouru ensemble Constantinople, la Grèce et l’Égypte. Il a incarné pour moi, avec son génie et son périlleux délire, cette Inde que j’ai chérie comme la patrie de mon rêve, l’éden où vit l’idéal.

Nous avons discuté toutes les questions de la destinée et de l’au-delà. Comme le grand Tolstoï qui va mourir, cet Hindou a ceci de particulier qu’il conforma sa vie à sa pensée, menant l’existence des vagabonds, ayant renoncé à tout ce qui fait la joie et l’orgueil des autres hommes : la famille, les amours, la gloire même d’écrire et d’être un artiste. Un moine ! Son histoire est « représentative », comme dirait Emerson. Étant enfant, il rencontra un sage, un « parahamsa », un « mahatma », une grande âme. C’était un brahmane, ignorant en science, mais formidable en ascétisme et que ses disciples appelaient « Ramachrisna » ; ce nom associe les deux grands héros de l’Inde, dont on supposait qu’il était la réincarnation. Ramachrisna ne sut jamais le sanscrit, qui est pourtant la langue sacrée ; il n’écrivit jamais, il ne voyagea point, il coula sa vie délicate et assez brève dans les jardins d’un autre temple de Kali, au nord de Calcutta. Il parlait aux siens quand l’extase ne le retenait pas dans ses abîmes.

L’enfant, qui allait devenir son disciple préféré, but de toutes ses oreilles l’enseignement du maître ; et, comme son cœur de patriote saignait de toutes les misères et de tous les désespoirs de son pays, il rêva de le régénérer d’après les conseils sublimes du solitaire. Celui-ci l’appela Vivekananda (conscience heureuse), et lui ordonna de parcourir le monde afin d’en rapporter l’expérience nécessaire aux réformateurs ; puis il mourut. Le jeune disciple crut en perdre l’âme. Il devint un « Sanyasi[2] », rejeta jusqu’à ses vêtements et parcourut l’Inde, à pied, vêtu de cendre, mangeant tantôt chez les rajahs, tantôt chez les plus humbles paysans, dormant sous les vérandas ou dans les arbres, pleurant la perte de son maître et jurant de rendre immortel et efficace l’évangile qu’il avait reçu. C’était une sorte de religion universelle, sans culte précis, avec le respect égal pour tous les dieux et tous leurs messagers. Quand il se sentit fortifié par cette vie errante de mendiant divin, il partit pour l’Amérique, où il obtint, par ses conférences, un succès fabuleux. Mais il acheva d’y perdre sa santé fragile de Bengali, voué héréditairement au diabète et à la maladie de foie. N’importe, il rapportait une somme suffisante pour asseoir son monastère et y accueillir ses frères, les disciples du même maître.

Ce fut sa première parole au seuil de sa maison.

— Je suis libre, mon ami, libre de nouveau ! J’ai tout donné ; cet argent me pesait comme des chaînes. Maintenant, je suis, dans le pays le plus pauvre du monde, l’homme le plus pauvre de ce pays. Mais la maison de Ramachrisna est bâtie et sa famille spirituelle y est abritée.

Il vit l’Américaine, la salua de ce geste si doux qui est devenu, en Occident, l’attitude de la prière : les mains jointes, la tête inclinée. C’est ainsi que, dans les images, les épouses des dieux hindous sont figurées devant leurs maîtres célestes.

Et il nous présenta les siens.

— Voilà mes frères et mes enfants, dit-il.

Sous leurs turbans magnifiques, des jeunes gens nous sourient avec les yeux encore naïfs des apprentis de la vie ; des vieillards s’arrachèrent, pour nous, à la méditation des Védas et leur front incliné était tatoué de signes shivaïques. Des soudras et des brahmanes, des parias aussi, étaient réunis là ; car, pour ce prophète, les castes sont abolies. Dieu est égal en tous. Il prit un narghilé que fumait un disciple, en tira une bouffée qui parfuma de rose l’air autour de nous, puis il nous donna des lotus. »

— Montons sur la terrasse, dit-il. Mes amis vont nous préparer le « tiffin » (on appelle ainsi, dans l’Inde anglaise, le repas du milieu de la journée).

De là, nous vîmes le plus émouvant spectacle : l’Inde, sa campagne fraîche sous le soleil brûlant, les étangs comme des miroirs qu’une déesse aurait laissé tomber en fuyant, les forêts, telle une douce toison veloutée ; le Gange, pareil à un bras viril qui enlacerait d’amour la terre.

De l’autre côté du fleuve, une pagode se haussait ; auprès d’elle, un grand banyan dilatait ses branches énormes qui deviennent, elles aussi, des arbres, descendent en racines dans le sol.

— Sous cet ombrage mon maître Ramachrisna entra pour la première fois en « samadhi », c’est-à-dire en extase, et il fut uni à la divinité. Pour nous, le lieu est aussi vénérable que, à Bouddha-Gaya, l’arbre Boddhi près duquel Gantuma prit conscience de sa mission.

Une demi-heure après, dans sa cellule, Vivekananda nous servit lui-même le « tiffin », qui se composa d’œufs et de lait frais, de graines aromatiques et de mangues, ces fruits qui valent nos plus exquises pêches. Mais il ne put s’asseoir avec nous. Il s’excusa de ne pas nous donner de viandes. Le monastère n’en use pas.

Bizarre appartement que celui du Swami, où la simplicité nue de l’anachorète hindou s’amalgame avec les meubles pratiques du philosophe occidental : fauteuil à bascule, bibliothèque variée où Emerson et Spencer coudoient des publications indigènes en « verminaculaire ».

Un disciple docile nous offrit un peu de bétel enveloppé dans une feuille verte ; le tout venait d’être cueilli au jardin. J’y mordis : un goût de nicotine et de fleur remplit ma bouche, mes dents devinrent rouges.

— Toute l’Inde fume et mâche des narcotiques, dit en souriant le « sanyasi ». Pour nous, la vie est seulement un rêve ; et ce que vous appelez, vous, le rêve, est au contraire, pour nous, la seule réalité. Tout ce qui, pour Vous, est vrai, véritable, réel parce que tangible et visible, n’est, pour Nous, qu’un jeu de Maya, de l’Illusion. Cela change et passe, cela ne vaut pas la peine d’être aimé, pas même d’être regardé. Les cités, les gloires, le luxe, les civilisations, les prodiges de la science matérielle, nous avons connu tout cela, il y a des siècles, et nous nous en sommes, à l’usage, dégoûtés. Jeux d’enfants faits pour des enfants. Nous nous sommes réveillés de ce songe brutal que vous faites encore, nous fermons les yeux, nous retenons notre haleine, nous nous asseyons à l’ombre douce d’un grand arbre devant le feu primitif… L’Infini nous ouvre alors ses portes merveilleuses et nous entrons dans le monde intérieur qui est le seul vrai… Tenez, voyez vous-mêmes… il y a peu d’Européens qui ont pénétré ces mystères. »

Nous nous penchâmes à la fenêtre de la cellule. Une cloche avait tinté. Dans le jardin, sous un figuier des Indes, les moines s’étaient assis en rond ; ils balançaient la tête et le dos dans un mouvement rythmique. Celui qui nous avait accompagnés tout à l’heure chantait sur un ton étrange, rappelant notre plain-chant, mais plus strident et plus joyeux. Au centre, un feu se consumait dans la cendre grise. À côté du feu, le trident de Shiva était planté, vêtu de guirlandes. Tous fixaient la flamme où réside le Dieu. Une grande paix montait de ces organismes hypnotisés par l’âme ignée, une paix effrayante pour nous que l’activité grise, une paix où planait ce chant comme une aile sonore. Et les abeilles d’or dansaient sur ces têtes extatiques dans un rai de soleil, tandis que, dans le fond des étables sacrées, les vaches levaient leurs têtes vénérables, s’associant à ce culte étrange, où l’homme rentre dans la nature universelle et s’y anéantit sans mourir…


IX

Au Théâtre hindou.


Comme la tika-carry resta longtemps à glisser, à patauger, à bondir dans ces rues infectes du Calcutta indigène, où brillent les tristes lueurs des marchands, petites lampes toutes nues, sans verres, sans abat-jour, dont la flamme frileuse, qui ne semble éclairer qu’elle-même, vacille dans l’obscurité et la fumée ! Et toujours cette humidité de marais qui vous suit partout, vous grimpe autour du corps, s’infiltre dans vos fibres, empoisonne votre sang. C’est la fièvre, en quelque sorte sensible ici, comme une personne fluidique, vivante. Elle dégage même une odeur spéciale où il y a de l’alcali, de la fleur et des légumes gâtés, de la peau noire en sueur et des relents de ce tabac indien qui a une senteur mouillée de rose et de santal.

Enfin nous voici au « Star Théâtre ». Un indigène le dirige. Il est aussi l’auteur des pièces qu’il y représente. Elles reflètent le goût de ce peuple superstitieux, sensible et exalté qui, n’ayant pas su faire le départ de la réalité du rêve, aime, dans le même drame, se repaître d’opéra et de féerie. Nous montons jusqu’à notre loge dont l’encorbellement est découpé comme un portail musulman. Le théâtre est gai, gentil, peint en clair, plus italien qu’anglais. Dans le foyer frivole, des portraits d’ascètes méditants ornent les murs. Ce peuple, même au théâtre, songe à la Divinité.

Sur des bancs, les babous s’entassent graves, ventrus avec leur mousseline nouée plusieurs fois à travers la poitrine (c’est ici l’uniforme distinctif des bourgeois). Les autres loges sont presque vides. Nous sommes les seuls Européens. La loge centrale est occupée par un rajah dont l’aigrette de diamants semble un petit panache de flamme et dont le cou est ceint de perles magnifiques. Ses yeux, chargés d’une atavique langueur, traduisent la naïveté de la jeunesse et toutes les lassitudes déjà que donne l’opulence. Auprès de lui, sa cour en turbans se presse avec des costumes amusants qui mêlent les modes anglaises aux magnifiques draperies natives. En haut, derrière un moucharabié, des voiles pailletés tremblent, des corps ondulent avec une souple nonchalance, et la curiosité d’yeux ardents que l’on entr’aperçoit par les brisures de la boiserie. Ce sont les femmes du Bengale, les plus vives, les plus gracieuses, les plus spirituelles de toutes les femmes de l’Inde, celles dont la beauté et la finesse font songer à l’Italie et à la France. Aux moments les plus pathétiques du drame, malgré l’obstacle ciselé qui les garde contre notre vue, c’est là que mes yeux questionnent le frisson de douleur ou d’espérance. Là haut, bat le cœur mystérieux et presque pas visible de la foule indienne.

L’orchestre encore caractérise ce théâtre indigène. Il se compose de trois ou quatre musiciens qui portent d’étranges instruments d’où s’échappent, sous la caresse de leurs doigts, des plaintes monotones comme s’ils faisaient souffrir de très vieux enfants. C’est la mélodie arabe que j’ai entendue dans les théâtres du Caire, mais sans âpreté, sans ce je ne sais quoi de guttural et d’ironique qui vient de l’Egypte. De la tristesse, il est vrai, comme millénaire, mais aussi des sautillements de jeunesse, de la puérilité enivrée…

Et les actrices aux peaux brunes, très chastes, dont les loges sont des sanctuaires respectés, se maquillent pour apparaître sur la scène, selon le type aryen qu’elles incarnent, « des blanches »…


X

« L’Exil de Sita ».


L’histoire que j’écoute est charmante.

Elle tombe de ce bouquet énorme « le Ramayana » comme une feuille de lotus, douce et sanglante.

Au premier acte, le palais de Rama, le roi d’Oudh que tourmente un mauvais rêve. Les rêves jouent un rôle important dans les tragédies indiennes, et cela est plus naturel chez eux que dans nos classiques, car ces peuples nerveux, qui dédaignent la vie positive pour les splendeurs de la vie intérieure, sont influencés par les images que notre inconscient associe pendant le sommeil ; plus que nous aussi, ils sont aptes aux pressentiments. Donc Rama a rêvé que les veuves de ses ennemis exterminés le raillent sur la chasteté de Sita, son épouse.

Celle-ci, on le sait, fut autrefois enlevée par Ravana, le roi monstrueux de Lanka qui ne put la vaincre, ni par la persuasion, ni par la force. Enfin reconquise par son époux, Sita témoigna, en triomphant de l’épreuve du feu, qu’elle était restée pure. Mais le cœur des Hindous est jaloux et passionné. Ils en veulent à une femme, même s’il n’y a contre elle à relever que des soupçons, tellement ils se font de la mère une représentation supérieure et idéale. En ce moment entre Durmukha, une sorte de prince des espions, de préfet de police, dirions-nous ; il va par les rues, s’arrêtant aux portes, feignant de s’endormir sous les vérandas afin de recueillir les conversations éparses et de rapporter à son maître la publique opinion. Or, le bruit court que l’épreuve du feu n’a été qu’une illusion magique, et, comme la cérémonie fut accomplie à Lanka, nul dans Oudh ne peut en témoigner. Rama devient presque fou à l’annonce d’un tel scandale. Il faut voir les gestes désespérés, les attitudes, — d’ailleurs nobles, — de cabotine prête à s’évanouir qu’affectent à chaque péripétie de ce drame, non seulement Rama, le guerrier par excellence pourtant, mais tous les autres personnages ; seul, Valmiki. Termite, le grand poète que nous rencontrerons aux actes suivants, garde sa maîtrise. Âmes effervescentes, chevaleresques, impressionnables jusqu’à la crise, que le soleil a faites en quelque sorte extérieures, qui brûlent et rayonnent sans cesse comme lui et pour qui il n’y a d’autre nuit que la mort !

Le décor change souvent : nous voici transportés dans le jardin de la reine qui a été tracé selon le modèle du parc délicieux où elle fut emprisonnée à Lanka. Fragile et de couleurs voyantes, elle dort sur une pelouse pareille à une étrange fleur fauchée. La suivante entre en célébrant le charme de la nature qui sourit autour d’elle.

— J’ai rêvé, dit Sita en se réveillant, que je nourrissais un enfant aux côtés de Rama.

— Cette vision sera bientôt une réalité, lui répond sa belle-sœur qui vient d’entrer. Mais Sita n’écoute plus :

— Où est mon époux ? s’écrie-t-elle ; il me semble que je suis exilée lorsqu’il n’est pas là.

Les femmes, même dans l’Inde, sont curieuses. La sœur de Rama tourmente Sita pour qu’elle lui décrive les traits de ce méchant Ravana qui la fit son esclave et qui avait dix têtes et vingt bras.

— Je n’ai jamais levé les yeux vers lui, répond la pudique femme : j’eus sans cesse les paupières baissées ; cette modestie m’obligea pourtant à le voir. Le jour où dans son char aérien, il me fit traverser l’Océan, comme je regardais la bleue profondeur, j’aperçus dans ce miroir mouvant la monstrueuse apparence.

L’amie insiste, questionneuse ; Sita trace sur le sable avec un roseau les traits gigantesques de l’ennemi. Fâcheuse complaisance ! L’épouse s’est rendormie et l’ombrageux Rama qui la cherche reconnaît avec colère à côté d’elle le portrait du ravisseur. « Les envieux auraient donc raison ; même aujourd’hui, elle n’a pas oublié le monstre ! » Le mari irrité donne à Sita l’ordre d’aller rendre visite dans la forêt aux filles de l’ermite. Pauvre héros ! le voilà qui se repent même de ses victoires et qu’il pleure sur les vaillants qui ont succombé pour l’aider à délivrer cette infidèle ! Lakshmana, son frère consanguin, accompagnera la Reine jusqu’en la jungle où il la bannit. Lakshmana a beau s’indigner et supplier, Rama est impitoyable. Il faut remarquer ce détail charmant et d’une observation vraiment humaine : aucun personnage du drame ne doute un instant de la vertu de Sita ; seul. Rama son époux, celui qu’elle aime et qui l’aime, l’imagine criminelle. Et cependant Rama est le meilleur des hommes ; que dis-je ? d’après la mythologie hindoue, il est une incarnation de Vishnou. C’est que l’amour illusionne et rend injustes les hommes et les dieux.

L’acte suivant est comme baigné de larmes. Il se passe alternativement sur l’une et l’autre rive du fleuve Saragon. Les hommes n’ont pas averti Sita, mais son cœur est inquiet, son intuition écoute les fâcheux présages que lui apportent la nature et le crépuscule. Il n’y a pas jusqu’à Sumantra, le fidèle cocher de Rama, qui ne se sente étreint d’une immense angoisse pour ce châtiment immérité. Il tonne, l’orage qui éclate semble un sanglot du ciel…

« Pourquoi Rama ne m’a-t-il pas accompagné ? » Et, comme Lakshmana reste silencieux, le chagrin de celle qui se croit exilée n’a plus de bornes. Et sa douleur hâte dans ses entrailles la poussée du fruit humain. Lakshmana, affolé, s’enfuit. Il faut que Sita connaisse le suprême abandon. Heureusement, ses cris sont entendus de celui qui écoute les bruissements de la forêt pour en faire des poèmes. Valmiki, le solitaire, le chantre de la grande épopée nationale le « Ramayana », accourt avec son vêtement de feuillage, et, dans ses vieux bras toujours vigoureux, il emporte Sita, la chaste et infortunée Sita que couvrent comme un manteau bienfaisant les flots de la longue barbe blanche. Cependant, Rama n’a pu se consoler de sa propre cruauté ; il se traîne sur l’autre rive de Sarayou, se lamentant pour la perte de celle qu’il aime. De loin et parallèlement, il l’a suivie. Quand Lakshmana, son frère consanguin, et Sumanha, le cocher fidèle, le rejoignent, le héros tombe en pâmoison. Que faire ? La jalousie a été vaincue par l’amour, mais dans son cœur, l’amour le cédera à la dignité de sa maison et au souci qu’il doit prendre de son peuple. Rama ne cherchera point à revoir Sita puisque ses sujets pourraient douter d’elle. Il ne faut pas que la femme du roi puisse être soupçonnée même injustement…


Plusieurs années se sont écoulées du deuxième au troisième acte. Sita a donné naissance à deux jumeaux qui ont grandi « en sagesse et en force » sous la protection de Valmiki qui les a instruits aux héroïques récits du Ramayana. Sans savoir que le grand Rama est leur père, ils ont appris, en étudiant son caractère et ses exploits, la noblesse et le courage. Ils croient que la Sita du Ramayana n’a de rapports avec leur mère que par la similitude du nom. La jolie scène où les enfants demandent à l’épouse toujours respectueuse et fidèle comment Rama put avoir assez de cruauté pour exiler Sita !… Et leur intuition d’enfant est sur le point de percer le mystère : cette Sita de l’épopée, elle est si semblable à leur mère qui, elle aussi, est seule, pure et abandonnée. Mais la prudente Hindoue a l’héroïsme de garder le secret afin que le nom de Rama reste à jamais vénéré dans la pensée de ceux qui ne se savent pas pourtant ses fils. Elle leur dirait volontiers la parole divine du Christ : « Ne jugez point ». « Allez, mes enfants, murmure-t-elle, le cœur opprimé d’angoisse, ne cherchez pas à comprendre, continuez à proclamer la gloire de Rama. » Et les jumeaux exquis, — deux petites ballerines de douze à treize ans — obéissent et vont jouer, en chantant les hymnes de Valmiki.



Alikshara, la fille de l’ermite, qui sympathise avec l’infortune de Sita, lui apprend que son mari est en train d’accomplir la cérémonie d’Ashvamedh Yajna. Elle consiste à lancer un cheval avec des gardes qui le promènent dans tout le pays, en défiant suzerains et vassaux d’arrêter la course du cheval. Si personne ne relève la provocation, il est entendu que tout le territoire parcouru appartient au provocateur. Auparavant il est indispensable d’accomplir le rite traditionnel en compagnie de la reine. Or comme Rama n’a pas réclamé Sita, celle-ci s’informe auprès de la fille de l’ermite :

« Quelle est l’heureuse princesse que Rama, en cette circonstance, a fait asseoir à ses côtés ?

— Il n’en a choisi aucune, répond la jeune fille, il a fait dresser une statue en or qui vous représente et c’est elle qui a présidé à la cérémonie. »

Sita, émue de reconnaissance, prie les dieux pour que sa dévotion envers Rama reste inébranlable et c’est elle-même qu’elle blâme d’être ainsi éloignée d’un tel époux.

Cependant, le drame qui, jusqu’ici, était resté uniquement passionnel va devenir belliqueux : un des frères consanguins du roi, à la tête de l’armée conquérante, apprend qu’un couple d’adolescents s’est emparé du cheval provocateur. « Il serait ridicule, dit le guerrier, de châtier des enfants ! allez, et, par de gentilles paroles, décidez-les à délivrer l’animal. — Mais, s’écrie le messager, ce ne sont pas des enfants ordinaires ; ils portent sur leurs traits l’image même de Rama et ils demandent à livrer bataille. »

C’est Kusha, le plus jeune des jumeaux, qui luttera avec le plus jeune des frères de Rama. En vain le guerrier s’étonne de la prodigieuse ressemblance : « Quel est le nom de vos parents ? — Leur nom, c’est que nous pouvons combattre, » est-il répondu. Le frère du roi tombe frappé à mort et les jumeaux s’embrassent l’un l’autre, jurant bien de supprimer tout ce qui pourrait apporter à leur mère quelque souci.

Naturellement les exploits de ces enfants charmants fît terribles ne s’arrêteront pas là ; à chaque scène maintenant, le décor change : tantôt c’est la petite maison de branches, où habite Sila inquiète et agitée à cause des soldats qui combattent, tantôt le champ de bataille lui-même, la forêt profonde où les jumeaux interrompent leurs jeux et leurs danses, pour saisir le glaive ou tendre l’arc, toujours victorieux. Et l’attrait qui se dégage de Lava et de Kusha est aussi irrésistible que leur force. Ils suscitent toutes les cajoleries, avant d’obliger à toutes les colères. Les deux autres frères du roi, même le bon Lakshmana, succombent. À chaque triomphe, les jumeaux se réjouissent et se félicitent l’un l’autre, en vrais enfants qu’ils sont, et partent en dansant retrouver leur mère. Celle-ci, qui ne sait rien des véritables dangers courus par ses enfants, s’étonne des marques d’égratignures sur leurs joues et sur leurs bras ; — les armes des ennemis n’ont pu qu’effleurer à peine ces fils d’une déesse et d’un dieu.

« Ah ! s’écrie-t-elle, qui a pu être assez méchant pour donner la chasse à mes pauvres enfants ? Hélas ! je ne puis les nourrir qu’avec les fruits de la forêt et jamais ils n’ont goûté à une friandise. Seules les fleurs sauvages leur servent de bracelets et de colliers, ils n’ont jamais eu d’autres bijoux. » Pour maintenir la rassurante illusion, les petits encombrent de délicieux bouquets les genoux maternels.

La colère de Rama qui voit tomber ses généraux et ses soldats s’exalte : il décide qu’il les suivra dans leur retraite éternelle… Auparavant, il faut exterminer ces jeunes gens, en qui s’est incarné, croit-il, le dieu de la mort.

Mais la tristesse du roi d’Oudh tombe vite à l’arrivée de Lava et de Kusha. Ils sont si gracieux, le rire sur les lèvres à l’aspect de la figure grotesque du brave Hanuman, le roi des singes, le fidèle compagnon de Rama et de ses soldats mi-humains, mi-animaux. « Toi, s’écrient-ils, nous ne te ferons pas de mal, tu es trop drôle ! nous te porterons à notre mère pour l’amuser. » Cependant l’instinct de l’anthropoïde pressent mieux que les hommes la vérité. « Ce sont vos fils, Maître, dit-il, ce sont vos fils ! il n’y a pas de doute : il y a en ce lieu trois Rama. »

« Qui êtes-vous enfin ? questionne le roi charmé. — Tes ennemis nés, » répondent les jumeaux, et ils le provoquent et ils le raillent : « Comment ! vous, grand roi, si expert dans l’art militaire, comment pouvez-vous renier votre réputation chevaleresque en envoyant toute une armée combattre un couple d’enfants ? Nous ne disons pas cela pour nous, mais pour vous, car, à nous deux, nous sommes bien tranquilles, nous vous battrons, vous et tous vos soldats.

— Vous oseriez lutter en champ clos avec moi ? riposte le grand Rama. Vous ne vous rappelez donc point la célèbre bataille de Lanka ?

— Ah oui ! parle-nous-en ! Tu n’as été vainqueur de tes adversaires que par un stratagème indigne de toi : c’est en te cachant derrière un arbre que tu es parvenu à tuer le roi des singes, le frère d’Hanuman, ton allié.

— J’ai beau faire, reprend Rama ; il m’est impossible de saisir mes armes pour vous punir. Mon cœur devient doux comme du lait en regardant vos visages.

— Comment oses-tu parler de ton cœur ? ripostent les enfants que le « Ramayana » a trop bien renseignés. Ah ! ton cœur, nous avons lu de quoi il était capable, ô cruel qui as exilé injustement Sita ! » Il faut en venir aux mains. Lava et Kusha massacrent tous leurs adversaires, excepté Hanuman qu’ils font prisonnier ; le père et les fils engagent enfin une désespérée bataille. Rama est réduit à battre en retraite ; il s’enfonce dans la jungle tandis que les adolescents se mettent à danser de joie, et emmènent avec eux, comme une proie, le brave Hanuman.

Rama ne s’est replié que pour réapparaître plus terrible ; il a saisi le Brahmajal, la lance fatale dont les anciens Hindous faisaient usage et qui tue infailliblement. L’extraordinaire duel recommence. Que va-t-il se passer ? Quelle qu’en soit l’issue, elle ne peut être qu’abominable. Alors intervient un personnage qui n’a fait que passer dans les actes précédents, un visage de malheur et de douleur, qui, par le fait des circonstances, fait œuvre de bonté et de justice. C’est Nikasha, la veuve du ravisseur Ravana, qui parcourt le pays, moitié sorcière, moitié folle.

Dans sa joie de voir les ennemis et les vainqueurs de son époux taillés en pièces par ces deux valeureux adolescents, elle s’est attachée à eux, et dans une des pauses de cette définitive rencontre elle applique sur leur front du vermillon consacré par un charme…

La magie de Nikasha opère. À la vue du signe enchanté. Rama est frappé d’hypnose, l’arme redoutable lui échappe des mains, il tombe et s’endort profondément.



Une action aussi enchevêtrée ne peut être dénouée par des moyens humains. La magie, le miracle, les dieux eux-mêmes vont intervenir. L’infortunée Sita, près de sa maison de branches, chante un hymne mélancolique et raconte ses peines aux étoiles et aux arbres.

— Sois fière, ô notre mère, clament les jumeaux, qui traînent derrière eux Hanuman, Nous avons vaincu Rama.

À ces paroles, épouvantée, Sita s’évanouit, et elle ne retrouve le sentiment que pour demander où se trouve le corps de son Seigneur, afin de monter sur le bûcher des funérailles. Elle est bien la parfaite épouse hindoue, fidèle jusqu’à ne pas vouloir survivre à l’époux. Tous se rendent alors sur le champ de bataille où ne reste debout que le bon cocher Sumantra qui pleure sur les ruines de la dynastie. Sita se précipite vers le corps inanimé de son époux, lorsque Valmiki s’avance. Le vieux solitaire console Sita qui sort à peine d’un nouvel évanouissement, en l’assurant que Rama est seulement endormi. Par la puissance de ses conjurations, il va aussi ressusciter cette vaillante milice.

Le quatrième acte renferme un seul tableau. Rama est retourné dans son palais au milieu de la pompe impériale, il est entouré de ses frères, et, sur la requête de Valmiki, ses propres enfants, Lava et Kusha, chantent le poème du Ramayana. Lorsqu’ils en arrivent à l’exil de Sita, le roi se sent tellement ému qu’il donne l’ordre de faire cesser l’hymne. Alors entre Sita, accompagnée de Lakshmana ; elle se prosterne aux pieds de Rama, mais celui-ci reste incorrigible, son scrupule le tient encore. « Tout mon cœur s’élance vers vous, ô Sita, s’écrie-t-il, mais je redoute l’opinion de mon peuple et je vous demande de subir une fois encore l’épreuve du feu.

— Je vais vous donner un autre témoignage de ma pureté, » répond la reine.

Après avoir serré sur son cœur ses enfants qu’elle recommande à l’amour de Rama, elle invoque sa mère, la Terre, et lui demande de la reprendre dans son sein.

La terre s’ouvre, en effet, et la Déesse apparaît en personne, étreint Sita ; puis toutes deux disparaissent. Rama pense devenir fou de douleur, les petits éclatent en larmes, Lakshmana s’efforce d’ouvrir le sol avec un pieu, afin de reprendre la chère fugitive… Mais elle est devenue inaccessible à jamais, trop belle et trop pure pour respirer encore l’atmosphère des hommes. Brahma lui-même, le Dieu des dieux, éblouit l’assemblée de sa subite présence : « Souviens-toi, ô Rama, dit-il, de ta divinité ! Il te faut planer sur tous les humains désespoirs. Sita repose à jamais sous sa forme originelle de Lakshmi, déesse de la Beauté. »

Et le drame finit dans un apothéose, car le ciel a déchiré son voile pour laisser apercevoir Lakshmi triomphante et sereine, toute semblable à Sita, reposant sur son trône de lotus.



Le brahmane qui nous commente ce drame populaire et cependant plein de délicatesse et de lyrisme, s’étonne de notre étonnement. « L’Hindou spontanément adore la poésie, la grâce, le courage, la vertu, » nous assure-t-il. Pour ces populations, décadentes, il est vrai, mais affinées par plusieurs millénaires de civilisations, il est tout naturel de s’émouvoir à l’héroïsme d’une Sita ou à la jeune effervescence de ses fils. Elles n’ont pas été empoisonnées comme les nôtres, par les faits divers des journaux, les grossiers mélodrames des théâtres, les fredons niais ou grivois des cafés-concerts. Presque tout ce qu’elles savent, elles l’ont appris dans les plus magnifiques poëmes du monde que les mères, illettrées, mais d’âme artiste, chantent à leurs enfants. L’exemple du crime ne les a pas gâtées et elles ne goûtent pas les saveurs de l’atrocité, du cynisme ou de la révolte. Une scène de débauche, par exemple, serait insupportable à un public indigène, quand même elle paraîtrait spirituelle aux vaudevillistes de nos boulevards.


Le théâtre Parsi, situé dans un champ de foire, et où se presse un public bigarré et vibrant, m’a intéressé aussi, mais il ne m’a pas charmé comme cette glorieuse évolution de l’Inde héroïque. Les décors de palais alternent avec ceux des ports. Les marchands font la leçon aux rois. Le plus fin l’emporte sur le plus fort. C’est de la comédie. Chaque race aime à se retrouver avec ses traits fondamentaux sur la scène qu’elle regarde…


XI

Les Prostituées.


Je me rappelle le soir de Calcutta où nous développions dans notre boarding house quelques idées générales, à propos de l’influence occidentale dans les Indes.

« En attendant, s’écria l’ami avec qui j’avais débarqué, les Anglais ont apporté dans l’Inde la prostitution.

— C’est vrai, intervint un brahmane, qui était notre hôte ce soir-là.

« Mais ce n’est pas spécialement la faute des Anglais, c’est le crime de votre civilisation européenne. Nous n’avons jamais eu de prostituées. J’entends, par ce mot horrible, les servantes abruties du grossier désir des passants. Nous avions et nous avons des castes de chanteuses et de danseuses ; elles se marient à des arbres, — oui, des arbres, — en des cérémonies touchantes qui datent des temps védiques ; nos prêtres les bénissent et en reçoivent beaucoup d’argent. Elles ne se refusent point à ceux qui les aiment et qui leur ont plu. Les rois les ont rendues riches. Elles représentent tous les arts et sont la beauté visible de l’univers. »

Nous décidâmes d’excursionner dans les bazars ténébreux de la ville aux nuits terribles, pour vérifier ses plaies. Le brahmane nous laissa, impatient sans doute de se purifier chez lui de notre contact. Nous quittâmes Durumtollah pour plonger dans les cycles d’un enfer à nuit épaisse. Là, des paquets de maisons conspiratrices, dont l’odeur seule est un poison. De distance en distance, des policiers nous souriaient, protecteurs. Enfin, nous débouchâmes dans une rue plus lumineuse. Des femmes saoules se pendaient aux portes. Celles qui viennent du Népaul avaient un visage pâle et doux, aux sourcils longs, au nez court, et un corps d’enfant ; on reconnaissait les filles de Burma à leurs pommettes saillantes. Dans cette cosmopolis de la prostitution se mêlaient des Chinoises, des femmes de Bombay, de Madras et de Ceylan. Des Japonaises aux robes bariolées, à la coiffure transpercée de longues épingles, travaillent à de petits ouvrages de poupées, fabriquent d’interminables patiences, ou se tirent les cartes. Elles sont sur deux rangs près de la porte, leurs pieds trop brefs posés sur des corbeilles renversées.

La prostitution des natives du Bengale est plus répulsive, — lugubre ; fillettes de douze à seize ans, avec, au nez, des perles ou un pendant d’argent. Leur misère, la limpidité bestiale de leur visage nous peinent. La petite Bengali — qui porte si bien ce nom que nous avons donné à des oiseaux — ne semble presque pas vénale ; elle est résignée à sa destinée, comme nous acceptons les phénomènes de la respiration ou de la digestion. Leurs cases inspirent le dégoût. De ces maisons de plâtre, de chiffons et de branches, émane l’odeur d’ammoniaque qui relève la fade et grelottante senteur de choléra et de fièvre, péril de cette spéciale boue d’Asie ; mais les plus hideuses, les plus tombées sont encore les Européennes. Nous nous détournons, offensés, pour la première fois peut-être, dans notre fierté d’hommes blancs…

Nos guides sont, ici, des petits garçons qui conduisent le plus souvent dans leurs familles et font gravir des échelles de bois, des escaliers tortueux et croulants, pour aboutir dans la même chambre à la lumière faible, à la natte qui n’a qu’un seul drap louche, tandis que vous rudoie en passant un marin ou un soldat saoul…


Mon ami le globe-trotter décide qu’il tâtera de la « volupté native » et qu’il étreindra quelqu’une de celles que Kipling appelle dans son emphase biblique « la délicate iniquité » ou « le vice gras ». Nous le suivons dans Chipor-Road. C’est la nuit compacte et le sommeil maintenant. Cependant il n’hésite pas, force les portes, entre dans une sorte de villa écartée, paria des autres maisons. Là, une mégère à mèches grises nous amène des enfants pauvres qui sourient, et leurs yeux ont la beauté large des bestiales innocences.

Une petite attire mon camarade. Elle ne sait pas un mot d’anglais et certainement elle n’a pas encore « servi » beaucoup. Je comprends les sources mentales du désir qu’elle vient d’éveiller : de la pitié, la rareté d’une proie si jeune qu’il n’est pas criminel de prendre ici, l’étonnement aussi d’apercevoir, en cette fillette de douze ans à peine, les appas de la femme épanouie, seins anormaux pour une taille si petite et des hanches encore grêles, seins tels que ceux des déesses et des apsaras dans les corniches ou aux chapiteaux des pagodes, longs fruits noirs, fermes, luisants, que la première gésine flétrira à jamais, mais qui sont aujourd’hui d’oblongues réjouissances. Tandis qu’il se dérobe avec elle dans la pièce voisine, sans autre porte qu’un rideau, je cause avec la patronne qui m’explique avec quelle facilité elle recrute ces martyres inconscientes. Toute famille pauvre est prête, pour quelques roupies, à lui fournir ses enfants. L’amoralité hindoue est illimitée ; les musulmanes sont moins achetables. Mais, en somme, elle n’a pas à se préoccuper d’une troupe spéciale ; à sa disposition se tiennent, à bas prix, toutes les fillettes du quartier. Et je sens qu’elle ne ment pas, qu’elle n’exagère pas même, que la misère innombrable, l’obscure ignorance de toute dignité où le brahmanisme a, pour la dominer mieux, ravalé la populace — si idéaliste cependant par la nature et ses traditions[3], — sont les grandes raccoleuses d’une prostitution endémique ici, comme la fièvre ou la peste.

Avec un éclat de rire, mon camarade m’entraîne loin de la villa lépreuse. « Ah ! mon vieux, la bonne blague ! Imagine-toi, pas de linge ; une simple ablution lui a suffi. Il n’y a eu ni pudeur ni vice, animalité machinale. Elle n’a pas parlé, elle n’a pas cessé de sourire. Seulement, quand je me suis retrouvé droit devant elle, de nouveau enroulée dans son pagne, elle a sauté gentiment et, la main tendue, comme une petite fille qui attend son noël, elle s’est écrié, d’une voix aiguë à peine pubère : « Bakchich ! ». C’est tout ce qu’elle a trouvé, c’est le seul mot que cette poupée de plaisir a prononcé ; elle ne sait sans doute que celui-là et telle est l’expression unique de son unique pensée… »

La curiosité libertine d’un globe-trotter est insatiable. Il veut que notre voiture s’arrête encore. J’ai la nausée, mais je ne résiste pas, aimant à me repaître de ce spectacle de dégradation qui fait, comme l’a écrit un Anglais énergique, « la honte de la race blanche ». Cette fois, c’est un antre. Le mot est faible encore. Les femmes dorment au-dessus du sol, dans des auges de plâtre. Cela rappelle certains tombeaux en ruine que j’ai vus en Judée et en Syrie. Les chambres, étroites comme des « box », n’ont pas de fenêtres ; et toutes les issues donnent sur un corridor, aéré seulement par la porte de la rue. Une odeur d’huile rancie, de femme malade, prend aux narines. L’une d’elles se lève de son espèce de sépulcre, laide, les cheveux collés, des croûtes noires au visage, avec ces yeux de haine qu’ont les bêtes blessées quand on les dérange ; et elle serre en nous voyant une lame déchiquetée. Une lampe de fer brûle avec une fumée acre ; mon compagnon me serre le bras : « Regarde, » dit-il. Je regarde tout autour et je vois sur les murs, au-dessus des lits, de maladroites peintures hindo-japonaises où un artiste sadique et naïf a peint des supplices inouïs. Une sorte de déesse Kali dirige les horreurs érotiques et sanglantes qui s’exercent sur un blanc, un Européen reconnaissable à son costume anglais et à ses favoris qui sont restés dans l’Inde le signe traditionnel de l’adversaire. La déesse, en qui le peintre incarna une prostituée vengeresse, caresse avec des dents qui coupent et des mains qui arrachent. La tête européenne pend, fauchée, avec encore la grimace du spasme ; le ventre est une plaie qui baie, d’où la chair mangée a disparu ; des bras manquent ; des genoux pliés à rebours éclatent ; un pal savant vrille le corps, fouille comme un poignard amoureux et enragé. C’est un vestige de la guerre des cipayes transposé dans la sexualité indigène, la revanche de la femelle hostilité contre le « melech[4] » qui paie et salit. Nous avons ici touché la prostitution proche du crime, celle qui assassine, — qui châtie.


XII

L’ascète rédempteur.


Dans ce quartier triste et clos, une boutique reste ouverte, elle sent l’alcool et l’opium, et sa lumière blafarde s’allonge sur la rue boueuse. On y danse. Je m’approche pour voir. Des êtres indolents, au sourire énigmatique, oscillent lentement à une musique molle. Leurs vêtements souples, leur visage gras, leurs bijoux abondants me les font prendre pour des femmes. Un petit Hindou, qui s’est improvisé notre cicérone, me chuchote, à voix étouffée : « Boys… » Oui, ce sont des garçons, une nautch[5] équivoque de bayadères masculines qui s’étire et se dégingande.

Un policeman indigène, en costume kaki, observe avec indifférence.

Nous allions rentrer à Durumtollah, écœurés et mélancoliques, quand une voix fraîche chanta une mélopée sacrée.

À la lueur d’une lanterne, nous aperçûmes un enfant beau et nu, le corps enduit de cendres, la tête couronnée de jasmins. Comme Marsyas, il jouait de la flûte. J’entendis jaillir de ses pures lèvres les passages des Védas qui célèbrent la beauté du renoncement et la richesse de celui qui n’a rien. « L’âme, c’est le nageur ; les passions, sont les crocodiles ; le Gange, c’est la vie ; l’autre rive, le nirvana. Va le plus tôt qu’il se peut, en évitant le piège dévorateur, te reposer sur la rive fleurie d’immortalité. » Et je songeai que l’Inde véritable était loin de ces quartiers infects, résidus de l’Europe. Elle résidait en ce jeune homme. Elle s’épanouira un jour en quelque ascète héroïque, qui, rappelant aux siens, enfin unis et régérénés, leur gloire antique et leurs origines aryennes, les conduira peut-être à de nouvelles et sublimes destinées.

CHAPITRE II

Bénarès


« La Ville en peine. » — Le délire des Bazars. — Bêtes et Dieux. — Cohue des Temples. — L’Impureté sacrée. — Le « Picturesman ». — Le Maharajah de Bénarès. — La Police hindoue. — Ramnagar. — La Fête du Printemps.

I

« La Ville en peine. »

C’est une vraie bousculade dans la gare d’Howrah quand j’y vais prendre mon train pour Bénarès. Il est neuf heures du soir passées ; une cohue d’indigènes affolés avec des bâtons, des paquets, des couvertures, vont et viennent, bourdonnants, perdus dans ce hall noir, eux qui vivent de soleil. Des femmes en palanquins portés par des parias nus piaulent et rageusement griffent le rideau que, pour tout au monde, elles n’écarteraient pas. C’est une odeur indescriptible, l’odeur des bazars, le citron, la rose pourrie, l’opium, la sueur nègre. Quelques bourrades, intelligemment données par les employés dans ce tas d’énervés et de fous, éclaircissent le quai. Le cœur vraiment remué, je quitte l’ami que Calcutta me donna, Fuchs, le consul français. Ensemble nous créâmes souvent, après les affaires — car Fuchs est un gros travailleur — dans Calcutta, « la cité aux nuits terribles », un petit coin de France. C’est fini. Nous voici livrés à l’Inde énorme, mon camarade le globe-trotter et moi. Notre wagon est parfait. Nous avons deux larges banquettes où nos « boys » ont fait notre lit comme à l’hôtel. Le cabinet de toilette est douillet, la douche prête. À peine le train s’ébranle que nous nous couchons.

Aux stations importantes, l’œil luisant des « boys » se penche à la portière, questionnant le sommeil des maîtres pour la limonade, la glace, le soda ou le thé. Je fus réveillé vers neuf heures du matin par mon camarade qui sifflait une chanson militaire. On eût dit qu’il marchait à la conquête de l’Inde malgré sa petite taille. En tout cas il « la faisait ». Il avait repassé au fer ses moustaches qui tenaient à la fois de Don Juan et de Matamore. Nous changeâmes à Mogul-Seraï. Nous prîmes pour un quart d’heure les wagons de Oudh-and-Rohilkand Railway. Quelques minutes après, déjà nous apercevions, à l’approche de Kashi, la gare de la ville indigène, se dérouler le long du Gange, dans le matin joyeux, la Cité Sainte. Comme toutes les villes d’Asie avant midi, tant que l’été brutal ne les a pas déshabillées, Bénarès portait sa gaze flottante de brume. J’ai entr’aperçu en cette minute la Bénarès que je ne devais pas voir, celle des livres et des rêves, la cité éblouissante et sublime. C’est à peine si « le Temple d’Or » luit davantage parmi ces étincellements. Tandis que la locomotive nous emporte sur ce pont hardi qui enjambe le Gange, entre, tout à coup, par les fenêtres ouvertes, le charme brusque et enivrant de la nature printanière, des jardins de toutes parts, du fleuve divin, enfin lui-même, des édifices innombrables où vivent ensemble les hommes et les dieux.

Il nous faut faire une promenade assez longue en voiture pour gagner l’hôtel, charmant sous ses guirlandes de feuillage, très propre, tout blanc, avec ses « boys » accroupis sous les colonnades… Nos chambres sont fraîches avec des nattes secouées, sans meubles, un tapis mince comme un drap, des lits aux moustiquaires déjà prêtes qui semblent, si blancs, des cages de première communiante.

Les portes sont des rideaux courant sur des tringles. Après le tiffin, nous allons prendre le bateau. Il est vieux, semble-t-il, comme Bénarès, incommode à remuer, ponté trop haut pour sa dimension ; mais il permet de regarder comme d’une tribune un des plus extraordinaires spectacles qu’un homme puisse voir ici-bas. Nous sommes sur des fauteuils étiques, autour d’une vieille table épaisse et fatiguée, où nous posons nos cannes, nos éventails de paille qui servent à chasser des bandes compactes de moustiques. C’est l’après-midi maintenant, il fait chaud. Les rameurs tirent avec nonchalance ; l’eau est verte et les bulles qui y éclatent témoignent d’une constante décomposition. Une préhistorique ordure dort là. L’odeur, qui est toujours abominable, devient parfois si infecte, montant par bouffées, que nous devons lutter contre elle comme contre un ennemi. Nous fumons avec énergie ; lorsque nous sommes las de fumer, nous nous imbibons d’eau de Cologne. De temps en temps, le maître du bateau prononce des noms qui sont, pour sa foi d’Hindou, les clefs de splendeurs cachées, — comme ces mots du Conte qui, chacun, ouvraient un trésor.

Voici le palais du Maharajah, au loin ; puis, dominant tous les édifices, la grande Mosquée d’Aureng-Zeb, dont les deux minarets gigantesques attestent la conquête musulmane ; le temple du Népaul, le temple d’Or, le temple de Durga, qui a une frise de singes vivants… et il est impossible de compter les sanctuaires de Shiva, positivement le dieu de Bénarès. On les reconnaît à ce trident significatif planté à leur dôme. Ce trident, nous autres chrétiens, nous en avons fait, plus tard, la fourche du diable… Entre Shiva et notre diable, il y a, en effet, des points de contact. Tous deux habitent le feu, élément de prédilection pour Shiva, prison de Satan. Tous deux détruisent les âmes et les corps, tous deux protègent les criminels, les fous, les mendiants, le sabbat des sorciers et des hystériques. Tous deux ont une face d’ombre et un phallus triomphal. Le phallus de Shiva est, en somme, sa représentation la plus complète. Il est nommé dans toute l’Inde le Shiva-Lingham et dresse sa noire pierre dans tous les temples, à tous les coins de rue, le long des escaliers des Ghats, sur les étagères des échoppes où le vendent des enfants. C’est l’idole des ascètes, des femmes et des rois.

N’importe ! le spectacle de Bénarès est inouï et d’une détresse inexprimable. Le néant de tout, la fin des choses poussée jusqu’à la majestueuse et sordide hideur, la caducité allant jusqu’à l’effondrement, racontent aux yeux le triomphe lamentable de Shiva, le dieu de la destruction, qui ira jusqu’à détruire son peuple, son temple et lui-même. Les escaliers des Ghats ont fléchi ; nul ne sait si c’est à cause de l’âge, des invasions, ou des secousses d’une terre indignée. Une pagode gît au fond du Gange ; seule sa pointe extrême environnée de quelques clochers émerge encore. Un peu plus loin, un toit affleure à la surface du fleuve qui l’a englouti, il sert de tréteau à des fanatiques qui saluent le soleil. Des colonnes énormes s’élèvent, tronquées aussitôt à quelques mètres du sol ; des pans de mur s’arrêtent brusquement, déchirés comme par une main titanesque. Des terrasses exquises, des colonnades majestueuses reçoivent l’ombre d’arbres énormes, poussés là on dirait depuis des siècles et dont les racines nues jaillissent au-dessus du sol comme des jambes crispées de vieillard. Et tout le long, des crevasses, des émiettements, des trous béants, des linges immondes pendant à des balcons désuets et splendides. Sur les pierres échappées à la ruine totale, des ornements compliqués apparaissent ; des formes vagues et monstrueuses. Quand nous frôlons les bords du Gange, nous découvrons un peu partout, dans des niches profondes, ciselées, on dirait, par des hommes-abeilles, des idoles aux contorsions d’ordure, le plus souvent tachées de rouge et ayant devant elles un fumier d’offrandes : fleurs jaunes, riz, fruits, tout cela gluant, parfois pourri.

Dans une anfractuosité de la rive nommée Harrish-Shambra-Ghat, une sorte de commerce semble établi, un double commerce : celui des morts qu’on brûle, celui du bois qui sert à les brûler. Ce bois est accumulé en tas de bûches, non seulement là, mais un peu partout, car à ces holocaustes s’associe la fonction divine du fleuve. Un de ces morts bienheureux qui ont convoité la crémation auprès du sanctuaire de Shiva, en face du Gange, choque notre carène. Enveloppé d’un linge blanc, il est pareil à une momie immobile à jamais. Seulement, tout à l’heure, quand nous reviendrons, la momie ne sera plus que de la cendre, car l’Indou n’a pas, comme l’ancien Égyptien, la superstition du corps ; il en a plutôt le dédain, l’oubli. Ce peuple étrangement idéaliste, n’est pas attaché à ce qui lui semble le vêtement passager de l’âme éternelle et il croit meilleur d’être réuni, le plus tôt possible, à l’infini… Aussi, ce spectacle de bûchers est-il émouvant entre tous, quand on connaît les croyances de ces enfants vieillis. Hautes idées philosophiques, barbarie pittoresque. L’épaisse fumée, les flammes rouges qui lancent dans l’atmosphère une pluie d’or, les chants des prêtres qui doivent accompagner l’âme dans son voyage vers l’au-delà ; l’immense foule accroupie : femmes, hommes, enfants » regardant avec calme, avec piété, dans leurs loques splendides, avec des attitudes de statues, sans vaines simagrées, s’évanouir dans le feu le parent ou l’ami ; dans toute cette réalité moderne, je reconnais la mise en actes de la vieille philosophie païenne qui se résume en un panthéisme idéaliste.

C’est le mépris de la personnalité éphémère immolée à l’éternelle nature. Celle-ci ne laisse émerger quelques instants les êtres de son sein que pour les y noyer ensuite et créer, avec la mort, des vies nouvelles. Nous remontons non seulement le plus vieux des fleuves, mais aussi des époques antérieures à la nôtre par des milliers d’années. Nous entre pénétrons des âmes si distantes des nôtres qu’elles semblent appartenir à une autre humanité. Je suis las de mes dernières promenades à Calcutta. Je ne puis prendre une note. Mon cerveau et ma main obéiraient mal. J’ai été atteint par les fièvres, j’ai subi la torpeur du climat ; mais ainsi je descends au niveau de ces âmes, je fraternise avec cette Inde qui passe du délire à l’accablement. Et je sens que j’assiste à quelque chose d’inouï et de merveilleux. Dussé-je vivre un siècle, l’impression de cet après-midi me demeurera unique. J’ai touché dans ce premier après-midi de Bénarès le cœur grandiose et pourri de la vieille Inde.

Je sens, j’écoute, je respire la mort, la mort des dieux, la fin d’un peuple, plus formidables que la mort des hommes. Toujours des Ghats, toujours des ruines, toujours l’odeur intolérable et les moustiques. Tous ces temples qui chancellent, ce vieux Gange lui-même, le premier de tous les dieux, devenu ici un marais de putridité, l’égout des adorations ; ce soleil qui meurt aussi sur ces palais, les plus beaux peut-être du monde, mais vides, déserts ; repaires de singes, de serpents, de saltimbanques et de fakirs, s’enveloppent de l’immense paix sans repos, qui monte de la tombe grouillante et brisée de cette « Ville en Peine. »

Mon ami trouve le Gange « très chic » et Bénarès « quelque chose de pas ordinaire ». Il note le nom des Ghats, afin, dit-il, d’acheter des photographies, car il est trop tard pour en prendre. Ah ! il ne perd pas son temps, il n’use pas ses nerfs à ses propres impressions, celui-là. C’est un « globetrotter ». Les impressions des autres lui suffisent.

Peu à peu le soir tombe, une féerie habille Bénarès ; les sommets du temple d’or sont comme l’âme du crépuscule figé sur la ville qui est, elle-même, un crépuscule de pierre ; les minarets de la grande mosquée, hardis comme le témoignage d’une conquête, vacillent dans la brume, pareils à des bras suppliants de fantôme. La nuit d’Asie, la nuit rapide va nous surprendre. Le Ghat sinistre des prêtres brûleurs n’est plus qu’une tache de fumée étincelante. C’est la lanterne de cet égout nocturne et sacré.

Nous grelottons dans la brume de typhus et de peste qui est comme l’âme perfide du fleuve. Après tout, ils avaient eu raison, ces indolents rameurs, de vouloir que nous rentrions plus tôt. Ces dieux de mort essaient sur nous, chrétiens, leur mystérieuse revanche. Les femmes ont froid, plissent des étoffes sur leurs épaules. Le batelier-guide auprès de nous s’est accroupi pour prier Shiva : « toi, terrible ! » chante-t-il. Oui, terrible, en effet ; dieu de Bénarès, père des fièvres, des choléras, de la peste, de l’ascétisme et de ce superstitieux et vain délire dont meurent nos frères aînés, les Aryens, qui traversèrent l’Indus !


II

Le délire des bazars.


Le lendemain matin, sans craindre la chaleur du soleil qui monte, nous allons dans les bazars. Les bazars de Bénarès sont illustres dans toute l’Asie. Il nous faut laisser nos voitures, tellement les ruelles sont étroites. Nous commençons par tâtonner à la devanture des échoppes. Nous sommes tourmentés par une nuée de guides qui s’attaquent à nous, comme le soir, à l’hôtel, les moustiques. Nous montons chez des joailliers qui nous traitent comme des nababs et exigent de nous le double des prix d’Europe. Des marchands à visage de singe nous happent ; ils gesticulent et sourient, exhibant, avec des gestes d’artistes et d’escamoteurs, des pots de cuivre martelés à Bénarès, des statues de dieux et de déesses, des taureaux, des chevaux, des linghams. Puis nous tombons dans le bazar des soies. Là, sont accroupis sur des nattes, des enfants aux calottes multicolores, aux yeux cernés de kohl. Rien ne les distrait. Ils incrustent, dans la soie, avec d’agiles épingles, des étoiles d’or. Du pouce de leur pied, ils maintiennent l’œuvre.

Ce n’est qu’après le breakfast que nous commençons à acheter ; alors la fièvre nous gagne, nous emportons des vieilles ferrailles inutiles, des corbeilles de métal, des cachets, des dieux, des jouets d’enfant, des boites qui en contiennent une dizaine d’autres, chacune plus petite, des chandeliers de cobra, des bracelets lourds ou légers pour orner les pieds des bayadères. Les livres sterling fondent sous nos doigts là où souvent quelques annas suffisaient ; et pourtant nous ne donnons que le quart du prix demandé.

Mes amis sont pris dans le même vertige, nous courons chez les changeurs qui nous font payer très cher leurs services que les marchands auraient pu nous épargner. Une foule toujours grossissante s’attache à nos pas dès que les premières roupies ont apparu ; elle réclame l’inévitable bakchich, tantôt avec un sourire de courtisane, tantôt par une attitude hypocrite de mendiant, tantôt avec des cris haletants d’argyromane. Des fakirs nous croisent sans daigner nous voir, avec leur turban de corde, leurs reliques, leur peau nue enduite de cendre. Des chameaux nous obligent à grimper aux devantures, des bœufs nous poussent. Un cortège de musiciens multicolores passe auprès de nous en dansant. Ils se dirigent vers le temple de Vichnou, le dieu des riches, qui naturellement habite au milieu des marchands ; et ils jouent sur des instruments bizarres une musique exquise et féroce.

Les fanatiques du cortège ont sur leur front une couche épaisse de vermillon, comme si une main sanglante s’y était posée ; leurs yeux d’hallucinés s’affolent encore à la musique et au prisme des cotonnades où ils s’enveloppent. Je n’ai vu rien de tel à Damas ou au Caire. La folie mahométane n’a pas cet excitant formidable de l’Idole, avec les sacrifices sanglants, les cantiques, les cérémonies, les processions, les fleurs épanouies, toute cette nature d’Asie qui halète de cruauté et d’amour. Sur ces étroites échoppes où brillent les prunelles vénales d’imposteurs, souffle un vent d’extase extraterrestre venu de ce cortège sonore et coloré ; et c’est parmi ces voleurs — si tu es voleur, va à Bénarès, dit un proverbe hindou, — une frénétique ruée vers quelque part de fabuleux et de tournoyant qui entraîne dans son vertige cette horde d’idéalistes, — menteurs et fraudeurs sans doute — mais malades d’aimer l’au-delà, fous de chercher la raison ultime des choses.


III

Bêtes et Dieux.


Des cris, des fientes, des bonds. Les palmiers et les « pipel tree », immenses arbres au feuillage délicat et ombreux — qui poussent seulement dans l’Inde, — épaississent ici dans la Ville Sacrée un coin de jungle que troue le temple de Durga. Là règnent des singes, vénérés comme des dieux. Ils glapissent, rient, dansent, se pouillent et croquent les graines ou les « sweets » que les visiteurs leur paient. De toute taille, de tout sexe, de toute robe. Les uns gris, les autres jaunes ou bleus avec des ventres et des cuisses oranges, couleur des couchers du soleil sur Bénarès. Des guenons serrent leurs nourrissons, tendres et farouches comme des mères humaines.

Nous avançons dans un quadrilatère bordé d’une colonnade, où somnolent des mendiants sacrés et que ventile la course effrénée des singes. Les temples de l’Inde ont le plus souvent le ciel comme dôme et les bêtes comme habitants. Au centre, le sanctuaire est la plus sale place et la plus sacrée. Il s’élance en pyramide de plus en plus aiguë, où s’enlacent les animaux de pierre monstrueux, dieux eux-mêmes et symboles des métempsycoses. Par la porte de bronze ouverte, dans la suante pénombre, apparaît l’Idole, pierre rouge et noire, hypnotique, sur un lion, horrible et belle. C’est Durga. Le prêtre, goguenard, m’empêche de l’approcher. Un Hindou seul peut pénétrer dans l’antre. Au centre de cette cour, comme à Calcutta, au temple de Kali, s’offrent le billot pour les chèvres et le couteau rouge encore. Mais nous ne sommes pas venus à l’heure du sacrifice. Tant mieux. Je préfère cette paix des colonnades dans une forêt vivante. Je n’y sens pas la Nature sanguinaire, mais la bonne, l’indulgente, l’indifférente, qui laisse les bêtes, les arbres et les hommes vivre amis…

Durga est, comme Kali, l’épouse du Dieu Shiva, Durga l’ « inaccessible ». Kali est le temps qui dévore toutes choses, Durga est l’Espace qui contient tout. Elle est la matrice d’où jaillit l’univers, la tombe où il rentrera. « La matrice et la tombe ont toutes deux la forme du berceau », me dit le brahme qui m’accompagne. Il parle un peu le français, qu’il a appris tout seul, dans les livres, par une sorte de hantise de notre pays, où « les hommes, me dit-il, sont égaux et libres ». Il est vêtu d’étoffes si légères qu’on dirait de la buée ; son visage est maigre et translucide. Il méprise les prêtres, autour de nous, malpropres, matériels et avides de roupies, qui nous assiègent de flatteries basses et d’ironies ; en outre, je le soupçonne d’avoir peur des singes sacrés, à qui je jette des noix et des dragées.

« Les Dieux sont dans notre cœur », bégaie-t-il, tout en se cachant derrière moi. Il me fait pitié, falot, distrait, indécis, de langue liée comme les végétariens et les mystiques. C’est une bulle humaine, où le vieux soleil védique fait luire quelques pensées splendides, mais qu’un souffle disperserait sans en laisser rien…

Nous marchons pieds nus dans le temple. Toute l’Asie découvre ses pieds pour témoigner son respect. Je tâche de ne pas trop me contaminer sur ces dalles gluantes, où traînent des fleurs, de l’eau de rose et des excréments. Les singes me tendent la main en clignant leurs yeux chassieux et mobiles. Je descends des marches. Je pousse une porte, je suis devant l’étang sacré. Eau glauque perfide ; elle reflète, en ce moment, des voitures retentissantes de bayadères qui vont danser chez le Maharajah. Leurs musiciens enchantent l’air, et mes yeux s’enivrent des pierreries et des étoffes. Derrière moi, les prêtres de Durga murmurent. Je sais assez d’hindoustani pour comprendre qu’il s’agit de vider mes poches par quelque extraordinaire tour. Mon brahme tremble sous ses vêtements de clair de lune, malgré la brutalité torride du soleil. Des clochetons, des terrasses, des chapiteaux, la horde des divins quadrumanes grimpe ou tombe, tourbillonne.

Enfin, un jeune desservant s’approche de moi. Il me demande si je veux un de ces enfants singes que les guenons étreignent dans leurs bras maternels. Je dis oui, étourdiment. J’avais toujours rêvé de rapporter de l’Inde un singe, un écureuil, et un paon. Je l’ai vite regretté. À peine l’Hindou a-t-il saisi le bébé grimaçant que la guenon le mord cruellement à la cuisse, restée nue. Le sang coule, rose sur la peau noirâtre. L’adolescent n’a pas puni la bête en fureur ; il n’a pas même crié… Il se retourne vers moi en boitant, il a laissé échapper le poupon velu, il fait un geste d’impuissance… Les autres prêtres s’épient en dessous avec des regards complices. Je scrute l’œil du blessé. ; peu de douleur, un grand espoir de roupies… Je lui en jette, en effet, avec tristesse, avec dégoût… Ces clercs avares m’ont pris pour un Anglais sadique ; ils ont escompté la morsure affreuse, espéré que ma bourse se déclancherait à la secousse de mes nerfs…


Je plonge dans Bénarès… C’est la Jérusalem des dieux d’Asie, fière de ses deux mille temples ! Il me semble qu’un magnétisme infâme m’entraîne au fond de ce cloaque. Mon brahme est de plus en plus dégoûté et effrayé… Mais il a foi en mon visage blanc, et en l’autorité de ma monnaie. J’ordonne au cocher d’aller lentement ; tout est spectacle, étonnement. Les barbiers sous les vérandas tondent les têtes dociles avec des gestes de prestidigitateurs ; de jolis enfants jouent avec des chèvres ; à côté de buffalos noirs, des parias nus cassent les pierres de la route neuve. Des femmes, gracieuses et douces, avec tendresse, se tuent mutuellement leurs poux… Et ce sont les maisons de boue sèche des pauvres coolies autour des marchés aux herbes, qui alternent avec de fraîches demeures de babous ou de brahmes, dont la façade est peinturlurée de fresques vives représentant des éléphants en colère, des fleurs, des cipayes, des dieux.


IV

Cohue de temples.


J’évite les bazars, je me laisse entraîner par une musique de bastringue vers un édifice moderne que domine le trident. L’orchestre est installé sur une terrasse en face du sacraire, où repose, au milieu de ses femmes sculptées contre les murailles, le dieu terrible, à cinq têtes, dont un visage est invisible toujours. Au sommet d’un escalier, un pavillon renferme le taureau générateur, le zébus, l’animal de labeur et de virilité, si utile dans l’Inde, où il remplace le cheval. Et ce taureau est agenouillé, ce taureau dont les fanons portent comme un initié les guirlandes de jasmin. Il adore le principe des fécondations, l’organe de pierre, juché devant lui sur une sorte d’autel. On dirait d’un flambeau noir, dont la rigidité éternelle célèbre le culte de la force. En des niches, les déesses, aux seins dénudés, pareils à des fruits sur des corbeilles de chair, se tordent pour des postures d’amoureuse piété. L’orchestre m’assourdit davantage de sa cacophonie ; les prêtres me rechaussent avec tout le respect dû à la race conquérante. À ma grande stupéfaction, quand je remonte en voiture, les musiciens sont descendus de la terrasse et me font escorte. Ils abandonnent le Dieu Shiva pour faire honneur au « melek », à l’impur. Ils me sourient de leurs yeux sombres et doux, tout en soufflant dans des trompettes et en agitant des cymbales ; et ce sourire me supplie, spirituel et d’un scepticisme infini : « Qu’est-ce que ça fait, dit-il, Shiva et le taureau et le lingham ? Nous sommes de pauvres gens qui veulent vivre. Donne quelque chose, et le dieu qui a construit ce palais d’illusion qu’est l’univers, ce dieu (le tien ou le nôtre, peu importe), te bénira d’avoir été généreux ! ».

J’ai enfin quitté mon brahme qui n’était qu’un embarras pour moi.

Maintenant, je vais à pied dans les venelles obscures, infectes. Je glisse sur la terre mouillée, comme gélatineuse. Une humidité malsaine pénètre mes os, éveille les rhumatismes endormis par le soleil. Je suis dans le quartier du Temple d’Or. Les pèlerins me submergent, j’écrase leurs pieds nus, mes coudes entrent dans leurs maigres côtes ; ils ne sentent rien, ils ne se plaignent pas, leurs yeux vides sont des puits d’extase.

Un guide improvisé me tire par la main sous des galeries, m’empêche, avec des précautions de sœur, de trébucher à des marches qu’usèrent depuis plus de deux mille ans des talons d’enthousiastes. Je contourne le temple du Népaul, qui semble un kiosque chinois, et dont le toit de bois est surchargé de sculptures érotiques ; il est ombragé par un figuier énorme. À travers les branches, le Gange gris apparaît ; et sa rive droite, nue, toute de sable, s’étend plane comme un désert. J’arrive à l’Observatoire élevé par le rajah Jye Sing ; dans la cour, parmi d’énormes instruments astronomiques, s’entassent des pèlerins de toute langue, de toute vêture, qui prennent leur repas par terre, séparés, avec ce recueillement, cette tranquillité qui caractérisent les foules hindoues. Je m’approche d’eux pour distinguer ce qu’ils mangent : du riz, des fruits sur de larges feuilles. Alors c’est une rumeur, une fuite, un effroi, comme si une charge de cavalerie fondait sur eux… Je m’arrête, étonné ; mon guide m’explique qu’ils ont craint que je ne touche leur nourriture, — ce qui est la souillure suprême, le grand péché…


Enfin, me revoici au Temple d’Or, dont les coupoles, dorées en effet, étincellent. Contre la porte ouverte, des vieilles vendent des eaux parfumées, des friandises, des guirlandes ; tout cela va devenir les offrandes des adeptes. Le seuil est encombré de babouches et de pourritures jamais balayées ; en entrant, les femmes le baisent pieusement, et leurs jambes nues, maigres et musclées, apparaissent dans ce geste.

Entre les piliers rouges, des prêtres vêtus de pourpre allument des flammes et ramassent des « paisses », sous de cuivre, que les fidèles ont déposés devant les idoles. Les grands turbans blancs se prosternent. Et c’est un va-et-vient d’hommes et de femmes portant des plats de riz, des « sweets », des petites bougies sur des plats de fer ; quelques-uns, accroupis sur leurs talons, avec un incessant balancement de l’échine, égrènent des chapelets. Du sang tache les dalles, les pieds nus foulent des fleurs écrasées, de la bouse, des herbes, du beurre et de la graisse fondus. Des mouches tourbillonnent. Au milieu des prêtres et des adorateurs qui s’écartent dans un mystique effroi, passe, l’œil méchant, ses cornes magnifiques droites comme des glaives, le « bull of Shiva », le taureau en qui s’est incarné le dieu, le zébus, la bête dont le dos est gonflé d’une bosse et qui a été peint en noir pour symboliser que le Dieu suprême est ténébreux et inconnu !


V

L’Impureté sacrée.


De là jusqu’au « Puits de la Science », il n’y a que quelques pas. Ce lieu méphitique est saint entre tous. Shiva habite dans cette eau vénéneuse, où toute l’Inde va puiser quelques gouttes rapportées précieusement dans les demeures, qu’elles sanctifient. Elle est distribuée, cette onde malfaisante, dans de petites coupes d’étain qu’un brahmane assoupi trempe dans un étroit bassin. « L’orifice du puits, explique mon guide, a été scellé par une colonnade de quarante piliers ». Il est, en effet, joli et aéré ce hangar ecclésial que fit construire la veuve du chieftain de Gwalior. Chaque colonne a son prêtre marmonneur ou sa mendiante chargée de bracelets. Les jeunes veaux vous y épient de leurs yeux candides. Mais, tout autour, les ascètes formidables se sont installés. Leurs turbans de corde leur font une couronne de pauvreté orgueilleuse. À côté du trident, le feu sacré ne s’éteint pas. Et ils subissent là, nus, sans changer de place, le soleil, le brouillard, la pluie, n’attendant de nourriture que de la piété des fidèles. Ceux-ci ne les oublient pas plus que les arbres sacrés, les « pipel tree » qu’ils arrosent chaque soir. Peu à peu je m’habitue à ce spectacle qui n’a son pareil nulle part. La pure lune s’est levée, tandis que le soleil éclaire encore. Le ciel est pur comme une caresse de vierge. Les corbeaux et les colombes tourbillonnent autour du dôme d’or. Je ne peux m’arracher à ce soir hindou qui mêle la superstition, l’immondice et la sublime douceur du printemps. Là-bas, sur une terrasse, un « rishi » lit les « Puranas ». Un tremblement de terre ne le troublerait pas de sa méditation.


Comme l’Europe est lointaine, l’Europe trépidente d’activité ! Ici la rêverie déborde ; l’ataraxie est reine, l’imagination enivrée chevauche au-dessus de la boue les hippogriffes de l’au-delà. Mon guide m’implore. Il faut partir.

Nous voilà de nouveau dans les venelles infectes et gluantes. « Le temple des Vaches, » me dit l’Hindou avec un respect dans la voix. J’avance ma tête dans l’orifice de l’étable sainte. C’est le plus large des temples : une splendeur de pierres et de marbre où passent et repassent les génisses vénérées. Tout un peuple les adore. Elles n’y prennent garde, plongées dans leur divine et obscure inconscience. Et elles accomplissent avec sérénité leurs fonctions de bêtes ; elles broutent les offrandes, boivent l’eau des vases de cuivre, et comme elles se sont remplies, elles s’allègent… Alors c’est une folie religieuse et stercoraire qui détraque ces femmes au visage d’étoile, ces hommes vénérables ; ils tombent à genoux, se prosternent, mangent la bouse, boivent avidement la liquide impureté qui, pour eux, est miraculeuse et sacrée…


VI

Le « Picturesman ».


— Il fait beau, ce matin : nous allons tuer quelque chose !

Celui qui parle ainsi est un grand Anglais, à figure jeune et sérieuse, avec des moustaches blond pâle, et un regard bleu déjeune fille violente. Il s’est installé en maître dans l’hôtel où nous habitons, car c’est un personnage, « l’assistant collector », une sorte de sous-préfet. Il n’a que vingt-quatre ans, mais son autorité est considérable sur le district de Bénarès.

Mon camarade « le globe trotter » est déjà debout, les moustaches prêtes. Il a battu son « boy » la veille ; aussi est-il admirablement servi : casque étincelant de blancheur, chaussure d’un jaune de blé mûr. Son fusil est astiqué, ce fusil que la douane lui rendit si difficilement après notre arrivée à Calcutta ; car les autorités britanniques ne veulent laisser pénétrer dans l’Inde aucune arme et ne supportent aux Hindous que leurs bâtons.

« Les temples m’ennuient, dit mon camarade, en prenant le casque et ses lunettes noires. J’ai vu dans la campagne des hérons, des canards et des sangliers ; nous allons brûler quelques cartouches et te laissera tes idoles. »

J’entends la meute aboyer et bondir ; ils sont partis.

Après les ablutions fraîches, je suis resté sur mon lit, lassé de mes promenades précédentes, dans une torpeur où m’enlise cette chaleur terrible qu’apporte déjà le printemps.

Mes paupières pesantes se ferment. Je somnole. Le rideau de ma chambre qui donne sur la véranda a tremblé. Je m’éveille à demi. Une main soigneuse l’écarté. Une silhouette d’Hindou se glisse. Il me salue presque jusqu’à terre. Après un court arrêt, comme je ne l’ai pas injurié et que je n’ai pas saisi ma canne, il s’approche, coupé en deux par une sorte d’adoration, voulant se faire pardonner son audace. Rozian, mon boy, entre après lui. Il m’explique que c’est un « picturesman », un marchand d’images. Pendant ce temps, l’intrus s’est accroupi près de mon lit et il dénoue, avec des gestes lents et trop habiles, un mouchoir d’où sortent des papiers coloriés, des ivoires peints, des feuilles de mica transparentes, enluminées. Je l’examine avec curiosité. Il m’est sympathique. Son corps maigre a la souplesse des jongleurs. La paume de ses mains brunes qui me passent les peintures a des lignes étrangement blanches comme la paume des singes. Il sait juste assez d’anglais pour compter et exhiber sa pacotille. Il ne fait pas de boniment, mais il a une éloquence à lui, enveloppante, fascinatrice. Ses gestes magnétiques, rythmés et silencieusement harangueurs, ajoutent une plus-value à ces jolies bagatelles, les magnifient. Du mouchoir, d’abord, sortent des dieux, des chrisna bleus jouant de la flûte sous un arbre, tandis que Rada, amoureuse et aussi musicienne, glisse autour de la taille de son époux ses jaunes bras et mêle sur les trous musicaux ses doigts dociles aux doigts divins ; ou bien c’est Shiva allongé sur un lit de cobras dont les têtes gonflées l’ombragent. Peu à peu le mouchoir s’humanise, des visages de rajahs sourient ou grondent, des magiciens et des jongleurs se transforment en corbeaux, ou dansent miraculeusement sur des fils. Toute la vie humble de l’Indien serviteur se déroule : le porteur d’eau, le balayeur, celui qui tient le narghilé ou le chasse-mouches, le repasseur, le bottier, le tailleur… Maintenant le mouchoir devient voluptueux : des femmes à leur toilette s’attardent avec des yeux de rêve immenses, une poitrine gonflée de félicité et des hanches qui savent tous les secrets du « kama-sutra », le livre où les brahmanes ont, depuis l’origine du monde, fixé les raffinements de l’Amour ; d’autres, étreintes de brocarts et de pierreries, sur des trônes, caressent avec une rose une perruche verte dont la tête semble un gros rubis. Enfin, le mouchoir se bestialise… discrètement, la main simiesque pose sur mes genoux des duos et des trios obscènes où ne se déguise aucune des ruses ou des brusqueries de la plus vile passion. Et c’est gauche et comique, avec je ne sais quel idéalisme demeuré en le regard étonné des femelles obéissantes, dans le geste hiératique encore des mâles industrieux…

Rozian est allé sur la pointe des pieds tirer le rideau, puis il s’est agenouillé près de moi comme pour apaiser un courroux possible et aussi pour mieux voir… J’écarte ces essais libertins d’un peuple, au fond, chaste, qui, par vénalité, a voulu chatouiller le porc occidental ; je marchande des scènes de vie quotidienne, des « ranis », des reines aux cheveux sages, ouverts au-dessus du front, au visage doux et pâle, dont les oreilles sont déformées par le poids des bijoux. Je me laisse aller à payer des prix ridicules. Ce marchand ne vend pas, il incante ; ses yeux ont cette lueur magnétique, un peu mouillée, qui séjourne dans les prunelles des reptiles ; mais le nez est noble ; la bouche dédaigneuse est impeccable comme prise à la statue d’un dieu grec. Après les discussions, où il feint de renouer ce mouchoir magique, qui contient tout, le ciel, la terre et l’enfer, il cède toujours et, du geste d’un roi qui gratifie son sujet, il dépose l’objet sur mon lit : « Take it », dit-il, avec un dédain profond, comme s’il faisait un cadeau. Mais il suit des yeux ma bourse, où je la place, étudie les fermetures de mes valises, avec un regard qui dévisse les serrures. Je ne peux plus m’en débarrasser ; il veut me vendre maintenant des jouets d’enfant, des boites à décuple fond qui servent à des prestidigitateurs ; je finis par me fâcher. Il traîne. Rozian l’expédie.

Après m’être assoupi encore, je veux regarder mes emplettes ; je me frotte les yeux avec étonnement. Ce marchand est, en effet, un mauvais enchanteur. Les reines qu’il m’a vendues avec tant de désintéressement pour une somme assez ronde de roupies, ne sont plus que d’infects gribouillages sur des loques, l’ivoire n’est que du bois peint, le mica est taché par les sueurs et les pluies. Ça, c’est trop fort, par exemple ! un soupçon me traverse l’esprit, j’ouvre ma valise où tout à l’heure j’avais jeté mon or. La moitié, exactement, a disparu.

J’appelle Rozian. Il tombe aussitôt âmes pieds ; je lui déclare qu’il est voleur et associé de voleurs — et je le chasse. Nous verrons si la police saura me faire rendre mes peintures indiennes et mes pièces à l’effigie de Victoria.


VII

Le Maharajah de Bénarès.


Le maharajah de Bénarès m’a envoyé, cet après-midi, sa calèche pour aller le voir. Ses gens sont insolents, et je suis obligé, pour les calmer, de leur faire dire par le « manager » de l’hôtel qu’ils sont à ma disposition et moi pas à la leur. La grande chaleur passée, je suis entraîné par les chevaux rapides avec un sais, valet de pied, hissé derrière moi au dos de la voiture ; il hurle toutes les insultes possibles aux autres véhicules et aux passants qui, d’ailleurs, n’y prennent garde. Le mot de « maharajah » fait s’écarter les « hécas » légères ; les hommes de police et les soldats indigènes, sur mon passage, se lèvent, me saluent ou me présentent les armes par respect pour mon teint blanc, le teint du maître. Le cocher lance ses bêtes à fond de train ; et quand le « sais » comprend qu’il n’est pas écouté, qu’un accident aura lieu (la voiture ne s’arrête jamais), il bondit, devance les chevaux en des enjambées prodigieuses et arrive juste à point pour enlever un petit enfant noir nu comme un ver de terre sous les pieds des chevaux ou quelque vieille ahurie, chue tout contre les roues bruissantes.

Autour de nous, c’est encore, c’est toujours cette misère de l’Inde si résignée, si poignante. Les femmes se voilent par déférence sur les larges fontaines, où accèdent des escaliers ; mais je comprends qu’à travers la transparence de la mousseline elles m’épient, tout en tirant avec nonchaloir sur la poulie énorme. D’autres ramassent soigneusement la bouse des vaches ou l’ordure sèche des chevaux et des buffles, non pas pour un rite excentrique et sacré comme au temple que je visitai, mais par indigence, pour en allumer le triste foyer, creusé dans la terre sèche.

La maison de ville du maharajah est toute à l’européenne. Malgré notre hâte, je suis en retard. Le maharajah est sorti et va rentrer. Je m’assieds, tandis qu’autour de moi, le chapeau sur la tête, la main jouant avec la canne, des Anglais parcourent la princière demeure comme un musée, avec le mépris et la curiosité des conquérants. Et je songe au destin de ces « grands rois » (car tel est le sens de maharajah), maîtres depuis le dix-huitième siècle de ce pays sacré, terre des dieux et des ascètes, ébranlés par les rébellions, voyant s’écrouler la domination des wazirs d’Oude qui massacrent les résidents anglais, puis eux-mêmes soupçonnés de trahisons pendant la révolte des cipayes, — un maharajah, le père de celui-ci, sur le point d’être pendu, — enfin Bénarès définitivement annexé à l’Empire de la Reine contre une pension annuelle de cent mille livres sterling allouée au maharajah, — une goutte d’eau dans le fleuve des colossales dépenses…

Prabhu Navain, l’actuel Maharajah de Bénarès, entra, mignon comme une statuette, souriant. Je le reconnus, semblable au grand portrait de ce salon, presque un enfant, vingt-cinq ou vingt-huit ans, sans doute, mais de figure plus puérile encore, petit, mince, n’ayant gardé de son père, le géant guerrier, que la beauté. Et cette beauté s’est féminisée, n’est plus que jolie. Il a sur la tête un petit bonnet tressé d’or ; sa taille exiguë est serrée dans une jaquette mi-indienne, mi-occidentale avec un ceinturon, d’où tombe un sabre recourbé qui lui va bien, un sabre de parade qu’il a fallu réduire pour sa taille et qui semble un riche jouet ; ses pantalons dessinent une jambe gracieuse faisant songer à Lorenzaccio, et le bout retroussé de ses chaussures est secoué d’un tremblement nerveux qui ne le quitte pas. Il me regarde avec amitié, il sourit, il rit même, par contenance ; je le sens bon, mais il n’a rien à me dire.

Autour de lui ses courtisans s’étonnent de la présence d’un Français ici ; — comment peut-il exister au monde d’autres blancs que les Anglais ? — ils me témoignent une grande politesse nuancée de quelque dédain parce que je n’ai point le ton cassant des sujets britanniques. Ils adulent leur maître. « Son Altesse, me dit l’un d’eux, est un grand philosophe. » Le petit maharajah continue à sourire, à rire même de ses dents brèves et serrées de chat. Il trouve tout naturel d’être un grand philosophe ; il croit bien encore être un grand roi ! Cette cour autour d’un prince sans pouvoir est amusante à force d’ironie : vieux « pundits » blanchis sur les textes des « Upanischads » ; astrologues ; maîtres de cérémonies aux yeux égrillards chargés de veiller sur les voluptés de « His Highness », le seul département où les Anglais aient laissé aux rajahs toute latitude ; secrétaire intime, épieur, chagrin, tout acquis aux Anglais et qui n’a qu’une idée, — me pousser dehors par les épaules, comme si je n’étais pas un simple voyageur artiste, comme si j’allais comploter, moi poète, avec ce maharajah de féerie, ce prince de « Châtelet », l’indépendance des Indes !

Enfin Prabhu Navain sort de son extase ou de son hébétement. Il boit volontiers, chuchote la rumeur publique et le reste de son temps est pris par les femmes. On lui a dit à l’oreille que je suis un écrivain, que je m’intéresse aux destinées de sa patrie, que je pourrais parler de lui… Alors, il veut poser devant l’objectif ; il me conte qu’il a vu le « commissioner » ce matin, qu’il a beaucoup d’affaires avec lui dans l’intérêt de ses sujets. « I am very busy… very busy. » Il insiste ; ce mot de « busy » (affairé) est pour lui un titre de gloire au moins égal à celui de maharajah. Il n’y a que les Européens qui soient « affairés », les Orientaux lambinent. Mais lui, il est « affairé » comme s’il habitait le fumeux « Strand » de Londres et non pas ce mélancolique, désuet et délicieux fort de Ramnagar.

Et il en ressent une fierté de ce prétendu « affairement » qui le réhabilite, croit-il, de sa faiblesse d’augustule. Mais il ne peut tenir même ce rôle bien longtemps. La puérilité le prend, une puérile et douce gentillesse. Il me donne des vues de Bénarès, il me signe sa photographie, il m’assure royalement : « Quoi que vous désiriez, je vous le donnerai ! » Je lui réponds modestement que j’aimerais me promener à Ramnagar ; ainsi se nomme la vieille demeure des ancêtres, des conquérants qui ont précédé ce charmant fantoche. C’est accordé. Nous nous levons.


… Au lieu de rentrer à l’hôtel, je passe au Club. Il est très loin de la pittoresque Bénarès, dans les « civil lines ». Mon flair ne m’a pas déçu. J’y trouve mes amis « le globe trotter « et « l’assistant collector ». Ils boivent leur « wisky-soda », autrement dit, leur « peg », — la forte boisson anglaise, un quart d’alcool et le reste d’eau, qui remplace ici le vin et la bière, — sur des sièges rouges très hauts, en regardant jouer au billard l’ingénieur et le major.

— Ç’a été une belle journée, nous avons tué beaucoup, me dit avec autorité le jeune Anglais, aux moustaches d’écume blonde, aux yeux bleus de demoiselle violente. J’espère que le maharajah a eu pour vous les égards qu’il vous devait… Quant à votre voleur, la police est à ses trousses. Je compte que vous serez satisfait.

Je prends, moi aussi, mon « peg » qu’un Hindou à grand turban m’apporte ; mais ce milieu, trop britannique, ne me captive guère ; je songe à la comédie que me réserve demain mon « picturesman », et aux émotions qui m’attendent dans le fort centenaire des « grands rois ».


VIII

La Police hindoue.


L’homme de police reste droit devant moi, avec des yeux fins et fureteurs, une moustache européenne. Il est propre et bien tenu. Son uniforme de coutil, le ceinturon, l’arme courte sur la hanche, lui communiquent une fierté. Il parle anglais avec volubilité, il m’interroge. J’ai tôt fait de lui expliquer l’aventure du prestidigitateur marchand d’images. Cet homme a pénétré chez moi sous prétexte de me vendre des miniatures. Au lieu de me donner ce que j’avais acheté, il ne m’a laissé que des gribouillages et des loques. Puis, profilant de ma torpeur, il m’a enlevé une bourse pleine d’or. L’œil de l’enquêteur s’allume de plus en plus, comme s’il agissait d’une affaire à lui personnelle, — de ses propres intérêts.

Le « manager » de l’hôtel arrive, déplorant l’accident, effrayé d’avoir la police chez lui. C’est un « half cast », un demi-noir que tiennent à l’écart les Européens et les natifs. Il devine qu’il lui en coûtera gros et qu’on va profiter de mes soupçons pour le saigner aux quatre veines…

Moi, naïvement, je m’étonne du zèle de ce mouchard. Il vient de la gare où il a installé des observateurs. Qu’une livre anglaise apparaisse entre les mains d’un indigène à mine douteuse, il sera aussitôt arrêté. Puis se tournant vers l’hôtelier : « Vous avez des serviteurs sur qui pèsent des soupçons ». Le demi-noir ne réplique pas. Il sait bien ce que parler veut dire. Il n’aura la tranquillité que contre argent comptant. Moi, je continue à ne pas comprendre ; j’insiste seulement pour charger le « picturesman ». Sans nul doute, pour moi, c’est lui qui a commis le vol. Je ne parle pas de mon boy Rozian, qui l’a sans doute aidé.

« Nous allons le faire comparaître, ce marchand, » répond le policier. Puis, il prétend élargir l’affaire… « Vous avez dormi une heure après son départ, ajoute-t-il ; pendant votre sommeil, un serviteur a pu pénétrer. Voici une piste à suivre. » Et regardant avec sévérité l’hôtelier : « Il y a chez vous un « flatman », un homme gros qui aime beaucoup le whisky et, que nous surveillons depuis quelque temps. Il a pu faire le coup. »

Les empressements et les subtilités de cet argousin asiatique me ravissent. En effet, le « flatman », profitant de ses pieds nus, ne se gêne pas pour envahir ma chambre sans faire autant de bruit qu’un lézard. Ma conviction s’ébranle. Je lui permets l’enquête dans l’hôtel. L’indigène à ceinturon, avec sa moustache européenne, s’en va continuer ses recherches, emportant mon estime, presque mon admiration…


Je prends le breakfast solitaire, car « le globe trotter », mon compagnon, m’a laissé encore pour suivre à cheval le « commissioner » et l’« assistant collecter » qui sont allés dans un village voisin où sévit la peste.

Autour de moi, de gentils oiseaux volètent et picorent, prenant, jusque sur ma nappe, les miettes de mon pain. L’Inde charmante pénètre jusqu’en ces salles à manger, mornes, nues, trop blanches, de plâtre et de linge. Le pacte n’est pas rompu ici entre la nature, les bêtes et l’homme. Nous avons beau manger ces exquises colombes qui tourbillonnent autour des oriflammes et des tridents de Shiva, ces canards, âme sillante des vénéneux étangs assoupis, les faisans qui sont les frissons animés des plaines ; et, ignominie qui indigne les brahmanes ! tuer le bœuf, le buffle elle veau, dont la vie est plus sacrée que celle des hommes ; une confiance demeure inébranlable en cette faune si longtemps épargnée et qui, dans son cœur, appelle « frère » le bipède dont le front est dressé vers le soleil… Moineaux imprudents, palombes sonores, et vous-mêmes, insupportables corbeaux bleus qui me réveillez dès l’aube, et toi, salamandre qui, au-dessus de ma tête, cours entre deux solives au plafond, et toi, abeille étincelante de la véranda, radiance de soleil brisée, rayon de miel qui chante, vous pouvez vous fier à ce blanc qui déjeune tout seul, mélancoliquement. Il n’est pas cruel, il n’a pas dirigé sa colère contre vos ébats innocents… Mais, hélas ! le siècle approche où l’Asie elle-même ne sera plus le refuge de la Bête, où l’homme aura fait autour de lui, sur la planète entière, le vide et la terreur.


Je me sentirais vraiment trop seul ce matin, si cette amitié animale ne rôdait pas autour de moi. J’ai ce filoutage sur le cœur. Me voici allongé sous la vérandha de l’hôtel, dans un de ces confortables fauteuils aux bras si larges et si longs qu’on peut y poser sa tasse de thé ou son livre, ou y croiser nonchalamment les jambes. Une abeille se pose sur le journal anglais que je lis, un papier où il n’y a que des nouvelles et des réclames, sec et terne, et qui m’attriste infiniment. Je ne la chasse pas ; je sais bien qu’elle ne dirigera pas contre moi son dard, qu’elle m’apporte la joie blonde de sa présence ailée, comme un cadeau de poésie et un sourire doré de cette Inde si pauvre ! Il me semble que je comprends le discret murmure de la mouche de flamme : « Je sais bien, me dit-elle, tu souffres par ce vol d’une centaine de livres comme par une trahison sentimentale, comme si Bénarès, la cité de tes rêves, t’avait injustement réprouvé ; qu’importe ? pardonne à ce peuple enfant, que la servitude déprave… Il y a tant de grâce et de beauté autour de toi, que ton cœur ombrageux pourra s’y apaiser ! »


Oui, l’abeille a raison, il faut pardonner. Je regrette mon pauvre Rozian, mon « boy », que j’ai chassé depuis qu’il a aidé le filou… Sans rien dire, sans se laisser voir, il a continué de faire ma chambre, ou plutôt d’arranger mon lit, et de mettre un peu de beurre sur mon soulier. Il rôde dans tout l’hôtel avec sa nonchalance habituelle, maintenant craintive, son turban retenu sur la tête par une énorme boucle, un sourire plus sombre sur sa lèvre épaisse ; mais son œil inquiet, me surveille, me supplie. C’est un Bengali, c’est-à-dire le plus timoré et le plus roué des Indiens. Je ne peux me souvenir de cette canaille affectueuse sans émotion. Il savait ma nervosité, il caressait et augmentait ma paresse. Il était paternel et servile. Il se mettait à genoux pour me parler ; il faisait mes malles comme une fée ! Et la petite abeille en or bourdonne sur le journal anglais : « Reprends-le ; après tout, à sa façon il t’aime. C’est si inexorable d’être seul. » Rozian, là-bas, à l’ombre de la porte, me guette. Je fais un geste… le voilà à mes pieds !

« Sâb (seigneur), dit-il, le « picturesman » est là avec l’homme de police. Frappez-moi, mais ne me dénoncez pas. Il est si méchant ! »

Va, Rozian, n’aie pas peur, je ne dirai rien ; cette affaire ne m’intéresse plus qu’en tant qu’aventure entre mille autres.

Néanmoins, je reste silencieux comme un juge et je vais vers le groupe qui épilogue devant le rideau de ma chambre… L’« assistant collector » est là. Il domine le sous-officier et le voleur de sa haute taille, ses regards bleus de jeune fille violente sont durs comme des saphirs. Il ne badine pas, il officie, il est l’Angleterre ; il est, si j’ose dire, la Justice… Il a mis la jugulaire de son casque colonial et il questionne le voleur en hindoustani. Celui-ci est plus rampant que nature. Le visage royal, le profil de héros s’abaissent vers la terre, les prunelles bougent, voilées, haineuses, comme celles des petits fauves qui se sentent pris. De moi, il ne tient compte, je suis moins que rien, un « meleck » qui n’a pas le prestige de la force ; mais l’autre, il est l’Anglais, le maître, presque le Dieu… Mon « picturesman » est toujours aussi peu vêtu, ses gestes souples se ramassent comme si, tout à l’heure, il allait, pour la fuite, bondir. Il a apporté le mouchoir inépuisable et il recommence l’offre de sa pacotille avec ses gestes qui incantent et escamotent. « Il avoue qu’il a triché pour la marchandise, dit l’« assistant collector », on peut toujours le mettre en prison. Quant au reste, il nie. »

Et, tout à coup, un autre personnage entre en scène ; où se cachait-il ? Aussi dans ce mouchoir ensorcelé ? Je crois plutôt derrière le « policeman ». C’est un vieillard vêtu on dirait d’une étole ; sa figure est grenue comme une écorce ; son visage, d’où pendent des poils embrouillés et gris, fait penser à une racine récemment arrachée. Et il se casse en multiples « salams », joint les mains comme s’il était devant une de ses divinités. C’est le père du magicien, il a été à la guerre des Cipayes, il a pris le parti des Anglais, il respecte l’autorité britannique comme sa propre mère. Et il fait le grand serment que son fils est innocent. Tous deux sont d’honnêtes et justes marchands. Et il propose de rendre les ivoires exquis, les micas aux peintures charmantes, les miniatures des Reines. « Prenez toujours », me dit en français l’Anglais pratique. Je prends ; l’avouerai-je ! je suis presque désarmé par les supplications de ce vieux coquin ; je trouve gentille l’idée de cet escroc qui, jouant de ce sentiment familial si enraciné dans l’Inde, croit la présence et le témoignage de son père, des protections invincibles ; alors je déclare, par lassitude autant que par pitié, l’affaire close ; je me désiste.

À quoi bon insister, d’ailleurs ? mon or doit être maintenant en sûreté… Mais ça ne semble pas satisfaire la police. Le regard du sous-off brille de zèle. Il déclare que son rôle n’est pas fini ; il fouillera l’échoppe du « picturesman », il questionnera les gens de l’hôtel, le « flatman » spécialement…

« C’est bien, allez-vous-en », conclut l’« assistant collector » ; puis se tournant vers l’argousin : « Et vous, revenez demain nous donner le résultat de votre enquête. »

Quand nous ne fûmes plus que tous deux, l’Anglais et moi,

— Vous avez une police diligente, lui dis-je.

L’assistant collector ne répondit rien et sourit.

Entre temps, Rozian avait disparu.

Quand il eut constaté que les deux bandits s’en allaient indemnes avec le mouchoir fascinateur, il accourut derechef et, par respect, il toucha de ses mains mes souliers :

— Ah ! Sâb, s’écria-t-il le cœur débordant de reconnaissance, vous ne savez pas comme la police est méchante chez nous ! Vous la trouvez zélée. C’est qu’elle travaille pour elle. Elle est bien trop maligne pour demander à celui qui fait sa plainte. Ce sont les autres, les soupçonnés, qu’elle exploite. Il faut payer, payer encore, — que l’on soit innocent ou coupable. Celui qui est volé ne retrouve pas souvent ce qu’il a perdu ; mais les pauvres diables comme nous, si nous sommes compromis, nous devons donner jusqu’à notre dernière roupie pour acheter notre innocence. Aussi, dans l’Inde, la police est un bon métier…


IX

Ramnagar.


La barque du rajah sille le Gange, ayant comme proue de magnifiques chevaux bondissants ; je suis sous un dais rose, les rameurs silencieux m’entraînent vers la vieille citadelle. Elle se dresse sur des remparts enracinés au fond du Gange. C’est un ramassis de galeries, de bastions, de temples. Je gravis l’escalier monumental qui baigne dans l’eau. L’Inde d’autrefois me gagne, puissante, héroïque, mère des civilisations, dépositaire du mystère et de la force. Sous un ciel délicat comme la peau bleuie d’une femme trop passionnément caressée, là-bas tombe sur mes épaules une marmoréenne fraîcheur. Après avoir gravi de tout puissants escaliers, je marche dans la salle des réceptions aux plafonds superbes. Les murs que ne coupe aucune hideuse fenêtre s’animent de pierres coloriées ; une flore svelte s’y incruste, un jardin précieux, lapidaire, que les siècles n’ont pu flétrir. Le malheur, c’est que l’Europe pénètre là par les suspensions à pendeloques dont les Orientaux raffolent et qui, à Damas déjà, et plus tard à Peshawur, me gâtèrent les plus délicieuses demeures musulmanes.

J’examine les visages des rajahs qui habitèrent Ramnagar ; leurs fantômes doivent y revenir parfois pour pleurer la grandeur de la patrie. Le fort inexpugnable n’est plus qu’un musée où entrent, chapeau sur la tête, les conquérants. Comme ils sont différents, ces grands rois, du gracieux roitelet que je vis en sa maison de Bénarès ! Les turbans couronnés de perles encerclent des fronts volontaires tachés du signe rouge, qui semble, là, une goutte sanglante éclaboussée dans la bataille. Leurs plumets, leurs colliers, leurs diadèmes ont je ne sais quel austère étincellement. Leurs favoris élargissent encore les joues d’ogre. Mais le rêve gîte dans les yeux de ces brutes magnifiques. Quel Indien, même le plus matériel, n’aurait pas ces beaux yeux où l’âme monte, victorieuse des instincts, sachant le néant des gloires ? Je souris au portrait du précédent maharajah à cheval avec un pantalon vert et une houppelande de hussard, jouant les maréchaux de notre Empire.

Un grand calme règne. Là-bas, une claire issue. S’ouvre la terrasse aux arcades dentelées qui encadrent le ciel. Un des officiers du palais, pieds nus par respect, me suit. Que se passe-t-il dans cette cervelle falote ? Il dédaigne de m’exhiber les merveilles uniques d’un art à jamais perdu ; mais il m’entraîne devant des oiseaux mécaniques qui, remontés par une clef, volent, battent des ailes, chantent. Plus loin, il me fait arrêter près de fleurs de nacre sur lesquelles errent des insectes artificiels. Mais, où il triomphe, c’est à une femme, la gorge quasi nue, en chemisette et en corset, une blanche, je vous prie, une Parisienne, qui, devant sa psyché, se poudre, tourne et sourit. Cette poupée de coiffeur, ce mannequin de mode, ce déshabillé grivois apparaissent au natif le comble de la beauté et du progrès. Il cherche dans mes yeux la stupéfaction admirative. Je me détourne, je vais m’accouder à la terrasse célèbre pour l’incomparable vue qu’on y découvre.

À droite, au loin, se déploie Bénarès, éventail de palais et de temples, qu’une géante aurait brisé en le laissant tomber auprès des molles courbes du Gange. Des bancs de sable altérés se lèvent au milieu du fleuve ; des barques dorment. Un vent tiède m’effleure. Tel le soupir de l’Inde assoupie. Tout près, presque dans le fort, les petits jardins, sarclés par des multitudes d’esclaves, s’étranglent à des bordures de pierre, sous l’ombre des temples dont l’étendard déroule une colombe noire et un taureau. Dans les cours, piétinent les éléphants colossaux aux trompes peintes ; ils ne portent que le maharajah et le vice-roi. Entre des colonnes, filigranées de vert, en quelque zénana[6] secret, j’entr’aperçois des idoles qui bougent lentement, indolentes. Je reconnais les bayadères de Prabhu Navain, accroupies sur des tapis, lourdes et lasses, écrasées de bijoux, casquées de la splendeur noire de leur chevelure, avec les lampes nostalgiques de leurs yeux. Et la musique des « sarangues » vient à moi, portée par un air orageux, chargé de rose ; c’est un rythme voluptueux et bas, où traînent des relents de gloires évaporées et de paradis perdus…

… Enfin, je m’arrache à cette vision. La voiture du rajah m’emmène dans le dernier territoire qui lui reste, et où nul Anglais ne s’égare. J’ai laissé l’immense cour intérieure du château où se rangent les hommes d’armes, portant des boucliers et des marteaux de fer. Je suis dans un décor de féerie. Au milieu d’une solitude qui me fait croire que je rêve.

Je m’assieds dans un palaiseau exquis, tout de marbre rose, pareil à quelque Trianon d’Asie. Il est si mignon, qu’il n’a pu être dressé que par l’amour, qu’il ne peut servir encore qu’à l’amour. Les colonnettes torses sont à peine plus hautes qu’un homme, les treillages de marbre semblent des résilles de cheveux, les balcons sont juste assez larges pour un couple. Une odeur exquise vient des jardins, une odeur que j’ai respirée là seulement, qui me fait me trouver mal de plaisir. Plus loin, d’autres kiosques aux piliers d’argent, semblent construits avec du clair de lune. Le soleil las vieillit dans l’étang, qui reflète le palaiseau rose ; des poissons vont et viennent, pareils à des pierreries, qu’aurait laissé choir une amoureuse avide d’être plus nue ; des feuilles d’arbustes, des pétales où naviguent des insectes troublent seuls la pureté glauque du lac.

Allons, le soir vient, les enchantements sont clos. Je contourne dans ma fuite un temple de Shiva abandonné, d’où s’élancent en frise, les anges hindous, les apsaras, génies féminins et ailés jouant de la lyre. Je reprends la barque royale aux chevaux bondissants. Je suis loin des abominables ghâts ; je ne respire plus la senteur de ces déjections millénaires qui propagent la peste et le typhus. Près de Ramnagar, que le Gange est pur ! Ici, tout souci est indigne ; la nature émane une douceur qui panse toutes les plaies. Le vieux fort fuit derrière moi, immense, plein d’amour ancien, de gloire défunte, de prières dissipées. L’eau n’est maculée que par le sable… Bénarès, au loin, apparaît une cité paisible au milieu des vergers… Plus de commerce, d’industrie, d’usines, comme à Calcutta ; plus de dieux sanglants, plus de temples horribles, plus de mendiants âpres et paresseux, réclamant le sordide bakchich. Je remercie le petit rajah souriant, efféminé et bon qui m’a permis de goûter ce soir sans tache, qui m’a fait revivre l’Inde morte, l’Inde de notre rêve et de notre cœur, le pays idéal, où la volupté est pure et le mystère transparent.


… Devant le rideau de ma porte, le policier hindou m’attend, allègre.

« Le picturesman, dit-il, est un honnête homme. Quant au « flatman », à l’homme gras, nous n’avons rien trouvé chez lui… Il faudra chercher autre chose. »

Je souris, car je comprends, maintenant : mon or est introuvable, mais les voleurs ont payé, et la police n’a pas perdu son temps.


X

La Fête du Printemps à Bénarès.


Je me suis attardé ici : j’ai oublié que l’hiver est, dans l’Inde, la seule saison innocente pour le voyageur. Le dieu Chrisna, l’incarnation du soleil, de ce soleil terrible et bienfaisant, qui féconde la terre et enfièvre les corps, vient m’en avertir lui-même par ses jeux populaires.

C’est « Oole Jatra Chrisna » la fête du printemps, la commémoration du dieu d’amour. Une rumeur lointaine, musique et chants, traîne dans l’air, venant des quartiers natifs jusqu’aux « civil lines ». On cuit d’énormes gâteaux dans les rues au son d’un orchestre fantasque. De temps en temps, c’est une ruée de prêtres, les yeux ivres, le front tatoué des signes vichnouïques, chantant et gesticulant, possédés par la Secrète Influence, agités par la renaissance des sèves.

Je suis retourné vers le Gange, de très grand matin cette fois, accompagné d’un jeune brahmane, initié aux rites mystérieux de sa religion puérile et savante ; au nom de son maître, le maharajah de Bénarès, il doit me montrer la vénérable déesse Ganga, en fête sous l’aurore, quand elle est étreinte par les bras pieux des pèlerins qui s’y baignent. Je l’examine : c’est un petit Hindou de seize ans, dont le vocabulaire anglais est très restreint, le cerveau faible et gentil, et la bouche pépiante comme le bec d’un oiseau matineux. Il n’a pas de turban et, avec ses joues presque claires, son corps incertain, tout enveloppé de mousseline blanche çà et là trouée, il semble une jolie poupée mécanique, plutôt qu’un guide sacré. Il est tout joyeux de se mêler à ces fêtes païennes, avec un Européen qui paiera les bakchichs.

Dès que la voiture cahotante nous dépose au bord du fleuve, on l’acclame : « Babou, babou (Monsieur, monsieur), ne vous fâchez pas. C’est fête aujourd’hui ! » Et les bateliers tachent sa mousseline immaculée d’un jet rouge qui fait songer aux mûres écrasées. Le jeune brahmane ne se fâche pas, il rit, frissonne un peu, frileux sous sa draperie transparente… Nous revoilà dans le bateau lourd et lent qui nage le long des ghâts, frôle presque les escaliers énormes, les piliers des temples que l’eau a recouverts, les murailles des palais, des troupes rieuses jouant autour de nous dans le Gange. L’odeur est moins insupportable que vers le soir, à la chute du soleil. Les bûchers qui brûlent les morts sont éteints. Ces vieilles pierres magnifiques et écroulées, ces terrasses, ces galeries, ces pagodes pointues et agglomérées, que dominent les deux colossaux minarets de la mosquée d’Aureng-Zeb, ces ruines qui s’écrasent et s’épaulent les unes les autres, comme si le marbre, l’or, le granit étaient ivres, eux aussi, de leur vieillesse éternelle et de ce printemps éphémère, — tout ce décor somptueux et misérable, solennel et délabré, se farde avec la rose précaire de l’aube. La population semble les acteurs naturels évoluant dans ce décor de féerie millénaire, tellement sénile que la grandeur survivante n’excite plus que la pitié… Chétifs, diabétiques, précocement vieillis par les fièvres et les congestions du foie, n’ayant guère gardé de leur beauté légendaire que des yeux immenses, mouillés et sombres, ils grouillent, hommes, femmes et enfants, dans l’inconscience de leur dégradation, uniquement soucieux de laver en l’onde maternelle et hideuse le péché de leurs âmes plus que la poussière de leurs corps. C’est un mysticisme de baigneur et de lavandière, agrémenté aujourd’hui de cette allégresse encore débile qui accompagne les convalescences et qui seule, chez un observateur, peut évoquer par comparaison les frétillements las de ce carnaval hindou.

Ils s’enfoncent jusqu’à mi-corps dans cette eau gris-verte, comme lamée de décomposition ; ils y tordent leurs linges, y frottent leurs enfants qui résistent faiblement et avec gentillesse. En ces membres émasculés, règne l’anémie gracieuse, réservée aux végétariens et aux Asiatiques. Les marchands se reconnaissent à leurs ventres énormes, signe d’opulence ; les brahmanes, à un cordon sacré agrémenté parfois d’amulettes, à la mèche unique, qui retombe de leur tête rasée, dans le dos. Des sanyasis, terribles, hagards, les cheveux pareils à des broussailles méchantes, méditent tout nus, sur quelque tréteau installé dans le fleuve, — île improvisée de Robinson extatique, — depuis plusieurs jours peut-être, ne vivant que des bouffées de leur pipe et de graines.

Les pèlerins ont installé des tentes de zinc contre les murailles écroulées. Le Manikarnika-Ghât est le quai sacré le plus touffu en temples, en terrasses, en population. Là s’entassent plus nombreux ces parasols en paille tressée, qui dressent sur les débris des édicules, où l’eau rongeante pénètre, une végétation de larges champignons gris.

Avec une longue gaule nos bateliers poussent l’esquif aussi paresseux qu’eux-mêmes. Quelques enfants, dont les têtes tourbillonnent en poupe et en proue dans les flaques malsaines, crient : « Amusez-vous ! Amusez-vous ! » D’autres, sur la rive encombrée de sanctuaires et d’escaliers, bondissent tels des cabris, se poursuivent, nus comme des fresques de temple, se jetant au visage cette eau rose. Une gaîté spéciale est dans l’air, sans éclat, à peine bruyante, d’un peuple qui sait la vie vaine et que tout, même le bonheur, est une illusion, d’un peuple philosophe et mystique, esclave depuis des siècles, décadent à force de civilisation, doux et efféminé par lassitude. Les filles se baignent et se rhabillent aux yeux de tous, selon une pudeur experte et charmante, sans l’hiératisme des Égyptiennes, avec une souplesse qui vient de la résignation ; et leur corps frêle et brun, aux royales délicatesses, plonge respectueusement dans l’eau pestilente qu’alimentent les ruisseaux d’égout cascadant sur les marches des palais.

Le jeune brahmane, frileux et blanc, cherche à m’expliquer l’histoire charitable ou tragique de ces temples phalliques élevés par de pieuses reines, de ces observatoires, de ces forts, qui ne se pressent tant, semble-t-il, les uns contre les autres, comme des Œdipes sans Antigone, que pour moins fléchir… Je comprends mal ses contes, dont le récit s’embrouille ; on dirait, dans la cage de son cerveau superstitieux et léger, que les idées chantent, en désaccord et froufroutant des ailes, comme des bengalis. Mais quand nous nous arrêtons, devant des piliers énormes inachevés et que le Gange enveloppe, au pied d’un ghât magnifique aux escaliers démontés par quelque secousse terrienne, les idées-volière du petit brahmane taisent leur jacassement pour un hymne mystique au Dieu Shiva :


— Vous voyez, sâb (Seigneur), ce palais rompu, ces colonnes incomplètes et noyées… un rajah voulut élever ici un monument immortel. Or un sanyasi était accroupi depuis plusieurs années sur une pierre de la rive, montant les degrés intérieurs de Samadhi, que vous appelez l’Extase. Le rajah lui dit : « Saint, lève-toi, va méditer sous la porte d’un temple, j’ai besoin de cet emplacement. — Pourquoi me troubles-tu, ô roi ? répondit le sanyasi, les prunelles révulsées toujours et parlant d’une voix fantômale, comme en rêve. — Je veux laisser un témoignage marmoréen de ma gloire près du Gange divin. » Et les ouvriers chassèrent le mendiant. Alors celui-ci se leva sur ses pieds immobiles depuis tant d’années. — « Tu as insulté par ton vain orgueil, ô Roi, s’écria-t-il, le Dieu Shiva lui-même qui médite dans mon cœur. Je maudis ton œuvre, elle ne sera jamais achevée ! »


La baignade sainte est maintenant quasi terminée. Le Soleil Chrisna monte dans le ciel, qui est pur comme une immense prunelle virginale. Les colombes bleues sortent des vieux volets noircis où elles ont construit leur nid. Ce sont les messagères de la saison nouvelle, le calme n’est troublé que de leurs ailes chimériques. Maintenant les pèlerins se rhabillent et rient et s’amusent au milieu de ces désastres de pierre. Et ils procèdent à leur toilette, faibles comme des malades, avec des grâces de millénaire fatigue. Des jeunes gens se regardent dans des glaces, de pauvres glaces, venues sans doute d’horribles bazars allemands. Des filles se servent comme peigne, pour lisser leurs cheveux gras, de leurs doigts longs vêtus de bagues. De temps en temps, le jet rose traverse l’air, la liqueur parfumée de Chrisna.

Deux lourds esquifs se poursuivent, se battent en une querelle de carnaval ; et je comprends à la cargaison de bois qu’ils portent, que ce sont les vaisseaux de la mort… Ils alimentent le « burning ghàt », le quai sacré entre tous où reflambera, dès ce soir, le brasier libérateur, qui émancipe à jamais des incarnations et des renaissances… (Celui dont le cadavre a été brûlé à Bénarès, au bord du Gange, entre aussitôt dans le paradisiaque nirvana). En attendant la cérémonie nocturne, les prêtres de ces barques funéraires jouent à s’ondoyer de cette frivole essence ; et les voici tachés de rose, eux dont les mains vont bénir tout à l’heure des chairs carbonisées.


Cette flottille de deuil laisse derrière elle un sillage de joie. Le sang du printemps colore le Gange gris et putride. La vieille déesse aquatique semble rajeunir à cette blessure qu’elle traîne en flaques sur son ventre malpropre et ridé. C’est la sueur amoureuse de Chrisna, le sanguinolent stigmate du printemps éternel qui vivifie la matrice mouvante des Choses.

CHAPITRE III

La ville révoltée


Lucknow. — Bienfait d’un Français à l’Inde. — Les ruines fleuries. — La courtisane indignée.

I

Lucknow.

Chaque ville de l’Inde a sa physionomie propre. C’est la misère, la peur, le mercantilisme, la vivacité fébrile, qui caractérisent les natifs de Calcutta ; ceux de Bénarès somnolent ou gesticulent, fous de lucre et de mysticisme ; les gens de Lucknow, où je viens d’arriver, sont fiers, honnêtes, presque arrogants.

Là, des flots de sang furent versés pour l’indépendance, au moment de la révolte des Cipayes. Le fanatisme musulman secoua la torpeur indienne, créa des colères inouïes, une répression farouche. Lucknow, la ville révoltée, en garde un cachet sauvage, malgré la belle rivière Goumty, qui multiplie les arbres et les fleurs ; partout, des tombeaux et des monceaux de ruines, que les Anglais conservent jalousement en témoignage de leur triomphe.

Quand nous sortons de la gare, le « globe trotter » et moi, nous respirons largement ; nos « boys » ont mis sur une autre voiture nos bagages, et eux-mêmes se font véhiculer comme des rajahs. L’air moins brûlant de l’après-midi frise les moustaches de mon camarade et pénètre mon cœur. La poussière est tombée sur les routes ; mais cette autre poussière, la brume du soir, enchante l’horizon. La ville neuve que nous traversons est souriante, avec ses larges avenues, ses terrains libres, ses jardins, ses « bengalows » blancs vêtus de chèvrefeuilles. La cité de colère s’annonce dans une explosion de zinnias, de géraniums et de roses. Le « Royal-Hôtel », où nous descendons, semble un palais. Mais une froideur résulte de ces plafonds trop hauts, de cet excès de blancheur sur les murailles ; de ces domestiques sérieux, au visage clos, pareils à des génies sombres et malfaisants ; de ces tablées d’Anglais pinces et mornes, parlant avec la lenteur réglée d’une horloge. Nous nous accoudons au parapet de la terrasse, après dîner, sous le pavillon magnifique du ciel. Le parapet fléchit. Mon voisin de table d’hôte, un inspecteur d’usines, sourit de ma petite peur. Il frappe du pied ; nous dansons. Tout l’édifice tremble ! « Tel est le travail hindou ! » jette-t-il avec dédain. Ce doit être seulement du plâtre sur du bois, ou même de la pierre vraiment, mais de cette pierre poreuse, pliante, aussi souple que l’acier, et dont des languettes sont vendues aux touristes par des colporteurs.

Pays déconcertant, où des arbres truqués naissent miraculeusement sous les passes magnétiques des fakirs, où des yoghis dorment pendant des mois, la bouche, les oreilles et les yeux scellés, sous la terre, où les rois se prosternent devant les ascètes, où le singe et le serpent sont vénérés comme des dieux, où la nature elle-même est fée, où la pierre plie !

… Je vais seul, dans la nuit, accompagné d’un coolie, envoyer une dépêche à notre consul de Calcutta. Le globe trotter est déjà sous sa moustiquaire, éreinté par les tennis, les chasses et les chevauchées de Bénarès. Le pauvre Hindou qui me précède fait peine à voir dans ses loques. Je ne cesserai d’être ému par la misère résignée de ce peuple. Nous sommes au printemps, et les nuits sont encore fraîches, pour les natifs surtout. Celui-là est vieux et malingre, tremblant de famine et de froid. Sa barbe grise, mal rasée, hérisse son visage, son œil est à jamais éteint. Il a mis sur ses épaules, comme les vieilles femmes, un grand mouchoir qui lui retombe en pointe dans le dos ; sur son front étroit et ridé, un bonnet de toile blanc, comme en ont nos gâte-sauce, achève de lui donner un air misérable et comique. La lune blêmit le paysage, qui est inexprimable avec ses palais européens, ses mosquées exquises dans des orties en fleurs. Parmi les arbres magnifiques, au milieu de cette nature asiatique haletante de parfums, contre le ciel criblé d’astres, se détachent les villas anglaises. C’est le même procédé qu’à Bénarès. La ville européenne se dilate, s’espace, laissant à chaque maison sa ceinture de parc.

Le télégraphe est une grande salle circulaire, sans cloisons intérieures, tenu par des blancs et des demi-blancs ; çà et là, dans des couvertures, je heurte les corps étendus des boys, que les employés réveillent de temps en temps, pour donner un reçu ou fermer une porte.


II

Bienfait d’un Français à l’Inde.

Le lendemain matin, de bonne heure, nous prenons un « garry ». Le cocher, rusé et docile, nous entraîne, sachant que nous sommes des Français, à « la Martinière ». C’est un monument grandiose et cocasse, élevé par un aventurier lyonnais, et qui est devenu une maison d’éducation.

En route, je me rappelai son histoire : ce n’était pas un homme banal que ce Claude Martin, qui se fit lui-même. Il avait l’amour de l’inconnu, une avarice de parvenu, des aptitudes à la guerre et la manie de construire. Il vécut au dix-huitième siècle, alors qu’un trait de plume de Louis XV nous fit perdre l’Inde, sans doute à jamais ; il passa du service de la France à celui de l’Angleterre. Devenu général et conseiller du nabab de Lucknow, il sut profiter largement de cette haute protection, enrichit le pays, sans oublier de remplir ses poches, et voulut que la postérité s’en souvint. Dans ce but, il fit à Lyon, sa ville natale, à Calcutta et à Lucknow de belles donations, pour que des écoles y fussent élevées, portant son nom. Le collège de Lucknow est certainement le plus important et le plus pittoresque, car il est situé dans Constantia-House, le palais de plaisance de l’aventurier.

Nous y voici. Il est du plus mauvais goût, d’une esthétique de tonnelier (telle était, d’ailleurs, la profession de son père) sans choquer l’œil, pourtant, car, dans ces plaines immenses de l’Inde, tout est permis, tout est possible. On s’étonne et on sympathise pourtant à cet assemblage de styles contradictoires, devant le rêve pétrifié d’un ambitieux qui veut glorifier ses souvenirs. Labore et constantia, est-il écrit au faîte. Il fut, en effet, persévérant et travailleur et, quoique soldat, un pacifique. Dans leurs miniatures, les artistes indiens le célèbrent, à la cour de leur prince, vêtu comme un natif, respecté et aimé, aimant lui-même ce royaume d’Oudhe, où il ne s’installa pas en conquérant, mais où il vécut en ami. Il ne professait pas le mépris britannique pour les indigènes ; Français, il sentait comme le grand Dupleix, qui rêvait une Inde libre et régénérée.

Quand nous arrivons à la Martinière, les jeunes orphelins qu’on y a installés préparent une estrade pour un concert qui aura lieu le soir. Des Hindous cousent des draperies. Le principal du collège s’arrache galamment à ces préparatifs de fête pour nous conduire dans la crypte où repose le tombeau de Martin. C’est une cave arrondie, avec des niches. Nous y accédons par un escalier assez obscur, précédés par des domestiques qui portent des bougies sur des tiges de fer. Depuis la « Mutiny », le sarcophage a été transporté dans une salle voisine. Sur le marbre blanc, il est dit, en anglais :

« Ci-gît Martin, né à Lyon, en 1735 ; venu simple soldat dans l’Inde, il y mourut major général. Priez pour son âme. »

À côté, dans un cachot, fermé par des portes en fer, le général entassait ses trésors, qu’il associait à sa gloire posthume.

En compagnie du professeur de mathématiques, nous escaladons la tour centrale. Les magnifiques appartements sont devenus des classes et des dortoirs. Nous découvrons, selon le mode des grands monuments sépulcraux de l’Asie, une série de toits en terrasse qui se superposent. À chacun de ces étages, sur le dôme des pavillons ou sur les socles des balustrades, Martin fit se dresser des statues contournées et expressives. Des lions aux yeux formant lanternes, à la patte levée comme des chiens savants, alternent avec les dieux de notre mythologie occidentale, les personnages de la fable ou des légendes, les césars, les muses et encore ces figures idylliques que la mémoire reconnaissante d’un célibataire a pieusement enregistrées… Une demoiselle montre le ciel, une autre se détourne avec coquetterie. Un adolescent et une adolescente de l’époque s’enlacent pour mieux voir le paysage. Parmi des Apollons et des Minerves, le sculpteur a placé une de ces pauvres filles qui rôdent autour des restaurants de nuit parisiens en offrant des fleurs. Vers la cime, deux génies ailés s’embrassent sur la bouche… Un paratonnerre colossal broche sur le tout !

Le sommet a exactement la forme d’une couronne royale. « Il a servi à illuminer pour la prise de Ladysmith, » me dit avec fierté mon guide. Je l’écoute peu, avide de posséder, à cette élévation, ce pays de merveilles si doux à l’œil, si cher au cœur.

De là, on embrasse, on possède Lucknow et tout le district. Un joli étang s’allonge devant la façade. Il est gâté par une colonne bien plus haute que notre colonne Vendôme et qui célèbre une vanité hypertrophique. Aux environs du palais est né un phalanstère. Et ceci permet de pardonner cela. Le philanthrope éclairé fait oublier le pécuchet architecte. Assez loin se prolongent les habitations des maîtres, les offices, les jardins potagers, les bains, les fermes ! Tandis que notre œil ne découvre là-bas, au loin, que ruines et que tombeaux accumulés par la décadence des rois d’Oudhe et les batailles anglaises, ici, c’est une petite ville de labeur et de science, un paysage abondant et riche, la sève de la paix. Un Français qui aima l’Inde lui a légué ce cadeau.


III

Les Ruines fleuries.

Désormais, nous ne verrons plus que des écroulements ou des fantômes de pierre d’où l’âme autochtone a été chassée par les envahisseurs.

« La Résidence ! » Le soleil verse sur nos casques de touriste ses rayons implacables lorsque nous abordons ces murs lézardés, ces jardins luxuriants. Impossible d’être triste au milieu de ces débris déchiquetés par les boulets et par les flammes… ils ne racontent pourtant que la bataille, l’épouvante et la mort ! C’est que l’Inde est prolifique ; la bonne génitrice avec ses feuillages et ses fleurs donne aux tombes des aspects de berceau. Écarlate, bleu, jaune, vert, c’est un grand bouquet qu’elle éparpille sur ce drame de poudre et de haine. La nature pardonne parce qu’elle ne comprend pas.

Cette fois le gardien qui nous accoste est un Anglais. Il sera aussi quémandeur que les autres, les indigènes. Taine eût été ravi de voir se vérifier dans l’Inde sa théorie sur l’influence des milieux. L’Orient ne se transforme guère, il transforme plutôt ceux qui l’approchent. Peu à peu l’Occidental transplanté subit la suggestion de ceux qu’il méprise ; comme si la nature tout entière était leur complice, comme si les dieux de l’Inde n’étaient pas de vaines images, mais des forces éternelles pénétrant les âmes comme les rayons de ce soleil brunissent les corps. Ce gardien gras me raconte avec un accent saccadé et dédaigneux les combats de ces semaines sanglantes ; les Anglais furent cernés là, par les compagnies révoltées. Les maisons que les balles et les boulets maltraitèrent sont restées telles quelles par la volonté des vainqueurs. Les Anglais décidèrent de rendre un hommage permanent à leurs soldats ; leur triomphe si durement acheté revêt ainsi pour les indigènes, gens d’imagination, un signe durable et visible[7].

Je parcours les débris des chambres anéanties par la mitraille ; je regarde les piliers massifs troués par les projectiles, je descends dans les caves où les enfants et les femmes trouvèrent un refuge et où les boulets les poursuivirent partout. Car le trou béant, fait par l’un d’eux tombé d’un soupirail, demeure comme une blessure encore ouverte. La femme qui était adossée à ce pilier mourut d’effroi. Mon camarade se délecte aux anecdotes sanglantes que le guide rapporte avec son accent saccadé et mécanique. Moi, je m’arrête un instant dans la chambre à moitié délabrée aux cloisons ouvertes où une jeune fille de dix-neuf ans fut mortellement frappée. Là, sur un pan de mur debout encore, ce simple nom : Suzanna


« La Résidence » vit comme le souvenir d’une résistance acharnée, enfin victorieuse ; l’Imambara est le sourire de l’art musulman. Les conquérants mongols qui se précipitèrent sur l’Inde du Nord y ont laissé des chefs-d’œuvre de marbre. L’Imambara comme l’Husainabad sont des places sacrées, aujourd’hui désaffectées, cimetières de poussières royales que le gouvernement livre aux promeneurs et dont il a fait des musées. C’est l’un des châtiments de la ville révoltée. L’Imambara m’a paru le Parthénon de l’Inde musulmane. C’est de la belle époque, la simplicité s’unit à la grâce. Il y a dans cette architecture quelque chose d’agile et de pur. Le souffle de la victoire, la foi en un dieu unique ont passé par là. Les portes découpées, les clochetons, les kiosques, donnent une impression de dentelle. La ligne pure du fronton fait songer à l’Acropole, tandis que l’intérieur, d’où toute représentation animale ou humaine est exclue, a été sculpté minutieusement à l’image d’une grande fleur. Le globe-trotter s’arrête à la quincaillerie des tombes que lui découvre, avec respect, un vieillard soucieux des gloires défuntes ; il demande le prix de ces choses et je les entends, l’Indien et lui, indifférents à cette architecture féerique, faisant, comme s’ils étaient au bazar, leur compte de roupies.


Oui, des ruines encore, des tombes… Nous traversons les jardins puérils de l’Husainabad. Du deuil plane sur ces choses charmantes, qui lurent vénérables et redoutées et ne sont plus aujourd’hui que des curiosités pour touristes. De gentils jets d’eau parmi des statues mouillent sans la rafraîchir l’atmosphère brûlante : larmes vaines d’une patrie vaincue !…

Nous faisons fuir devant nous les belettes et les chats sauvages…

Ce qui désole le plus, ce qui hante, c’est le maniérisme et l’enfantillage où sont tombées ces splendeurs. Là se découvre le vice secret de l’Inde, la tare qui déshonore ses grandeurs incomparables. Au tombeau du premier roi d’Oudhe, Shah Najab, s’entassent de déplorables verroteries soigneusement drapées d’étoffe pour les défendre contre l’inexorable poussière ; des cénotaphes sous de magnifiques dais, des reliquaires en loques, des guirlandes, les jouets pollués de vieux enfants ; sur les murs, des miniatures me consolent. Elles décrivent des scènes d’amour royales, le poème de la Grâce et de la Beauté. Et cela, du moins, n’est pas mort dans l’Inde.


Au dehors, je m’arrête à regarder les magnifiques bras d’une femme pétrissant de la terre. Le visage qui se détourna a été déformé par la vieillesse rapide et l’esclavage. Mais que ces bras sont beaux ! Depuis Djibouti, que j’en ai admiré en Asie, de ces bras de servante, de courtisane ou d’épouse, dont la teinte brune s’accorde mieux que notre blancheur à l’harmonie des courbes, bras si doux que le travail rend fermes et fiers ! car c’est une légende erronée, l’Orientale paresseuse. Ils seraient, ces bras, toujours nus, si de longs bracelets en cuivre ou des séries de petits cercles en verres de toutes couleurs, en cristal et en cire, ne les gantaient presque en entier.

Mais cette pauvresse était si pauvre, si pauvre que ses bras étaient dépossédés de tout ornement. Et j’ai quitté la tombe de Shah Najab, ivre de vie, à cause de ces bras de volupté et de force, s’alliant à l’odeur amère des fleurs rougeâtres et noires qui débordaient sur le chemin…


IV

La Courtisane indignée.

L’après-midi, mon ami m’entraîne aux bazars. C’est le lieu qu’il préfère en toutes les villes hindoues. Je me laisse faire, car j’aime aussi cette poussière chargée de vie, cette odeur d’épices, de tabac mêlé à de la confiture et à l’eau de rose, ce bariolage de couleurs, ce soleil qui allume des gestes et des étoffes, cette vie native si différente de la nôtre, et qui nous ramène en arrière dans le passé, à plusieurs mille ans. À Lucknow, une rue spéciale est réservée aux marchands ; une barre de bois la ferme aux voitures. J’y sens une hostilité contre l’Européen. Je n’y retrouve plus la servilité détrousseuse de Bénarès, mais une sorte d’aversion, la volonté de ne pas accepter le blanc, de l’écarter de soi et même de son travail. Les indigènes, qui se sont improvisés nos guides, ont eux-mêmes moins de tendance au lucre et une certaine arrogance. Des vendeurs ne se dérangent même pas quand je leur demande de voir ce qu’ils vendent.

Un coin amuseur, c’est le coin des joailliers. Dans leurs cases, accroupis sur les talons comme des singes ou les jambes croisées, des vieillards studieux avec des pinces sertissent des pierres non dépolies dans des anneaux d’argent tordus sous leurs doigts. Quelle évocation préhistorique de bracelets pour jambes et bras, de bagues servant aux pieds et aux mains ! Le globe-trotter lui-même ne peut distinguer parmi des cabochons misérables, les pierres vraiment précieuses qui y sont noyées. Le zèle de nos guides s’évertue à désigner l’objet d’argent ou d’or. L’or, l’argent, pour eux tout est là.

Des femmes très belles s’appuient à des terrasses de bois dominant les bazars. Elles se préoccupent peu de nous, n’ont rien de l’air résigné et propice des courtisanes entr’aperçues à Bénarès, dans le marché aux étoffes. Elles sont l’âme voluptueuse de la fière Lucknow, la Guerrière, la Révoltée. Cependant, j’imagine qu’elles doivent servir au plaisir. Elles sont vêtues de tuniques jaunes, dont elles ramènent les manches sur leurs bras nus, quand nous les regardons ; mais elles ne cachent pas leur figure, et se contentent de détourner leurs regards. Elles ont d’abondants pendants d’oreilles et de nez, leur teint est clair, leurs traits nobles. La nonchalance d’une distinction séculaire les alanguit. Elles n’ont qu’un geste trivial, celui du houka, qu’elles fument comme les hommes, leurs fines bouches à même la noire noix de coco. — Que sont ces femmes ? demande le globetrotter à un de nos suiveurs.

À ce mot de « femmes » (women), le front de l’Hindou se contracte, ses yeux deviennent durs. Il répond par ce seul mot « ladies ». « : Ce sont des dames ! » Mon camarade a fait un impair, son sourire de nargue ne le répare pas. Les hommes chuchotent derrière nous, indignés que nous puissions songer même à leurs courtisanes. Mais les moustaches aiguës de mon compagnon deviennent bravaches, sa canne tournoie dans sa main. Nous ne sommes plus ici à Calcutta, à Bénarès ; ça va mal finir si nous ne partons tout de suite. Il serait dangereux de provoquer cette populace aussi fanatique pour ses dames que pour ses dieux. Frapper une de ces vaches sacrées qui nous frôlent dans cet étroit couloir ou bien insulter une femme, c’est la certitude d’être massacré à l’instant…


Au retour, mon ami entêté dit au cocher de nous conduire au quartier des bayadères. Nous traversons d’autres bazars plus larges, mais aussi populeux. La ville est plus saine que les autres villes de l’Inde. Les rues sont aux enfants. Avec leurs têtes rondes, leurs yeux immenses que le kohl fait artificiels et fabuleux, ils ressemblent à de petits dieux.

Partout, ils bougent, vibrent, crient, tandis que les parents restent graves, accroupis sur leurs talons. Des jeunes filles passent avec des diadèmes sous leur voile doré. Maintenant les tuniques blanches, que le carnaval du Dieu Chrisna a tachées de rouge, se pressent dans la rue, et des amis gentiment, marchent à côté l’un de l’autre, les doigts de leurs mains entrelacés. (J’ai vu souvent ce gracieux geste dans l’Inde.) Des porteurs fléchissant soutiennent la tige de bois où est suspendue par des cordes une planche sur laquelle se blottit une femme de haute caste sortie pour faire quelque achat avec son enfant. Il est difficile de l’entr’apercevoir, car, ce palanquin barbare est voilé par une étoffe épaisse, et donne ainsi l’impression de ces coquetières d’œufs, que l’on vous sert en Angleterre, recouvertes d’une poule en drap !…

Une fenêtre est ouverte, un visage de tentations apparaît brouillé, comme la peau d’une olive ; des bijoux brillent, moins que les yeux de désir et que le sourire aux dents roses… Le cocher fait un geste… Mais la bayadère s’affole, agite les bras avec des signes d’épouvante et de refus… Elle disparaît. La fenêtre est close… Notre voiture, qui s’était arrêtée, repart…

— Qu’y a-t-il ? questionne avec irritation le globetrotter.

Et le cocher explique humblement que la courtisane ne veut pas recevoir un étranger. Elle perdrait sa caste, car il y a une caste de courtisanes et deviendrait une paria… Mais si ce n’était que cela encore !… Dès que ses amants apprendraient qu’elle s’est donnée à un blanc, à un chrétien, ils la tueraient…


Âme de Lucknow, âme fière et rebelle ! Tes prostituées elles-mêmes n’ouvrent pas leurs bras à la race ennemie, elles ne se donnent pas aux vainqueurs…

CHAPITRE IV

Les Himalayas


Le Tigre. — Sur les cimes. — Naïni Tal (le lac d’Amour et de Mort). — Lamentations d’un hôtelier. — Les deux Démones. — La Vierge dans les Himalayas. — La nuit sublime. — Le Mahatma. — Le feu allumé par des paroles et l’invisibilité. — Avec les Léopards. — Le couple noyé. — Les Lavandières. — Nigra sum sed formosa.


I

Le Tigre.

Je suis parti de Lucknow vers Naini-Tal, un lac enchâssé comme un saphir dans la blanche couronne des Himalayas. J’ai laissé mon ami, qui, par chic, se rend à Simla. C’est une station dans les Himalayas aussi, mais où la présence estivale du vice-roi attire les touristes « smart » (on dit encore smart dans l’Inde) et les épouses des « députés-commissionners », des généraux et des « collectors ». À Simla, l’Inde cesse pour le triomphe du britannisme et de l’américanisme élégants. Mais Naini Tal est fréquenté seulement depuis trente années. Il n’y avait auparavant, autour de ce lac sacré, dans le sein auguste des montagnes, qu’une jungle impénétrable grouillante de tigres et de ces petits lions sans crinière, dont les Himalayas sont pleins. Naini-Tal est encore tout près du célèbre pic « China » où, dit-on, habite un miraculeux ascète, un homme-Dieu, un Mahatma. J’irai vers ces neiges, ces mystères et ces fauves…

En attendant, me voilà échoué dans une petite gare, la nuit, seul Européen. Il est dix heures ; jusqu’à minuit je dois attendre le train pour Bravery, dernière station du « Oudh and Rohilkand Railway ». Là je prendrai la « tonga » qui m’attend. Les gares sont organisées, même en ces provinces lointaines, avec un sens du confortable que, nous autres Français, nous ignorons, mais dont nous profitons volontiers. Le « station master » m’invite à prendre quelque repos dans le « rest-room », sorte de salle d’attente où l’on dort. Naturellement je ne voyage pas sans mes couvertures épaisses comme des matelas, mon oreiller, mes draps, une sorte de lit portatif nécessaire dans l’Inde. Sur un tréteau de bois, Rozian, mon boy, m’improvise une couche. Pendant ce temps, je me plonge dans la baignoire du « rest-room » ; puis je goûte un trop bref repos…

Quand je suis réveillé, une tristesse immense me gagne, cette maladie de la solitude, qui fauche là-bas plus d’Européens que la malaria, la petite vérole noire, ou le choléra. C’est un spleen spécial, fait de la tristesse éternelle de l’Inde, du regret de la patrie, de cette angoisse, de ce malaise qui ne vous quitte pas, en cette ambiance de fièvres, de famine et de peste ; vos mains deviennent moites, votre cerveau se voile, le pouls bat inquiètement, le foie se gonfle, des sueurs toxiques imprègnent votre peau. Vous vous sentez dépaysé, arraché, de la douce Europe, loin des bras et du sourire de l’aimée lointaine, dans la crainte des scorpions et des serpents, avec la vague hostilité autour de vous de ces visages noirs derrière lesquels veille une âme à jamais distante et qu’on ne pénétrera jamais. On voudrait un abri, un havre tendre ; on rêve d’une église pareille à celle des enfances pour y pleurer devant le Dieu de nos mères, loin des temples désolés et sanglants… Ici personne ou à peu près personne ne parle anglais ; pas une face blanche. Autour de moi se heurtent les troupeaux misérables des natifs, vêtus de haillons et poussés par des employés qui, bien que de leur race, pour cela même peut-être, les traitent en animaux. Au loin, un inconnu de ténèbres, une terre mystérieuse et menaçante. Je regarde une plaque sur un wagon, grillagé comme pour contenir des bêtes. « Natives females », est-il écrit brutalement. Sont-ce, en effet, des femmes, ces malheureuses nouées de foulards étincelants, tremblantes, égarées, dont le cerveau est plus obscur que la nuit et que leur face salie de signes diaboliques ?…

Rozian a transbordé mon lit dans le wagon qui va me mettre au pied des plus hautes montagnes du monde. Je suis emporté par un train à voie étroite, un train-bébé. Je me recouche encore, car je n’ai pas quitté mon « pedjama ». Ce vêtement de nuit, pratique et correct, essentiellement britannique, qui vous déshabille et vous habille à la fois, est en quelque sorte une chemise de nuit découpée en un veston ample et un pantalon lâche. J’obtiens de garder mon boy dans un compartiment voisin. Je m’enveloppe dans les couvertures dont le tissu, par hygiène, çà et là, laisse passer l’air. Pour la première fois, dans l’Inde, j’ai froid. Mon sommeil est malsain. Tout à coup je m’éveille. Je fais tomber un volet et une vitre pourvoir. Devant moi, un mur de lianes enchevêtrées et confuses, la nuit du ciel est sans étoiles, les ténèbres de la terre sont opaques. Nous coupons une jungle. Et alors un bruit étrange déchire ces noires épaisseurs, une clameur déjà entendue, certes, mais qui me paraît neuve, tant elle est vivante ; c’est un rugissement. Il n’est pas si lointain que j’aurais pu le supposer ; car — est-ce une hallucination nocturne ? — deux lueurs phosphorescentes luisent puis s’éteignent, comme d’énormes vers luisants, entre les herbes obscures… Non, je n’ai pas rêvé. Nous traversons bien l’inextricable refuge des fauves, avant de retrouver les bœufs patients et les chameaux gracieux dans les terres cultivées…

J’ai remonté le volet, j’ai fermé la vitre. Ma torpeur a été secouée par ce frisson nouveau. Et, les yeux éveillés, je rêve ; je me rappelle une histoire qui me fut contée par un « chief ingineer » à Calcutta. On venait de créer une ligne nouvelle du côté de Jeypore. Il était alors un simple ingénieur et dormait avec un camarade dans un train provisoire, sur la voie qui chaque jour enfonçait plus loin dans la forêt sa double pince de fer. La chaleur était telle qu’ils laissaient les fenêtres et les portes ouvertes.

« Une nuit, me dit-il, un vent violent souffla sur ma face, je me réveillai haletant ; et je ne vis qu’un bond phénoménal, une sorte de trombe rousse qui passait au-dessus de ma tête. Affolé, je me précipitai sur la voie ; puis, reprenant courage, ayant réveillé les ouvriers et m’étant armé, je m’approchai accompagné de torches. Le wagon était vide. Je n’ai jamais plus revu mon ami. Il avait disparu avec le tigre sans avoir eu le temps ni la force d’un cri… »


II

Sur les cimes.

À Bravery, dans la fine excitation du thé matinal, je respire l’air de la plaine, l’air tiède encore : « Sab, mettez votre pardessus. Il fera terriblement froid tout à l’heure. » Le maigre Rozian en grelotte d’avance et il m’enveloppe dans des fourrures qui me paraissent hors de saison ; mais je le laisse faire, heureux de cette sollicitude qui me console un peu de mon abandon.

Il est imprudent d’être longtemps servi par un Indien… Revenu en Europe, on ne peut plus supporter d’autres domestiques. Sa subtile servilité vous enveloppe, vous rend esclave à votre tour. Il vous épargne tout souci, surveille vos manies, les cultive, finit par s’interposer entre vous et toutes choses, touche sa commission pour chaque acte de votre vie, les corrige selon son caprice. Je me rappelle un consul étranger à Calcutta qui dut renvoyer son « boy », parce qu’il avait trouvé le moyen de prélever un impôt jusque sur les visiteurs. Les jeunes officiers anglais sont particulièrement entre les mains de ces valets dominateurs. Leurs amours elles-mêmes dépendent de ces boys, qui ajoutent à leur compte de semaine quelques roupies pour ce qu’ils appellent : « les plaisirs de Sab… »

La Compagnie m’octroie une « tonga » pour moi seul. C’est une carriole simpliste sans ressorts et sans brancards, jolie pourtant comme si elle avait été construite par un singe menuisier. Elle est ouverte aux quatre vents avec une toiture de bois ou en tôle. À mes côtés s’assied le cocher, un Hindou grave, à barbe abondante, à turban pointu. J’ai rarement vu conduire aussi adroitement, avec cet air de n’y toucher pas. Les chevaux sont bizarrement choisis, pas dressés, encore sauvages, parfois vicieux. Ils sont libres, à peine retenus par un anneau à un joug de fer.

La route n’est pas très mauvaise, mais périlleuse, sans parapet, bordée par d’effrayants précipices, et à chaque instant elle s’encombre de chars à bœufs qui dévalent, chargés de barriques et de sacs. Notre tonga doit gravir d’énormes tas de pierres, se glisser entre les lourdes carrioles. Ces mouvements s’accomplissent avec un calme plein de dignité et presque dans le silence. Comme cela me change de nos cochers parisiens, qui s’injurient et s’énervent pour un rien ! Tous les six ou sept kilomètres nous changeons de bêtes. J’ai emporté peu de bagages, un grand panier d’osier derrière moi, avec Rozian dessus enveloppé de couvertures ; ma valise est suspendue sur le flanc de la tonga, au-dessus des roues, par des cordes entrelacées avec cet art de sauvage à la fois esthétique et enfantin. Quant au palefrenier, il virevolte autour de moi, tantôt grimpé sur le toit, tantôt à cheval sur mon sac, tantôt sur le timon des chevaux. Il échange de temps en temps quelques mots sentencieux et utiles avec le cocher, dont le fouet au manche court n’effleure jamais la croupe du cheval, quand même il serait tout à fait rebelle. Il n’use pas de ce moyen barbare, trop occidental, et il n’en a pas besoin. Une communion subtile le relie à ces animaux, comme si l’homme et la bête, dans ce pays antique, parlaient encore le même langage, avaient la même âme… On rêve à des périodes fabuleuses, à l’aurore du monde ; on s’explique le mythe du centaure qui est la parfaite harmonie de l’humain et du cheval… Aussi ce fouet n’est plus un fouet, mais un sceptre. Le cocher lève cette arme innocente, la tient un moment en l’air avec un léger sifflement dans la bouche, et les rosses les plus têtues s’enlèvent irrésistiblement…

Quelle joie de respirer un autre air que l’air empesté de Calcutta ou de Bénarès ! Une végétation de paradis terrestre m’enveloppe et me parfume. Elle ragaillardit les poumons, enchante les yeux, les essences les plus ordinaires sont là, exaltées en puissance et en grâce. Des catalpas fleuris se rejoignent sur nos têtes, nous font des ciels embaumés ; les touffes de bambous, les euphorbes géants nous gardent. Nous montons toujours. Les écureuils trottent d’arbre en arbre, avec leur queue en parasol. Les singes bondissent et rient. Le paysage et les hommes changent. Une majesté se dégage des roches, une race plus forte se montre, avec des jarrets et des cuisses musclés, si différents des échalas de mon Bengali. Le visage aussi est plus noble, transfiguré d’être moins vénal et de ne plus mentir. La magnifique ambiance élève le type. La nature aime à se mirer dans les hommes. Les montagnards de l’Inde sont plus beaux que les montagnards des Cévennes ou des Alpes, mais la pauvreté et la superstition les marquent d’une tare encore. Les coolies abondent sur la route, écrasés par les déménagements des Européens, qui font porter à dos d’homme, — ça coûte si peu, — leurs meubles et jusqu’à leurs pots de fleurs. Le fameux paysan de La Bruyère, décrit avec un pittoresque féroce, est un grand seigneur, à côté du coolie. À peine vêtu, malgré le froid, beau comme un dieu grec, il plie sous d’effroyables charges de bois, de charbon, de tonneaux. Il va ainsi, des milles et des milles, sans rien voir que le sol, la tête au niveau de l’estomac, semblable à ces fourmis qui traînent des fardeaux dix fois plus gros qu’elles. Je vais les croiser sans cesse dans les Himalayas ; ils m’émeuvent, humble peuple sacrifié qui ne proteste jamais, plus intéressants que ceux des plaines, parce que, plus près du ciel, ils apparaissent davantage des hommes.

Nous voici arrivés à Kathgodam. Il fait faim. Je laisse ma tonga. J’entre dans une gentille auberge, tenue par un couple tel qu’il s’en trouve dans les romans de Dickens. Le vieux est un ancien sous-officier retraité, respectueux des règlements ; et la femme, une grosse ménagère, prépare d’excellents breakfasts, entre son corbeau familier et sa bouteille de wisky. Elle sue la santé et l’ivrognerie, qui, ici, vont souvent ensemble, et on ne sait si ses joues rebondies et roses sont dues à l’efficacité du grand air ou à un abondant alcool. Son auberge est un rez-de-chaussée coquet et propre, où quelques vieilles misses ont installé leur dédain, que la nature leur a rendu en laideur et en disgrâce. De leurs yeux glacés, elles regardent, sans le voir, au milieu des fleurs qui font de Kathgodam et de l’auberge un grand bouquet sorti du roc, ce paysage sublime d’abîmes et de torrents, où planent les aigles et les vautours…

De là, j’irai, à cheval, à Naini-Tal, cette bourgade éparpillée autour d’un lac en l’abri de cimes inaccessibles.


III

Naini-Tal (le lac d’Amour et de Mort).

Je me rappellerai toujours l’étrange impression, le coup délicieux de surprise que m’a donnés, quand j’y émergeai par une route dure, Naini-Tal, ce coin de douceur, cette vallée souriante, creusée au milieu des plus âpres montagnes du monde, qui ont huit mille mètres de hauteur. Ce lac frais et clair, qui cache des étendues inexplorées sous ses vingt-deux pieds de profondeur, est bordé de saules, comme l’Inde seule peut en créer, d’une délicatesse de teinte, d’une frêleté de lignes, d’une grâce mystique que ce pays de luxuriance et de force tient en réserve secrètement… Rien de ces décors d’opéra-comique qui gâtent la Suisse sans cesse, rien d’artificiel et de mesquin. Il y a un dieu dans cette eau limpide ; un dieu, c’est-à-dire une force sauvage, sensible, que l’on respire comme un parfum. Que dis-je ! un dieu, il y a deux déesses ! En effet, deux pagotins s’élèvent sur le sable, consacrés aux deux sœurs qui règnent sur le lac, Naïna-Devi et Nanda-Devi, au nord du Tal[8], en contre-bas d’un large cirque vide, où la garnison anglaise a installé son jeu de polo… Toujours, là comme ailleurs, la juxtaposition des deux vies qui ne se mêlent jamais, la vie britannique, la vie indigène, l’exercice violent et la rêverie… C’est comme un accord entre les maîtres et les vaincus, qui vivent les uns à côté des autres, tout en se méprisant du fond du cœur.

Mon cheval longe l’eau merveilleuse, qui me trouble comme un miroir où se seraient regardés longtemps des fantômes ; de tous côtés, les fiers monuments européens envahissent les hauteurs, écoles, églises, temples, villas, châteaux… Les hôtels sont clos encore ; tant mieux ; le paysage en sera plus pur.

Je croise deux « dundees ». On donne ce nom à des brancards douillets, où sont étendus des voyageurs, la tête sur des coussins, et que portent des indigènes. Sur l’un sourit une jeune femme, une Irlandaise sans doute, avec un teint de rose du Nord, des cheveux blonds comme ceux des fées ; presque le long d’elle, dans l’autre dundee, s’accoude un Anglais trop grand, pâle, sans doute atteint des fièvres, et qui est venu se guérir dans les montagnes.

Les épaules des coolies les balancent, mollement, les rapprochent comme s’ils étaient dans le même lit ; ils sont dans la même pensée, dans le même amour… Cela s’avoue d’une façon aussi éclatante que le péril charmant de l’eau voisine, que le tremblement des saules ou l’altière grâce des coteaux lourds de chênes et de palais blancs. S’ils ont ce sans-gêne, c’est que la « season », n’est pas commencée ; ils sont presque seuls de la société, et, moi qui passe, je ne compte pas, n’étant pas un Anglais (à tant de choses ils le devinent). Et je ne sais pourquoi, dans mon impression première, j’associe ce couple d’amour et ce lac perfide et charmant…

Ce sont à peu près les deux seuls voyageurs installés dans le pays, venus, pour devancer la saison, pour être moins surveillés sans doute, à Naini-Tal.

Je ne trouve d’ouvert que l’ « Hôtel M*** », qui plane au-dessus du lac. Je suis reçu par le propriétaire, un brave homme, serviable, qui dirige, sous son casque, les équipes d’Hindous occupés à construire une aile nouvelle à son bâtiment. Il s’excuse, la maison n’est pas en état encore, et il ne loge chez lui que deux hôtes ; je n’ai pas de peine à deviner que c’est justement le couple, tout à l’heure, rencontré. Nous en parlons, tandis qu’il monte me conduire à ma chambre, propre et claire, au plafond boisé, aux meubles suspendus, pour échapper, sans doute, aux insectes et aux reptiles…

— Ils ne sont pas raisonnables, me dit-il à propos des deux amoureux ; ils m’ont avoué qu’ils ne savaient nager ni l’un ni l’autre, et, à part leur promenade du matin en dundee, ils passent l’après-midi à canoter sur le lac, parfois même ils y restent tout le soir… Que voulez-vous ? c’est la nature des Anglais : ils veulent se donner du mouvement quand même. Celui-là a beau être malade, au point que le médecin lui a défendu de monter à cheval, il faut qu’il rame, qu’il rame…

— Ce doit être, en effet, bien agréable, quand on s’aime, de s’isoler dans les anses du Tal.

— Agréable, oui, oui, certainement ; mais nous avons des accidents toutes les années… des accidents dramatiques… Ça n’empêche pas les autres de recommencer…

Les paroles du petit homme tombaient dans mes oreilles comme des cailloux dans un puits. Je l’écoutais, distrait. Rozian plaçait religieusement sur la table mes cahiers de notes, et, dans le cabinet de toilette, un noir remplissait les cruches. Avais-je le pressentiment, déjà, que Naini-Tal compterait parmi les plus puissants souvenirs de cet éblouissant voyage, et que j’y assisterais, bientôt, à un miracle et à une tragédie ?


IV

Lamentations d’un hôtelier

De grand matin, je descends chez le « proprietor » complaisant qui, levé depuis cinq heures, lit des revues et des livres de science tout en surveillant les ouvriers :

— Si vous voulez bien connaître Naïni-Tal, me dit-il, prenez avec vous le brahmane Bharamb qui connaît à fond les indigènes et vous contera les légendes merveilleuses du pays.

J’accepte, tout en regardant par la fenêtre les natifs, découpant des solives, fendant des planches. Tout cela va se transformer en escaliers, en vérandas. Des femmes travaillent aussi, déblaient le terrain, emportant ou rapportant sur le coussinet de leurs chevelures, avec un sens exquis de l’équilibre, des pierres superposées qui jamais ne glissent. Leur cou est musclé, leur sein ferme sous l’étroite tunique. Parfois, elles s’arrêtent pour jouer comme des chèvres, se poussant de la tête, se renversant avec des rires… Et l’on croirait assister à quelque idylle champêtre extraite du « Mahabaratta ».

Mon brave Anglais m’expose ses doléances résignées et d’ailleurs courageuses. Ces âmes d’insulaires sont si différentes de nous Latins, profondes, tenaces, naïves et intéressées à la fois, s’immolant volontiers à un idéal collectif, au bien-être de la famille, à la grandeur de la race. Nous les comprenons de moins en moins, nous autres individualistes acharnés, nous que tout divise. Je regarde les yeux doux et patients de ce bourgeois typique, sa moustache qui grisonne. Il a vieilli loin de l’Angleterre qui est pour lui le plus beau pays du monde, et peut-être mourra-t-il à la peine, dans ces montagnes, dont il ne sent nullement la poésie et qui sont pour lui un laborieux exil. Qu’importe ! il doit faire les siens riches et heureux. À ce but, il se sacrifie entièrement.

Il faut lutter contre le mauvais vouloir des natifs, leur duplicité. L’hiver est dur. Quand il vient, les neiges s’accumulent, la montagne tremble, l’hôtel oscille dans le déplacement des rocs, les fauves descendent. La bonne saison est courte. Il faut payer très cher le cuisinier français qu’exige la clientèle…

— Ah ! continue-t-il, vous ne vous amuserez pas beaucoup ce mois-ci, il faut que la société soit arrivée pour que le pays devienne gai… (cet hôtelier pense comme presque tous les Anglais ; l’Inde à leurs yeux ne renferme pas d’autre intérêt que la présence d’autres Anglais retrouvés). Mais on se plaît beaucoup à Naïni-Tal pendant la season, on s’y amuse hommes et femmes… en tout bien tout honneur, s’entend… On joue au tennis, on excursionne dans la montagne et surtout on fait des parties de canot sur le lac… Malheureusement, nous, Anglais, nous sommes très imprudents… ces promenades exquises finissent trop souvent en coups de théâtre.

C’est un refrain lugubre que cette appréhension du lac redoutable sur des lèvres courageuses pourtant… Je cherche à le ragaillardir.

— Quelles sont les distractions des officiers de la garnison pendant toute l’année ?

Le petit homme, résigné, sourit :

« Ah ! les Anglais n’ont pas les mêmes goûts que les Français ; pourvu qu’ils fassent jouer leurs pieds et leurs bras, ils sont contents. D’abord, ils mangent beaucoup, — quatre ou cinq repas par jour, — puis ils montent à cheval, s’exercent au foot-ball, aux rackets, au polo. À l’Assembly-Room, il y a des jeux deux fois par semaine. La danse aussi… Oh ! la danse, ce n’est pas le fort des Anglais… Deux ou trois bals par mois, ça suffit, c’est même trop. Certains sont obligatoires comme ceux du gouverneur. En ce cas, recevoir une invitation c’est l’accepter. — Et la vie se passe de la sorte, en santé, sans souci, sous un climat qui est, après tout le meilleur de l’Inde.

— Votre existence à vous vous sourit-elle ?

Le petit homme est pris d’un de ces accès de confidences d’autant plus complets chez les Anglais, qu’ils sont plus rares. Voilà près de trente ans qu’il loge les autres en ce coin perdu des Himalayas, près de trente ans qu’il n’a pas vu la « City », qu’il n’en a pas respiré la fièvre, le brouillard, qu’il regrette l’odeur du chemin de fer souterrain. Il s’y est résigné pour élever ses enfants trop nombreux, comme des « gentlemen », pour donner des distractions à sa femme qui s’est ennuyée ici où il n’y a ni théâtre ni soirée ; eux sont disséminés un peu partout sur la terre ; elle habite décidément Londres, d’où elle ne retourne à Naïni-Tal que tous les trois ans pour y passer un été.

« Un de mes fils pourtant s’était décidé à venir aux Indes. Il était dans les affaires à Calcutta ; je comptais sur lui pour qu’il consentît à m’aider ; car je commence à vieillir et je souffre de la solitude. Mais il vient de m’écrire qu’il partait se battre au Transvaal… Et comme je lui ai fait l’observation qu’on pouvait se passer de lui là-bas, tandis qu’ici il devenait indispensable, il m’a répondu : « Père, votre métier d’hôtelier ne me plaît pas. Je préfère l’aventure… » Alors je lui ai envoyé de l’argent et je lui ai dit : « Va ! » C’était mon dernier espoir qui partait… »

Ce brave hôtelier m’a ému. Il ne s’indigne pas contre les siens, il ne récrimine pas contre le sort, il garde sa patience anglo-saxonne. Et je songe qu’ils sont des milliers et des milliers d’Anglais dans son cas, parmi cette Inde, et non pas, comme trop souvent dans nos colonies, le rebut de la nation, mais au contraire sa moelle, silencieusement immolés à leur femme et à leurs fils…

« Vous autres Français, ajoute-t-il, vous avez un sentiment plus exact du bonheur, vous faites peu d’enfants et vous les gardez le plus longtemps possible auprès de vous, avec une femme qui partage votre destin… La vie est courte et vous savez en jouir… »


V

Les deux Démones.

Je descends vers les pagotins des deux déesses au bord du Tal avec le brahmane Bharamb. Comme l’on ne vit plus, même dans l’Inde, en enseignant le « Brahma vidya » (la science divine), cet Hindou de haute caste s’est résigné à devenir un simple « babou ». Il tient les comptes de l’ingénieur. Il reste avec moi retors et fermé, jusqu’au moment où je lui chante en sourdine, avec l’accent, un verset sanscrit des Upanischads[9] qui glorifie le dieu Shiva. Alors ses joues ridées se détendent, son œil éteint de caissier flambe, une jeunesse le gagne, l’âme religieuse de son pays le régénère comme un sang neuf.

En marchant, il me raconte la légende des deux déesses dont nous allons visiter les petites chapelles. Ce sont deux vierges mystérieuses, Naina-Devi et Nanda-Devi qui règnent sur la vallée. On leur offrait encore, il y a cinquante ans à peine, des sacrifices humains.

— Pour le moment, me dit Bharamb, elles doivent se contenter du sang des chevreaux, qui coule sous la hache des prêtres. Voilà les seuls hommages officiels que les Anglais permettent de leur offrir. Mais nous savons, nous autres initiés, qu’elles ne se résignent pas à cette famine d’offrandes. Il faut quand même qu’elles aient leur compte, et le lac leur accorde amplement ce qu’on voudrait leur refuser.

Je craignais de comprendre… pourtant j’insistai :

— Comment cela ?

— Comment cela ? Mais par les accidents qui se succèdent sur le « Tal ». Les Anglais y canotent éperdument, et il n’est pas rare dans la saison qu’une barque soit engloutie. Si, pendant une année, le lac n’a pas eu sa proie, l’année suivante, il met les bouchées doubles…

Nous approchions de l’eau délicieuse, fraîche, claire, troublante comme un miroir où trop de fantômes se seraient regardés. Çà et là demeurait un peu de brume encore, comme une voilette que la nuit, en courtisane, aurait oubliée. Cette onde redoutable affectait l’innocence de l’œil bleu et vert d’une vierge, et sa ceinture de saules avait une délicatesse de cils. Œil grand ouvert, œil loyal, on eût dit et où dormaient pourtant des projets sauvages…

À cause de Bharamb, je pus pénétrer dans l’enceinte sacrée, réservée au culte des déesses sœurs. Il baisa la porte avant de l’ouvrir. Des prêtres dormaient sur le sable : accroupis dans une paresse où tournoyaient des rêves d’absolu et des convoitises d’argent, de jeunes mendiants voués à Shiva nous regardaient, couverts de cendres, beaux comme des statues de musée. Tout à coup une femme se leva, horrible, sa tunique fendue jusqu’à la ceinture, exhibant des seins plissés et lourds qui, dans ses gesticulations, claquèrent sur sa poitrine, avec le bruit mat de fruits desséchés, de pendeloques noires. Sur sa tête, ainsi que sur la tête d’un homme, se pavanait un turban sali et déteint, d’où fuyaient des mèches d’une indéfinissable couleur. De loin je les pris pour des cordes. Un poète aurait cru y voir les serpents de la face de Méduse. Mais c’était bien réellement des cheveux. D’abord bruns, ils avaient été décolorés par les pluies, jaunis par le soleil ; la poussière des routes enfin les avait imprégnés de sa cendre grise. La vieille m’adressait, à moi l’étranger, des imprécations. Et ses yeux luisaient de l’éclat artificiel des moires ou de ces paillettes qui, brèves, scintillent sur l’eau. J’en détournai mon regard comme d’un piège hypnotique. Ce miroitement malsain faisait souffrir, dénonçant un organisme consumé de fureur et d’hystérie.

— C’est la sainte de Naïni-Tal, prononça Bharamb avec respect, elle voit les idoles, elle prophétise.

Et, comme je ne pouvais cacher mon dégoût, il ajouta gravement :

— Jamais une parole n’est tombée de sa bouche en vain !

… Je m’avançai vers les deux idoles. Les portes des minuscules pagodes ouvertes à l’adoration décelaient Naina-Devi et Nanda-Devi, petites et noires, avec des yeux immenses, rouges, de folles, d’ogresses. Poupées précieuses et envoûtantes sous leur chape de pierreries et d’or ! Des ex-voto baroques décoraient les murs : fourrures d’animaux himalayens, plumes de paon, coquillages du lac, petites cloches pour faire fuir les fantômes. Ces larves riches et ténébreuses, ces pygmées femelles, ont toujours faim. Sur les marches de l’autel traînent des gâteaux, des « sweets », quelques grains de riz sur des feuilles, des fruits de cocotier. Pour leurs narines de démones, du camphre brûle, et des pétales de rhododendrons épars font songer, mouillés aux eaux lustrales, à des gouttes de sang humain, rose et violacé, qui aurait coulé là.

— Ces offrandes ne sont que des desserts, chuchote Bharamb. Leur repas est le sang véritable, la chair qui fume… ou la face pâle des noyés.


Je m’assieds sur le sable, près de l’eau, comme ces prêtres nonchalants. Je veux respirer cette atmosphère païenne, me croire tout à fait loin de ceux de ma race, qui adorent un Dieu invisible et vénèrent une Vierge plus pure que les lys. J’omets les siècles qui ont apporté la foi et la science. Je savoure l’atroce, la charmante, la sauvage idolâtrie. À ma droite et à ma gauche, les saules tremblent, me cachant les monuments européens. Je ne vois plus que ces poupées dévoratrices et presque vivantes dans leur niche d’ombre, ces sacerdotes abrutis, ces ascètes possédés par le Démon de la Paresse et de l’Absurdité, — et surtout cette folle au turban dérisoire dont les cheveux se tordent en cobras.

Parfois ma main glisse jusqu’au lac qui meurt là, caresse de sa langue captieuse et humide. Et je comprends pour la première fois peut-être ce qui n’était pour moi jusqu’alors que lecture ou rêverie, le culte des forces naturelles, de « ces objets inanimés qui ont une âme » selon l’expression du poète, la présence de ces dieux mystérieux que le Christ chassa de l’Europe, mais qui continuent de vivre en Asie…

Une pauvre femme de la montagne entra timidement dans l’enceinte, tenant entre ses humbles bras aux bracelets de cire un chevreau.

Bharamb me dit :

— C’est une fidèle qui vient supplier les Déesses. Un des prêtres, qui somnolait sur le sable, ramassa une hache et marcha vers le lac. Ayant levé son arme dont le tranchant s’alluma d’un rai de soleil, il la trempa dans une flaque en se prosternant. Ce boucher sacré appelait l’âme du Tal, l’énergie subtile et cruelle de l’eau qui vivifie et engloutit.

La mignonne bête noire restait par terre, immobile sur ses pattes, humant l’air frais, tournant le museau çà et là, étonnée, avec ses petites cornes frêles.

Saisissant d’un poing rapide le chevreau qui se débattit, il se tourna vers les poupées noires aux chapes étincelantes. Un seul coup. La tête bondit jusqu’aux pagodes. Le petit corps velu tomba. Des artères du cou gicla un double flot de sang ; et, — chose horrible ! — le chevreau sans tête se redressa, trébuchant, voulut marcher, se tordit trois fois, le ventre secoué d’un spasme posthume. Le prêtre le saisit de nouveau, lui coupa la queue et les cuissots de derrière, qu’il posa devant Naina-Devi et Nanda-Devi. Alors la folle au turban bondit vers la mare de sang que déjà buvait le sable, et elle y plongea ses mains, et elle y essuya sa face ridée et obscure qui se leva vers moi, affreuse, dégouttante de gouttes rouges. Et elle dansa de ses maigres jambes nues, et ses mamelles sèches claquaient jusqu’à son ventre. Elle chanta, prise dans le vertige du sang, possédée par l’âme perfide du Lac, prophétesse où passait le souffle des deux Démones, — le vent du meurtre.

Parmi cette anse délicieuse, sur cette rive douce où l’eau finit en caresse, c’était la personnification du Vice secret, caché dans la Nature, du Mal qui pourrit, dans ses racines, l’univers…

Je serrai la tunique du brahme ; mes nerfs souffraient à la contagion de ce délire :

— Que dit-elle ?

Bharamb répondit :

— La sainte proclame les volontés de Naina-Devi et de Nanda-Devi. Le sang du chevreau ne suffit pas. Il faut à chaque déesse l’immolation d’un humain.

Et comme, dans un cauchemar réel, la folle s’avançait toujours plus près de moi, glapissante :

— Que dit-elle ? répétai-je.

Bharamb se taisait, gêné :

— Parle, criai-je, brutalement, je l’ordonne.

Et l’Hindou avoua :

— La sainte dit que les Déesses exigent le sacrifice de chrétiens, de blancs comme toi.

Maintenant, je rôde autour du lac perfide et doux, dans l’après-midi finissante, l’âme irritée et blessée, les nerfs chavirés comme si j’avais bu un de leurs poisons d’ici. Serais-je devenu lâche ? À certaines pentes, je retiens d’une main inquiète mon cheval. Il me semble que je vais dévaler parmi ces chênes énormes, rouler, poussé par quelque main invisible, dans ce grand œil de vierge aux cils de saule, dans ce lac attirant qui semble me regarder, en effet, avec un vorace amour.

Les fleurs roses et violacées des rhododendrons s’effeuillent sur la soie blanche de mes vêtements légers sous lesquels j’ai froid. Et quand je les observe, il me semble que mon sang, sur eux, a coulé. J’oublie de répondre aux saints des soldats du Népaul qui passent, pareils à des Chinois jolis, tout fiers de leur costume européen. Les poupées envoûtantes oppressent mon cœur. Mes oreilles bourdonnent encore des malédictions de la sainte infâme. Bharamb me suit, sautillant sur ses pieds de singe, tout rajeuni par les cérémonies de sa race et de sa religion.

— Sâb, me dit-il, ne craignez rien…

Et comme je fais un geste d’impatience en comprenant que cet homme a deviné que j’ai peur :

— Excusez-moi, Sâb, si je vous parle si librement. Je voudrais que vous ne soyez pas troublé par la prophétie. Vous savez le verset du dieu Shiva « le Bienveillant[10] », qui préserve de tous les maléfices. Vous ne mourrez point ici.

Mais ces mots qui veulent m’apaiser, m’agitent plus encore. Alors, qui mourra ? Il n’y a guère, comme Européens à la merci du lac, à part moi, que le couple anglais rencontré dès mon arrivée à Naini-Tal. Ils aiment s’isoler des soirées entières sur cette eau tentante…

Justement je les aperçois ; lui vient d’attacher à un saule la barque fine, étroite, où chaque mouvement brusque est dangereux. Elle le regarde avec ces yeux des femmes qui aiment, où il y a des printemps à en rassasier un dieu. Ses cheveux d’or sont nus. Elle vient d’accrocher son chapeau tressé de fleurs à la rame. Il se tourne vers elle, il l’étreint de ses bras maigris par les fièvres et qui flottent dans les manches larges. Elle sourit, leurs lèvres se joignent. C’est l’amour dans les solitudes des Himalayas, la vieille idylle toujours fraîche, la volupté qui se rit de la mort…

De la main, je frappe mon cheval qui galope. Derrière moi sonne le rire abominable de Bharamb. Quitte à passer pour insensé, j’avertirai des menaces de la vieille ces enfants étourdis et délicieux, je leur dirai de prendre garde… que les deux démones les ont désignées…


VI

La Vierge dans les Himalayas.

Maintes fois, il m’est arrivé au cours de cette promenade en Asie de toucher ma propre solitude comme un reflet de moi-même morne et noir. Triste camaraderie avec un fantôme, pacte avec l’Ange de la Détresse et de l’Abandon. J’avais goûté en de longues conversations avec les pundits qu’enivrèrent les Védas, l’amer transport du Nirvana et du désespoir ; et quand j’étais descendu parmi les foules idolâtres, l’odeur du sang, l’émanation des paresses pestilentes, l’hypnose des images obscènes et cruelles me laissaient en même temps plus agité et plus las. Et mon âme qui n’était encore chrétienne que par le souvenir et le regret, mourait de cette inanition spéciale que ressentaient, disent les grimoires, au sabbat, les sorcières qui avaient mâché la cendre des feux diaboliques et les vieux os des morts. Où chercher un havre, où quémander un cordial sinon auprès de ceux qui parlent la même langue que la mienne (parler la même langue, c’est presque avoir le même cœur), ou qui vénèrent le même Dieu, la même Vierge (suivre la même religion, c’est presque avoir la même âme) ? Alors j’allais frapper à la porte de nos moines. Ce sont là-bas des Belges, des Hollandais, des Italiens le plus souvent. En eux s’amassèrent les forces de la foi et du courage que j’ai dissoutes en de vaines errances. Et je me sentais à leur porte plus hagard et plus pauvre que les mendiants à qui ils donnaient une portion de riz…

Les missions de l’Inde sont respectées à la fois par le gouvernement anglais et par les indigènes. Un évêque romain est officiellement aussi honoré qu’un évêque anglican. Dans un dîner d’apparat, invités tous les deux, l’un prononce le Bénédicité avant le repas, et l’autre, à la fin, dit les Grâces. Devant les indigènes, cette égalité cesse ; seul, le prêtre romain, le « padre » comme ils disent là-bas, est regardé comme l’homme de Dieu. Volontiers les indigènes lui confient l’éducation de leurs enfants.

Les deux signes distinctifs auxquels un Asiatique, un Hindou surtout, reconnaît l’homme de Dieu, sont la chasteté et la pauvreté. Quiconque, comme les pasteurs protestants, a femme et enfants, fréquente les bals, mène la vie mondaine, ne saurait être pris au sérieux par ces peuples mystiques, en tant que ministre de la divinité. Aussi la propagande catholique réussit-elle dans une certaine mesure aux Indes ; les conversions obtenues sont beaucoup plus sincères, malgré la pénurie des ressources, que les retentissantes adhésions au christianisme réformé, déterminées le plus souvent par la vénalité ou l’ambition.

J’avais appris dès mon arrivée à Naïni-Tal, que les Franciscains avaient érigé une maison d’éducation qui est aussi un sanatorium, sur ces magnifiques cimes. Le trouble où m’avaient jeté les deux déesses maléfiques, Nanda-Devi et Naina-Devi, à qui sont offerts des sacrifices sanglants au bord du lac attirant et redoutable qui groupe cette station estivale, m’incitait plus encore à visiter ces maisons pures, planant victorieuses très au-dessus de cette eau perfide et charmante. J’y vais à cheval, longeant les précipices, traversant les bazars de la petite ville de délassement. Peu à peu, laissant derrière moi des villas délicieuses, toutes enveloppées d’arbres et de fleurs, séparées les unes des autres par de véritables parcs, je respire un air vivace et sec en des étendues qui semblent inhabitées. Je questionne les passants afin de ne pas m’égarer ; un Anglais ivre me donne des indications incertaines, accompagnées d’injures contre ces « papistes ». Mais un indigène m’accompagne jusqu’à la petite maison neuve, d’où tout Naïni-Tal se déroule avec son lac limpide au fond, et, sur les versants des montagnes, à profusion, les maisons commodes et plaisantes que les Européens, les Anglais surtout, ont dressées en quelques années… Elles mettent un peu de la précieuse joie particulière à l’effort des hommes, au milieu de cette nature opulente et farouche, où seuls régnaient, il y a quarante ans à peine, les fauves.

Un cimetière chrétien s’étend tout près de moi. Ces quelques tombes envahies par les plantes luxuriantes m’émeuvent plus que nos cimetières d’Europe, si riches et si nombreux. La simple croix de bois qui s’érige au milieu de ce champ, situé dans une clairière de la forêt, sur ce sol que des chrétiens tentent d’arracher aux dieux innombrables, n’est pas, comme chez nous, un symbole de convention, la dernière parure accoutumée, la mode occidentale de la mort. Cet instrument de supplice est bien à sa place ici. Des héros obscurs dorment là. Explorateurs, moines ou moniales, ils ont quitté la famille aimée, la saine patrie, pour une race parfois répugnante, et, malgré la vie côte à côte, toujours distante, — pour un pays de vertige et de danger.

Ils ont porté la croix de l’exil et, avec raison, la croix demeure sur leur tombe, — leur tombe, elle-même, exilée.

Le Père Engelberg m’accueille selon la virile hospitalité hollandaise. Nous trinquons ensemble avec ce « claret » blanc qui vient du Portugal et qui est ici la boisson des catholiques tandis que le wisky heurte le palais protestant. Son visage énergique est tempéré par cette douceur dans la voix, qui est souvent une des caractéristiques de la véritable force. Tout de suite, il me fait visiter la maison nouvelle dont les balcons sont éclatants de fleurs. Nous causons de notre Europe ; elle est si lumineuse en son souvenir, mais elle s’obscurcit dans son cœur attristé.

Le christianisme s’affaiblit chez nous, mais il va renaître dans cet Extrême-Orient qui deviendra peut-être son dernier refuge. Le Père est accompagné par un frère capucin italien d’une politesse et d’une humilité excessives. La volonté têtue d’un de ces hommes du Nord, qui construisirent leur patrie aux dépens de la mer, a dressé dans les Himalayas, ces maisons d’éducation et de prière. Il me les fait visiter. Les garçons d’abord. L’Occident, avec sa méthode, sa netteté, a carrelé ces salles claires où des tableaux noirs sont chargés de chiffres, a aligné ces pupitres remplis des abrégés de notre littérature et de notre science. Là se penchent des visages sombres que tout leur atavisme semblait devoir séparer de nos études. Ils sont mêlés à des enfants blancs et aussi à ces « half cast » qui forment, dans l’Inde, une clientèle puissante pour le christianisme grandissant.

La maison des Sœurs est plus souriante encore et plus imposante. Comme le labeur de la femme est plus élégant, plus vivifiant que celui de l’homme !

Ce collège, qui est aussi un couvent, complété par une église, est plein de parfums de fleurs, de frissons musicaux, de jolis meubles « modern style ». Ces excellentes filles doivent tenir propre et net le linge des moines, de loin veiller à ces menus détails de la vie qui composent le confortable. Sous la véranda je les trouve, malgré la chaleur, laborieuses, cousant comme des épouses sages, elles, les vierges de Dieu. Leur apparition est délicieuse, sous leurs longs vêtements blancs. Elles sont jeunes, jolies, malgré la modestie qui les efface, douées de ce teint de rose que donne l’air vif des montagnes et qui semble fait avec la neige même des Himalayas colorée par les aurores.

Elles m’accueillent, accompagné par le Père Engelberg, avec une aménité exquise où tremble leur cœur qui, souffrant d’être arraché à la terre natale, salue en tout voyageur européen un ami.

C’est justement le retour des vacances ; quelques petites « half cast » viennent d’arriver, un peu tristes, dirait-on, de tout le sang noir qui coule encore dans leurs veines, et rayonnantes pourtant à cause de cette vie de couvent reprise dans une ambiance de mystique douceur, de musique et de parfums. Je revois l’une d’elles à la fenêtre, tenant dans ses mains une poupée bariolée, mi-anglaise, mi-barbare, selon le goût de Bombay ou de Calcutta. Elle me jeta un regard que je n’oublierai jamais ; la mélancolie de la paria y corrigeait l’orgueil invaincu de la race blanche. Tout cela dans ce naïf désir de vivre, qui fait le charme et la force des enfants. Ses attitudes s’alanguissaient à cette indolence incurable qui caractérise les mélanges de sang. Une enfant Irlandaise joue de la harpe, insouciante, fière de son sang pur. Et dans le jardin, la splendeur dénouée des chevelures blondes, secoue du soleil parmi des jeux et des rires puérils.

Je me repose ici, je n’ai même pas à trop admirer, car le zèle monastique à Naini-Tal se borne aux rejetons riches. Je ne découvre pas de natifs dans ces écoles qui accueillent même des protestants. Rien du zèle ardent de ces sœurs toutes blanches que je vis à Lahore, ramassant les enfants des pestiférés et des affamés. Ces petits paysans hindous par l’ordure, la difformité et la laideur, sont tombés au-dessous des nourrissons des bêtes. Ces rédemptrices de la chair autant que des âmes m’effrayèrent par leur héroïsme qui rappelle l’antique folie de la croix. L’évêque de Lahore, Mgr Pelkman, m’initiait à ses prodiges d’un prosélytisme qui pousse des jeunes filles belles et souvent fortunées vers ces villages infects ; toutes les privations et les plus cruelles épidémies les guettent ; elles couchent dans la boue pendant la saison des pluies et subissent en été, sous des tentes, soixante degrés de chaleur. La moitié meurent au bout de six mois ou un an, et elles sont remplacées aussitôt par d’autres, pareilles en dévouement, passionnées de s’immoler pour une progéniture sordide et ingrate.

J’entre dans la chapelle toute neuve, trop jeune. C’est l’après-midi, sur le tard déjà. Les murs tout blancs ne connaissent point de tentures, ni les tableaux qui décorent nos vieilles églises. Il n’y a point d’œuvre d’art comme dans nos basiliques ou au fond des antiques sanctuaires l’Hindous. Le voisinage du protestantisme a exagéré l’austérité, qui est aussi une réaction contre la profusion des cultes idolâtriques. — Je vais d’un élan vers l’autel de la Vierge. La statue n’a rien d’esthétique, hélas ! Banale, blanche et bleue : mais ses yeux sont levés vers le ciel, ses mains sont jointes pour la prière, rien de criard ni d’impur ne pèse sur elle, et, seuls, des lis lui sont offerts. Je remarque, étonné, un ruban profane avec une médaille d’or qui pend au cou de la Très-Sainte. Le bon franciscain m’expose que, la décoration qu’il a reçue pour ses services d’Européen, il ne l’a pas gardée ; il l’a offerte à la Vierge. Tel est son ex-voto à lui, ce don de sa seule récompense, cette offrande de son honneur. Cet acte naïf et touchant achève de me dilater le cœur.

Je suis enveloppé ici d’une grande propreté morale et physique que soutiennent la fraîcheur de ces murs, l’odeur survivante de l’encens, l’effusion des hymnes comme restée dans cet air léger, l’arôme enfin d’âmes chrétiennes qui pleurèrent leur patrie et espérèrent dans l’au-delà.

Cette aspersion de chaste tendresse me lave des impressions de meurtre, de luxure, d’orgueil dont je suis encore sali après mes visites en ces terribles temples de l’Inde païenne. J’ai oublié que là-bas, près du lac perfidement tranquille, se dressent des pagotins de folie et de sang ; et j’ai oublié ma solitude d’âme, mon inquiétude, mes demi-terreurs, le malaise de me sentir sans cesse étranger et menacé. Ah ! il me fallait, pour mieux comprendre l’idéal supérieur que représente « Marie », ce voyage lointain, cet arrachement de la terre où je suis né, ce contact avec des peuples raffinés et barbares, l’apparition des anciens dieux. Je constate l’ascension dont le christianisme a doté l’âme humaine ; il l’a émancipée de cette nature splendide et maléfique où la lient et la noient les plus hautes philosophies païennes ; les instincts mauvais et bons, également glorifiés, s’entrelacent dans l’âme qui n’a pas connu le Christ, comme les jungles que je viens de traverser sont pleines de serpents, de miasmes, de fauves et aussi de fleurs inconnues, de fruits délicieux, de végétations magnifiques et d’oiseaux variés portant sur leurs ailes toutes les couleurs du prisme avec des gosiers où vibrent toutes les harmonies !

Ici aucun faste, pas assez même ; rien qui surexcite les nerfs, tout est simple et presque nu, mais l’âme délivrée s’élance. Elle s’est péniblement échappée de la prison merveilleuse de l’univers ; et elle grelotte, n’étant pas encore habillée d’Absolu, sous la gaze humble et parfois déchirée de l’espérance. Ah ! pureté faite de sacrifice, tu es belle d’une beauté que l’artiste, s’il n’est que cela, ne saurait même entrevoir !

L’âme, ébranchée par la douleur et par la foi, s’aiguise plus haute et plus saine.

Quelle noblesse est gagnée à cette apparente diminution ! comme l’esprit est allégé, comme le cœur bat plus heureux et plus calme ! Cette maison moderne sans splendeur ni grâce dépasse les richesses et les complexités de l’imagination asiatique, parce que l’Idéal l’habite et que la pensée d’une Vierge bienfaisante s’y repose…


Dans le silence, tandis que le père Engelberg vient de s’agenouiller, il me semble que j’entends une voix :

« Voilà que ta jeunesse, dit-elle, a cherché dans les perversités que tu as cru artistisques, dans les livres emphatiques de l’Orient, dans ses paysages et dans les âmes troublantes et compliquées, le vrai et le beau, alors qu’il ne s’y trouve qu’une ivresse suivie de dépression et de remords. Et tu n’as rencontré ni la certitude, ni le bonheur, ni l’art suprême.

« Un grand dégoût de toutes choses te vint d’avoir voulu respirer toutes choses à la fois. Le dieu Pan est un faux dieu. Devant l’autel de cette Vierge, dans cette église presque nue, te voilà ému et apaisé comme devant la solution d’un problème cherché longtemps. La plus maladroite évocation de la Bonté a suffi pour t’expliquer la vanité des précédents efforts et te faire entrevoir une nouvelle voie. La nature et l’homme, enivrés de leur luxuriance et de leur orgueil, valent peu ; et cette Inde païenne qui croule dans la misère et l’ignominie le prouve assez.

« C’est l’idéal unique — et non les dieux innombrables — c’est la simplicité de l’âme — et non la subtilité toute proche du vertige et du délire, — c’est le travail patient et méthodique, — non l’exaltation factice, fleur vénéneuse du rêve oisif — qui conduisent à cette paix intérieure et à cette force féconde par lesquelles l’homme est grandi et l’univers transformé ! »


VII

La nuit sublime.

Ce séjour à Naini-Tal avec sa tragédie et son miracle me paraît aujourd’hui un rêve, tant il faut l’atmosphère de l’Inde pour comprendre les prodiges de cette terre incomparable et presque insensée ! Je réduirai le plus possible mon imagination, je tâcherai de n’être pas dupe des mirages où se complaisent les Hindous, je donnerai telles quelles mon impression et mon aventure. J’ai vécu dans les Himalayas les heures de l’effroi dont parle Job, et j’ai aperçu un de ces hommes mystérieux qui semblent réaliser les légendes fantastiques. Était-ce un prodigieux mystificateur ou en effet un humain divinisé, diabolisé, peut-être, jouissant de prérogatives absurdes et merveilleuses ? Il m’apparut, tel un problème vivant, un démenti à nos sciences médiocres, à nos étroits concepts de l’âme et de la vie.

Mon âme, que la Vierge des Himalayas avait rassérénée se souvenait encore des menaces de la folle au turban, quand je m’assoupis dans mon hôtel, après cette journée réconfortante. Je fus réveillé en sursaut vers deux heures du matin. Mon lit m’était insupportable. J’allai sur la terrasse de bois devant ma chambre.

Jamais, même en Syrie, même en Égypte, je n’assistai au spectacle féerique d’une pareille nuit. Les mots n’ont plus de valeur pour décrire ces choses, cet enchantement. Une nappe d’argent traîne sur le lac ; le croissant lunaire se détache contre le ciel limpide, sans un nimbe, aussi net qu’une découpure de métal. Tout est si doux, si pur ! Il ne me semble plus possible qu’il existe près de ce lac délicieux, Nanda-Devi et Naina-Devi, petites ogresses de pierre à qui il faut le sang des chevreaux égorgés et l’haleine suprême des noyés. Un souffle généreux me pénètre, la brise qui descend des neiges éternelles et qui s’est apaisée dans ce val. Une lumière impalpable, diffuse, demeure suspendue, fine comme une poussière d’astres. Je n’entends plus ces cris déchirants ou railleurs — oiseaux de nuit et chacals — qui me gâtèrent les magnifiques soirées de Bénarès. Parfois seulement un chant frôle s’élève, une note si délicate qu’on ne sait si elle jaillit du gosier d’un oiseau ou de deux fleurs froissées. Oui, l’on dirait que c’est la lune elle-même qui chante !

Je marche avec précaution sur la terrasse légère, inquiet de troubler cette sérénité par le craquement à peine perceptible de mon pied nu. Pas une fumée au-dessus du village aux ardoises sommeillantes. Un joyau scintille sur le lac, une pierre de lune, — sans doute, la barque de l’Irlandaise et de l’Anglais malade qui se sont attardés dans les baisers. Ce n’est qu’une brève apparition ; car un arbre, un de ces chênes de l’Inde, aussi hiératique, aussi dentelé qu’un houx, se dresse entre le « tal » et moi. Je bois la nuit comme un philtre. Les déesses montent vers mes lèvres dans le parfum de la nuit ; vers mes yeux, dans la clarté froide, languide, qui enveloppe toutes choses. C’est comme une double femme invisible que je vais posséder. Je n’ai plus peur d’Elles ; Elles ne sont plus cruelles et sanglantes, mais le lait même de la nuit. Des bouches que je ne vois pas frôlent ma peau… Et cette caresse ne ressemble à rien dans l’univers…


… Tout à coup, une clameur affreuse fend le silence. Le bruit d’un choc dans l’eau m’arrive, comme les coups d’aile d’un immense oiseau blessé qui se débattrait avant de mourir.

Mon cœur se glace. Je me précipite vers l’escalier de ma terrasse. Je suis au troisième étage. L’escalier est clos, par précaution contre les voleurs. Je veux crier, appeler, mais l’hôtelier dort très loin d’ici dans une aile séparée de l’hôtel, — vide, puisque le couple est sur le lac…

Je suis isolé, incapable d’un effort utile. Je sens le petit frisson de la mort. On ne m’ôtera pas de l’idée qu’un accident vient d’arriver, que le couple téméraire a chaviré dans l’eau perfide. Les divinités du lac, impitoyables et hypocrites, ont assouvi leur méchanceté. Je ne sais quoi de haineux et de faux, comme cette lueur spéciale aux yeux des fauves, vient de passer sur ce paysage sublime.

Rozian, mon boy, continue de dormir, dans mes couvertures de voyage, d’un sommeil de bête assommée ; c’est un tas obscur au coin de la terrasse. Je le regarde dans l’indifférence de son anéantissement profond. Et une lâcheté me vient de cet être qui dort, une torpeur orientale qui incite à laisser s’accomplir les destinées, à ne pas intervenir dans le crime des dieux…


Le silence, — un silence mortel, cette fois — recommence. Je regarde le pic de « China » qui plane sur Naini-Tal. Le roc géant garde un air sauvage, avec sa chevelure foncée d’arbres, çà et là tachée de neige. Les confidences de Bharamb, mon brahme, traversent mon cerveau enfiévré. Là résiderait un Mahatma, un homme-Dieu ; il aurait le don d’apparaître et de disparaître, vivrait depuis des siècles, jeune toujours ; et il méditerait près d’un feu que ses paroles allument, en face des sommets de huit mille mètres qui protègent le Thibet impénétrable. Je dois escalader cette montagne demain, avec l’ingénieur de Naini-Tal qui y a installé ses réservoirs hydrauliques alimentant d’eau le pays, les plus lointaines villas sur les hauteurs.

Est-ce un jeu de la lune ? l’hallucination de mes yeux las de veiller ? un peu de fièvre qui déjà me tracasse ?… Je crois apercevoir sur la cime une sorte de feu follet qui danse. Oui, le pic China allume un signal dans la nuit. Mais, pour qui et pour quoi ? Alors je me rappelle ce que m’a dit gravement Bharamb. Parfois la flambée qui désigne la place secrète de l’homme-Dieu est visible de Naini-Tal. Et c’est toujours pour celui qui l’a aperçue un signe de bonheur, la promesse d’un miracle…


VIII

Le Mahatma.

L’ingénieur et moi, suivis de nos boys, nous escaladons, sur nos chevaux, le lendemain matin, de bonne heure, le pic mystérieux. Mon hardi compagnon est jeune, bavard, tout à fait clos aux beautés de ce paysage inouï, où il n’admire que ses tuyaux de fonte. Ils sillonnent la montagne, propagent à des milles et à des milles une eau limpide qui, çà et là, s’amasse en des bassins artificiels, Quoique le soleil dore déjà les versants où se serrent les sapins et les chênes, où éclate la floraison violente des rhododendrons, le froid devient de plus en plus vif. Nous laissons plus bas que nous les plantations de thé et de café, les feuilles éplorées des eucalyptus, l’écorce fauve des cinchonas.

— Snow ! crie-t-il.

Et l’ingénieur me montre, avec la joie d’un enfant devant un jouet imprévu, la neige qui s’épaissit sur les pentes. Le sabot de nos chevaux hésite sur la terre glissante, dans le verglas qui a fondu. Je propose de mettre pied à terre, mais ces Anglais sont fous, ils aiment l’extraordinaire, flairent l’accident comme une délicieuse proie. Il s’entête. Nos chevaux s’effraient, leurs jarrets s’enfoncent dans la toison blanche, ils deviennent indociles. Enfin, la route cède tout à fait sous eux. Les voici jusqu’au poitrail dans ce linceul dense qui craque. Ils bondissent, se relèvent, retombent. Nous roulons dans des arbustes qui, heureusement, nous arrêtent au commencement de l’abîme. Mais les bêtes ont fui, poursuivies par les boys. Nous restons seuls tous deux, l’ingénieur et moi, aux trois quarts du chemin. L’Anglais éclate d’un rire bref.

It is quite an adventure (c’est tout à fait une aventure).

Il a dit cela sur un ton jovial, un éclair de satisfaction dans ses prunelles grises. Je suis meurtri, je prends son bras, et, à pied, nous allons plusieurs heures dans des sentiers barbares, moi soufflant, lui riant. Parfois, dans une éclaircie, nous apercevons, assis sur d’énormes pierres, des oiseaux de proie qui ne daignent même pas se déranger pour nous ; leurs ailes brunes ou jaune sale pendent comme de vieux drapeaux en loques ; quelques-uns, des vautours chauves, leur cou pelé engoncé dans leur manteau de plumes, semblent un conciliabule de mauvais prêtres.

Un aigle plane dans le soleil, telle une île noire de l’espace. Le versant se dénude, nous arrivons au sommet de « China ». Vraiment mon Anglais n’a pas eu tort de me faire violence. J’assiste sur ce roc dépouillé au plus beau spectacle que sans doute je regarderai jamais.

Les montagnes, les montagnes à l’infini, les montagnes qui grandissent jusqu’à disparaître dans le ciel. Des vagues colossales et immobiles ; et, dans l’intervalle qui les sépare, toute la poésie des vies heureuses, le frisson des verdures opaques, les jardins enchantés, multicolores comme les tapis de Perse. Les routes et les fleuves ne sont plus que des ornements inscrits par un artiste capricieux ; les forts se dressent comme d’autres pics construits par les hommes, les villes s’incrustent aux rochers comme des coquillages roses… Tout au loin le mur, — le hérissement de farouches poitrines dont les têtes sont mangées par le ciel !… Ah ! ces formidables Himalayas où stationnent éternellement des nuages ! On dirait des gardiens jaloux voulant éclipser aux yeux des créatures une altitude que l’imagination, elle-même, n’ose concevoir… Himalayas ! vous m’avez expliqué ce mystère du génie qui, lui aussi, est une chose trop haute pour qu’elle ne soit pas cachée !

L’ingénieur tourne le dos à ce spectacle. Il a tiré de son sac sa longue-vue, et il regarde du côté du Naini-Tal, s’efforçant de discerner ses réservoirs et son usine… Puis, il improvise, sur l’herbe rase, une dînette. Je mange peu ; j’ai la migraine du Vertige. Mon compagnon mange à peu près tout, puis sur le sac vide pose sa nuque et commence sa sieste.

Je fais quelques pas, presque ivre de cette immensité. Je ne sais quoi m’attire irrésistiblement au bord extrême de ce rocher, qui se dresse comme une conque. Je la contourne, et je m’arrête stupéfait. Un homme est là, accroupi sur une peau de tigre, tout nu, l’épiderme brun, les cheveux abondants, de ce noir luisant spécial aux Asiatiques. Ses yeux sont aussi grands que les yeux immenses des dieux hindoux. Sa lèvre épaisse et délicatement ourlée sourit. Il n’est point étonné de me voir. Son buste se balance avec un rythme lent. Devant lui, comme près des sanyasis que je vis à Bénarès, est planté, dans ce roc, le trident de Shiva, ou saigne une guirlande de rhododendron. Un feu de bois mort s’éteint sous de la cendre. Il a quelques fruits à portée de la main, et un petit faon dilate les narines à ses côtés.

Serait-ce le Mahatma dont me parlait Bharamb ? Il me fait signe de m’approcher, de m’asseoir comme lui.

J’ai appris, depuis Constantinople, à m’accroupir à l’orientale. Derrière ce soulèvement du rocher, qui me cache Naini-Tal et le reste de l’Inde, avec devant moi le déroulement infini des Himalayas, je me sens, avec cet homme, seul dans le monde.

Il sait l’anglais. Je lui demande qui il est. Il sourit de nouveau, continuant à se balancer avec ce rythme doux qui hypnotise.

— Vous vouliez me rencontrer ? dit-il, cette nuit mon feu brillait vers Naini-Tal.

— Vous me connaissez donc ?

— Je connais toutes choses.

Ses yeux se ferment ; son regard me brûle entre ses longs cils rapprochés.

— Qui je suis ? Vous avez lu, dans vos livres sacrés, l’histoire d’Élie ? À sa volonté, le feu s’allume sur les autels, il est invincible, il ne meurt pas. Il a été emporté dans un char de feu et réservé pour la fin des temps. Il y a beaucoup d’autres Élies. Je suis un de ceux-là. Je vis depuis des siècles. J’étais déjà né, quand votre Christ naquit. J’ai connu Rama et Chrisna. Vous le voyez, je ne porte pas de vêtement. Je marche ainsi sur les cimes de ces montagnes (et il montra de la main les neiges éternelles au loin, mêlées au ciel). Pas plus que le froid, je ne sens la douleur. Je me rappelle qu’il y a des siècles, je fus malade, une fois : c’était que j’avais voulu de nouveau descendre au milieu des hommes. Je les ai aimés. Maintenant, je n’ai plus de haine ni d’amour. Je suis libre, je suis Dieu.

Il caressa le faon que ma présence avait un peu effrayé et qui posait contre lui son fin museau frémissant.

Je ne fus pas trop étonné de ces allusions à notre Bible ; les « pundits » de Calcutta ont l’image du Christ dans leur maison. Je connaissais déjà ces théories nihilistes. Elle m’indignaient.

— Comment, dis-je, vous, un Hindou, vous désintéressez-vous de votre patrie qui souffre et qui meurt ?

Le sourire se tarit sur les lèvres épaisses que creusa un pli d’universel dédain.

— Le bien sort du mal, le mal sort du bien. Toute action est inutile. Tout amour est un esclavage. Non seulement les passions désordonnées mais les naturelles affections. J’ai mis beaucoup de temps à déraciner mon amour pour mon père et ma mère. Dans l’Inde, le père et la mère sont comme des divinités ! Mais j’ai fini par arracher cette dernière fibre humaine ; car je savais que, la gardant, il me faudrait mourir pour renaître encore. J’ai adoré ma patrie, je l’ai vue grande, débordant sur toute la terre, puis, elle s’est épuisée comme un arbre qui a trop porté de fleurs et de fruits. J’en ai souffert, d’abord, mais qu’importe ? La Loi irrésistible conduit les choses. Rien n’est éternel et permanent que la Substance, l’Être inconnaissable où je suis plongé… Le phénomène et tout l’univers changeant sont illusions… Maintenant l’Ouest est notre maître, mais son triomphe sera moins beau et plus court… Sa lumière s’éteindra, pour que la nôtre recommence.


IX

Le feu allumé par des paroles et l’invisibilité.

Il prit une tringle de fer, agita les derniers tisons, ils étaient morts. J’eus pitié de ce dieu seul et nu comme un mendiant.

— Voulez-vous que je rallume les branches ?

Le sourire dédaigneux abaissa les commissures des lèvres. La tringle de fer réunit les morceaux de bois noir.

— Soufflez, proposa-t-il.

Je soufflai, les charbons restèrent inertes, sans étincelles ; le feu était bien éteint.

Alors, il se baissa sur les braises mortes, parla quelques paroles sanscrites. Les braises pétillèrent. Ces mots avaient créé la flamme.

— Je commande au feu, dit-il.

Un malaise étrange m’étreignit. L’étonnement, la méfiance, le doute, me divisaient. Était-ce un fou, un imposteur, un sorcier ou un saint ? Ce n’était pas un saint, car le saint est humble, et cet homme n’était qu’orgueil.

— Êtes-vous heureux ? dis-je à voix basse.

Un éclair intraduisible traversa l’œil immense. Il m’émut comme quelque chose d’humain enfin, en ce monstre sublime, comme une plainte infinie, secrète, pareille à cette supplication de Lucifer qui, dans le célèbre poème d’Alfred de Vigny, bouleverse Eloa. J’eus, moi chrétien, un immense désir de consoler, de racheter ce dieu égoïste, qui me sembla un damné. Mais l’œil reprit son impassibilité provocante et sauvage, les lèvres tombèrent en plis de désenchantement. Une fumée se levait épaisse de petit tas de branches.

I am dark, dit-il (je suis noir, je suis sombre).

Parlait-il de sa peau ou de son âme ? Puis il sourit. Il prit un fruit et me le donna.

— L’Inde vous sera douce, reprit-il, ne craignez rien. Même malade, vous n’y mourrez pas.

Et il leva la main pour me bénir, puis il me congédia d’un geste.

Je m’écartai, les jambes faibles. De nouveau l’éminence du rocher le cacha. J’allai vers l’ingénieur. Il sommeillait encore. Je rebroussai chemin. Un irrésistible attrait me reconduisait vers le solitaire.

Une minute à peine s’était écoulée dans ce va-et-vient…

Il n’était plus là…

Je regardai de tout côté. Devant moi, l’abîme. Derrière, la solitude. Comment avait-il pu s’enfuir, échapper ? Nulle voie possible, nul chemin, que mes yeux ne puissent sonder. Le rocher cependant n’avait pu s’entr’ouvrir. Ce Mahatma était-il doué, comme le contait gravement Bharamb, du don d’invisibilité ? Avais-je fait tout éveillé un rêve ? Non, puisque les cendres étaient là, bien éteintes, cette fois ; sur le trident saignait toujours la guirlande de rhododendron, et le faon, peu farouche, avait pris la place du disparu. Je le vis allonger ses jambes grêles sur la peau de tigre, et, très doux, fermer les yeux pour s’endormir…


X

Avec les Léopards.

Je m’entendis appeler ; je retournai vers l’ingénieur, qui était debout, rafraîchi par la sieste. Il souriait ; les « boys », derrière nous, attendaient, avec les chevaux qu’ils avaient rattrapés dans la montagne.

Il me proposa de descendre par un autre chemin de lui connu et qui conduisait à Naini-Tal directement. J’étais si abasourdi par les prestiges du Mahatma, si hypnotisé par sa parole grave, douce, qui soulevait des voiles et des voiles sur des horizons endormis en moi, si déconcerté par sa façon d’allumer le feu avec des paroles et de disparaître, que j’acceptai cette fatigue nouvelle supérieure à mes forces. Je m’arrachai au sublime spectacle des glaciers, et je suivis l’Anglais alerte, qui dévalait le long de la pente neigeuse où, peu à peu, les dangers nous cernent. J’enfonce jusqu’à mi-corps dans le piège blanc, parfois je glisse sur le frimas durci ; il me faut saisir les ronces pour me retenir de couler dans le gouffre.

L’Anglais s’amuse énormément, et il me montre sur le tapis perfide de neige des traces de pattes, étranges, légères.

« Léopards », dit-il.

Je crois qu’il plaisante, lorsqu’une branche qui craque non loin de nous me fait tourner la tête. Je m’arrête, étonné.

Peut-être à dix mètres, une bête nous inspecte avec un œil mouvant, inquiet, beau comme l’œil agrandi d’un chat que n’auraient pas terni les médiocres spectacles de nos maisons, mais dont le phosphore serait puisé au soleil libre et dans le sang des proies déchirées.

J’avoue que l’admiration fut plus forte que le malaise. Je sortis pourtant mon revolver ; il était mouillé. Je crois bien qu’il eût été une arme insuffisante, car d’autres léopards glissèrent le long des chênes, prudents et affairés, rentrant, sans doute, de quelque fructueuse excursion. La couleur variée de leur robe se mariait avec cette nature fruste, altière ; ils étaient comme le fruit vivant et fauve de la forêt, la rouille tachetée d’une écorce veloureuse qui marche.

Je sentis mieux les Himalayas devant ces coureurs silencieux ; le « Mahatma » m’avait expliqué les cimes, ces léopards révélaient la forêt. Ils passaient et repassaient à la queue leu leu, dociles au chef de file, qui s’était écarté de notre route, — la leur, et parfois ils bondissaient avec leur robe précieuse, gracieux et terribles malgré leur petite taille, emblèmes de la force, de la cruauté nécessaire et de la périlleuse beauté. Un peu de fierté me prit d’avoir croisé ces fauves ; ils m’avaient respecté. J’étais l’homme, — celui dont l’intelligence et le prestige valent mieux que les ongles et que les dents. Mon énergie recommença dans cette descente brusque, le long de ce casse-cou où mon Anglais me précipitait vers Naini-Tal. En bas, luisait comme un lambeau de soie, près des toits d’ardoise, le lac charmant, plus redoutable que les bêtes, et je resongeai à cette clameur lugubre qui, la nuit passée, m’avait épouvanté.


XI

Le couple noyé.

Quand nous fûmes aux premières maisons du village, j’entraînai avec moi au bord de l’eau mon compagnon ; je ne pris pas la précaution de changer de vêtements ; j’avais hâte de connaître les nouvelles. Il me semblait que les déesses me diraient sûrement le secret de la dernière nuit.

Près des pagotins une foule se pressait ; des soldats du Népaul, des officiers anglais, des marchands noirs ou métis, et la foule nue… Mon cœur battait bien plus précipitamment que devant le Mahatma ou à la première vision des libres et fiers léopards…

J’écartai des prêtres hindous au visage clos par l’indifférence et le rêve… Aux pieds des déesses Naina-Devi et Nanda-Devi, les deux sœurs méchantes avides d’holocaustes humains, un paquet informe gisait. C’étaient des étoffes lacérées, des chairs bouffies, une chose sans nom, que les crocs des perches avaient encore défigurée. Les hommes de police en écartaient cette populace curieuse.

Je pus m’approcher, et, avec horreur, je reconnus le couple d’amour qui fut ma première vision de Naini-Tal, l’Anglais et l’Irlandaise s’attardant sur le lac et dont j’avais bien, l’autre nuit, entendu le cri suprême de naufragés… Ils étaient enlacés dans une crispation suprême. Elle avait eu le bras cassé par l’effort de son mari pour la sauver, sans doute. Lui était affreux à voir : la face tuméfiée, les vêtements salis par la boue des bas-fonds…


J’eus aussitôt horreur de ce site magnifique. La folle au turban avait donc été une véridique annonciatrice de malheurs ! Je me sentis solidaire de ces Européens qu’avait exterminés une haine occulte… En ce moment, je n’étais que trop disposé à croire aux prodiges… Les poupées en voûtantes, les Devis souriaient, satisfaites, cette fois, dans leurs niches ténébreuses… Pauvres amants, victimes de ces deux Démones ! Sur eux, comme par une suprême pudeur, s’étendait la chevelure splendide de la femme, — drapeau de volupté devenu un linceul !


XII

Les Lavandières.

En hâte, je quittai Naini-Tal, dès le lendemain, saturé de miracle et de tragédie. J’allai vers Agra, la plus belle ville de l’Inde septentrionale, afin d’apaiser au spectacle sublime du Taj mes nerfs d’Occidental bouleversé par les dieux d’Asie.

… À pied, je suis redescendu vers Brawery. En passant devant le torrent profond qui transporte la fonte des neiges éternelles, je me suis arrêté un instant pour regarder les lavandières. Rien n’est plus pittoresque, plus doux à l’œil et aux sens. Ces belles enfants des montagnes, presque nues, — certaines sont nues tout à fait jusqu’à la ceinture, lavent leurs voiles et ablutionnent leur corps. Rien de ces membres grêles des méridionales dont le sein gonflé sur la poitrine frêle paraît une excroissance difforme. Leur gorge est ample, remplie de sève, offerte à l’amour, prête pour la maternité, telle une fontaine d’utiles délices avide de jaillir. Les hanches s’épanouissent, les reins se cambrent par l’habitude de porter les fardeaux ; les jambes sont musclées et fortes pour avoir escaladé le roc où le pied nu s’accroche comme une main.

Les unes piétinent sur les linges ; d’autres, penchées, frappent du poing avec une telle ardeur que leur tricot se soulève, laisse voir la chair des reins et des flancs qui frissonnent de force. Certaines se détournent nues, pour se rhabiller ruisselantes, et la draperie colle à leur chair, en fait de divines statues.

Mais ce que le marbre ne rendrait pas, c’est le bistre de cette peau, comme cuite par le soleil, la bizarrerie multicolore des pierreries et des colliers, et ces magnifiques chevelures noires qui bougent dans ce désordre chaste de femmes moitié bêtes, moitié nymphes, qui communient avec l’eau éternelle…


XIII

Nigra sum sed formosa.

Je passe sur les petites terreurs d’une « tonga » attelée de chevaux vicieux qui se ruent vers l’abîme, défendu seulement par un parapet plus bas que le plus petit enfant. Il me semble que les deux Démones de Naini-Tal veulent me poursuivre, haineuses, jusqu’ici. Il faut l’habileté, la force du cocher, la providence spécialement dévolue aux voyageurs, pour, à chaque contour, nous épargner une chute d’une centaine de pieds.

Autour de nous bondissent, agiles, avec un regard inquisiteur, de grands singes blancs, aux poils longs, au visage pareil à un masque ; les graves vautours tiennent des conciliabules sur les rochers ; des chariots passent, traînés par des taureaux doux et formidables.

Ah ! les beaux relais sous l’ombre fraîche, à côté de l’eau tentatrice des sources !

De délicieux enfants nus chassent devant eux des poulains ; et les coolies, les mélancoliques et opiniâtres coolies, presque à quatre pattes, comme des bêtes, sous l’énormité de leur charge, ne regardant pas, ne parlant pas, ne se plaignant pas, gravissent ou descendent, pendant des milles et des milles, cette montagne sans fin, pareils aux condamnés d’un enfer moderne, d’un enfer créé par nous, par les hommes…


… Un tableau charmant pendant ces vingt-deux heures de route dans les wagons, sous la chaleur torride de l’après-midi et le perfide rafraîchissement des nuits commençantes. Une petite Hindoue reconduit sa mère malade dans la plaine. Son visage d’enfant, joyeux de vivre malgré l’esclavage et le dénuement, apparaît d’une rare beauté sous le voile virginal. « Nigra sum sed formosa. Je suis bronzée, mais je suis belle. » L’anneau de son nez danse sur sa lèvre. Cette frêle et parfaite statuette de l’Ève orientale se débat avec une grâce de princesse au milieu du laid tourbillon de la gare ; ses mains appellent une aide, tandis que la vieille mère s’écroule, mincie par les années, réduite aux os. Elle s’agite, la petite Hindoue, incertaine, ignorante, effrayée peut-être, mais sans avoir pu tarir sur sa bouche ce sourire qui contient tout le printemps. Ses bras, mûrs pour l’étreinte, se dévêtent ; sa poitrine apparaît, merveille de délicatesse et déjà de plénitude ; ses jambes luisent au soleil. Ses pieds craquent, plus chargés de bagues que ses mains étincelantes : j’en admire le pouce, qui, pareil à un oiseau, se dresse ; il attire la caresse, et on voudrait le prendre dans ses lèvres pour le préserver de la poussière des chemins, ce pouce où toute son inquiétude vibre, étranglé par un épais anneau d’argent.

CHAPITRE V

Agra


L’Apothéose de la fleur. — Deux Anglais causent… — La Tombe du Grand Akbar. — Le Fort et le Palais des Mongols. — Et Sha-Jahan pleura. — La Mosquée-Perle.


I

L’Apothéose de la fleur.

Agra ! Le Taj dans le lointain, quand j’arrive, le miraculeux poème de marbre, « la merveille du monde ». Je n’ose le visiter en sautant du train, parce qu’il me semble qu’après, tout sera terne et sans beauté.

De loin, son dôme, ses minarets s’élancent, hardis, gracieux… Je passe les heures de la méridienne à me reposer dans ce large hôtel qui est la fraîcheur même, tandis que s’étend, à l’entour, une ceinture de feu. Pour le lunch, s’assied près de moi un Anglais pris de la goutte et qui s’ennuie d’être seul.

Il daigne entrer en conversation. Il a la bouche pleine de sa maladie, et, quoique traînant un pied énorme dans une pantoufle déchirée, il ne se lasse pas de gravir des monuments, il veut avoir tout vu. Sa moustache grise, son sourire de côté, l’exhibition de ses insignes maçonniques, tout dénote l’aventureux, sinon l’aventurier. Naturellement il a parcouru le monde et connaît toute la prostitution éparse dans les deux hémisphères. Aussi apprécie-t-il les Françaises, non sans insolence. Elles sont, pour lui, les plus élégantes et les plus savantes courtisanes. Son autre préoccupation est de réduire tout ce qu’il voit à une valeur monétaire. Il est d’une magistrale ignorance pour ce qui touche à l’histoire, et, hors sa maladie, rien ne l’intéresse profondément. Nous allons ensemble, le soir, voir l’Etmaddoulah.


On nomme ainsi la tombe d’un aventurier venu de Téhéran. Il s’appelait Ghaias-ud-Din, fut le père de Nur-Jahan, épouse de l’empereur Jahangir et l’aïeul de Muntaz-Mahal, la « Dame du Taj ». Celle-ci voulut le célébrer par un palais d’argent, mais on l’en dissuada, car l’argent était, alors, trop coûteux, et surtout trop « portatif ». Ce chercheur de fortune mérite qu’on esquisse sa physionomie complexe et bien orientale.

Tripoteur et vénal, il n’en était pas moins un poète. Il cultivait ses classiques, détestant l’inactivité, et il profita de sa haute situation de vizir pour se faire combler de présents. Il savait garder intact son orgueil tout en se laissant acheter. Par exemple, il n’était point paresseux comme les Hindous au milieu desquels il vivait. Ce voleur tenait très exactement le compte des finances du royaume qu’il pillait à son profit. Jahangir le prisait au point qu’il déclarait que sa société lui était « plus agréable que les drogues enivrantes ». Il sut ne se faire jamais un ennemi, et jamais il ne se mit en colère ; l’amour des belles-lettres, l’avait conduit à une parfaite maîtrise. Il resta courtisan jusqu’à sa dernière heure.

Lorsqu’il fut sur le point de rendre l’âme, son gendre Jahangir lui rendit visite. Nur-Jahan, qui avait accompagné son époux, se pencha sur son père agonisant pour lui demander : « Pouvez-vous reconnaître et voir encore Sa Majesté ? » Ghaias-ud-Din utilisa son dernier soupir pour une dernière flatterie. Il répondit avec à propos en récitant deux vers d’un poëme national :

Même si un aveugle-né avait la chance d’être ici aujourd’hui Il te connaîtrait sûrement à la splendeur de ton front.
Et ceci dit, il mourut.

Nous traversons un jardin dont les fragrances nous poursuivent jusque sur les tombes. Des tombes, il y en a partout, dans chaque chambre, la plupart vides, — et pour l’ornement. Car, là, seuls, sont enterrés l’aventurier persan, sa femme et son serviteur fidèle, dont il ne voulut se séparer jamais — même après sa mort. Ce prévaricateur qui connaissait trop le cœur humain ne mangeait aucun mets et ne buvait aucune boisson sans les faire goûter d’abord par précaution à son domestique.

Rien de plus aimable, de plus gai aussi que ces sépultures de l’Asie musulmane. À Constantinople déjà, l’humble pierre colorée et incrustée de fleurs, dans les innombrables cimetières, n’avait pu me donner l’impression du deuil. Ici, c’est mieux encore. On ne sent que la richesse et le plaisir. Dieu sait pourtant quels prodiges les artistes ont dû accomplir pour animer ces murs morts vraiment, puisque le visage de l’homme, la silhouette des animaux en sont chassés par le commandement du prophète !

Les fleurs et les vases qui les portent se multiplient dans les panneaux de marbre ; ces vases et ces fleurs, par la magie de l’art, ressemblent quand même à des êtres vivants. Ils sont fantastiques. Une imagination exquise et variée en fait des monstres charmants. Ces vases sont animés ; ils se gonflent en ventres heureux, parfois se dédoublent en un couple de poissons qui se tordent… Les pétales qui s’effeuillent pourraient bien être des papillons chimériques. Cette tombe d’un homme est l’apothéose de la Fleur…


II

Deux Anglais causent…

Mon Anglais a soif, après ces longues promenades ; et, comme il ne saurait rentrer si tôt à l’hôtel, il trouve l’opportunité de nous faire convier tous deux par un industriel sur notre route au « wisky and soda » et au cigare.

Nous nous sommes arrêtés à une usine de coton. Nous traversons d’abord les ateliers où de douces filles trient des filaments ; elles font leur ouvrage avec plaisir, sourient de ce sourire résigné où il y a du printemps néanmoins et qui me paraît spécial à l’Inde. Le « home » de notre hôte est d’une simplicité ultra rustique. Ses mains sont noires, sa blouse est sordide, son museau volontaire saillit sous l’éteignoir de son casque colonial. Depuis vingt ans qu’il habite dans Agra, il amassa péniblement roupie sur roupie, mais son cœur de commerçant n’a jamais pu communier avec les beautés subtiles et solennelles de ce pays qu’il hait, car il n’en perçoit que les inconvénients climatériques ; et, quoique le maître, il se sent exilé au milieu d’une race qu’il méprise et qui lui reste étrangère. Son espoir, c’est de revenir en Angleterre, dans son district, les poches lourdes de souverains. Là-bas, sa fille, qu’il ne connaît pas, va se marier. Au-dessus du pupitre de sa correspondance commerciale, s’étalent une carte du Transvaal, les portraits de Roberts et du député obscur représentant son district, entre des drapeaux. L’Angleterre vit là, dans ce coin terrible où l’été est si brûlant que les nuits sans brise, étouffantes, presque mortelles, firent s’enfuir à Delhi, ruinée, l’empereur Sha Jahan et y reconstruire une nouvelle capitale…

On cause de l’Afrique du sud, et pas un mot n’est échangé par ces deux hommes sur la guerre et contre ses horreurs ; ils n’ont qu’une pensée : l’or qui gît autour de Pretoria, qui deviendra une propriété britannique. Je les étudie, de type si différent l’un de l’autre : celui-ci, gros, joufflu, policé ; celui-là maigre, aigu, rude, — possédés tous deux par une double passion : l’Angleterre et l’Argent.


III

La Tombe du Grand Akbar.

— Agra, Sâb, c’est le croissant de la lune tombé sur les bords de la Jumna, c’est le collier de perles dont le ciel fit cadeau à l’Inde, c’est le sourire d’Allah !

Le mufti qui nous accompagne, mon Anglais et moi, me montre d’un geste ample la ville pareille, en effet, à un arc pâle oublié près du fleuve, avec ses palais des Mille et Une Nuits et ses tombes qui sont comme les énormes grains d’ambre de quelque chapelet musulman.

Nous voilà, rêvant à Sikandra, sur la terrasse extrême qui couronne le tombeau du grand Akbar.

— Regardez, Sâb, le dôme du Taj au loin, le Taj où repose la plus belle des Béguns. On dirait une grande étoile de lait qui brillerait malgré le jour. Là, j’enseigne les adolescents qui veulent connaître le sens secret du Koran glorieux écrit dans le marbre des murs et des coupoles. Et nous lisons, sur le tombeau d’amour, le livre de l’éternelle vie !

Ce mufti n’est pas le premier guide venu. Il m’a été donné parle « commissionner », à qui il apprend l’hindoustani et le poutchou ; car il est non seulement prêtre, mais « mounchi », c’est-à-dire professeur. Ses yeux, où la science et la subtilité s’allient, étincellent dans sa face de Mongol au pigment moins coloré que la peau des Hindous ; et le turban blanc, immense, replié douze fois, lui fait une molle couronne. Qu’il est différent des brahmanes, aveulis et superstitieux, ou des « sanyasis » horribles ! Allah, le dieu unique, transfigure l’idolâtre, fait du sauvage un homme. Dans l’Inde, un musulman vaut cent Hindous. Il nous accompagne jusqu’à Sikandra, à sept milles d’Agra. Il est monté près du cocher, sur la Victoria que mon camarade d’occasion a su obtenir pour le prix modeste d’une carry[11]. Mon Anglais n’a pas voulu qu’il s’assît devant nous sur la banquette, d’abord pour mieux allonger son pied malade, ensuite parce qu’il méprise tout indigène, si savant soit-il.


Une longue route bordée d’acacias nous conduit de notre hôtel à Sikandra ; c’est un dôme de verdure, un frais parasol qui ne nous abandonne pas. Déjà le soleil est puissant. Nous traversons un des quatre portiques. Chacun d’eux regarde un des points cardinaux, et tous conduisent à ce mausolée par des avenues dallées où l’ombre des arbustes est chargée de parfums.

— Sâb, continue le prêtre, vous n’êtes pas ici comme à l’Etmadoullah, chez un aventurier, mais chez le plus grand roi du monde. J’ai lu, dans la bibliothèque de mon père, parmi les manuscrits consacrés au Prophète (béni soit-il), l’histoire d’Alexandre, de Louis XIV, de Napoléon, écrite en anglais… Ce sont des ombres auprès d’Akbar, ce soleil. Depuis Stamboul jusqu’au pays de Kachmyr, les enfants et les femmes eux-mêmes savent sa gloire, il est vénéré dans les déserts de l’Afrique. Il descendait de Tamerlan, c’est lui surtout qui éleva dans Agra, sa capitale, ces colossales et délicates beautés. Il aima toutes les choses grandes, douces, nobles : les batailles, le luxe, les palais, les femmes, les bains, les religions et la magie… Il fit appeler à sa cour les « Padres », les Jésuites, et les combla d’honneurs. Il épousa une chrétienne catholique à qui il permit d’adorer ses images. Il détestait tellement le fanatisme et les persécutions que devant son trône les brahmanes, les muftis, les bonzes du Bouddha, les prêtres de Jésus, pouvaient se disputer à leur aise… mais il les empêchait de se manger le nez… Vous autres qui ne vous croyez pas des barbares, vous n’avez jamais eu de gouvernement aussi tolérant… Et Akbar mourut fidèle à Allah et au Koran glorieux ! Alikousalam à lui et à sa demeure suprême !

La joie goûtée à la tombe de l’aventurier s’amplifie ici en magnifique allégresse. Cette maison de mort est un séjour de fête et d’art. On monte de plates-formes de marbre en plates-formes de marbre, on dirait pour une ascension de paradis. De plus en plus la vue est délicieuse. Les escaliers sont de marbre, les pavillons de marbre ; partout où mon pied, où ma main se pose, c’est du marbre encore. Non pas cette blancheur banale, froide, que les modernes sculptent, mais une matière comme dorée, tant elle a bu de soleil. Nous arrivons enfin au sommet de cette pyramide de terrasses. De cet étage suprême, à travers les brisures du plus exquis treillage de marbre, la campagne se déroule reposante, verte, striée de routes et de fleuves. Au loin, le blanc dôme du Taj apparaît comme une lune qui se lèverait en plein jour du côté de l’est. Je m’appuie au balcon royal ciselé avec une patience d’orfèvre ; et, tout autour, les pavillons des étages inférieurs se lèvent vers moi, vastes ou mignons, faits pour grouper, dans leur merveilleuse corbeille, les musiciens et les femmes… Car ce peuple étrange n’eut jamais peur de la mort. Akbar célébra ses victoires dans les jardins et sur les terrasses de Sikandra. Depuis qu’il y est enseveli, le peuple s’y porte aux jours de fête et il boit, mange, rit, danse dans ce palais de joie, construit sur de la poussière humaine.

Un mouvement coloré m’intrigue dans un pavillon. Ce sont deux enfants embrassés. Leurs doigts s’entrelacent comme les brins de jonc qui forment les paniers. Ils sourient, presque nus, avec cette innocence et cette tendresse réservée à l’Inde. Ce sont sans doute des fiancés de douze ans que les parents et les astrologues ont joints et qui réalisent déjà, sous la protection du grand mort, la volonté de la Race et des Étoiles.

Le mufti m’entraîne vers le cénotaphe au milieu de cette terrasse. Il est d’une nudité géométrique et florale — dur pistil d’une fleur de marbre que le temps n’a pas su briser… Il n’y a pas d’autre nom sur cette pierre que le nom d’Allah. Lisez : « Allah ouk Akbar. Allah seul est grand. » Formule de fierté et de modestie, par laquelle l’empereur rappelle que ce nom d’Akbar (grand) est digne de Dieu seul, — mais que cependant il l’a porté.

Les restes matériels de l’empereur ne gisent pas là ; ses ossements dorment en bas dans les caves, sous terre ; ici il y a son âme qui regarde le ciel et plane sur le monde.

Mais mon Anglais n’écoute pas l’orientale faconde du mounchi ; il tâte avec sa canne la tombe magnifique, où il s’est prosaïquement assis, et, jetant un regard circulaire sur cette architecture de rêve :

« Oh ! dit-il avec flegme, voilà un endroit excellent pour les garden-parties. »


IV

Le Fort et le Palais des Mongols.

« Celui qui n’a pas vu Agra n’a pas étreint tout le bonheur ! » dit le proverbe anglo-indien. Et, en effet, il me semble aujourd’hui que mon âme s’est agrandie, calmée au contact de ces beautés altières, alors que les complexités et le délire hindous réveillèrent dans mes nerfs les ancêtres barbares et nonchalants, les rêves monstrueux, les fièvres et les paresses… Agra, tu es désormais en moi-même comme une femme admirée autant qu’aimée…

Lorsque je visitai les palais et le fort, célèbres entre tous dans l’Inde du Nord, et dont le luxe et la grâce n’ont pas été dépassés même à Delhi, cette impression de femme m’a toujours suivi. C’est qu’ici la guerre et l’amour, la force et la volupté sont vraiment des sœurs. Quelle jeunesse et quelle fraîcheur malgré le temps qui a effacé les peintures et malgré la barbarie des envahisseurs ! Pourtant, je sens toujours entre ces monuments et moi une distance : sans doute la différence des races, le temps écoulé ; et puis le christianisme nous a habitués à une chaleur d’âme qui manque ici totalement. Ici règnent la grâce monotone des conquérants mongols, la noblesse de ceux qui, sur la ruine des superstitions et des idolâtries, s’enivrèrent avec l’unité de Dieu.

Le Dewan-Khas, le Dewan-y-Am (la salle du jugement, la salle d’audience) offrent les témoignages d’une architecture si fleurie de mosaïques et d’arabesques que nos Élysées et nos Hôtels-de-Ville paraissent à côté stupides et mornes. Les arcades sont dentelées comme des corolles. Les pierres précieuses constellent les murs comme s’ils étaient des chairs de reines. La Tour du Jasmin, où s’assemblaient les favorites est, à elle seule, une parure montée dans du marbre.

J’ai évoqué les petites princesses couleur de citron ou de thé, enfouissant leurs rêves de liberté et de caprice, en des pavillons isolés, comme elles cachaient en des trous profonds, où je n’ai plus trouvé que le vide, leurs perles et leurs saphirs…

De là se déroule le plus magnifique spectacle : du haut des minarets du Taj, je n’en ai pas admiré un plus beau. Des îles sortent du sein de la Jumna ; c’est une variété de détails incomparables, la vie moderne avec les laborieuses blanchisseuses étalant leurs linges sur des buissons desséchés, et le Taj au loin, et les fossés tout près, et, dans le fond, la ville atténuée dans sa fumeuse haleine.

Je ne saurai suivre par ordre les différentes salles, les demeures innombrables dans ce palais d’Akbar. Je suivrai seulement la trace que ces splendeurs ont laissée dans mon souvenir. Je revois la petite mosquée, délice de piété blanche avec un mirab réduit qui enchâsse la pierre où priait Akbar entre ses deux fils ; puis l’emplacement étroit où fut emprisonné pendant sept ans l’empereur Sha-Jahan, devenu l’esclave de son fils, et les souterrains étranges avec leurs portes aujourd’hui obstruées, qui conduisaient aux places les plus importantes de la ville.

Tous ces monuments énormes sont aussi pleins de puérilités et de jeux que de robustesse et de crimes… Dans une cour intérieure, des dalles de couleurs différentes simulent un damier géant. Les Empereurs y jouaient aux échecs avec des pions vivants. C’étaient des princesses vêtues de robes aux tons éclatants qui donnaient toute la gamme de l’arc-en-ciel. Elles se mouvaient selon la nécessité du jeu et les caprices du joueur. Et elles glissaient de dalle en dalle comme les pièces animées d’un échiquier. Ainsi ce plaisir, fait de combinaisons abstraites, devenait un délice pour la vue et une impression d’art…

Tout près, la salle des bains, dans la pénombre, inquiète, encore, incrustée de miroirs qui semblent avoir gardé l’image de ces nudités choisies, charriées vers Sa Majesté Mongole des quatre coins du monde. Ils sont hypnotiques et luxurieux, ces miroirs, comme des yeux fixes qui se seraient repus pendant plusieurs siècles du troupeau des épouses et des concubines, amollies par les voluptés alternativement chaudes ou fraîches des réservoirs avant de monter vers les appartements secrets pour servir à des débauches subtiles. Maintenant ils ne reflètent plus rien, ils captent seulement la rare lumière éparse dans la demi-obscurité, et ils scintillent faiblement comme des prunelles d’aveugle. Plus loin s’étale la pierre noire qui fut le trône d’Akbar et d’où il considérait la lutte des éléphants contre les tigres, dans les fossés profonds du fort… L’âme de ces conquérants était gracieuse et cruelle. La volupté y fraternise avec l’assassinat ! Dans les souterrains j’ai regardé avec horreur la chambre lugubre où ces « BarbeBleue » d’Asie faisaient pendre les désobéissantes et les curieuses, tout près d’un abîme ouvert encore et qui entraînait les beaux cadavres dans les eaux de la Jumna…

Il est difficile de se rendre compte de la vie mélancolique, oisive et prisonnière, que traînaient les femmes en ce palais. Les « zenanas[12] » ont gardé leur secret. Tout ce que nous savons, c’est que, d’un côté, habitaient les femmes hindoues, et de l’autre les musulmanes. Ces chambres vides se ressemblent toutes. Elles n’ont plus d’âme. Le jardin seul est encore tout douceur et tout parfum. Le soleil et les fleurs n’ont pas changé tandis qu’est tombée en désuétude l’œuvre des hommes.


V

Et Sha-Jahan pleura.

Je me suis assis, las de ces civilisations éteintes et qui pèsent sur notre cerveau de toutes leurs barbaries et de toute leur magnificence, dans l’appartement simple et nu où Sha-Jahan, un descendant d’Akbar, fut emprisonné par son propre fils après avoir été longtemps le maître de l’Asie. Par un de ces revers fréquents dans les dynasties orientales, il finit son existence misérablement, dans un coin du palais.

Le mufti, qui observe la religion de ce passé fastueux, me conte d’une voix émue les derniers moments de ce Sha-Jahan presque aussi grand qu’Akbar et qui fut l’époux de Mumtaz Mahal, l’ « Exaltée du Palais », la Dame du Taj… Justement de ce coin du palais, je distingue le merveilleux monument de mort et d’amour dont le dôme blanc se détache sur la pureté du ciel comme un grand sein nu d’amante.

« Sha-Jahan, dit le mufti, sentit que sa dernière heure venait. Alors il implora son fils, Aureng-Zeb, devenu son ennemi et son maître : « Je veux voir, vivant encore, le Taj, la place sainte où je reposerai près de ma Bien-Aimée. »

Comme son père redouté n’avait plus que le souffle, le fils ombrageux céda. On porta le vieux sultan sur une chaise de marbre jusqu’à cette fenêtre où nous sommes. Et il vit le Taj, et il pleura. »

L’après-midi tombant mettait des flammes roses sur le monument impassible, doux en effet comme une poitrine de femme. Les pleurs de Sha Jahan remémorés par mon ami le mufti me semblèrent, quoique séchés depuis des siècles, les plus belles pierreries de ces palais qui sont pourtant les plus précieux coffrets de l’Asie. Sha-Jahan pleura ! sa domination était tombée, mais son amour et sa gloire étaient immortels. Il avait accompli le devoir de l’homme, qui est d’exprimer sa vie en un acte durable de beauté. Il pouvait mourir en paix. Et d’autres larmes devant le Taj mouillèrent mes yeux de jeune homme.

— Pourquoi pleurez-vous, Sab, questionne le mufti, puisque vous n’êtes pas Mongol ?

— C’est sur moi-même que je pleure, mufti. Ne devons-nous pas construire notre tombeau, le lieu sacré où reposeront notre amour et le mystère de notre âme, que ce soit un beau marbre, une grande action ou un poème harmonieux ? Mais nous sommes de mauvais architectes, des ouvriers infidèles et étourdis… Et combien s’en vont sans avoir laissé une demeure à leur périssable souvenir !…

— Ne t’afflige pas, Sab, le Prophète a dit : « Celui qui a pleuré une seule fois sincèrement a gagné le paradis ! »


VI

La Mosquée-Perle.

Un souffle de prière m’entraîne vers les dalles glacées de la mosquée Perle, de Moti-Musjid. J’ai besoin d’élever mon âme au-dessus de ces admirables ruines, vers Quelque Chose, vers Quelqu’Un qui n’est jamais détruit… Je laisse mon camarade britannique s’entretenir avec la nuée des guides sur le prix des réparations faites à certaines mosaïques lors d’une récente visite du prince de Galles. Les lacks de roupies remplissent les bouches, l’admiration croît avec les sommes. Le mufti m’accompagne. J’aime sa solennité, j’aime son amour pour ces grandeurs dont son sang charrie encore la fierté.

Tout de suite, après le gateway de Delhi aux tours massives gardées par des soldats anglais et indous, au-dessus de fondations en grès rouge, l’édifice extraordinaire « la mosquée-perle » s’étend devant l’œil charmé, — immense perle, en effet, qui aurait été creusée et travaillée par la main des génies. Oui, des « génies », car il y a là encore je ne sais quoi de nu, d’aéré, de trop austère et de trop joli pourtant qui étonne notre conception du temple. Non, je ne pourrai pas prier ici. Cela ne me semble ni humain, ni surhumain, mais « inhumain ». Pourtant, comme je suis loin des infâmes pagodes de Kali à Calcutta et à Bénarès, boueuses et sanglantes !

— Vous ne pouvez nous comprendre entièrement, Sâb, dit l’Asiatique qui devinait mes doutes. Vous êtes des visages blancs et votre épiderme porte la trace des neiges qui furent comme la poussière de vos déserts, à vous, les hommes de l’Ouest. Vous avez eu froid dans vos ancêtres. Nous, les amis du soleil, nous avons construit nos temples avec la toiture libre du firmament. »

Le mufti a raison, nos églises sont des monuments pour des corps et des âmes frileux. Notre méditation recherche la chaleur des lourdes portes closes, la lumière des vitraux coloriés ou des flambeaux artificiels. Il n’en est pas ainsi pour ces peuples de soleil, accoutumés à dormir sous des lentes. Des fleurs éternelles sont ciselées sur les murs ; ces arcades sont de grandes fleurs aussi, mais vides, en creux ; ces voûtes sont uniformes. Le « mirab », niche creuse, remplace notre autel et désigne la Mecque lointaine. Nos églises, à nous, sont surtout des refuges ouverts aux femmes qui occupent parfois toute la nef. Ici, parquées derrière des murs, elles sont prisonnières et entassées comme un troupeau.

Le chef-d’œuvre s’affirme dans la simplicité du fronton — elle fait songer à l’art dorique — et dans la suavité de ces dômes blancs à flèches dorées, semblables de loin à des bulles d’argent pâle que la brise a épargnées. Tout le long de la corniche s’élancent de sveltes pavillons aux colonnes légères. Une fois dans la cour intérieure où la piscine seule émerge faiblement, envoûté par cette enceinte de marbre sur laquelle plane un bleu éternel, le voyageur se croit transporté loin de la terre tachée et sordide, en le paradis de l’Islam. Mais ce paradis n’est pas le nôtre. Il rappelle ce paysage de Baudelaire, où tout est inorganique, pierre ou métal. Le crépuscule grave m’enveloppe dans cette mosquée pure et païenne. Il s’y fait aride, différent de nos crépuscules émus, où dans les roses du couchant saigne encore le sang de la croix. Crépuscule de Wordsworth, vous revenez dans ma mémoire. Mais vous êtes chrétien, vous n’êtes pas musulman !

Quiet as a nun breathless with adoration,
dit le poète : « Calme comme une nonne inanimée à force de prière. » Décidément, nos soirs sont plus humains, mouillés de larmes, épuisés d’amour. Les seuls pleurs qu’ait séchés le soleil d’Allah sur ces dalles magnifiques, sont les gouttes de sueur qui ruisselèrent sur le corps des guerriers…

… Le fort est resté « le fort » malgré tout, c’est-à-dire une agglomération de murailles hostiles ; et ces palais autour de moi, ces palais vides, où me suivent des gardiens obséquieux et sourdement pleins de dédains, ne sont plus que des fantômes durcis. Ce qui est réel, hélas ! ce sont ces boulets mis en tas, ces canons, ces soldats anglais qui courent à bicyclettes, ou, en costumes kaki, comptent les couvertures devant servir au corps de garde.

— Ils n’ont respecté que le Taj, Sâb… Vous le verrez demain ; c’est vraiment la merveille du monde !

CHAPITRE VI

Le Taj


Le Tombeau d’amour. — La Leçon du Taj. — La Courtisane invisible. — L’inexorable orgueil.

I

Le Tombeau d’amour.

… De grand matin, j’ai enfin couru au Taj que tout Anglo-indien appelle, en effet, « la merveille du monde ».

Mon cœur battait comme le cœur d’un amoureux au premier rendez-vous ; et, comme les amoureux, j’ai marché vers une demi-déception. Décidément, je suis trop chrétien ou trop grec pour m’exalter devant cette architecture arabe. D’autres peuvent se pâmer ; moi, j’admire, mais je ne suis pas satisfait.

Je sais bien qu’il ne faut demander ni aux êtres, ni aux choses ce qui ne peut être en eux, il faut chercher seulement ce qui leur est propre. Vraiment je me sens injuste dans mon cœur qui trouve le Taj froid malgré le soleil qui le baise, sans mystère malgré son ombre intérieure, triste et désolé, malgré ses délicieux ornements.

Mon intelligence est meilleur juge. Elle saisit la puissante unité de ce monument, sa simplicité raffinée, la pensée d’harmonie qui s’en dégage.

C’est en plein xviie siècle, au moment où la puissance mongole était incontestée dans tout le nord de l’Inde, que le Taj fut construit de par la volonté de l’empereur Sha-Jahan pour y enclore la dépouille de sa begun préférée, « l’Exaltée du Palais, » Muntaz Mahal. Ce monument unique, même dans l’Inde où il a été très imité, est bâti en marbre blanc venu des carrières de Jeypore. Sauf les pierres précieuses, aucune autre matière ne s’y incorpora. C’est un octogone dont les quatre grands côtés ornés d’une porte monumentale se tournent vers les quatre points cardinaux. Le Dôme se gonfle, élancé quoique puissant, flanqué de quatre coupoles dont le sommet dépasse à peine sa base ornementée. Il se termine avec élégance par une flèche que surmonte le croissant doré de l’Islam. Deux rangs de grandes niches superposées font le tour du monument, répétant, plus petites de moitié, les quatre entrées principales qui les intercalent. Au fond de ces niches un croisillon laisse pénétrer une lumière délicate qui baigne l’intérieur, [’ne impression de régularité et de symétrie s’impose à l’œil charmé. Cette masse de marbre semble évidée. Lorsque dans les boutiques d’Agra ou de Delhi, des artistes offrent aux voyageurs des réductions du Taj en ivoire, on se rend compte à l’aspect de ces miniatures, que le tombeau de la Begun n’est qu’un bijou de femme dilaté en magnifique monument par l’orgueil de son époux. L’ensemble repose sur deux terrasses quadrangulaires superposées, de marbre toujours. La seconde est gardée à chaque angle par de sveltes minarets, dont la pointe est soutenue par huit piliers. Quatre frêles colonnes s’encastrent à chaque face du monument et, dépassant le toit-terrasse comme des lances, forment les fleurons d’une gracieuse couronne.

Une perpétuelle pénombre poudroie doucement l’intérieur de cet extraordinaire mausolée. Les murs au dedans sont des merveilles d’art, comme ceux du dehors. Tout un jardin immobile et marmoréen, une flore mi-italienne, mi-indienne s’y incruste avec une noblesse et une beauté un peu triste parce qu’il y manque le parfum. Le jaspe et l’agate ont collaboré avec le marbre noir, pour créer cette végétation aussi morte que les deux tombes oîj s’entrelace une flore artificielle, plus fine et plus précieuse encore. Elles sont entourées d’une haute grille, merveille de marbre cristallin, dentelle rigide que trouent des portiques élevés au fronton solennel.

Mais c’est au milieu de la chambre souterraine, où l’obscurité pèse jour et nuit, que reposent les impériales reliques, les ossements de Sha-Jahan et de Muntaz-Mahal. Les autres tombes que nous admirâmes précédemment ne sont que des tombes d’apparat. Celles-ci, véridiques, sont particulièrement vénérées des musulmans. Les femmes y prient ; des fleurs fraîches ou déjà flétries laissées là par de pieuses mains les encombrent ; de très vieux parfums séjournent dans l’air, symboles de ces âmes prisonnières du marbre et de la nuit.

… Ce matin, je ne fais qu’entrer un moment sous la coupole ; les deux tombeaux jumeaux s’allongent côte à côte, l’un plus haut, celui du maître, l’autre plus bas, celui de l’épouse. Ma voix est répercutée par l’écho comme si elle était devenue un bourdonnement d’abeilles ; dans la chambre souterraine, où les restes reposent en effet, c’est plus de pénombre encore, comme si le sommeil de l’éternité avait voulu s’envelopper de ces linceuls immatériels…

II

La Leçon du Taj.

J’ai entendu la voix silencieuse du Taj qui a parlé à mon esprit dans la glorieuse lumière du matin :

— Regarde-moi, m’a-t-il dit, toi qui préfères les crépusculaires cathédrales ou la beauté économe des temples grecs. Je veux enrichir ton esprit de données nouvelles. Tu croyais que les splendeurs asiatiques étaient toutes faites de désordre. Je suis un sourire de l’équilibre ! Mon poème de mort et d’amour a traversé les âges, respecté même de la guerre, parce que j’ai gagné l’immortalité par la beauté !

Un Hindou misérable m’offrit à ce moment une rose qu’il avait cueillie pour moi dans le jardin, espérant pour cette attention quelque bakchich. Je me dis qu’il vivait sans doute avec deux ou trois annas par jour, c’est-à-dire avec à peine six à huit sous. Une irritation me vint de ces monuments splendides autour desquels meurt une multitude d’affamés. Pendant vingt-deux ans, vingt mille hommes chaque jour travaillèrent sans relâche et les dépenses purent s’élever à quatre millions de livres. Les Rajahs et les Nababs en fournirent la moitié. Le reste sortit du trésor secret de l’empereur. On paya si mal les ouvriers que, malgré la quotidienne allouance de blé, ils périrent en foule… Ce rêve de marbre est un témoignage de deuil et de désespoir.

Je ruminais ma rancune quand la voix du Taj reprit :

— Comme les Européens d’aujourd’hui, tu as la superstition de la vie humaine et du bonheur matériel. Tu crois que vivre vaut mieux que faire une grande chose. Il n’en fut pas de même autrefois. L’important, c’est de laisser derrière soi un acte magnifique. Ces humbles ouvriers ne sont pas tant à plaindre que tu crois. Ils ont leur compte ouvert sur le livre de justice qui sera réglé à la fin des temps. La beauté est aussi nécessaire à l’univers que le pain et l’eau.

— Mais, répondais-je, ces pauvres natifs ne sauraient apprécier les mérites du Taj, tandis que des canaux d’irrigation eussent contribué positivement à leur bonheur.

— Qu’en sais-tu ? Tu les a vus s’asseoir sur la plate-forme qui est au milieu des jardins et ils regardent longuement cette maison blanche que construisirent leurs pères. Cette race est éminemment amoureuse de beauté. Les femmes sculptent leurs enfants selon un idéal qui surpasse le vôtre. Le moindre coolie, le plus petit colporteur, ont des gestes magnanimes. Ils sentent la beauté sans se l’expliquer. Et ils en vivent comme de l’air et du soleil. »

Alors, je regardai le miracle de marbre avec moins de tristesse… Nous ne savons jamais si nos sentiments d’aujourd’hui ne sont pas de simples superstitions que dédaigneront les peuples futurs et que l’Absolu méconnaîtra…


Je me laissai aller à mes impressions d’artiste et je reléguai un moment mon angoisse humanitaire. Le Dôme majeur s’allongeait dans le ciel, environné des quatre autres dômes, comme un patriarche de ses fils ; les quatre tourelles, qui, à une plus grande distance, cernent l’édifice, en complétaient l’harmonie ; et je longeai la route ombreuse près des bassins. Le portail majestueux s’ouvrait devant moi avec magnificence. J’eus un élan vers l’infini. Je remerciai la Cause mystérieuse de l’Univers qui m’a permis de voir les plus belles choses de la terre et d’en jouir et d’écouter leurs conseils pour que mon âme s’étudie à être belle à son tour. Qu’importe la richesse et même l’amour, s’ils doivent nous lier à un coin misérable du sol, comme un chien à son chenil ? Il faut, pour être grands, prendre conscience de la terre magnifique…

Ce n’est pas à l’Asie seulement que nous devons le Taj, mais aussi à la France. Un Italien de Venise, Geronimo Verroneo, prépara les plans et l’estimation ; mais l’artiste français Austin le marqua définitivement de son génie. La race latine, coopérant avec les luxuriances de l’Asie, devait réaliser un inouï spectacle…

Comme ce portique est solennel et charmant ! Comme ces arabesques se courbent bien en guirlandes ou en lyres ! Comme les versets du Coran, qui encadrent cette porte, semblent, avec leurs zigzags eurythmiques, une page de musique résumant en quelques notes l’harmonie secrète qui groupe ces lignes et ces blancheurs !

Je suis moins tourmenté que d’ordinaire par les guides ; je puis, seul, faire le tour du monument, admirer la double terrasse superposée, les mosquées identiques qui flanquent le Taj, la splendeur du gateway, la douceur des jardins, la souplesse des courbes de la Jumma, cette rivière aussi sacrée que le Gange. Je grimpe au sommet d’un des minarets où guette le vertige. Je m’assieds à l’orientale sur le marbre du kiosque supérieur à l’ombre d’une des sveltes colonnettes, sans même la protection d’un parapet…

Voilà l’Inde à mes pieds, l’Inde douce et pauvre en ses habitants, mais large et abondante en sa nature. Le paysage est un enchantement ; il ne faudrait pas seulement être un peintre pour rendre ces horizons, mais encore un magicien. La brume qui enveloppe le fort a une poésie de mousseline. Agra gît encore dans les voiles gracieux du matin. Un large bateau plat quitte le sable de la rive ; il emporte une native dans son sari rouge, avec sur la tête une buire de cuivre qui luit au soleil ; des gués sont délinéés par l’eau, comme des îles ; sur l’autre côté, le blé moissonné est distribué en gerbes dans un jardin. Le long de la terrasse se promènent des mullhas, occupés à enseigner le Coran à leurs jeunes disciples…

Oserai-je ce péché ? Cette nature est encore plus belle que ce marbre. Quand je regarde le Taj je suis gagné par l’insensibilité du marbre, par la sensation de lointain dans le temps. Voilà une autre race que la mienne ; elle a laissé son vestige, mais c’est un « vestige » seulement, quoiqu’il ait gardé la grâce et la grandeur.

Cette race, si forte, est restée incomplète. Si hardie, elle eut peur cependant d’inscrire le visage de l’homme sur ses temples et sur ses palais, parce qu’un prophète le lui défendit. Elle réagit contre l’anthropomorphisme, le zoomorphisme en délire des Hindous autochtones, qui du moins troublent, révoltent, inquiètent, passionnent ; elle est marquée à l’excès contraire et ainsi n’arrive pas à une synthèse supérieure de l’art. Les Hindous trop prodigues prostituèrent, défigurèrent les traits de l’homme et de la bête ; les Arabes, les Mongols, les Tartares trop avares ne voulurent sur leurs monuments que géométrie et fleurs. Toujours cette balance dans l’esthétique ou le gouvernement du monde, la pauvre famille humaine payant une exagération par une défaillance. Nos forces sont limitées par la nature et nous les diminuons encore par notre intempérance que suit une timidité. Quand viendra-t-il le temps où l’homme se déploiera en toute liberté, en tout courage, échappé aux liens des superstitions ou du servage social, le temps où il se réalisera tout entier, sans secousse, selon ses puissances intimes, déployées ?

Mais j’aurais tort, par mes scrupules, d’amoindrir, en la comparant avec un idéal encore dans les limbes de l’avenir, cette glorieuse réalisation du passé. — Voilà une symphonie de marbre dont les détails, travaillés avec une patience qui descend à la minutie, restent subordonnés à un ensemble majestueux. C’est un spectacle de sérénité, pour de longues générations. Elles viendront là reposer leur cerveau inquiet et comprendre que tout ce qui énerve et fatigue sera tôt ou tard rejeté.

III

La Courtisane invisible.

L’après-midi, je retourne au Taj ; la route est devenue plus poussiéreuse, la roue du soleil a fait aussi sa poussière dans le ciel, sa poussière d’or. Je me laisse porter par la voiture et le destin. Le Taj est encore plus beau dans les approches du soir. Il est plus blanc et plus pur. L’amour résulte davantage de ses lignes, la volupté émane mieux des cénotaphes. Amour, volupté et deuil tels que les magnifièrent des races, écartées de la nôtre, non seulement par des siècles, mais par le sang et l’idéal.

Cette impression de « différence » grandit lorsque de nouveau, dans l’intérieur du monument, je médite près de ces tombes d’apparat. Je n’y sens pas la douleur, je n’y trouve pas le regret et l’espoir. Seuls, l’orgueil et le faste s’étalent. Je suis là devant ces tombes comme devant des trésors, des joyaux !

Autour de moi se courbe et s’aère la merveilleuse balustrade faite de fleurs de marbre entrelacées. Et d’autres fleurs s’incrustent dans les tombes, des fleurs qui semblent aussi fraîches que des fleurs vivantes ; plus elles grimpent haut sur le cénotaphe, plus elles deviennent fines et légères, pareilles à des âmes volatiles qui danseraient leurs entrelacs exquis. L’écho est clair et subtil à l’exemple de ces guirlandes. Le gardien chante une strophe mongole où il est parlé de bataille et de caresses ; et la phrase revient à moi, — du dôme où elle a monté, — franche et frêle comme ces fleurs. Je ne puis m’empêcher de lever la tête, comme pour voir l’écho. Il me semble que cette répétition de sons n’est plus un phénomène physique… Là-haut doit habiter réellement la résurrection gazouillante de ce couple endormi à jamais.

Le souterrain prend aussi un nouvel aspect à la lueur des lanternes ; je ne me lasse pas d’admirer ces tombes de joailleries et de mosaïques ; les parcelles elles-mêmes du marbre étincellent, diamants de lait. Et c’est parmi cette couverture de mort, les scintillements de l’opulence comme pour continuer sur le dernier réceptacle de corps desséchés, le doux charme de la nature et le faste illusoire des vivants : les lapis-lazulis, les turquoises, les cristaux de roche, la malachite, le jaspe se pressent, multipliés… Oui, ces tombes sont d’énormes bijoux.

Je veux monter sur le sommet ; mon guide me suit. C’est, après un long et dur escalier, la révélation cette fois amoureuse de l’Inde. La nature prépare pour la nuit son lit de brouillards… des châles légers courent au-dessus des arbres, sur les palais ; autour de moi tourbillonnent les perruches, vertes comme les branches. Les corbeaux bleus s’éloignent, les vautours s’enfoncent comme des points sombres à l’horizon ; les exquis oiseaux chanteurs, les bêtes ailées innocentes restent seules auprès de moi et le Taj n’est plus qu’un grand nid blanc. Le ciel sur ma tête a la transparence d’un rêve de poète ; mais il s’épaissit, s’embourbe du côté de la terre, et surtout de la ville, comme triste d’être si bas. Le calme du jardin parfumé monte vers moi, avec la fraîcheur de ses nappes d’eau, devenues des lames d’ardoise transparentes. Les cyprès italiens qui longent les routes dallées ressemblent à des veuves immobiles ; les jets d’eau pleurent le départ de l’astre ; une reconnaissance complexe, sensuelle monte de la terre vers le ciel, pareille au soupir d’une femme brutalement aimée vers le visage enfin las de l’amant. Les oiseaux chantent, ils sont l’orchestre de l’amour ; car c’est de l’amour qui est répandu ici dans l’atmosphère et sur les choses. Ce magnifique paysage n’est qu’un boudoir, cette tombe est un lit… mais, ô prestige de l’Inde idéaliste ! les amants sont des morts dont la poussière elle-même n’est plus… Cependant, quand je traverse encore le jardin pour m’en aller, l’odeur des roses, des lilas, des oranges, d’autres essences aussi, plus subtiles et inconnues, me poursuit si enivrante que je me retourne, inquiet et charmé, comme si venait de se poser, autour de mon cou, le bras nu d’une courtisane invisible.

IV

L’inexorable orgueil.

Je roule de nouveau vers mon hôtel en songeant à l’étrange destin de la Bégun et de l’Empereur. Leur égoïsme subit une épreuve rude. L’une, « l’Exaltée du Palais », ne vit jamais achever le mausolée où maintenant le néant de ses restes repose. L’autre, l’empereur, le regarda étincelant et définitif, seulement quelques heures avant sa mort, avec des yeux vieillis et clignotants, désabusés même des spectacles les plus sublimes. Alors toute sa puissance — la plus grande de l’Asie — s’était évanouie comme une fumée, il était devenu le prisonnier de son fils, un esclave dans son propre palais. Quelles furent les pensées de Sha Jahan, sur sa chaise de marbre, dans son palais de marbre, en voyant là-bas ce tombeau de marbre éblouissant ? On dit que les pleurs lui vinrent aux yeux et qu’il se mit à sangloter.

En racontant ma visite au fort d’Agra, j’ai célébré ces larmes, que je croyais nobles et sereines. Mais l’histoire positive ne permet guère de voir en cette explosion de tristesse tant de grandeur d’âme.

Ce despote pleura-t-il à cause du poignant souvenir de celle qui l’attendait sous les mosaïques et les pierreries et qui mourut en lui donnant son huitième enfant ? Hélas ! le cœur des Asiatiques est desséché par le harem polygamique… Était-ce l’éclat disparu des tendresses et des jeunes années qui, ressuscité par le regret, amollissait la sensibilité du vieillard ? Hélas ! l’âme des conquérants durcit à l’image de leurs glaives… Mais il ne faut pas être un juge trop sévère et affirmer qu’aucun de ces sentiments délicats ne composât ce désespoir. Cependant il est certain qu’il se lamenta surtout de rancune et d’orgueil froissé. Car là-bas, de l’autre côté de la rive, le grand empereur avait rêvé un tombeau plus grand encore, un tombeau « pour lui tout seul » et qu’un pont d’argent sur la sainte Jumna aurait relié au tombeau de son épouse… Et Sha-Jahan pleura de n’être pas enseveli assez magnifiquement.


Qu’importe ce que nous accorde le destin ? Nous demandons toujours plus et nous souffrons jusque dans nos triomphes.

CHAPITRE VII

La Pompéi hindoue
(Fattepur-Kipri)


En héka. — Le saoyasi sur le chemin. — Une ville qui est la suggestion d’un fakir. — La tombe prolifique. — La plus gigantesque des boîtes à joyaux. — Les sultanes chrétienne et turque. — Une cité intacte et morte.

I

En héka.

Je suis parti le matin en héka. À ce qu’il paraît, c’est un exploit assez extraordinaire que j’ai accompli là. L’Européen méprise l’héka que je trouve l’objet le plus hindou et le plus amusant du monde. D’abord, le voyage revient à un bon marché remarquable. Je n’ai à payer que trois roupies (à peu près cinq francs) pour quarante-quatre milles au lieu d’une livre et quart. Puis, cette voiture du pays vous fait communier un peu avec la vie indigène ; j’en ai déjà parlé à propos de Calcutta ; c’est une machinette large à peu près d’un mètre et longue d’autant où doivent se tenir le cocher et les voyageurs. Je dis bien les voyageurs, car les natifs se pressent parfois à quatre dans cet étroit véhicule. Je ne sais trop comment ils s’y prennent. Le cocher, je crois bien, se juche sur la queue du cheval, ses heureux clients s’accroupissent en tailleur sur leurs talons, ou à la manière des singes sur l’étroit tapis qui déborde vers les roues ; un petit dais soutenu par quatre bouts de bois et des cordes achève de restreindre ce char qui est cahoté au point de sembler volant.

Il est cinq heures du matin et nous ne possédons pour fanaux que les étoiles ; par économie, mon conducteur n’a pas allumé sa lanterne caduque et rudimentaire où se tortille une mèche à esprit de vin. Il ressemble tout à fait à un singe. Je n’ai jamais rencontré un être plus malpropre, plus démaagé dans tout le corps et à pieds plus prenants. Mais il est adroit comme aucun cocher européen ne saurait l’être. Nous voilà allant comme le vent sur la route assez plate, bordée de délicieux arbres chargés de fleurs d’où émane un parfum varié et incessant. Nous faisons quelques pauses. Je ne demande pas mieux, car je me dégourdis les jambes ; le prétexte, c’est de rafraîchir le cheval et de le laisser reposer, mais en somme, mon Hindou veut fumer avec des camarades. Il sort une pipe de terre rouge comme ils en ont là-bas, qui ressemble à un minuscule vase à fleurs. Dans l’ouverture du haut, la plus large, il place un peu de cette pâte puissante et noire qui est le tabac populaire ; il s’accroupit sous un arbre, près d’une cendre chaude, autour de laquelle des paysans se sont groupés ; on lui fait passer avec la main un morceau de bois, à moitié rouge, à moitié charbonneux, qu’il place sur son tabac. La conversation est modique. Elle se borne à la distance parcourue, à celle qui reste à parcourir et à quelques vagues impressions sur ma personne.

II

Le Sanyasi sur le chemin.

La première station est insignifiante, la seconde l’est moins. Près d’une sorte d’étable, au bord de la route est assis un sanyasi, un de ces saints de l’Inde que, chez nous, on enfermerait dans un hôpital de fous. À Bénarès et à Muttra ils sont légion; ils forment les ordinaires parasites des palais et des temples.

Celui-là, par exemple, appartient à l’espèce la plus radicale. Il est nu, et, pour me servir des termes précis de Musset qui jurent un peu avec les troubles magnificences de l’Inde, « nu comme un mur d’église, nu comme le discours d’un académicien », ce qui s’appelle nu tout à fait, même sans pagne. Ses cheveux sont devenus, par suite des intempéries et de l’absence de peigne, des sortes de cordes jaunes. Il est maigre, obscène, avec des yeux étincelants. Sa peau noire est couverte de cendre. Cela veut dire qu’il a renoncé au monde et qu’il est disciple de Shiva.

Son feu à peu près éteint laisse monter jusqu’à ses narines une fumée épaisse. Des chiens dorment devant lui et le protègent, des chiens roux et laids, qu’on devine lépreux et méchants. Je m’approche ; les chiens grognent. Le charbon brillant de ses yeux me fixe derrière les cordes jaunes de la chevelure éparpillée sur le visage. Il m’ausculte du regard, puis il fait le signe de fumer et un geste de supplication.

Je lui jette deux païsses (deux sous de cuivre). Avec une pince de fer, l’ascète les retire soigneusement, sans un merci, de la cendre où ils sont tombés. Il les place sur un petit monticule de pierre. Mon cocher m’explique que ce solitaire est tellement saint qu’il ne parle plus ! Il daigne à peine employer le geste pour qu’on subvienne à ses besoins. Il reçoit les aumônes des passants et du brave paysan à qui appartient l’étable où il doit se réfugier quand il pleut ou quand le soleil est trop dur.

Je ne suis plus dupe de ces mendiants fabuleux qui autrefois, dit-on, enseignèrent le Bouddah. Celui-ci, d’ailleurs, ne fit que passer peu de temps avec eux et refusa d’adopter leur inutile ascétisme. Aujourd’hui, l’Inde est si dégénérée que nous n’avons plus que la grimace de ces maîtres du Nirvana, de ces professeurs d’anéantissement. Au fond, tout leur but maintenant se résume à vivre sans rien faire. La populace les adule, si rusée dès qu’il s’agit d’intérêts matériels, si crédule dès que la religion est en jeu. Ainsi, ils satisfont infiniment leur paresse et leur orgueil vide, insensé. Par leur exemple de suicide quotidien, par leur bestialité et leur fainéantise vaniteuse, ils apparaîtraient assez bien à des mystiques catholiques comme les prêtres démoniaques de notre Satan, ce Shiva occidental, des maîtres en damnation, réalisant dès ici-bas un enfer vertigineux et hypnotique. En fait, volontairement ils exterminent leur conscience et leur santé.

Le reste de la route est reposant et doux, dans la fraîcheur réconfortante de l’aurore. Mais une tristesse vague plane dans l’air, la profonde, l’incurable misère de ce peuple, misère morale, misère physique, pauvreté et déchéance ! Ils ont accepté leurs malheurs et ils s’y enfoncent. Dans leurs chariots à bœufs, ils défilent lentement à côté de nous, se dérangeant difficilement malgré nos cris.

La plupart dorment. L’un d’eux est vautré sur un taureau, sa tête près du museau de l’animal, les jambes et les bras brinqueballant le long des flancs. Des paysans, avant d’aller au labour, grelottent tout nus devant leur feu, près de leur cahute de boue. Des femmes sur une fontaine, haute et large comme une terrasse, avec leur double cruche sur la tête, leurs cotonnades enroulées autour du corps forment un groupe étincelant. Elles se retournent à peine pour regarder un instant l’étranger et quelques-unes ramènent sur leur bouche leurs fichus jaunes. C’est la paresse universelle. Et l’on s’explique que le mendiant mystique, logique jusqu’au bout, soit traité comme un Dieu.

III

Une ville qui est la suggestion d’un fakir.

Mon arrivée à Fattepur-Kipri est naturellement épiée par la nuée des guides et des tenanciers de bengalows. L’un s’impose, finit par m’entraîner avec lui. Il a la teigne. C’est un descendant de grands prêtres. Il tousse affreusement et, dans son atmosphère, traîne des parfums rances et l’haleine horrible des phtisiques. C’est un homme-ruine qui me promène au milieu d’autres ruines.

Si jamais ville eut une destinée brillante et courte, ce fut Fattepur Kipri. Akbar veut une résidence de plaisir : il bâtit sur une colline entre deux villages, une cité splendide ; puis, il s’aperçoit que l’eau n’est pas bonne, et, avec un caprice d’empereur ou de grande courtisane, il rejette ces palais comme on casserait un éventail. D’ailleurs, tout est étrange en cette histoire sur laquelle plane une mystification. Derrière ce décor d’architectures, de gateways, de corniches, de dômes, de temples, de subtiles sculptures, l’âme prodigieuse et dérisoire d’un fakir transparaît comme la main d’un montreur de marionnettes.

Il était plus ou moins persan, s’appelait Sulim Chesti ; et son mahométisme était teinté de magie. Il habitait dans une caverne et menait cette vie d’ascète qui a encore aujourd’hui sur le peuple hindou un si irrésistible ascendant. Revenant de sa campagne contre les Uzbeks révoltés, l’empereur planta sa tente sur le roc entre Fattepur et Kipri. Sa femme, une princesse hindoue de la famille Amber, l’accompagnait. Que se passa-t-il entre le couple royal et l’ermite ? Toujours est-il qu’Akbar semble avoir subi le prestige du saint. Celui-ci sut le décider à bâtir dans le voisinage de la caverne, son palais. La belle Rajput dut être pour beaucoup dans le lien qui rassembla ces deux rois de l’Inde, le prince des solitudes et le prince des armées. Elle était lasse sans doute du guerrier qui avait, selon la légende, des bras aussi longs que ceux des singes ; elle dut aimer l’homme mystérieux qui lui parlait de l’au-delà et qui parfois, le soir, quand les ombres semblent sortir de la terre, paraissait vêtu des derniers rayons du couchant, comme d’une pourpre triomphale. Tous deux se comprirent et s’attirèrent… Akbar se désespérait de n’avoir pas de fils. La Rajput lui avait bien donné deux jumeaux, mais ils étaient morts en bas âge. Akbar subit une de ces crises de superstition fréquentes chez les sceptiques.


Il consulte le fakir :

— Quand aurai-je un héritier ?

L’homme du silence hoche la tête comme s’il pouvait lire dans le livre occulte du Destin.

— Je donnerais tout au monde pour qu’un enfant mâle naisse de celle que j’aime.

— Un signe’dangereux, dit le fakir, menace votre union. Les étoiles sont impitoyables.

— Mais, grand saint, vous êtes plus puissant que les étoiles.

— Il est vrai ; seulement, ma puissance a besoin que vous restiez dans son rayonnement pour que le démon de stérilité et de mort soit chassé.

— Je bâtirai ici une ville et j’y vivrai.


Ainsi fut fait. Agra fut abandonné. Le couple royal ne quitta plus le solitaire. La Rajput devint grosse. Et au bout de neuf mois un prince vint au monde, tant les exercices spirituels du fakir avaient d’efficacité. Ce fils s’appela Sulim, comme l’ascète, — son père dans l’ordre du mystère, — et ce fut lui qui plus tard fut couronné sous le nom de Jahangir…

IV

La Tombe prolifique.

J’entre dans une immense cour où se trouve le plus joli, le plus vénéré aussi des souvenirs de pierre et de marbre. C’est la tombe de ce saint à qui les puissances fécondatrices obéissaient. Je suis, paraît-il, trop impur pour visiter le cénotaphe. L’espoir même du bakchich ne fait pas lever la robe de soie qui le cache ; mais je peux constater que le marbre est là serti de nacre, et que des peintures vieillies s’écaillent dans l’obscurité. La balustrade est belle, même à côté de celle qui encadre les tombeaux du Taj, et, dans les galeries qui l’entourent, la formidable lumière de ces contrées est tamisée par des treillis de marbre d’une délicatesse qui n’a sa rivale nulle part. Mon guide m’explique en toussant sur un ton de mélopée traînarde que, même après sa mort, le vénérable Sulim Chèsti garde encore cette faculté du miracle génital qui semblait beaucoup plus explicable pendant sa vie.

Des bribes de linges, des morceaux d’étoffes sont attachés par centaines aux panneaux grillagés qui adornent cette tombe de solitaire aussi exquise qu’un boudoir. Ainsi les épouses superstitieuses espèrent obtenir, comme la Rajput, l’enfant qui tarde à gonfler leurs entrailles. Que le Fakir n’existe-t-il encore et que ne peuvent-elles lui rendre hommage en personne ! Comme elles seraient alors facilement exaucées !

Mais tout est sacré en cette enceinte. Une mosquée splendide dont les arceaux enthousiasment par leur nombre, leur élévation, leur variété, est le témoignage de la grandeur d’Allah, tandis que le portail, le plus beau peut-être dans toute l’Inde avec ses terrasses, ses colonnades, ses minarets, ses escaliers, ses dômes magnifiques, est l’affirmation de la grandeur d’Akbar.

V

La plus gigantesque des boites à joyaux.

On a comparé Fattepur-Kipri à Pompéi. Pompéi est plus près de nous, par l’art, par la pensée, par la médiocrité restreinte des monuments. La ville de l’Inde est plus grande, plus belle, plus forte, plus attristante. Ce ne sont pas les laves d’un volcan, qui l’ont dépeuplée et conservée, elle est la création et la victime d’une névrose impériale et de la mystification d’un saint. Il reste, dans son atmosphère, un peu du spleen qui l’a construite puis délaissée.

La distance d’une porte de la cité à une autre porte est de trois milles. Ici l’énorme côtoie le joli. La « Birbuls’house » est un chef-d’œuvre de gentillesse. Là vivait sans doute la fille d’un conquérant. Cette maison a deux étages tout en grès ; et la massivité des matériaux s’allie à la minutie du travail. On dirait qu’un de ces ouvriers chinois qui cisèlent merveilleusement l’ivoire s’est appliqué à faire avec de la pierre rouge un coffret. Le bois est absent partout. Et je me suis souvenu du texte de Hugo : « C’était partout une magnificence à la fois raffinée et stupéfiante : si ce n’était pas le plus mignon des palais, c’était la plus gigantesque des boîtes à joyaux. » On sent l’influence de l’artiste. Birbul, le père de l’habitante, fut en effet un homme de lettres, confident et conseiller du grand Akbar. Malheureusement, il voulut jouer au militaire et il trouva la mort dans une expédition qu’il avait mal organisée.

VI

Les Sultanes chrétienne et turque.

Le palaiseau de l’épouse chrétienne d’Akbar nous ramène à Pompéi, par ses proportions exquises et ses fresques. Cet étrange empereur, dilettante comme Néron, sage comme Marc-Aurèle, posséda une âme du dix-neuvième siècle, sceptique, curieuse, inquiète de tout, dans un corps de son temps, violent, généreux et sanguinaire.

I] avait, dit-on, dans son sérail non seulement des Hindoues et des musulmanes, mais aussi une catholique romaine. La légende raconte qu’elle était portugaise et s’appelait Marie[13]. En tous cas, tendre et voluptueuse, elle devait chérir l’ombre fraîche des chambres étroites, les frissons qu’apportent les rythmes savants des poètes et les splendeurs des fresques byzantines. Sur les piliers des portiques quelques vagues traces persistent d’enluminures illustrant le poème de Firdusi le Shah Nama. Dans l’intérieur, des vierges et des anges, dont le pâle profil, les ailes aiguës ont été seuls respectés par le fanatisme musulman…

Pauvre Marie, isolée parmi ces Asiatiques et ces païennes, je te vois suivant ton rêve amoureux et chrétien sur les murs de ta villa où se déroulait, consolatrice, la vie de ta Patronne. Souvent tu montas sur la terrasse pour admirer et mépriser les splendeurs environnantes qui ignoraient Jésus présent dans ton cœur. Certainement, tu dus souffrir de ton séjour à la cour du grand Barbare comme d’un exil raffiné et mélancolique. Tu serais retournée volontiers dans ton petit pays montagneux, près de l’Atlantique, si les Jésuites, qui intriguaient à la cour des Mongols, n’avaient pas eu sur toi leurs desseins, lis espéraient conquérir, par la beauté de tes caresses et la docilité de ton cœur, l’Inde en proie à Mahomet. Tu restas. Tu mourus à cette tâche vaine ; et, jusqu’au dernier moment, tu crus travailler pour le Christ quand Akbar le conquérant t’étreignait dans ses bras maigres et trop longs de singe…

Parfois tu devais rendre visite à une autre prisonnière européenne comme toi, mais de l’est-extrême : le Bosphore, comme tu étais, toi, de l’extrême-ouest : l’Atlantique. Dans la maison de l’épouse turque, tu apprenais la résignation et que les pauvres femmes de ton époque, dans tous les coins du monde, en avaient encore pour longtemps à incliner leur tête, à ouvrir passivement leurs bras et à obéir. Oh ! l’exquis palaiseau ottoman faisant face à la demeure chrétienne ! Il n’est pas illustré comme l’autre avec de mystérieux visages et des ailes déployées ; c’est, au contraire, un Koran de chasse et d’amour, charmant et austère, avec des arbres d’or et des perruches d’émeraude, des faisans perchés sur une branche, des tigres bondissant au milieu de la jungle avec leurs queues brandies !

VII

La Cité intacte et morte.

J’ai pénétré dans le jardin du Khas-Mahal, jusqu’au « Khwabgah » couronné autrefois par le lit du grand Akbar. Sur le seuil de cette chambre à coucher impériale que les herbes sauvages profanent et que-la poussière des reconstructions pires que celle des ruines a défigurée, j’ai lu encore les distiques persans adressés par le maître à sa propre splendeur :

« Le portier du paradis peut voir son visage dans le parquet de ton appartement, et la boue de ta cour pourrait servir de collyre pour les yeux de la céleste Houri ! »

J’ai réveillé, de ma canne insolente qui frappait la pierre abolie, la solitude et le silence du palais de l’Impératrice appelée Iodh-Bai et de ces salles d’audiences où se pressaient le peuple elles grands ; j’ai souri à l’Anmk Michauli où l’Empereur jouait à cache-cache avec ses femmes, et j’ai gravi, pour m’y reposer et jouir d’une vue générale de la ville, le Puj-Mahal, cinq étages de colonnades qui vont en se rétrécissant toujours plus, depuis le premier de cinquante-six colonnes, (toutes affectant un style différent), jusqu’au dernier, un simple kiosque de quatre piliers ! Au loin j’apercevais le Hatti-Pol, la porte des éléphants où ces léviatlians étaient représentés, les trompes entrelacées dans l’attitude de la lutte. La bigoterie musulmane fut plus cruelle que le temps, pour ce chef-d’œuvre d’architecture colossale. Aureng-Zeb, qui n’avait pas la largeur d’esprit paternelle, brisa par piété les têtes des montres belliqueux. Un peu plus bas s’érige une tour de soixante et dix pieds, l’Hiran Minar, toute hérissée de défenses d’éléphants, pareille à une massue formidable…

Quelle imagination ne travaillerait pas en présence de ces suggestives ruines ? Personne n’est auprès de moi ; mon guide lui-même que j’ai payé pour qu’il m’abandonne, m’a obéi. Une magie monte des choses que le contact humain a en quelque sorte aimantées et à leur tour elles deviennent évocatrices de fantômes. Mais la réalité mélancolique opprime bientôt mon rêve d’antique faste. Toute la cité morte se déroule sous mes pieds, et ces villages, plus tristes encore que s’ils étaient morts, où de misérables humains modernes somnolent comme des brutes : Fattepur, devant moi, n’ayant qu’un monument solide, le bureau de police, Kipri derrière moi, réduite à quelques masures de boue. C’est la désolation apportée par l’homme au milieu de la nature la plus joyeuse, sous un ciel qui a toujours pitié ! Les remparts démolis çà et là dentèlent la plaine ; ils sont comme la ceinture déchirée d’une momie. Le hammam survit avec ses dômes écrasés et noirs. Et c’est la plaine immense qui console, par son éternité, les terrasses désertes, le soleil roi… J’écoute… une rumeur monte vers moi, — ce sont des rires et des chants d’enfants, l’inconscience des recommencements qui est la fleur vivace des tombes.

CHAPITRE VIII

La cité des singes et des tortues
(Muttra)


Le Mythe héroïque de Chrisna. — L’u Curé français perdu dans l’Inde. — Les Singes citoyens. — La Rivière aux divines Tortues. — Les exploits d’un Bébé tout-puissant. — L’Amour et l’Enfant sage aux pieds du Monstre. — La Pierre hypnotique.

I

Le Mythe héroïque de Chrisna.

Au moment de quitter Agra, tandis que je réglais ma note, le manager, un Indien anglicisé qui, malgré son teint de bronze, affectait comiquement des manières britanniques, me jeta à brûle-pourpoint :

« Allez-vous voir Muttra ?

— Je vais à Jeypore, répondis-je.

— Mais vous êtes à quarante milles seulement de la Bethléem hindoue.

— Elle est donc bien intéressante ?

It is a first class city (c’est une ville de première classe) », formula-t-il avec fierté.

Je m’amusai de cette expression qui dénote une admiration pour touriste vulgaire ; mais, ayant appris qu’un train pouvait m’y conduire, ainsi qu’à Brindabam, la Jérusalem du dieu Chrisna, je ne résistai plus, car l’Apollon de l’Inde hanta souvent les rêves mystiques de ma jeunesse. Il est doux de suivre, sur la terre où ils ont vécu, les traces des héros, et de respirer, pour ainsi dire, le parfum de leur âme parmi les paysages qu’ils ont regardés.

Dans le petit train qui m’emporte, je songe à l’étrange et douteux sillage qu’a laissé, dans le cerveau des hommes, cette légendaire divinité.

Qu’est-ce que Chrisna ? une synthèse de souvenirs héroïques et de dogmes réunis autour d’une figure céleste, le Soleil…

Il est à peu près certain que Chrisna, tel que nous le racontent les puranas, tel que les brahmanes le font adorer à la foule, n’exista point. Son culte est relativement récent ; c’est non seulement un dieu hindou, mais une divinité « hindouiste » c’est-à-dire une création tardive de la théologie brahmaniste. Celle-ci, après l’absorption du bouddhisme, et devant l’invasion menaçante du mahométisme que suivit l’infiltration chrétienne, voulut frapper les imaginations populaires avec un type humain et surhumain à la fois, profondément autochtone, réunissant au suprême degré les qualités et les défauts de la race, amoureux : jusqu’à la volupté, emphatique jusqu’à la démence, gracieux comme une femme, téméraire comme les premiers guerriers aryens, familier avec les animaux et avec les autres dieux, pratiquant la morale élargie du Bouddha dont il retient les qualités d’apparat et dont il répudie la passivité nihiliste, conquérant comme Mahomet, et, à l’image du Christ naissant et mourant comme un Messie.

Son corps est « bleu » à l’instar du ciel dont il descend, et son nom de « Chrisna » veut dire, étymologiquement, l’acteur suprême, l’éternel agissant. À l’Apollon antique, il prit l’amour de la beauté et de la danse, le goût du rythme ; il tient d’Hercule la victoire sur les monstres ; il rappelle aussi notre Saint-Georges, exterminateur du dragon. Mais ce qui le spécifie à jamais, ce qui en fait une figure personnelle et vivante, c’est son érotisme infatigable, le perpétuel baiser qui fleurit sur sa bouche éloquente, le spasme qu’il incarne, cette ivresse à la fois spirituelle et charnelle dont seul le Dionysos des mystères helléniques nous évoque l’image préparatoire et comme l’annonciation.

II

Un Curé français perdu dans l’Inde.

Le « station master » apprenant que je suis français, me dit, dès l’arrivée à Muttra, que la ville sainte des hindous renferme une église catholique. « Elle a même un curé français, » ajoute-t-il. Cette nouvelle concorde tellement avec les souvenirs de Judée qui s’éveillent en moi, en touchant la terre où naquit le délicieux et mensonger Christ de l’Inde, que je jette à mon cocher l’adresse tout d’abord du presbytère romain.

L’enfant rusé, mon conducteur, aux oreilles percées d’anneaux énormes, aux yeux très doux dans la face trop brune, a compris tout de suite. Il a suffi pour cela que je prononce le mot de « padre ». Le « padre », c’est, dans toute l’Inde, le prêtre romain.

À cette heure, l’église est close. Les offices sont rares ; le desservant n’a personne pour le seconder. Le monument rappelle nos églises normandes et ne diffère pas beaucoup des temples protestants. À côté, le bengalow où gîte le curé. Après avoir longtemps attendu, un vieillard chauve, craintif et poli, modestement vêtu d’une longue lévite de pasteur, me fait asseoir dans une grande chambre pauvre, ornée seulement d’une statue en plâtre de la Vierge et où deux ou trois fauteuils usés entourent une table sans tapis. Aux premières paroles que je prononce, l’étonnement dilate ses traits. Il fait de visibles efforts pour me comprendre. Enfin, il reconnaît un Français qui lui parle sa langue natale. Et c’est une joie enfantine, presque comique, avec des poignées de main réitérées, des bégaiements, un baragoin où persistent les mots anglais qui, au bout de dix minutes finissent par disparaître : « Excusez-moi, excusez-moi… il y a quarante ans que je ne parle plus français. »

Il m’explique qu’on l’a mis ici à Muttra, parce que la garnison de soldats britanniques est surtout irlandaise. Je lui parle de la ville indigène, des temples, du mythe de Chrisna… Il ne sait que répondre, il rit discrètement de ses lèvres effacées que quarante étés indiens ont radicalement anémiées… Il ne connaît rien de la religion autochtone ; il n’a jamais visité les quartiers hindous. Son cerveau est devenu machinal ; il végète, pareils aux anciens stylites du désert ; il a renoncé définitivement à convertir ces têtus asiatiques, — tout à sa fonction de chapelain pour irlandais.

Il est ici comme, dans quelque village perdu, tel de nos curés de campagne. L’Inde ne l’intéresse pas, il n’y pense jamais, il y vit sans même la voir. Il est très content, mais il n’a rien à me dire. Son aphasie le reprend tout à coup, il ne trouve plus ses mots ; il insiste pour que je trempe mes lèvres dans un verre de ce vin jaunâtre que les Portugais expédient dans toutes les cures et en tous les monastères de la Péninsule. Ce vin de messe a tourné à l’aigre. Je me lève, étreint de tristesse devant ce brave homme étiolé. Mais ses mains tremblent dans les miennes quand je lui dis adieu. Malgré l’isolement et l’oubli, la religion et la race parlent muettement en nous pour nous réunir. Dans ses yeux éteints, un regard ému brille ; l’âme des ancêtres a vibré.

III

Les singes-citoyens.

Pour la première fois je couche dans un Dak-Bengalow ; c’est l’auberge que le gouvernement aménage lorsque l’importance de la cité ne permet pas à l’initiative individuelle d’installer un hôtel. Mélancolique domicile, divisé en quatre chambres d’inégale grandeur ; le cabinet de toilette, à la mode indigène, consiste en une sorte de bassin en terre avec issue pour l’écoulement des eaux ; et des jarres fraîches attendent la main qui les versera sur le corps dénudé.

Lorsque j’arrive, j’ai la chance de trouver une chambre vacante. Le maître du Dâk-Bengalow m’annonce que je ne pourrai pas y rester plus de huit jours. Tel est le règlement de police. Un voyageur chasse l’autre. L’hospitalité du Dùk-Bengalow est aussi courte que sommaire. Les murs, construits par des Hindous, s’effritent quand on les touche. Les plaXonds vous tombent sur la tête pendant la nuit, en lamelles de plâtre, sous le trot véhément des rats. Les serviteurs, silencieux et feignant de ne jamais rien comprendre, semblent détachés d’un conte oriental et placés autour de vous par quelque mystérieuse et inquiète providence.

Dès que j’ai traversé la porte de Muttra, je comprends que je suis, en effet, transporté dans une ville fantastique et qui ne ressemble à rien de tout ce que j’ai vu jusqu’ici. Ce qui frappe d’abord, même dans cette Inde si hospitalière pour l’animal, c’est l’allure de citoyens que prennent les bêtes. Comme à Jeypore, elles sont bariolées, par une sorte de charité artistique, qui a voulu augmenter leur beauté et leur éclat.

Les singes sont ici innombrables, et ces souples individus, pareils comme taille à de petits hommes, forment une population originale aux cuisses peintes. Ils marchent dans les rues, affairés comme des marchands, et, quand ils sont malades, la main tendue, le regard implorateur comme des mendiants. Il jouent avec les enfants qui sont plus singes queux ; et que de disputes fraternelles pour un gâteau ou un fruit qu’on se vole ! Généralement c’est la bête qui l’emporte. L’anthropomorphe, avec un cri de triomphe, s’enfuit vers quelque balcon ou se réfugie au sommet d’un arbre voisin. Il y a des singes partout où il y a des hommes, mais il n’y a pas des hommes partout où il y a des singes… Dans les maisons, ils sont encore chez eux, on ne les trouble pas, ce serait un péché de les frapper. Ils sont les incarnations du dieu Hanuman, le premier allié de Rama, qui fut le premier Hindou ; ils sont Hanuman[14] lui-même !

Ils remplissent les terrasses où ils s’accroupissent comme des hommes velus ; seuls, les toits des musulmans leur sont inhospitaliers ; les fervents du prophète répudient toute camaraderie avec la gent dérobeuse et disposent des ronces sur les balcons… Certains de ces quadrumanes font leur toilette et se trient réciproquement la tête ou le dos avec des gestes et un sentiment pareils à ceux des bimanes. Combien de fois j’ai aperçu sous la vérandah une fille exquise peignant sa mère, puis, de temps en temps, fourrageant, avec des mains insecticides, dans l’épaisse chevelure ! et je me demandais qui des deux imitait l’autre, l’animal ou l’humain ?

La liberté fait les peuples grands, dit-on ; elle fait aussi les animaux plus beaux et moins sournois. Je n’ai jamais entendu ici un singe hurler désagréablement, je n’en ai jamais vu menacer ou mordre.

Ils n’affectent jamais cet air peureux et méchant que l’Europe leur donne en croyant les apprivoiser. Quelques-uns reproduisent les attitudes languides des Hindous, mais la plupart, plus vifs, paraissent plus avisés ; et leurs yeux rapides amusent à côté des prunelles mornes que découvrent les lourdes paupières des hommes.

IV

La rivière aux divines tortues.

Dans nulle autre ville, même à Bénarès, — Muttra est au dieu Chrisna ce que Bénarès est à Shiva, l’inaccessible, — je n’ai senti la vie occulte de la rivière aussi mêlée à l’agitation extérieure, et, sans doute, à rame de la cité. Tandis que le Gange a quelque chose de vénérable, d’éteint et de vieilli, la Jumna est pimpante, gracieuse, fragile, vivante. J’écris « vivante », il faut comprendre « mortelle » aussi.

Une fièvre spéciale, plus légère, certes, que les terribles miasmes du fleuve shivaïque, mais pénétrante, angoissante, féconde en ces troubles amoureux et mystiques dont Chrisna dispense le privilège à ses fervents, monte de cette onde limoneuse où grouillent d’énormes reptiles. Les rues sont propres pourtant, coquettes, dallées comme à Jeypore ; les bazars sont larges et aérés ; les courtisanes, se penchant aux balcons fins et dentelés, sont étincelantes comme des idoles et l’or massif de leurs bijoux insinue au bronze de leur peau un reflet jaune. On les sent plus à l’aise ici que partout ailleurs, sous la protection de Chrisna qui, favorable à leur métier, est lui-même la danse, le chant et la caresse divinisés.

Je suis las des guides, même des plus doctes… Pour me conduire vers les temples et pour m’apprendre à communier avec la rivière sainte gonflée de secrètes carapaces, j’augure mieux d’une bayadère…

Je remarque l’une d’elles qui, de sa terrasse, me sourit ; mais, comme je crains la jalousie indigène, je lui envoie mon boy qui, bientôt, redescend l’échelle-escalier, suivie de la jeune créature aux grands yeux d’escarboucles ; sa démarche fière et ses reins souples prouvent la science du rythme et des lascivités. Mon boy me la présenta par ces flatteuses paroles qui flairaient une récompense : « Elle s’appelle Rada, Sab, et elle est pareille, en effet, à la déesse préférée de Chrisna, et qui portait aussi ce nom suave. »

Je ne sais si elle a compris, mais elle sourit encore ; ses dents fortes et intactes ne sont point tachées de bétel comme les dents des autres courtisanes. Elle m’entraîne vers la rive. Je sens qu’elle aime l’eau, fluide comme elle, et, comme elle, cachant de timides monstres. Je l’accompagne dans la traverse étroite, toute bordée de pagotins. Arrivés (levant la Jumna, nous goûtons le spectacle sauvage, langoureux et pittoresque. L’après-midi fait s’affaiblir sur la rivière, le soleil. Dans les figuiers et les banians, les singes, suspendus d’une main et qui avant de bondir nous regardent, paraissent nous faire, avec leurs clignements d’yeux, des signes. La bayadère lève le bras pour saluer la lumière finissante.

Alors, comme si, en fée de théâtre, elle suscitait une scène préparée, de toutes’paris, les clochettes des petits portiques, dans les cours des temples, tintinnabulent d’un son aigu et clair, si peu religieux, mais tant hypnotique ! Des bruits de tamtam répondent à ces tintements. Des prêtres, dont la voix de chacal a des glapissements voluptueux et égoïstes, lisent en les chantant les mentrams inscrits sur les escaliers que l’onde baigne. Les bateaux s’arrêtent ; un zébus aux cornes rouges meugle ; les oiseaux tourbillonnent avec des sifflements. Des femmes dévêtues et qui, sortant à peine des ablutions, ont gardé à leurs bijoux les pleurs de la Jumna, posent sur les degrés de marbre leur vase de cuivre et se prosternent devant l’heure divine. Et c’est réellement une évocation.

La placidité de la rivière cesse. L’eau s’anime. Tout le long des ghâts, se soulèvent, sortant leur tête grise d’une carapace verte, les majestueuses tortues, reines du limon. Elles viennent happer la nourriture que les prêtres, quotidiennement, leur servent. « Elles sont douces et bénies, prononce à mes côtés Rada. Elles sont les sœurs bienfaisantes des alligators et des crocodiles redoutables qui, là-bas, sur un îlot jaunâtre, viennent s’échouer. » J’embrasse d’un coup d’œil la ligne ininterrompue d’églises hindouistes dont la Jumna lèche les escaliers et que lentement gravissent les reptiles verts.

Quelle différence entre Muttra et Bénarès ! Aux bords du Gange, c’était l’agonie de palais sombres et de redoutables pagodes. Ici, c’est de la vie animale et presque joyeuse. Au rebours de Shiva sale et morne, Vichnou s’annonce, amoureux de toute existence, souriant, propre et clair. Le phallus de ce dieu fécond pourtant, puisqu’il veille à la conservation de l’univers, ne s’exhibe pas, brutal et cruel, comme le lingham de Shiva. Partout oh mon regard se pose, sur ces corniches, ces chapiteaux, les fresques des galeries, je vois Vichnou se multiplier, avec ses quatre mains qui tiennent des attributs bienveillants.

Ce dieu conservateur appelle à lui, les marchands, les gens de ce monde, les créatures de Joie, comme cette Rada aux yeux d’esclarboucles. Tandis que j’avais senti, à Bénarès, la malédiction de Shiva hostile aux étrangers, ici je sens que me bénissent ces derniers rayons sans colère, les singes, dont la main s’agite on dirait pour une bienvenue, les musiques haletantes des pagodes et jusqu’à ces tortues gourmandes, filles de la rivière pacifique, jusqu’à cette Rada [complaisante dont le baiser, ce soir, m’apprendra les rites de Chrisna.

V

Les exploits d’un bébé tout-puissant.

Le Dieu a beau être rassurant, les prêtres restent encore fanatiques. Malgré les mentrams ésotériques que m’apprit un initié de grade supérieur, ils s’opposent longtemps à mon introduction dans la cour intérieure dont le seuil est défendu par de farouches sacristains et plusieurs versets des Védas inscrits dans la pierre. Là comme partout, les plus ignorants sont les plus exclusifs. Enfin, avec Rada, je puis distinguer dans des chapelles latérales de délicieuses fresques. Le dieu est couché sous un arbre de serpent avec un nombril prolifique, d’où s’élance le lotus du monde qui porte Brahma. Rada, toute joyeuse ce matin, m’explique, dans un anglais qu’enchante le gazouillement de l’hindoustani, ces légendes peintes que je connaissais déjà pour les avoir lues dans le Bhagavad Pourana[15].

Et d’abord les premières années du dieu Chrisna.

« L’enfant merveilleux, susurre la bayadère, grandit, comme ces peintures le montrent, parmi les troupeaux et les bergers, loin des villes impures. Ses larges yeux, sa beauté hardie et conquérante, lui attiraient la sympathie des hommes et des femmes ; et, lorsqu’il les regardait, les choses elles-mêmes frémissaient ! Il dansait aux applaudissements des gaupis et, dans leurs bras caressants, il leur obéissait, — le livre sacré l’affirme, — « comme une poupée de cire ». Il savait aussi se montrer indisciplinable à ses heures… Le voyez-vous retenant de ses petites mains hardies les cornes des vaches ses nourrices ! Il lâchait les veaux à contre-temps, riait de leur impatience… Ah ! ici, il dérobe avec des raffinements de ruse+e lait et la crème pour les partager avec ses camarades, les singes… Celui-ci lui a refusé et, de colère, le dieu brise le vase ! Il grimpe sur les meubles, troue les seaux de lait suspendus afin de mieux y boire. Il est non seulement précoce en espièglerie mais en miracle : Dans cette maison sombre, il entre couvert de pierreries ; il devient ainsi une lampe qui marche, et il illumine lui-même les objets qu’il va saisir. »

Cette fille de Muttra me racontait, comme des événements familiers, les épisodes de cette vie légendaire ; et je me plaisais à croire qu’en ce jeune corps avait pu renaître l’âme d’une de Ces bergères que le Héros chérissait. Dans cette cour fraîche de temple, où rien de profane ni de moderne ne se glissait, je pouvais me croire retourné à bien des siècles en arrière, jusqu’aux époques védiques. Et les aventures intimes du mythique enfant se continuaient sur les murailles devant nous.

La belle Dévaki sa mère, aux prunelles de faon, sa robe de lin fixée par une ceinture d’or sur ses nobles hanches, barattait le lait avec tant de zèle que les bracelets allaient et venaient sur ses bras ; et ses joyaux d’oreille oscillaient sur ses joues en sueur. De sa chevelure, des fleurs de jasmin se détachaient…

À une taquinerie de son enfant, la mère, mi-irritée, mi-riante, le poursuivit avec une baguette, « lui, le divin que n’atteignent point les sages, disent les pouranas, même si leurs cœurs purifiés par la pénitence sont devenus capables de s’unir à lui. » Quoique retardée par le poids de ses seins et de ses hanches, quoique préoccupée de recueillir les fleurs tombant de ses cheveux, Dévaki finit par arrêter, par tenir dans ses bras le divin Chrisna, qui, disent les hymnes, « est au delà de toutes choses, mais reste en deçà de l’amour. »

VI

L’Amour et l’enfant sage aux pieds du monstre.

Malheureusement l’humanité veut l’impossible. Dévaki s’efforce d’attacher au mortier, pour le punir, le tout petit enfant ; mais elle a beau accumuler les liens, les ajouter les uns aux autres, elle ne peut jamais faire le tour de ce bébé. Un espace de deux doigts manque toujours. Alors Chrisna prend pitié de sa mère et de cette fatigue vaine. Avec grâce, il s’attache lui-même, voulant prouver que le bienheureux fils de la bergère n’est accessible à personne ici-bas, pas même au plus subtil, pas même au plus persévérant, mais qu’il se donne et se lie volontiers à ceux dont le cœur est tout à lui !


Au milieu de la cour, l’arbre féminin et sacré, le pipala, au feuillage de dentelle, est entouré d’un cordonde femmes brahmines qui versent pieusement l’eau de la Jumna recueillie en leurs vases de cuivre, espérant que le bois reconnaissant leur rendra en fécondité cette religieuse offrande. Hélas, la vénalité et la simonie ne manquent jamais aux églises hindouistes. Dans un angle de la cour, la bayadère me montre sans ironie, — car elle trouve aussi naturel de payer les faveurs du dieu Chrisma que d’acheter les siennes, — un arbre mort et artificiel, celui-là, un extraordinaire meuble affectant la forme luisante d’un grand végétal écorcé et sans feuilles, dont les racines sont sculptées selon l’apparence redoutable des cobras. Cet arbre de science et de méditation n’est qu’une tire-lire. Les branches sont criblées de trous où les fidèles jettent leurs offrandes.

J’y laisse tomber quelques roupies en l’honneur de Rada. Je me retourne. Où est-elle ? L’âme hindoue passe aisément de la tendresse à l’horreur. La créature d’amour a été irrésistiblement entraînée vers une image de Kali, je ne sais comment, je ne sais pourquoi introduite, elle l’égorgeuse et la difforme, dans cette enceinte de délicatesse et de beauté. L’apparence larvaire de cette mère infernale chevauche un tigre dont la gueule dégoutte de sang… Rada s’est prosternée comme si l’amour devait rendre hommage au crime. Et pour compléter cette inquiétante vision, au-dessous de l’idole farouche, un enfant de dix ans, la tête ornée d’une toque d’or, grave et déjà extasié, vient de s’asseoir pour étudier des manuscrits védiques.

Oui, c’est bien tout ce pays étrange, fait de douceur, de puérilité, de grâce lascive, de science exaltée et de haine féroce, cette femme belle prosternée devant la hideur, et ce petit abrité par un monstre et chantant des versets mélodieux à des dieux infâmes.

VII

La pierre hypnotique.

La nuit, je flâne dans la principale rue du bazar qu’éclairent des lampes fumeuses pendues à des corniches dignes de palais. Me voici côtoyant de ? portiques où j’admire des fresques représentant le Dieu-Singe, le brave Hanuman, protecteur de Muttra, lui aussi.

Il s’offre de profil, en tenue de guerre, dardant, dans ses mains crispées, des armes de l’âge de pierre. Son museau hiératique glorifie la face dégradée de ces anthropomorphes maintenant endormis sur les terrasses ou sous les feuilles. Plusieurs prêtres hébétés sont accroupis aux pieds de l’image, scrutant les mystères du dieu grimaçant, hâtant à son exemple la décadence de leurs types vers cette animalité névropathe.

Je me perds en d’autres dédales obscurs, où flambent, au fond des niches, des idoles affreuses et magnifiques, somptueusement vêtues. Devant une fabuleuse épouse de Chrisna, je m’arrête un instant. Elle ouvre des yeux gros comme des planètes, fixes et fatals comme les prunelles des somnambules. Ce n’est qu’une pierre mal dégrossie et brutalement peinte comme les autres divinités : mais cette fois, l’artiste a si bien, dans sa naïveté perverse, exalté le type hypnotique du délire, que l’on se sent, devant cette poupée sacrilège, à la fois attiré et dégoûté. En l’espoir d’une obole, son prêtre qui m’aperçut va vers elle ; pour me faire honneur, il l’habille de ses oripeaux, la déshabille, et la rhabille maintes fois. Les lambeaux d’etoffe troués et magnifiques, par leurs couleurs diverses et téméraires, modifient fantasquement l’aspect du visage et du corps. À chaque robe, on dirait qu’une déesse nouvelle vient d’apparaître. Ce spectacle est inouï dans la ténèbre de la ruelle, où grouillent, autour de nous, les Hindous, comme des vers debout et noirs. Et je songe à une Loie Fuller hindoue, pétrifiée par quelque châtiment infernal et qui, devenue grotesque et méchante, continue son métier d’hallucination éternellement.

CHAPITRE IX

La Rome des indes


À la gloire de l’Angleterre ! — Les délices des bains pervers. — La Colonne de Miséricorde. — Delhi est innombrable. — La Babel achevée et le pilier sanglant. — Les fils du dernier empereur Mongol se rendent et périssent près du mausolée de l’ancêtre. — L’Eunuque symbolique. — Le Palais des Mille et une Nuits hindou. — La princesse qui mourut nonne musulmane. — Un trône valant cent cinquante millions de francs. — L’Ascension vers Allah. — Delhi l’ « incongrue. » — La mosquée d’extermination.

I

A la gloire de l’Angleterre !

La fin de l’année 1902 et le commencement de 1903 laisseront une trace profonde dans l’imagination des Asiatiques. Delhi, la capitale des Indes antiques et modernes, a vu ressusciter plus magnifique et plus forte la pompe des rajahs hindous et des omrahs musulmans.

L’Angleterre s’est offert, aux frais de ce peuple dont les ressources restent merveilleuses, une fête incomparable et sa propre glorification.

Il s’agissait, après la funeste guerre du Transvaal, de relever le prestige britannique en proclamant empereur des Indes Edouard VII avec un éclat que la reine Victoria elle-même en 1877, dans les mêmes circonstances, ne connut point.

Une nouvelle Delhi fut construite à cet effet, cité de cent mille tentes, qui n’a duré qu’un mois, mais qui a été le microcosme de l’Asie, avec ses richesses, ses armes, ses costumes, ses bijoux, ses éléphants, ses chameaux, ses coursiers.

Plus de trois cent mille hommes envahirent le territoire, venus de tous les coins du monde pour cette démonstration pacifique. Le duc et la duchesse de Connaught, le vice-roi lord Curzon et lady Curzon s’assirent sur les trônes de Tamerlan, du grand Akbar et de Sha Jahan au milieu de ce délicieux palais, dans ces « dewans » féeriques.

Le spectacle de Delhi resta quasi fantastique pendant une quinzaine de jours, depuis l’arrivée de lord Curzon, jusqu’à son départ. Cette vieille cité de l’Empire que les Mongols choisirent pour capitale, contenait, autrefois, plus de deux millions d’habitants. Réduite maintenant à 60,000 âmes, elle était devenue trop petite pour renfermer le cortège du Vice-Roi et du duc de Connaught, l’armée native et britannique, les serviteurs et la suite des rajahs.

Un camp immense fut dressé dans la campagne : il occupait cinquante milles carrés ; deux cent cinquante mille hommes y vécurent sous cent mille tentes ; de puissants fanaux électriques planaient sur cette installation sommaire et féerique. Le seul prix des illuminations revint à quarante-cinq mille livres sterling ; et, pour apporter la nourriture, deux mille chameaux et quatre mille wagons de bœufs furent mobilisés.

Le plus imposant de tous les travaux récents effectués à l’occasion du Durbar était un vaste « auditorium » qui servit à la cérémonie du couronnement ; il pouvait contenir jusqu’à 15, 000 personnes. Mais la pompe asiatique éclata plus spécialement dans le camp des chefs natifs. Les luxueuses tentures, les tapis de prix, les bijoux étalés, les écuries d’éléphants, tout le prestige esthétique et opulent de l’Inde ancienne éblouirent à jamais les yeux du visiteur.

Les fêtes durèrent jusqu’au 10 janvier ; l’Angleterre prouva qu’elle tenait à éblouir, par la somptuosité et la magnificence, ces peuples las d’une civilisation trop reculée et qui, comme des vieillards retombés en enfance, n’admirent que le luxe et la force.

En effet, jamais, même du temps du grand Akbar, ne se déployèrent tant de richesses et d’armes. En 1877, lors des cérémonies où Victoria fut proclamée impératrice des Indes, la moitié à peine d’un tel effectif fut rassemblé par lord Lytton.

On a tout fait pour que l’exemple du Transvaal et du Cap ne devint pas contagieux. Surtout il était nécessaire que la terrible révolte de 1857 renonçât définitivement à renaître des ruines que les Anglais ont accumulées sur elle. Delhi, — où Victoria et son fils Edouard ont été, à vingt-cinq ans de distance, salués les maîtres de l’Inde, — fut le centre de la plus formidable conspiration ; et la Grande-Bretagne, lorsqu’une poignée de cipayes révoltés rétablit dans l’antique capitale la puissance du Grand Mongol, pensa perdre avec Delhi toute la péninsule. Quand il fallut reprendre cette ville, « la perle du Punjab », les soldats de la reine durent la reconquérir rue par rue, maison par maison, étage par étage, au prix d’une lutte acharnée. Même dans le camp triomphal installé par le nouveau vice-roi, une pyramide, non loin des « Télégraph and post Offices », témoigne des résultats formidables et sanglants de cette rébellion.


Hélas ! je connais ce puéril et charmant peuple de l’Inde. Comme il dut se réjouir naïvement, étourdiment ! combien il admira ses maîtres de haute stature et au visage pâle ! comme ces fêtes ont augmenté en effet le prestige de l’Angleterre ! Et il ne s’est pas demandé, victime d’un éblouissement hypnotique, lui que la famine et la peste déciment, qui acquittera la note de ces formidables réjouissances…

Par une ironie dont les races victorieuses savent seules le secret, ce sera encore le vaincu et l’asservi qui devra payer les frais de son enthousiasme, le prix de sa reconnaissance au vainqueur…

II

Les délices des bains pervers.

À peine arrivé à l’hôtel, mes ablutions terminées, un grave Hindou, porteur d’un livre énorme où sont inscrits des certificats en maintes langues, maigre et élancé, avec des yeux d’un étincellement noir exsudant toutes les convoitises, me sollicite en jurant qu’il me décortiquera cette Delhi mystérieuse comme un fruit savoureux sous une écorce impénétrée. Il m’affirme non seulement sa probité, mais sa vertu et sa piété. Sa famille est nombreuse, presque autant que ses connaissances historiques, et il est attaché à la déesse Dourga !

Depuis que mon camarade le globe-trotter, ayant acquis des compagnons plus adéquats à ses goûts, m’a délaissé, je ne sais plus plonger dans les troublants cloaques des cités indigènes. J’y suis gêné, je me sens mal à l’aise, car mon cœur s’y soulève, mon cerveau se voile de tristesse et d’appréhension.

Mon guide cauteleux m’insinue dans un couloir où les pénombres s’établissent déjà, propices aux incognitos et aux surprises. Telle est la « maison de bains » que Delhi moderne, semblable à la Rome antique, recèle en ses quartiers populeux. Naturellement, les voluptés païennes s’y intercalent entre les affusions d’eau tiède et les massages subtils. J’étais bien innocent de ne pas m’en être tout d’abord douté.

Depuis Bénarès, je suis inquiet de mon viatique de voyage que je porte avec moi et dont je n’ai laissé qu’une part à une banque anglaise de Calcutta. Le propriétaire des bains devine mes scrupules ; avec une solennité amusante, il m’apporte une cassette en fer forgé dont il me remet la clef. « Déposez ici, dit-il, les objets précieux que vous voulez conserver. Ce « servant » vous suivra partout, gardant votre trésor. Il est muet et n’obéit qu’aux signes. »

Décidément, j’entre dans l’aventure. Suivi par le noir silencieux, je pénètre dans la salle des bains aux jours de souffrance et qu’environnent de profonds réservoirs. Là, sans vêtements, vont et viennent des athlètes, pareils à des prêtres du rite lacustre, à des Paganinis du muscle et de l’os. En effet ils jouent du corps de leurs patients en vrai ? artistes. Entre leurs mains, vous devenez mobile et désarticulé comme une poupée à ressort. Ils vous roulent, vous plient, vous creusent, vous renflent, vous écartèlent, — et tout cela avec une irrésistible douceur, une chasteté érudite, une suggestion de gymnaste qui amollit, détend, délasse.

Massage extraordinaire, perspicace, — mystique si j’ose dire, car il est basé sur des « correspondances », sur la réciproque influence physique et psychique entre les membres des malaxeurs et ceux des malaxés, — utilise le cou, le bras, le flanc, la tête, la jambe, même le pied de l’opérateur, croit qu’un bienfait spécial, une volupté inhérente résultent de chaque membre, sont transmis par chaque partie de l’être. Ces Indiens, pour vous frictionner le corps, se servent de leur corps tout entier. Des vertus magnétiques s’attachent en effet pour ces praticiens du toucher au contact du pied qui délivre des maladies de foie ; et la tête communique de la force psychique…

Aussi ces jeux qui se continuent depuis l’antiquité la plus lointaine, rappellent-ils non pas le monotone et fade va-et-vient des doigts auquel se réduit notre massage occidental, mais l’embrassement multiple des lutteurs qui, en s’enlevant, se froissent. La variété et la surprise de cette fourbissure étonnent les Européens et, d’après mon guide, elles sont très recherchées par les Américaines de passage qui osent souvent se livrer nues aux frications de ces noirs… Insatiablement pendant ces exercices, aussi réglés qu’un poème parnassien, un esclave répand sur ma chair, alternativement, l’eau chaude, l’eau froide, l’eau tiède. Et je me sens rajeuni et un peu faible pourtant, rompu et souple, défait et remis…

Enfin je vais m’allonger dans une autre salle, sur un divan large et doux. Je suis seul, ou plutôt je crois l’être. Tout autour de moi, une musique subtile et préparatoire fait palpiter les tentures qu’écartent des têtes rieuses n’osant assaillir mon repos. Mais, comme je n’ai pas l’air très rébarbatif, plusieurs se risquent. Elles sont vêtues de « saris » aurores, de loques, teintes on dirait avec l’essence jaune de ces œillets d’Inde dont les guirlandes traînent sur les tombes saintes et le parquet des temples. Cette lueur d’ambre gagne la peau de ces fillettes septentrionales ; quelques-unes réellement viennent de ce Népaul presque aussi fermé que le Thibet et dont les sanctuaires glorifient le Bouddha divinisé.


Je n’avais pas prévu cette distraction sensuelle que préméditèrent le guide cauteleux et le maître-baigneur. Je fais signe à ces poupées demi-chinoises que je n’userai pas d’elles ; je les garde comme de jolies bêtes familières.

Je leur montre derrière moi la cassette enfouie sous les coussins. Alors leur joie redouble. Ce sont de gentes écolières en récréation et qui jouent avec moi comme avec un maître qui a daigné abdiquer. Elles m’essaient leurs colliers, m’enveloppent la tête de leurs voiles, m’apportent des glaces pour que je rie en me voyant ainsi costumé. L’une s’obstine, enlève son pendant de nez, me l’essaie à toute force. Mais une voix gronde. C’est fini de s’amuser. Sans doute quelque nouveau client approche, et le seigneur de ce Bain-Harem avertit qu’il faut se tenir prêtes. Allons, j’ouvre la cassette, et comme des moineaux voraces se jetant sur le grain offert, les doigts agiles, que les bagues nombreuses n’alourdissent point, picorent les roupies..

III

La Colonne de Miséricorde.

C’est assez pour aujourd’hui. J’ai besoin d’air et de campagne. Le cocher me transporte hors de Delhi la nouvelle, loin des cantonnements anglais, vers l’immense champ aride où sont couchées et parfois ensevelies tant de cités. Le soir tombe. Le guide, pieux et procurateur de joies, (cette qualité respectable et ce métier disqualifié s’allient très naturellement dans l’Inde), m’épie, du coin de son œil ténébreux où la malignité aiguise les convoitises. Je ne le gronde pas ; je le paie ; son âme se dilate. Il me demande la permission de s’arrêter pour boire.

Un vieillard vend, tout près d’un pagotin trop pauvre que prêtres et fidèles ont déserté, une liqueur de fruit où est fondue la terrible et exquise confiture de « cannabis indica ». « Vous buvez, vous autres Européens, votre wisky qui est de l’alcool pernicieux et impur ; nous, nous abreuvons avec l’essence des fleurs et avec l’âme subtile de la terre. »

Puis l’idéalisme fît place à l’avarice : « Votre wisky coûte une demi-roupie le verre, tandis que ma boisson ne revient qu’un paisse (un sou). » Il but et brisa l’aiguière de terre, car elle était souillée à jamais pour tout Indien d’un autre caste. Et quand il leva les yeux je sentis qu’il planait loin de moi, au-dessus des réalités vulgaires, dans l’aérostat du rêve.

Notre voiture à Feroz Sha Kotila passa devant une colonne isolée, sans beauté spéciale ni grandeur exagérée. Un simple fût poli de grès paiement rose, n’ayant guère que dix mètres de haut, sur un rugueux piédestal. Mais le couchant mettait aux caractères à peine déchiffrables sous la patine du temps, des tons orange qui font songer aux robes des moines boudhistes… N’ont-ils pas raison, ceux-ci, de porter les couleurs symboliques du crépuscule, eux qui préconisent la grande nuit salvatrice, le doux nirvana où tout se pardonne et s’apaise, parce que tout s’anéantit et se fond ?

La colonne, qui semble revêtir cette nuance nouvelle par piété, est à jamais célèbre, comme celle d’Allahabad, parce qu’elle relate un édit de l’Empereur Açoka ; là, des réflexions morales s’entremêlent à l’énoncé des œuvres pacifiques du souverain : plantations, constructions de canaux et de routes, etc… L’évangile de charité préchrétienne y exhale le profond espoir de l’humanité en un monde meilleur dès cette terre, L’union, la pitié, la réciproque indulgence, le pardon remplaçant les guerres, la bonne volonté substituée à la peur du superstitieux et à l’obéissance de l’esclave, — tout ce que l’homme, le plus élevé d’esprit, le plus généreux de cœur, peut découvrir de sublime en lui-même, dans son seul lui-même, le Bouddha le trouva, le formula, et l’empereur Açoka tenta de le réaliser.

L’Asie Mineure, quand on la fouille, avoue le passage des missionnaires bouddhistes dépêchés vers l’ouest par ce monarque philosophe. Malgré la puissance de ses armées, il renonçait aux conquêtes qui n’étaient pas spirituelles ; avide de gagner les âmes, il dédaignait les provinces nouvelles qui, d’ailleurs, appelaient sa rayonnante suprématie.

Ici à Delhi, au milieu des ruines de l’orgueil et des stigmates de la haine, parmi les vaines exaltations de tombes qui veulent réintégrer dans ce monde illusoire les morts augustement délivrés, tout près des temples écroulés célébrant des dieux plus inexistants encore que les hommes, ce monolithe, qui date de trois siècles avant notre ère, proclame la réalité suprême de l’Ame. L’Ame, (Atma, qui pour l’Hindou s’identifie avec Brahman), fut la seule flamme des divinités et des héros ; elle les dépasse, puisque, mère silencieuse éternellement féconde, elle se réserve pour l’avenir de suprêmes révélations. Le christianisme déjà palpite en ce granit, et ce pressentiment de la divine beauté morale fait pâlir toutes les autres beautés.

Il survit peu de traces, dans l’Inde, de la vieille civilisation bouddhiste[16]. D’ailleurs, le bouddhisme pur, véritable, n’existe plus nulle part. L’Inde, après l’avoir enfanté, l’a rejeté, comme une maladie sublime ; le Népaul, la Chine, le Thibet, la Sibérie, Ceylan, en ont fait la plus idolâtrique des superstitions[17].

Le bouddhisme, en tant que métaphysique positiviste, conçoit le monde comme une suite de phénomènes et la douleur comme le fruit naturel et empoisonné de la vie ; ce phénoménalisme et ce pessimisme ont émigré dans la philosophie allemande moderne et se sont en quelque sorte réfugiés dans notre science européenne qui adopte devant le problème de la vie des conclusions semblables à celles de Gautama.

L’amour du néant, le goût de l’ensevelissement éternel ou plutôt de la dispersion dans la Matière et dans la Force, n’appartiennent pas exclusivement au bouddhisme ; ce sont des manifestations intrinsèques à cette Inde, trop favorisée, trop prodigue qui, n’ayant pas besoin de l’effort pour jouir, l’a fatalement sacrifié au repos. Le shivaïsme, mysticisme nihiliste, a précédé le bouddhisme, son rejeton, et lui a ici survécu.

Quant à la croyance à l’égalité des êtres, quant à la charité pour tous, ces vertus sont arrivées à leur forme pratique, à leur expression raisonnable dans la morale chrétienne.

Le bouddhisme (j’entends par là les idées fondamentales de Gautama Bouddha, non pas l’idolâtrie et le fétichisme qui se sont affublés de ce nom) est bien mort, bien mort avec son fondateur ; il a réalisé pour lui-même sa théorie ; il s’est dispersé ; il est entré dans le nirvana véritable, le seul admissible : la renaissance sous des aspects meilleurs dans l’éternelle évolution de la nature et des idées.

Açoka fut un grand prince, magnifique et bienfaisant. Ainsi il correspond à notre plus belle vision de l’Inde antique.

En effet, ceux qui pensent et aiment dans notre Occident brutal, pratique et desséché, ont tendu leur cerveau et leur cœur vers les jungles méditatives et vers les ruines d’âme plus encore que vers les ruines de marbre. Nous avons soif également d’idéal et de bonté ; Bouddha la Doctrine n’est rien sans Açoka, l’Acte. L’un complète l’autre. Tous deux s’achèvent dans une plus-value de l’homme et forment les assises « naturelles » de la religion. L’idéal inactif devient la chimère inattingible et menteuse qui épuise les forces, précipite au désenchantement et à l’égoïsme impuissant. La bonté, quand elle est héroïque, quand elle provient d’un effort et non d’une lassitude, c’est l’énergie renouvelée par son plus chaleureux exercice, la réverbération de l’idéal dans l’effort, la perfection qui s’approche, et que l’on n’étreint jamais pour la plus grande gloire de notre nature ; car mériter est plus beau qu’avoir reçu.

Aussi, moi dont la sensibilité chrétienne a souffert de l’orgie sanglante à Kali-Gath et s’est attristée aux désespérances irrévocables des solitaires de Bénarès se ruant au suicide spirituel, j’ai apaisé ma nostalgie d’errant, toujours déçu par les magnificences de la superstition ou de la guerre, devant ce symbole de miséricorde, la Colonne du Napoléon de la Paix.

IV

Delhi est innombrable.

La destinée, de certaines villes est d’être ravagées, détruites, reconstruites. Delhi est de celles-là. Située sur les bords de la Jumna, au point de jonction des routes commerciales qui relient aux riches provinces du Rajputana, les plateaux de l’Afghanistan et de l’Asie centrale, elle s’offre comme une proie enviable à tous les conquérants.

Mohammed, un Afghan de Ghor, la prit en 1193 ; Tamerlan, le Mongol, la saccagea deux siècles plus tard ; Nadir-Shah, le Persan, lui vola en 1739, entre autres merveilles, le, fameux « trône des paons » qu’au dix-septième siècle Tavernier, le voyageur français ; (il devait s’y connaître, étant lui-même orfèvre), estimait à 150 millions de francs. Ahmedr Shah-Durani, un autre Afghan, l’envahit en 1756 ; trois ams après, les Marathes s’y établirent. Et, c’est à eux que le général Lake l’arracha en 1803 pour en faire une cité anglo-indienne, dont le souverain indigène ne fut plus, désormais, que nominal et simple pensionnaire de la Grande-Bretagne…

Les morts et les renaissances de Delhi sont-elles terminées ? Nul ne peut le dire ; et qui sait si Delhi, avant un siècle, ne connaîtra pas une nouvelle invasion du Nord dont le Tamerlan serait un tsar ?…

Delhi est plus multiple que Rome encore : elle est composée de neuf cités distinctes ; et ces ruines, répandues sur un espace de 45 milles, sont un livre d’histoire incomparable, çà et là raturé par un philosophe disert à démontrer la vanité des gloires de ce monde. Au xviie siècle, elle n’était plus qu’un monceau de pierres écroulées où poussaient des broussailles sèches et que parcouraient des paons bleus, lorsque Sha Jahan, l’empereur mongol, dégoûté d’Agra, sa capitale depuis la mort de sa favorite, la dame du Taj, vint dresser la Delhi nouvelle, Shajahanabad, près de la rivière sainte la Jumma ; il y construisit la mosquée, le palais et le fort, |qui comptent parmi les plus beaux de l’univers.

Mais le premier devoir du voyageur qui, lui, habite dans une cité plus nouvelle encore (les cantonnements anglais), assez loin de la ville indigène, c’est de courir aux merveilles de Delhi l’antique et, entre autres, au Kétub Minar, au pilier d’airain et à la vieille mosquée, dont les vestiges sont formidables. La route qui conduit à ces magnificences abolies est bien, comme l’a écrit M. André Chevrillon, « la voie appienne » de l’Asie, tant elle est semée de souvenirs et de tombes.

V

La Babel achevée et le pilier sanglant.

Le Kétub était la plus haute tour de la terre jusqu’à l’érection de notre tour Eiffel. Situé au moins à 12 milles de Shajahanabad, il a quatre-vingts mètres de hauteur ; sa largeur est de dix-sept mètres à la base et de trois mètres au sommet. Les trois premiers étages ont été construits en grès rouge et les suprêmes en marbre étincelant. Des balcons et des balustrades indiquent les étages. Les lignes verticales des cannelures, enveloppées d’un réseau de dessins et d’inscriptions, rendent délicat et précieux ce minaret énorme à fût rouge et à chapiteau blanc. Et on rêve d’une Babel bicolore et achevée.

Du sommet, où j’ai monté par un escalier en vis, on aperçoit plus d’un million d’acres. Là s’éparpillent les restes des civilisations védiques, brahmaniques, bouddhiques, mahométanes. Il y a là de quoi pleurer et se souvenir pour l’Aryen, le Persan, le Turc, le Pathan, l’Afghan, le Mongol, l’Hindou…

La légende s’y affirme réelle à côté des annales nébuleuses. La ville d’Indra, Indrapat, — elle me reporte aux temps préhistoriques du Mahabliarata, à dix milliers d’années avant notre ère, — voisine Tughlak Abad, la cité » cyclopéenne » qui ne date, pourtant elle, que de cinq siècles !…


J’ai fait l’excursion avec un jeune Américain rencontré à l’hôtel. Il a dix-huit ans à peine, il vient de terminer ses études ; mais son père, un simple notaire, l’a dépêché loin de New-York et de la familiale maison ; après lui avoir remis un portefeuille de 6,000 dollars, il lui a fait savoir que pour un an il l’avait assez vu. « Vous ferez, a-t-il ajouté, votre tour du monde avec économie et confort, et vous me reviendrez vous étant formé une idée un peu nette du métier que vous voudrez choisir. »

Ce jeune « Jérôme Paturot » yankee, à la recherche d’une vocation, parle aisément trois langues et se fait suivre de merveilleuses malles que j’ai pu admirer dans son appartement. Elles sont longues, mais assez plates, avec des compartiments nombreux ; elles se logent partout, sous les banquettes des trains, dans les recoins des sleepings ou des cabines. J’ai goûté son smoking « pays chaud » tout blanc et que les élégants portent ici le soir, au lieu de nos vêtements noirs bons pour les régions froides ou tièdes.

Telles sont les surprises des voyages et les violentes antithèses créées par le hasard. Ces choses, plus vieilles que lliistoire, je les examine en compagnie de ce grand enfant qui appartient à la plus jeune des races du monde. Tandis que la rêverie me fait planer avec le manteau de Faust sur les Delhis monstrueusement antiques, et que par la pensée je m’incarne en les citoyens divers de ces cités abolies, ma personnalité la plus externe écoute ce correct New-Yorkais me remercier de l’excellente idée que j’eus d’associer nos promenades en ce jour, car, me dit-il, « mon père serait content de me voir faire des économies : guide, voiture, restaurant, nous partagerons tout. De plus, à deux, on peut mieux se défendre contre ces quémandeurs et ces pillards. »

Je hoche la tête par politesse. Il insiste ; « Nous irons voir les bayadères ensemble, continue-t-il. Oh ! non pas pour les plaisirs défendus… Mon père, avant le départ, m’a fait lire des ouvrages de médecine qui m’ont mis en garde… seulement pour les voir danser meilleur marché. »

Cependant le vertige me gagne plus encore la pensée que la tête. Du haut du Kétub, j’ai entrevu la vanité des empires et des races, des religions passées et des civilisations futures. J’ai supposé qu’un jour — dans quelque vingtaine de siècles seulement ? — des étrangers en voyage, au dernier étage de la tour Eiffel embrasseraient du regard les Paris anciens et modernes anéantis par de successives invasions. Hélas ! nos constructions sont si fragiles que ce rêve lui-même, dans sa maigre part de stabilité, est incertain… En ces temps, le Kétub, peut-être, se dressera encore ; et déjà la tour Eiffel, dressée pour durer peu, aura disparu !


Nous ne nous arrêtons guère à l’ombre des colonnades qui bordent les admirables tombes environnantes ; elles abondent vraiment trop dans l’Inde, ce cimetière de splendeurs ; nous remarquons tout près, le « pilier d’airain « et la mosquée de Kétub, dont le « Minar » fut, en effet, le minaret monstrueux.

D’après l’inscription, qui date bien de cinquante siècles, le pilier d’airain est « le bras de gloire de Rajha Dheva, lequel conquit ses voisins et accapara la souveraineté indivise de toute la terre ! » Il se dresse, inébranlable, malgré sa vétusté. Les guides m’en expliquent la légende.

Une prophétie populaire prétendait que, si le pilier venait à trembler, l’empire entier serait ébranlé. Par bravade, le prince régnant alors à Delhi creusa tout autour. « Le bras de gloire » bougea et saigna. miracle ! une humeur rouge sortit de terre. Des hordes septentrionales, conduites par un esclave ottoman, le fameux Kutb-Ed-Din, égorgèrent le rajah imprudent, qui fut le dernier de sa dynastie, et en fondèrent une nouvelle qui n’eut pas un plus heureux sort.

L’aventurier turc et sa race élevèrent la tour célèbre, le Kétub, et cette mosquée proche du pilier d’airain. Construite autrefois avec des ruines, celle-ci est émiettée aujourd’hui en ruines de ruines… La triple colonnade, encore survivante, est magnifiquement absurde. Elle fut édifiée avec des morceaux de vieux piliers, débris de temples bouddhiques et védantiques ; le travail patient, compliqué, idolâtrique de ses fragments superposés jure avec les galeries rectangulaires, les files géométriques de l’art musulman. On y discerne encore des éléphants, des singes, des processions de rois, des figures extraordinaires de dieux, que le marteau de ces iconoclastes et le poing rude du pire destructeur, le temps, n’ont pu complètement anéantir…

VI

Les fils du dernier empereur Mongol se rendent et périssent près du mausolée de leur ancêtre.

En retournant àShajahanabad, la cité nouvelle, il est impossible de ne pas remarquer le mausolée de l’empereur Humayon, qui, antérieur d’un demi-siècle au Taj, en a sans doute inspiré l’architecture. Maintenant, lors des foires et des fêtes religieuses, c’est là que les habitants de Delhi et des environs viennent manger les fruits du pays et boire les liqueurs parfumées. Ce noble monument est un souvenir de la gloire indienne et de la revanche britannique. En effet, si le père du grand Akbar. Humayon, rappelle encore aux indigènes, par o marbre et la pierre purpurine de sa tombe, la fierté et l’art mongols, un officier anglais, le major Hodgson, y étouffa dans le sang le dernier grondement à Delhi de la terrible révolte des cipayes.

C’était le 23 septembre 1857, Delhi venait d’être reprise aux Mongols et le dernier empereur était prisonnier. Son fils et ses deux cousins s’étaient cachés avec une bande de rebelles dans le mausolée de l’aïeul. Hodgson vint les y chercher avec seulement quelques soldats shiks ; et, payant d’audace, il somma les trois princes de se rendre sans condition. Ceux-ci, impressionnés, obéirent et montèrent dans le char qu’entouraient le major et sa garde. Mais, sur la route de Delhi, la population, de plus en plus nombreuse et irritée, menaçait le cortège, décidée à délivrer ses princes. Alors Hodgson n’hésita pas ; de son revolver, à bout portant, il tua les trois royaux prisonniers, puis jeta leurs cadavres à la foule qui, terrifiée par ce coup de force, s’écoula tremblante au lieu de massacrer cette poignée d’hommes qui avait su lui en imposer.

VII

L’Eunuque symbolique.

Et moi aussi je suis allé sur la tombe de l’Empereur, un jour de fête ; mon guide complaisant des bains pervers était redevenu le bon père de famille indien préoccupé uniquement de se faire trimballer, lui et ses enfants, à cette réjouissance.

Son aîné est une merveille de poupée fate et fardée. Il sent tellement son importance, qu’il garde dédaigneusement le silence, sauf pour commander à son père en de brèves paroles. Ce personnage de cinq ans a l’impériosité d’un roi.

L’enfant ne tarde pas dans la famille hindoue à devenir le maître parce qu’il est le plus fragile, le plus gentil et surtout, d’après les croyances religieuses, le plus précieux. Dans l’Inde la vieille organisation sociale a inféodé sans cesse l’individu à la race, et la religion s’est liguée avec l’État pour que la femme soit sacrifiée à l’époux, tous deux à la caste, la caste aux brahmanes et au rajah. Le culte de l’enfant a été moins imposé par la nature — d’ailleurs toujours ennemie, elle aussi, du développement de la personnalité exclusive — que par la lente suggestion des dogmes et des lois.

D’après Manou l’enfant est « le rédempteur ». L’enfant mâle s’entend ; le père est sauvé par son fils qui accomplit « le sacrifice » à son ombre et lui ouvre ainsi, après sa mort, le ciel ; celui qui n’a pas de fils est damné à moins d’être un yoghi, un moine, un ascète. Aussi, quels soins autour de cette tête chère qui, en échange de la vie, donne l’immortalité !…

Mon compagnon de route, mon initiateur de ruines, n’a plus d’égards et d’yeux que pour ce bébé dont la petite calotte est un bijou d’or tressé. Il lui a mis aux oreilles, au cou, aux bras les riches breloques, les anneaux, les fétiches, les bracelets que nous réservons aux plus coûteuses maîtresses. Il lui a peint les ongles, agrandi de kohl les paupières déjà si amples ; à son oreille il a glissé une fleur, et a frotté de jasmin et de safran ce corps douillet ; les joues, comme les lèvres, sont écarlates. De quel coffret de famille cet escrogueur de roupies a-t-il tiré tant de gentillesses ?


Le tombeau d’Humayon, avec ses pavillons, ses terrasses, ses recoins, ses larges salles dallées, est encombré d’une population douce, joueuse et vautrée. Pas de rixes, presque pas de cris, un bourdonnement de ruche paresseuse. Que de marchands de fruits et de pâtisseries ! Vainement, je tente d’y goûter, tout cela m’écœure. Trop de soleil, de poussière, de fadeur : Pays décevant où l’on serait en droit d’espérer pourtant des primeurs savoureuses sous un soleil mûrisseur ; mais l’excès de chaleur nuit aux vergers, tout s’y liquéfie, les roses colossales ne répandent aucun parfum ; les fruits, délicieux d’aspect, de forme capricieuse, sont dilués au goût et tièdes atrocement. L’eau gluante mouille les places d’ombre où la populace s’est couchée ; partout, des détritus où le pied glisse, une malpropreté d’enfants qui ont craché leur dînette et l’ont piétinée.

Le père a plein la bouche de confiseries rebutantes et d’éloges pour son fils.

« Il est fiancé, déjà, Sâb ; l’astrologue lui a découvert sa femme parmi les fillettes d’une famille de notre caste et nous avons échangé des présents, son père et moi. Comme il était joli sous les fleurs, assis sur sa petite chaise à côté d’elle et porté en triomphe dans notre jardin ! Voyez… il conserve sur la poitrine en scapulaire la poussière des pieds d’un saint. »

Pais, avec celle facilité dans la volte-face d’âme qui est caractéristique de l’Hindou, ce père modèle me montra un bizarre promeneur solitaire et oscillant qui paraissait ivre et esquissait, avec des gestes de coquette, le déhanchement des bayadères. Il s’avançait au milieu des sourires. Une vanité de bouffon accentuait son allure qui se savait remarquée.

— Est-ce un homme ou une femme ? demandai-je.

— Il n’a plus de sexe, Sâb. Par excentricité il s’est émasculé. Ainsi il vit sans travailler, en s’exhibant lui-même dans les fêtes. On paye ses simagrées de quelques païsses. Certains le traitent de fou, d’autres le soupçonnent de familiarités infâmes. En somme, il est inoffensif ; et, dans toutes nos foires, il fait la collecte, après avoir joué une pantomime ou dansé le pas des bayadères en renom…

Peu à peu, en effet, tous les regards affluaient vers l’insexué avec bienveillance ; on se garait pour le laisser passer. Il amusait et suscitait cette espèce d’admiration que tout Indien réserve pour celui qui a trouvé le moyen de se tirer d’affaire sans adopter un métier précis et qui porte le sceau de quelque fatalité le séparant de ses frères. Une pitié tempérée de mépris me gagna devant cet inversif qu’un délire dérisoire faisait gambader de ses jambes épilées et chanter d’une voix de castrat, inquiétante et ridicule. Et je crus qu’il incarnait dans sa déchéance et son dérèglement volontaire l’âme dégénérée de ce grand peuple qui s’étourdit d’enfantillage et s’enivre de sa décrépitude, tel cet eunuque ivre jouant sa parade de bateleur sur le tombeau magnifique d’un conquérant oublié.

VIII

Le Palais des Mille et une Nuits hindou.

Je me rappelle, comme si je revivais un rêve, mon séjour, il y a presque deux ans, à Delhi. Je revois les Palais, et le « Fort », délices de somptuosité voluptueuse, de guerre romanesque, où — le 6 janvier 1903, — un bal extra moderne fut donné par le Vice-Roi. Derrière ces murs énormes en grès rouge qui semblent dressés par les Titans, officiers et fonctionnaires anglais aux vêtements étriqués malgré les chamarrures bostonnèrent avec leurs femmes aux allures correctes, aux tailles rigides, là où les guerriers mongols faisaient résonner leurs armes chevaleresques et où les courtisans laissaient flotter leurs molles étoffes, étoilées de bijoux. Des buffets abondants, mais peu hiératiques, s’adossèrent aux merveilleuses murailles de marbre incrustées de pierreries…

Seule lady Curzon fut en harmonie avec le passé fabuleux ; sa beauté se para d’une robe brodée d’or, représentant le paon à la queue étalée de ce trône fantastique qui sous les Mongols décorait le « dewan » aujourd’hui trop anglais. Étrange destinée des souvenirs ! Une enfant de la jeune Amérique a triomphé dans cet antique palais, elle dont la robe moderne sut garder le reflet du plus étincelant prodige disparu…

Je refais par la pensée ma promenade à travers l’innombrable Demeure… Ces halls en plein vent sont d’énormes coffrets entr’ouverts. Ciselures, incrustations de pierres précieuses, extraites de toutes les mines de l’Asie ; fleurs et oiseaux de lapis-lazuli, d’agate et de nacre, fixés dans le marbre le plus pur par des architectes qui disposaient de la matière des joailliers et qui eurent l’imagination des poètes ! Ces piliers s’érigent en puissants et gracieux végétaux artificiels, ces plafonds étincèlent plus suaves que des cieux de nuits d’été ; je pouvais me croire transporté dans une région des Mille et Une Nuits, qu’embellirait la fierté arabe unie à la luxuriance indienne.


Shajahanabad vaut par le fort et le palais. Ils coûtèrent vingt années et plus de 50 laks de roupies. Un mur titanique avec des tours colossales, entouré de fossés et armé de créneaux, protège, je l’ai dit, ces merveilles de l’art marmoréen. J’entre par la porte de Lahore, dont la massivité s’orne de dômes, d’arches surmontées de flèches dorées. Hélas ! le spectacle déçoit aussitôt. Les casernes et les magasins d’intendance ont supplanté les demeures de lis et de lotus en pierre dure. Les Anglais ont gâté par l’esprit inesthétique de la conquête européenne ces chefs-d’œuvre que bâtit la conquête musulmane. N’importe. La galerie des musiciens, les deux salles d’audience, la Moti Musjid (la mosquée perle) ont été relativement conservés, et nous pouvons évoquer, avec ces restes imposants, l’ensemble fantastique.

Après le portique de grès rouge l’éblouissement du marbre commence. Tout d’abord je prends la « galerie des musiciens », large édifice à deux étages avec terrasses et arcades superposées. Puis je pénètre dans le Dewan-i-Am. Contre le mur, une estrade de marbre neigeux supporte un trône de Justicier et de Roi, en marbre aussi, avec piliers et baldaquin. Quelle délicieuse colonnade sculptée et dorée, ornée de balcons en marbre et de kiosques découpés comme des dentelles, s’avance vers la Jumna !

Contre le plafond très abîmé, je distingue encore les subtils filigranes d’or et d’argent que les orfèvres de Delhi exécutèrent. Ils furent aidés dans leurs ingénieux travaux par Austin de Bordeaux, que j’ai déjà cité à propos du Taj. Cet aventurier génial, après avoir dupé plusieurs princes européens par la fabrication de fausses gemmes, trouva à la cour du shah Jalian un refuge et une fortune. Oui, ce n’est pas seulement la matière impeccable qu’il faut admirer, c’est le travail prodigieux qui l’adorne. Le trône est brodé de quelles mosaïques ! Et quelles incrustations de miniatures exquises, oiseaux, fleurs et fruits qui sont des pierres précieuses ciselées ! Palais de féerie véritable où la volupté et la force ne font qu’un !

Le hall des audiences privées (Devan-i-Khas) est plus fascinant encore. Imaginez une colonnade oblongue avec un pavillon carré ayant arches et dômes et d’où une fenêtre en saillie regarde la Jumna. Le soleil étincelle sur tout cela, fait ressortir les couleurs riches et délicates de ces corniches dorées, de ces volutes, de ces treillis, de ces filigranes, de tout ce jardin figé, tantôt mauve, tantôt rose, tantôt paiement vert, tantôt de suave azur. Le « Trône des Paons » était là autrefois, et, quoiqu’il ait disparu, il mérite d’être décrit selon le témoignage qui nous reste de lui dans le récit des voyages du Français Tavernier, joaillier de son état, et d’après les miniatures qui le reproduisent. Il était trop précieux pour être respecté En Asie, le vol est surtout le devoir des forts. Ce formidable joyau fut emporté par Nadir-Shah en Perse ; quelques années après, les Mahrattes, à leur tour, volèrent ce qu’il purent, ce qui restait, — le parquet, qui était en argent.

IX

Un trône valant cent cinquante millions de francs.

Le « Trône des Paons » l’ut ainsi appelé parce qu’au dossier s’épanouissaient deux paons, leurs queues déployées, si incrustées de saphirs, de rubis, d’émeraudes, de perles et d’autres pierres précieuses aux couleurs appropriées qu’on eût dit la réalité magnifique de ces animaux vivants. Leur corps était en or émaillé, et sur leur gorge un rubis énorme auquel tenait une perle fantastique pendait. Le trône en or massif, strié de rubis, d’émeraudes, de diamants, avait trois mètres de long sur un mètre trente-cinq de large. Il était surmonté d’un baldaquin en or, plafonné de diamants, frangé de pierres et soutenu par douze piliers ; ceux-ci — la plus riche pièce, d’après le joaillier français — étaient blasonnés de gemmes follement coûteuses. Entre les deux paons, s’exhibait un perroquet grandeur nature, sculpté dans une seule émeraude. De chaque côté du trône, pour symboliser la royauté, s’ouvrait une ombrelle en. velours cramoisi brodé de perles. Les manches étaient hauts de deux mètres soixante, en or massif clouté de diamants.

Ce meuble luxueux jusqu’à l’extravagance — il fut évalué six millions de livres sterling — s’élevait sur un parapet d’argent massif ; on eût dit « un de nos lits de camp », écrit Tavernier, ou, mieux, un lit à quatre places, selon l’expression que je trouve dans Bereds ford’s Delhi. Il fut commencé par Tamerlan et achevé par Sha Jahan. Ce formidable scintillement de joyaux devait fasciner ce peuple coquet et vénal ; et le cœur des courtisans — pareil à celui des courtisanes, — subissait le charme de cette manifestation prodigieuse de richesse.


Au milieu de tant de merveilles, quelle est l’âme je ne dis pas « de ce siècle », mais hélas ! de tous les siècles, éprise de ce qui domine et brille, de l’opulence et de la force, quelle est l’âme païenne qui n’approuverait la maxime de superbe inscrite sur les murs en caractères persans et que me traduisit un brahmane expert en langages asiatiques : « S’il y a un paradis quelque part sur la terre, c’est ici, c’est ici, c’est ici[18] ! ».

Mais le paradis pour un chrétien est « autre part », loin de la terre, « n’importe où, hors du monde » selon la magnifique expression de Baudelaire, à l’écart surtout des palais qui deviennent déserts et des pompes qui s’évanouissent. Le vrai paradis sur la terre, mais malgré elle, et en quelque sorte par l’oubli d’elle, réside sous l’humilité de la vie et dans la splendeur secrète de l’amour…

X

La princesse qui mourut nonne musulmane.

L’Inde demeure cependant le pays du renoncement, plus encore que de l’opulence et de l’orgueil. Tout abandonner pour suivre un maître mystique, pratiquer (avant la lettre) la parole du Christ : « Laissez tout ce qui vous appartient et suivez-moi » est une tentation d’héroïsme moral que ces âmes écoutent souvent, même au milieu de la gloire, de la richesse, dans l’éblouissement des cours impériales.

La crise sublime qui fait préférer la solitude et la pauvreté, la maladie du cloître ou plutôt de l’idée du cloître (car les monastères sont rares dans l’Inde et le Bouddhisme seul a multiplié les ascétères à Ceylan particulièrement et au Japon) c’est-à-dire la fuite au désert, vers la jungle, sur les cimes himalayennes, ont toujours décimé l’Inde comme la peste, la morsure des serpents, la famine ou la guerre. C’est, si j’ose dire, « le mal divin ».

En somme, j’ai tort de l’envisager avec un peu de la méfiance des savants modernes, cette passion de l’exil, cette ivresse de l’âme qui se boit elle-même comme un philtre, un poison exaltant ! L’Ascète, — quel qu’il soit — est le maître de l’Inde, le roi véritable, occulte, sans glaive ni couronne, sans autre majesté que l’aube intérieure dont il est le témoignage et le témoin.

De lui nous viennent les Védas, la plus vieille des bibles naturelles et ces Upanischads anonymes qui sont les réflexions parlées dans la solitude, inscrites aux mémoires et répétées de bouche en bouche avant d’avoir subi le grand refroidissement du livre ; de ce farouche isolé découlent les lois originelles aujourd’hui mal comprises et désuètes, mais qui firent la force de ce pays, premier berceau des autres peuples. L’Inde peut-être n’a subi la décadence qu’à cause de l’extinction de cette tare incomparable. Se l’ai répété maintes fois en ce livre, Yoghis, Mahatmas, Sanyasins ne sont plus aujourd’hui que la contrefaçon de ces antiques initiateurs de rois, de législateurs et de prêtres. La sève mystique épuisée, ce grand organisme a vu se flétrir ses bras guerriers, se dessécher sa tête savante, tomber sa vigueur physique en même temps que son rayonnement intellectuel et moral.

Aujourd’hui encore, un vestige demeure de cette antique suprématie. Le mendiant sacré, qui a tout dépouillé pour vivre cette vie panthéistique, (notre saint François a christianisé en le réglant ce magnifique délire) est encore salué par les rajahs et les brahmanes comme un supérieur. Ce pauvre reçoit l’hommage prosterné des riches de l’intelligence, des privilégiés de la fortune et du pouvoir. Au-dessus des trônes, au-dessus des palais et des pagodes, au-dessus des universités et des camps, les peuples, les savants et les princes vénèrent la cabane de l’yoghi, la peau de panthère où le sanyasi s’accroupit pour méditer ; et la cendre, dont le disciple nu de Shiva se revêt par mépris des illusoires splendeurs, est recueillie par les mains pieuses avec plus d’honneur que toutes les pierres de Golconde et les perles de Ceylan…

L’Islam guerrier, luxuriant et brutal, n’a pu étouffer cette obstinée imploration d’un bien supérieur à tous les autres biens, et invisible. À la cour de ces Mongols, avides de luxe et de domination, parfois une fleur mystique, ne voulant être belle que de la beauté intérieure, renonciatrice des beautés accessibles aux sens, répandait son pur parfum que le temps lui-même n’a pu dissoudre.

Que puis-je y faire ? L’artiste en moi a beau admirer et chérir ces architectures féeriques dont les débris aujourd’hui encore étonnent les plus blasés et les plus difficiles, mon cœur n’est pas dans ces palais des mille et une nuits réalisés sous le soleil par des volontés esthètes ; parmi ces rêves marmoréens mon cœur s’ennuie… Il s’évade loin des arcades, des portiques, des trônes, il retourne dans le vieux Delhi ; et, parmi les tombes que la poussière des siècles a presque enterrées à leur tour, il en choisit une qui n’a pas même de marbre, que l’indigène a oubliée, que le touriste dédaigne. Là, des herbes folles ont poussé, cachant une inscription à peine lisible, racontant en quelques paroles humiliées la qualité et le nom de la dépouille ensevelie. Cependant, celle qui dort là était la fille et la sœur des plus puissants empereurs de la terre. Mais elle méprisa son rang et même sa beauté. Elle ne fut éprise que de son âme, et de l’Âme des âmes. Ses yeux à jamais fermés sur les splendeurs environnantes n’avaient voulu s’ouvrir que sur les trésors intérieurs. Elle exigea la pauvreté, la solitude, l’oubli. Et je me suis senti ému, mieux qu’auprès des chefs-d’œuvre, plus que devant les prodiges du luxe, de la gloire et même de l’amour, en lisant cette épitaphe :


« Jetez seulement un peu d’herbe sur ma tombe. C’est tout ce qu’il faut pour cacher la dernière demeure des humbles.

« Ici repose la pauvre, l’éphémère Jahanara, fille de l’empereur Sha Jahan et disciple d’un fakir. »


O paroles plus belles que tous les palais de la vie et de la mort !

XI

L’ascension vers Allah.

La petite, trop petite mosquée du fort, à côté de ces splendeurs, est rafraîchissante par sa beauté toute nue. Plus étroite qu’un « racquet court », dit un de ses descripteurs anglais, elle ouvre comme des bras de femme ses murs de marbre veinés de gris, çà et là tachés de rouge…

Elle ne saurait être comparée à la Jumma Mosjid, hors de la forteresse, et qui, elle, cal la plus grande mosquée de l’Asie. Je ne dis pas la plus belle, car je lui préfère celle d’Omar à Jérusalem. Elle a été aussi bâtie sur un roc. Comme on sent que dans cet espace solennel et découvert pouvaient battre des cœurs de guerriers ! Par trois portails, on peut atteindre la plate-forme de 150 mètres de côté où conduit un magnifique escalier de quarante marches. Par-dessus les issues décorées de cuivre, s’élèvent ces portails si vastes que l’ensemble de l’édifice en serait diminué s’il ne se défendait par l’étendue. De rouges galeries s’allongent plus haut encore, et, bien au delà, s’exaltent des dômes de marbre ; et, au delà de ces dômes, des minarets de marbre, et plus haut encore, des piliers, des coupoles et des pinacles d’or !

C’est l’ascension vers Allah que conseille cette mosquée par son exemple. À côté des fabuleux « gateways », les murs du quadrangle semblent ramper le long de la cour. À chaque coin, une tour octogonale élance son pavillon où la pierre rouge alterne avec le marbre blanc. Une d’entre elles contient les reliques du prophète : de vieux livres, une sandale, un poil de barbe. Au nord-est et au sud-est, de bas piliers supportent des plaques de marbre ; sur l’une est gravée l’hémisphère oriental ; sur l’autre, sont marquées les lignes des heures. Une barre de fer indique par son ombre le temps de la prière pour le croyant. Trois dômes blancs, surmontés de flèches dorées, globes de neige marmoréenne, forment la triple tête vénérable de la mosquée intérieure pavée de grandes dalles de marbre blanc ourlé de noir. Des minarets rayés de rouge, hauts de quarante-quatre mètres, flanquent les dômes. Le mirab ou tak, niche sacrée qui remplace l’autel chez les musulmans et oriente les prières vers La Mecque, semble à lui seul coupé dans un bloc de marbre immaculé, haut de deux mètres et large de trois mètres !

Là, pour reproduire le sacrifice d’Abraham, un chameau fut sacrifié en grande pompe par le rajah de Delhi ; là fut lue pour la dernière fois, un vendredi de septembre 1857, la litanie pour la maison de Timour !

Aussi ce monument est cher aux Indous comme une colossale relique. Marbre et pierre prodigues, assortis à l’Inde et qui semblent ne tant s’épandre que pour mieux absorber le soleil.

XII

Delhi l’  « incongrue. »

La pauvre Delhi « native » est bien déchue des antiques splendeurs. Elle est à peu près pareille aux autres villes de l’Inde pittoresques, morbides, malpropres et, comme le disent les Anglais, « incongrues ! »

Pour arriver au Palais, le cortège impérial du Durbar, avec ses cent cinquante éléphants, ses chameaux, ses chevaux admirables, dut prendre le Chandi-Chouk, la rue principale de Delhi, toute animée par de pimpantes boutiques de tissage, de maroquinerie, d’orfèvrerie, de pacotilles d’art avec la banque sur le parcours. Là, se coudoie tout un peuple cosmopolite, de couleur et de costume disparates, parlant les langues les plus diverses comme dans les bazars de Constantinople ou de Damas.

Les maisons misérables de ce Chandi-Chouk où banque, mosquée, boutiques font bon ménage, affectent pourtant des airs de palais avec balcons et colonnades ; mais la pierre est sordide, le bois gâté et déteint, les murs effrités chancellent les uns contre les autres. Des bœufs, avec des guirlandes de jasmin, dorment sur les pavés ; les singes grimpent aux fenêtres des échoppes, les chèvres mordent à des salades que les marchands ambulants ont installées, au milieu de la chaussée.

Cependant nous sommes dans un boulevard large de quarante mètres et long d’un mille ; une double rangée de tamarins met la frange de son ombre sur cette poussière et cette fange qui sentent la fièvre. Un canal t’ait couler la fraîcheur au centre de Chandi-Ghouk. L’odeur de l’encens alterne dans la rue indienne avec les relents du tabac mouillé d’eau de rose et avec la senteur des aigres détritus !

Les étalages des boutiques sont médiocres ; mais, si le visiteur ne se décourage pas, il saura découvrir, au fond des échoppes, les bijoux exquis qu’on vend au poids de la matière, or ou argent — tant la main-d’œuvre est pour rien ! — de merveilleux tissus, des châles de Cachemir, de fines peintures et des ivoires sculptés si minutieusement que leur élaboration exigea, pour une seule pièce souvent, des générations d’artistes !

XIII

La mosquée d’extermination.

A un angle, tapie comme une souricière dorée, une gracieuse mosquée, pas beaucoup plus grande qu’une large maison d’indigène, nous sourit de ses fenêtres festonnées comme des bouches ouvertes aux dents expectantes…

De cette retraite de méditation, le Charles IX de l’Asie, Nadir Sha, le fanatique, donna le branle à une Saint-Barthélémy musulmane. Ce Persan, qui vraiment cumulait, voleur, bigot et assassin, priait sur ces dalles pacifiques, tandis que par son ordre le sang coulait et que le cri des agonisants montait jusqu’à lui puissant comme la rumeur de la mer. Quand il apprit que cent cinquante raille idolâtres avaient péri, il jugea la colère d’Allah satisfaite et il prononça enfin la parole qui fit s’arrêter le zèle des massacreurs.

Les Hindous me montrèrent, sans rancune, eût-on dit, cette perfide et gentille mosquée ! Ils oublient vite, quoique vindicatifs comme des enfants. L’histoire terrible qu’ils me content n’est pour eux qu’un motif pour amorcer les voyageurs et ils en espèrent quelques roupies de plus.

N’importe ! le lendemain, je les ai vus recommencer les guerres de religion parce que deux processions : l’une vishnouiste, l’autre mahométane, s’étaient rencontrées.


Et je songe que le progrès moral ne se fait guère avec le temps, que seuls les grands hommes soulèvent un moment, de leur souffle puissant ou bon, l’humanité qui retombe ensuite à ses errements, à ses indigences et à ses crimes. Le pilier d’Açoka est de bien des siècles antérieur à la mosquée sanglante. Les préceptes d’équité, de religion tolérante, de pitié universelle turent solennellement proclamés par ce Louis XIV boudhiste bien avant que commençât la folie hindouiste, qu’éclatât le fanatisme exterminateur des enfants du Prophète. Hélas ! ces hauts principes auxquels notre Europe arrive aujourd’hui si lentement, elle qui eut pourtant le privilège d’être chrétienne, ont disparu de ces foules redevenues puériles et sauvages ; de telles idées ne vivent plus qu’à l’état de souvenirs historiques dans le cerveau avare et soupçonneux de quelques « pundits ».

Mais je quitterai Delhi avec un regret éternel, à cause de l’épitaphe d’une princesse devenue volontairement une mendiante, et pour les paroles de pardon à moitié effacées sur une colonne que le couchant, de ses rayons pacifiques, avait béni…

CHAPITRE X

Les villes du livre
(Lahore et Amritsar)


Déjà malade je vois l’Inde avec des yeux pessimistes. — L’orage de sable. — La tombe volée et les armes hypnotiques. — Le diamant le plus précieux de la terre. — Cabinet de toilette, cimetière et temple. — Je visite Lahore à éléphant. — La Veuve virginale. — La Fontaine immortelle. — La religion de la paresse. — Les Templiers d’Asie. — Le Dieu-Livre et le vol scriptural des Colombes.

I

Déjà, malade je vois l’Inde avec des yeux pessimistes.

Lorsque j’arrive dans la nuit, pas de voiture, rien que des espèces de chars incommodes, prêts à se renverser ou à se rompre, à un seul cheval ; et le cheval ne veut pas marcher, prend peur aux arbres et aux pierres du chemin.

L’hôtel de Lahore, où j’échoue, est bâti sur le patron des autres hôtels de l’Inde ; une rotonde au centre et, sur le côté, deux longues ailes très basses, en rez-de-chaussée. Devant, court une véranda, où se reposent les marchands ambulants aux insupportables provocations, les bairas[19] et les boys somnolents et rieurs, pactisant avec les cochers, les mercantis et les guides. Aux ailes sont logés les célibataires, tandis que les chambres des couples donnent sur le salon ou même sur la salle à manger qu’englobe la rotonde. Au milieu de la cour intérieure la petite prairie est changée en lac, sans doute pour rafraîchir l’atmosphère ambiante.

Je dois m’enfouir dans ma couverture à mon arrivée ; il est trop tard : je ne puis avoir de draps, ni de moustiquaire. Tel est le plus grand hôtel de cette ville. Heureusement j’ai dormi en route, quoique d’une façon entrecoupée ; le garde m’avait placé dans le wagon qui ne devait pas dépasser Lahore. C’est la caractéristique des Anglais, cette sorte de protection paternelle et rude, qui a ses avantages, car elle est sûre.

Le lendemain tout s’arrange. On sait malheureusement que je suis Français. Le « manager » me traite avec beaucoup de bonne grâce ; mais il devient impossible d’être servi par les domestiques ; ils sont d’une négligence telle que je n’en ai encore subie de pareille dans aucune ville de l’Inde. Négligence mi-volontaire (je ne suis pas anglais, je ne vaux donc pas la peine d’être obéi), négligence mi-inconsciente à cause du climat, du printemps, de la race…

Et en vain, las des hommes, je cherche à me consoler, on me réfugiant dans la nature.


Il faut se méfier des herbes receleuses de serpents, — des forêts, des crépuscules, des lacs jolis, des rivières alléchantes comme des petites filles perverses qui feignent l’ingénuité pour mieux vous corrompre, (toutes ces magnificences, tous ces charmes c’est de la fièvre en perspective), il faut se méfier de ce terrible soleil surtout qui brûle les yeux, multiplie les aveugles parmi les indigènes et frappe de mort par l’insolation.

« L’été, il y a toujours, me dit l’évêque catholique, quelques cercueils préparés dans les stations de chemin de fer pour recevoir le corps des Européens victimes de cette épouvantable chaleur. »

Autour de nous, ce n’est plus la douce France, l’Europe bienveillante malgré le « strugle for life » ni même cette Égypte trop nerveuse qui cependant a gardé quelque fierté ; nous vivons au milieu d’une nation d’hérédité sanguinaire, dérobeuse, peureuse ou brutale, chez qui la misère a stimulé les maadies et les sentiments les moins nobles qui furent toujours ici déifiés. Ces impressions maussades sont augmentées par les inquiétudes de mon foie ; la maladie qui devait me conduire aux portes de la mort me guette déjà, et me harcèle.


Les animaux de proie gâtent de leurs cris la pureté de l’air, quelque chose de rapace est épars dans toute la contrée. J’ai visité les jardins de Lahore que les cadeaux des rajahs ont fait somptueux en jets d’eau, en arbres et en bêtes choisies. Oui, sans doute une funeste obsession me persécute… les paons blancs eux-mêmes, les plus beaux animaux peut-être sur la terre et d’aspect le plus pur, me semblent odieux et méchants. Je les observe étalant leur neige splendide, rêve qui tourne devant mes yeux ébahis ; leur queue est ocellée de blancheur, leur plumage est plus clair que les plus candides nuages du ciel ; mais leur bec crochu menace sans cesse de mordre ; leur âme est laide, aiguisant leur petite tête têtue, vaniteuse, agressive même contre les autres paons paisibles, dont ils sont jaloux.


Plus je m’avance vers l’Afghanistan, plus je trouve autour de moi d’hostilité, ou au moins de méfiance chez les natifs, surtout lorsqu’ils se sont aperçus que je ne suis pas un Anglais, c’est-à-dire qu’étranger (l’étranger, c’est le chrétien et l’ennemi) je ne suis plus autant à craindre. J’ai perdu mes illusions sur l’Inde, je ne suis plus dupe des prestiges de ce beau pays, même philosophiques. Je suis impatient et las, j’ai trop bu, près des étangs empestés des pagodes, le souffle empoisonné, fébrifère du dieu Shiva, je me suis assis sur trop de tombes… Mon âme elle-même s’est désenchantée dans l’atmosphère de ces âmes chancelantes.

Lorsque j’ai causé avec les plus érudits d’entre les Hindous, chez qui l’obscénité et la vénalité populaire ont disparu ou se sont amorties, c’est l’orgueil qui se trahit sous des apparences de sérénité ou de bon accueil ; l’orgueil éperdu et hypocrite. Je m’explique dès lors cette parole sévère d’un moine catholique qui longtemps avait vécu dans ces redoutables et exquises contrées : « Le double serpent règne ici, le serpent de la morsure et celui de la ruse, le symbolique dragon qui tenta nos premiers pères par le faux espoir de la connaissance et par l’ivresse mensongère qui fait croire qu’on va devenir un dieu. »

II

L’orage de sable.

Les journées sont troubles. Je suis fatigué de m’exprimer soit en anglais, soit en ces langages indigènes dont je ne connais qu’un vocabulaire restreint.

Tout m’irrite, jusqu’à ces marchands ambulants, parasites de l’hôtel, qui violentent ma porte, m’assaillent avec des tapis, des photographies, des peintures, des nappes étincelantes, toute la camelote des asiatiques bazars. Ils ne me laissent tranquille que si je les menace. De plus en plus, impossible d’être servi. Rozian, mon boy, participe à la paresse universelle que légitime le climat devenu terrible, ici spécialement, dans une ville enveloppée de déserts, et qui, assez froide l’hiver, (certains bengalows[20] possèdent des cheminées), devient torride en été.

Une après-midi pourtant, je crus être soulagé par une pluie bienfaisante. Le ciel d’un bleu gris à l’ordinaire s’était foncé et comme épaissi. Un frémissement étrange, précurseur de grands phénomènes atmosphériques, parcourait les arbres des parcs qui ceignent les demeures européennes. Puis, un grand vent bouscula tout à coup mon « garry ». Le cheval s’effara. Je fus aveuglé ; une effroyable tempête de sable, un cyclone terrestre nous renversait, créant autour de nous une nuit grise. Le cocher avait bondi de son siège et maintenait le cheval en criant, afin d’avertir les autres véhicules, invisibles derrière cette muraille tourbillonnante de sable, mais que l’on devinait au piaffement des bêtes, aux clameurs des hommes terrassés. Enfin tout s’apaisa. Un repos brûlant, l’immobilité d’un paysage desséché, remplaça la tourmente.

III

La tombe volée et les armes hypnotiques.

La célèbre tombe de Jahangir me déçoit ; c’est la tombe d’une tombe ; tout ce qu’il pouvait y avoir là de beau, de précieux, marbre ou pierreries, a été dérobé. Il ne reste même plus le plafond, partout il a fallu reconstruire. Mais l’ensemble est grave et doux, la terrasse est immense.

D’un des quatre minarets, l’Inde de nouveau se confie à vous comme un jardin. Pauvre pays, couvert de fleurs et meurtri de misère !

Au retour, je croise maintes fois des hommes dénués de tout vêtement. Comme je les prends pour des ascètes, le brahmane, à qui très obligeamment M. Finney, le directeur des chemins de fer de la région, m’a confié, me détrompe :

« Ils vont ainsi, les malheureux, parce qu’ils n’ont pas même les quatre ou cinq sous nécessaires’pour acheter une cotonnade… Nous n’avons plus d’industrie. Tout nous vient d’Allemagne ou d’Angleterre… L’agriculteur vit encore avec ses deux ou trois annas par jour, si l’année est bonne et produit assez de froment et de grain ; mais, si les pluies ont été trop abondantes ou trop rares, il est perdu ; la famine atroce, inextinguible, la famine sans recours, — et je ne parle pas de la peste ! »


Nous allons au fort ; il est trop ruiné, il a été trop souvent décrit pour mériter une mention spéciale et nouvelle ; d’ailleurs comment le comparer à ceux de Delhi et d’Agra ?

Un soldat anglais m’accompagne ; ce tomy m’exhibe de vieilles armes dont il sourit et qui témoignent de cet esprit composite de l’Inde, à la fois ingénieux et enfantin. Pistolets qui sont aussi des sabres, canons pour chameaux, haches à dents de scies, boucliers où de fantastiques tigres sont peints, poignards tordus comme des éclairs…, inventions mystérieuses, fantasques (et le plus souvent inutiles) dans le contour, les aspérités des massues et des lances !

Et je crois apercevoir les armes enchantées, de préhistoire et d’opéra, — d’épopée véridique aussi — formidables pour l’imagination surtout, hypnotiques, que brandirent les héros du Ramayana. N’importe, ces ferrailles furent teintes d’un sang généreux et je les aurais aimées si elles avaient servi à l’indépendance de la nation. Non, elles ne furent que les instruments atroces des haines fratricides, maniées par des sectes jalouses, qui, les unes les autres, se sont exterminées : Mahométans, Hindous, Sicks, pris dans le vertige du fanatisme, servant les plans des envahisseurs…

IV

Le diamant le plus précieux de la terre.

La tombe du maharajah Ranjit Singh me charme bien autrement. J’y respire l’âme de la vieille Inde, sentimentale et religieuse. Ici, à Lahore comme dans Amritsar, ce qui me frappe le plus c’est le culte du Livre tout proche du culte de la mort.

La belle tombe avec ses lotus de marbre fleurit orgueilleusement. Là est enseveli l’audacieux guerrier qui força Shah Sujah à donner le célèbre diamant Koh-I-Nour qui depuis devint une propriété de la reine impératrice Victoria.

Ce diamant, dit-on, fut trouvé dans les mines de Golconde et devint un des ornements de Rajah Karnah, un des héros du Mahabaratta. C’était il y a cinq mille ans !

Les musulmans finirent par l’arracher aux Hindous. Les empereurs mongols possédèrent cette merveille jusqu’à ce que Nadir Shah ait pris Delhi.

Ce bijou représente la secrète splendeur de l’Inde que se sont partagé les conquérants. Sa valeur est, d’après les hyperboliques joailliers de ce pays, celle d’un tas de pierres précieuses et d’or remplissant un espace marqué par cinq disques que lancerait un jeune homme vigoureux dans cinq directions, vers les quatre points cardinaux et vers le ciel !…

D’autres affirment qu’il vaut ce que peut rapporter le monde entier en un seul jour. Maintenant il a été taillé en forme ronde et peut être porté en bracelet ou comme collier.

Mais ce diamant ne saurait protéger contre la mort. Rangit Singh le posséda et mourut, comme d’ailleurs la reine Victoria elle-même.

V

Cabinet de toilette, cimetière et temple.

Les lotus, qui entourent le lotus central de cette tombe, forment le sérail du grand homme. Épouses dont la fleur mortuaire est plus ornée, concubines dont la fleur mortuaire est plus modeste. Ces pauvres femmes périrent, non sans doute par amour mais par conjugal devoir, sur le bûcher de leur maître.

Étrange mélange de cruauté et de pitié : deux pigeons qui furent pris par les flammes sont abrités là aussi. Ils ont leur place parmi les cendres royales. L’endroit est bien oriental, encombré de sacerdotes, d’oiseaux, de chiens, de barbiers. Un fou est assis pour garder les livres sacrés qui dorment, cadavres de mots, à côté du cénotaphe.

Il raconte des niaiseries à ceux qui entrent, et on le respecte comme on respecte en Orient les fous.

Je reste longtemps à regarder ces témoignages d’une fausse sagesse que garde un insensé. Ils sont là, sous le linceul d’un voile rose, exhibés et cachés à la fois. Ils se reposent sur une natte, comme une personne endormie ; des chasse-mouches les protègent, et les pèlerins baisent de loin le marbre de l’enceinte qui contient ce débauché, ces sultanes, ces oiseaux et ces rêveries. On dort là, on y chante, on s’y lave, on s’y épile ; c’est à la fois un cabinet de toilette, un cimetière et un temple.

Un noir silencieux ne me quitte plus ; il a essuyé la poussière de mes semelles, il dénude maintenant mes pieds avec autorité et respect, quand j’entre dans le sanctuaire plus vénéré encore, où repose le Gourou Arjun Samad. Des pétales sont jetés là en tas sur une stèle funéraire abritée, par une petite maison peinte à fresque. Jamais je n’ai vu endroit aussi sale… et aussi adoré.

De différents côtés apparaissent des hommes et des femmes à demi nus, seins pendants et cuisses ruisselantes, qui viennent de se plonger dans les ondes saintes. On me jette au cou des guirlandes, mes guides emportent des corbeilles remplies de « sweets meats ». Moi, en me gardant des flaques de cette eau vénérée et malpropre, j’étudie les délicieuses peintures de la maison mortuaire. L’amour y est sans cesse évoqué, l’amour tel que l’Inde le conçoit, entre Dieux et Déesses, le mâle puissant et doux, protégeant la femelle ornée comme une victime qu’on mènerait au sacrifice.

Là, c’est Rama et Sila, Chrisna et Rada, Shiva et Parvati. Rama avec son arc. Chrisna, exquis jeune homme bleu, qui joue de la flûte et qui danse. Shiva, l’ascète, délicieux et terrible, avec son collier de têtes de mort, ses serpents, sa peau de panthère… Les femmes se ressemblent toutes, belles, obéissantes, avec des yeux de lac, des fleurs dans la chevelure, les mains jointes dans une adoration qui est le culte de la Divinité et du Mari.

Là encore, des livres que gardent des pontifes jaloux. Je ne peux que les regarder de loin ; ils sont si sacrés que l’air autour d’eux ne saurait être respiré par l’impur que je suis…

VI

Je visite Lahore à éléphant.

Le lendemain, je parcours la ville sur un éléphant que le gouverneur a mis à ma disposition près du Delhi Gate.

Le splendide animal, aux yeux rusés, à la trompe gourmande, où des signes planétaires sont peints, s’avance avec lenteur dans les rues populeuses au milieu des bazars. Il s’amuse, innocemment d’ailleurs, à effrayer les enfants, et parfois il dévaste les étalages de fruits et de légumes.

Je suis assis, là-haut, tel un rajah, sur un vieux trône de bois peint. Les enfants me font cortège ; on enlève, pour me laisser passer, les larges bandes d’étoffes qui joignent les maisons en vis-à-vis. Je jette des regards indiscrets dans les intérieurs hardiment pittoresques qui se révèlent à moi, grâce à la hauteur de ma monture. Des femmes presque blanches, étonnées, se voilent en m’apercevant, derrière leurs fenêtres grillées. Partout, d’exquis balcons de bois gondolent, et, par les interstices, je goûte la vision d’un peuple qui travaille ou somnole dans des chambres caduques ornées parfois des plus hideuses lithographies européennes. Je m’en lave les yeux en admirant, sur les murs extérieurs des monuments, d’exquises fresques, dans le plus pur goût hindou, d’un boticellisme excessif d’attitude, et impressionnistes de couleur ; elles racontent les épisodes idylliques ou belliqueux du Ramayana.

La foule en bas grouille très noble, les hommes le front boursouflé par d’énormes turbans, les jambes nues, les femmes hindoues généralement sans voiles, l’anneau du nez dansant jusqu’au menton, le visage bruni de certaines grecques ; en revanche les musulmanes se dérobent, toutes, sous de jalouses mousselines. Quelques passants avec leur barbe déteinte et aussi fauve qu’une crinière, leurs yeux mystérieux et lourds, semblent des ennemis qui seraient devenus insensés. — Le colosse où je me pavane fend la multitude comme un vaisseau énorme une rivière paisible.


Je descends visiter les mosquées ; elles s’ouvrent immenses ; leur cour intérieure est large comme un caravansérail construit pour abriter un peuple.

La première, la mosquée du Wazir Khan, s’étale non seulement grandiose mais charmante. Édifiée sur la tombe d’un vieux saint Ghuznivide, elle s’orne de superbes arabesques perso-indiennes. Les femmes vont et viennent, belles de visages et de lignes, mais soudainement voilées dès qu’elles m’aperçoivent ; les hommes se plongent dans la vasque centrale sous la douche d’un jet d’eau. Tout au fond j’aperçois les « mirabs » mais je n’ai pas le courage d’aller jusqu’à eux ; j’ai tant vu de mosquées depuis que je suis en Orient !… Leur nudité me désole toujours, me refroidit l’âme. Je préfère admirer le saint muphti, si immobile qu’on dirait une blanche statue accroupie sous un portique, les colombes qui colorent l’air de leur vol clair et bleu, les mosaïques délicieuses, les fresques élancées caressant les murs, grimpant le long des minarets, les semant de longs arbres fins enveloppés d’étoiles.

Quand je redescends les hauts escaliers, je suis comme emporté par une caravane de belles musulmanes au sari blanc, au pantalon jaune et presque collant, aux pieds de déesses. Je profite de leur surprise, de la solennité du lieu qui les a fait se découvrir ; leurs yeux, qui alternativement transparaissent ou s’éclipsent, sont des astres-paradis.

Du haut de l’éléphant, je jette un coup d’œil rapide sur les dômes étincelants de la mosquée d’or ; puis je m’assieds longuement pour rêver sous un des arbres sacrés, dans la cour immense de la « mosjid » bâtie par Aureng-Zeb. C’est un grand spectacle matinal. Sur les côtés, des portes murées ou s’ouvrant vers la campagne et vers le ciel. Le pépiement d’oiseaux menus fait un fond tendre aux rumeurs éternelles des corbeaux. L’ample citerne au milieu de la cour se creuse, solennelle. Les hommes apparaissent minuscules dans ce temple de la nature. L’un d’eux plie tout petit sous le poids d’une outre telle que ses pères en portaient il y a mille ans.

Mais pourquoi ces lamentables becs de gaz ? Les soi-disant progrès de notre civilisation tachent de banalité ce beau décor grave. Je préférais l’impression de vide, la remembrance du désert.

Je remonte encore sur l’éléphant, et maintenant je parcours de délicieux jardins, frais et verts malgré la chaleur toujours grandissante ; les branches d’arbres élancés caressent mes joues ; de jolies chenilles qui se tordent roulent sur mes vêtements ; les lourds parfums de fleurs brèves effeuillées montent vers moi. J’admire, planant sur cet enchantement parfumé, les tours énormes du fort.

VII

La veuve virginale.

… Ce matin, de très bonne heure, dans ; ma chambre, comme je venais à peine de m’habiller, un natif, corpulent, dont le ventre proéminent impose la déférence, est introduit par mon boy. Ah ! comme la sollicitude de Rozian s’étend à mes moindres caprices, même à ceux que je n’exprime pas, même à ceux que je n’ai point ! Cet intrus, harangueur, d’une sottise très sûre d’elle-même, bizarrement accoutré d’un costume presque européen, prétend se mettre à ma disposition… il a su, dit-il, par mon domestique ma curiosité sympathique pour les mœurs du pays.

Il m’affirme tout d’abord sa foi musulmane et son mépris pour l’hindouisme et la religion des Anglais. Pour me démontrer sa supériorité, il m’offre cet argument : « Il faut avoir l’esprit égaré par les faux dieux pour croire, malgré les assertions du Prophète, que ce monde est suspendu dans le ciel, et qu’il existe des antipodes. Nous savons, à n’en pas douter, par le bon sens et les révélations de Mahomet, que la terre est plate et que les anges d’Allah la soutiennent sur leur nuque ; car, sans cette précaution, elle tomberait dans les abîmes, Ceux qui enseignent autre chose sont des insensés. »

Ce Homais musulman épie du coin de l’œil l’effet décisif qu’a dû produire sur mon esprit cette remarque judicieuse ; il se rengorge et passe à un autre sujet : « Les étrangers de votre condition désirent souvent approcher des natives de qualité ; mais ils doivent se rabattre sur des courtisanes et quelquefois sur les pires d’entre elles. J’ai songé à réunir dans ma maison des dames hindoues que leur veuvage rend isolées et malheureuses. Venez les voir. »

J’eus tout d’abord envie de jeter à la porte ce professionnel équivoque ; mais, à la réflexion, je me dis que j’aurais bien tort de ne pas accepter une occasion d’étudier ces âmes inconnues et souffrantes.

« Je vous suis à l’instant, » répondis-je.

Rozian, qui rôdait autour de nous avec inquiétude, ne sachant trop comment serait accueilli son complice, eut un soupir de soulagement auquel succéda ce sourire particulier que je connais bien et qui est chez mon boy l’assurance d’avoir réussi une bonne affaire.

Je frétai un « garri » et nous partîmes tous trois.

La maison, en retrait, précédée d’un assez long vestibule en plein vent, avait l’aspect morose et louche de ces sortes de logis suspects.

Quelques Indiens, mauvais drôles qui buvaient et fumaient dans la chambre, s’effacèrent comme des ombres. Des femmes d’aspect maladif, déjà vieilles pour l’Inde (de vingt-cinq à trente ans) m’accueillirent avec des regards rusés et des attitudes prometteuses qui dénotaient déjà un long apprentissage. Le musulman comprit ma déception. D’un geste il dispersa ce troupeau trop ordinaire.

« Celles que vous désirez vont arriver ; je les fais chercher chez elles. Si nous n’y mettions pas beaucoup de discrétion, elles seraient perdues de réputation à jamais et ne pourraient plus revenir. »

En effet, par la petite cour entrent des palanquins que les porteurs laissent à terre délicatement devant la porte. Des femmes effarouchées en sortent, enveloppées, de la tête aux pieds, d’un voile qui semble un linceul. Pauvres âmes mortes en effet, déchues de leur rang social par des lois injustes, traquées par la misère et par l’abandon ! L’une, muette, contractée, tremble comme si elle allait à l’agonie, les prunelles révulsées, prête à une crise ; une autre, passive, a déjà renoncé, semble-t-il, à cette pudeur si profondément ancrée dans l’âme et dans les nerfs des Hindoues de haute caste. Celle-ci me laisse toucher son sari, l’écarter, voir ces seins que les gésines ont ployés. Elle ne répond point aux questions que je lui fais adresser par le musulman. Elle est déjà indifférente, hébétée, tandis que l’autre, à ses côtés, plus novice, tremble toujours et pleure.

Mon cœur se serre devant ces infortunées qui, je le sais, je le sens, ne tombent si bas qu’à cause de l’égoïsme des castes. Le maître de ces tristes cérémonies imagine sans doute que ces créatures me déplaisent et il me chuchote à l’oreille :

« J’en attends une troisième qui est jeune et belle, et que nul n’a profanée. »

De nouveau, en effet, sur le seuil, une boite d’étoffe est déposée par les coolies. Une frêle poupée en sort, les joues frottées de vermillon avec des yeux admirables, fiers, et doux, que les cils très longs semblent vêtir de leur ombre caressante. Nos regards se touchent ; tant de supplication vient d’elle à moi par ce silencieux langage que j’ordonne à mon cynique fournisseur de s’éloigner, je renvoie avec quelques roupies dans les mains les deux précédentes ; je ne garde avec la nouvelle venue que Rozian pour nous servir d’interprète. Je l’interroge, la comprenant intelligente et en proie à une de ces émotions qui délient les profonds secrets. Elle parle en effet. Elle est fille d’un brahmine, savant et pauvre. À huit ans elle a été fiancée par l’astrologue de la famille avec un enfant de sa caste qui est mort un an après. Tant que son père vécut, elle conserva un abri. Mais elle restait déjà frappée de réprobation ; tous ses proches la croyaient maudite et victime de grands péchés commis dans une existence antérieure. Car, dans ce pays aussi injuste que superstitieux, c’est un châtiment, une honte, et non un motif de commisération, d’être devenue veuve avant même d’être épouse !

Restée orpheline à treize ans, elle fut délaissée par la famille de son mari et par la sienne. Maigrie à la suite des jeûnes obligatoires, réduite à un éternel silence, trop misérable pour s’acquérir les prêtres par les présents nécessaires, elle avait enfin cédé aux tentations insistantes dont l’enveloppa le musulman

Un moment, devant ce désastre que je constatais véritable, j’eus l’intention de sauver cette vierge » vouée par la fatalité et la superstition à cette destinée dégradante. Mais comment ? Je ne peux me faire suivre en Europe par cette fillette, d’ailleurs attachée à ses Dieux et que la seule pensée de quitter son pays épouvante. C’est une de ces innombrables victimes des mariages d’enfants.

— « Ah ! s’écriait-elle, j’en veux à la pitié des Anglais qui ont supprimé les bûchers pour les veuves. Elles s’y jetaient volontairement, croyez-le, souvent par amour pour le mari défunt, parfois aussi par désespoir de rester seules et méprisées, sans appui et sans ressources, à jamais écrasées par la Fatalité et la Coutume ! »

Rien n’est plus douloureux que de se sentir inefficace devant une douleur. Une sorte de honte m’empêcha de remettre brutalement, comme aux autres, un peu d’argent à cette fillette de race plus délicate. Alors, l’idée me vint de lui acheter l’anneau de sa narine droite qui certifiait, selon le rite, que cette vierge veuve était pourtant devant la société une épouse. Il était fixé au nez par une petite perle baroque ; je réunis les quelques guinées qui me restaient et les lui donnai en échange. (Je les réservais pour l’achat d’un souvenir de mon voyage un peu plus important que les pacotilles achetées dans les bazars). L’enfant sourit avec un charme infini où l’étonnement et la reconnaissance se mêlaient, pour ce troc lui assurant, au prix modique de la vie indienne, plus d’une année de sécurité et le salut de son corps…

Il me sembla, quand elle me remit ce symbole de son inutile esclavage, qu’en effet je la délivrais un peu en lui emportant ce frêle bijou… Je devais plus tard tomber malade pas très loin d’ici et entendre les pas de la mort sur cette terre si loin de celle où je suis né. Et comme, à la minute grave où malgré la fièvre obstinée j’avais conscience de ma détresse, je récapitulais sévèrement les incidents de ce voyage, je me raccrochai avec un espoir désespéré à cette médiocre aumône, comme si elle pouvait me pardonner, au moment des comptes suprêmes, d’être allé chercher trop loin l’émotion et la beauté !

VIII

La Fontaine immortelle.

Amritsar ! ville au nom sacré et magnanime, qui signifie la source d’immortalité ! J’y vais passer quelques heures entre deux trains.

La gare est importante, dirigée par un « station master » portugais ; son visage est presque aussi brun que celui d’un natif ; mais ses traits reconstituent le type fier et un peu sec de cette race conquérante. Sur sa poitrine s’étale, comme une profession de foi, un crucifix d’argent. Je lui suis recommandé par M. Finney. Il est pour moi l’avenance et la bonté même ; il exige par surprise que j’entre dans sa voiture et il me comble de fleurs. Son clerc, un brave Hindou très religieux et très déférent, m’accompagne. Il a beau n’être pas « sick », il affiche le plus vif respect en visitant avec moi le lac sacré de ces templiers de l’Inde.

Nous nous y rendons de ce pas, il faut défaire ses chaussures, passer de larges pantoufles. Un homme de police me suit, avec son bâton.

Partout dans l’Inde mais ici surtout (car les sicks sont considérés par les Anglais comme des amis) des inscriptions recommandent de ne pas choquer les scrupules religieux des indigènes, de se déchausser où il faudra, de ne toucher ni les livres, ni les idoles.

Le bassin divinisé n’est pas extraordinairement limpide, et la vue du « temple d’or », du sanctuaire archi-sacré des sicks, n’impose pas. Néanmoins l’ensemble de cette ville aquatique et sacerdotale désaltère la curiosité, avec son grouillement d’édicules et de types pittoresques. Mais, comme presque toujours en cette Asie merveilleuse et surfaite, j’y ai vainement cherché la grandeur !

Une bordure pavée de marbre longe les sinuosités du bassin. Elle est large et permet de petites assemblées en plein vent ; çà et là, gardées par des sacristains indolents et perspicaces, des chapelles sommaires, chenils de petites idoles, satisfont l’inextinguible goût de cette race pour les images, que cependant la doctrine des sicks, déificatrice du livre, répudie.

IX

La religion de la paresse.

Voilà, me dis-je, pour les Hindous un lieu de paresse idéal et je comprends qu’il ait été choisi par une secte comme le reposoir de reliques suprêmes et la Mecque des nouveaux prophètes anti-musulmans. Pavillons, jets d’eau, pâtisseries, boutiques de fleurs, jardins, arbres ombreux, auberges destinées au sommeil, tout est disposé pour le délassement, la rêverie et la sieste. Ce peuple, redevenu barbare à force de civilisations surajoutées et désuètes, réduit la religion à une sorte d’amusement des sens et de l’âme. On ne peut mieux la comparer qu’à un dimanche de chez nous à la campagne. On ne se fait plus de souci, on s’accroupit au frais sur du marbre loin de la rude persécution du soleil, on peut prendre des bains à volonté, on parle de choses qui enivrent l’intelligence, aiguillonnent l’imagination. On écoute des conférences éjaculées par des cabotins sacerdotaux, on s’autohypnotise, on chante…

Tout cela c’est du bon temps, et la vie coule sans fièvre et surtout sans travail, — ce qui est ici l’important !

X

Les Templiers d’Asie.

Le Gourou Nanak fonda la secte des sicks vers la fin du quinzième siècle pour réconcilier les musulmans et les hindouistes.

En fait, ce pacificateur créa des guerres, des massacres et des revanches inouies. Dieu, Tolérance, Égalité, Charité, tels sont les principes de cette réforme dont le résultat fut d’augmenter la haine, l’asservissement, le goût du sang à répandre. Les « sicks » se vengèrent des persécutions atroces des musulmans en étouffant la rébellion des cipayes, fidèles à Mahomet.

Parmi eux, l’Angleterre recrute sa meilleure armée coloniale. Comme le sang indien est essentiellement idolâtre, les sicks, à qui il est défendu d’adorer les statues et les images, ont transporté leur fétichisme inné sur les livres du Gourou Nanak et de ses successeurs.

Pauvre humanité enfantine, que les génies s’efforcent inutilement d’arracher à leurs erreurs et à leurs aveuglements ! En vain le grand homme veut rendre ses faibles frères, libres ; il n’arrive qu’à changer la forme de leur esclavage mental. Ce n’est pas au profit du Dieu véridique et invisible que tombent les anciens mensonges, mais ils cèdent la place à la construction de mensonges nouveaux.

À la religion des sicks s’ajoute pourtant un élément belliqueux qui les rend moins débiles et moins amollis que les autres Hindous.

Un détail curieux à noter : deux officiers français[21] exercèrent à la guerre ces mystiques qui ont gardé comme drapeau nos trois couleurs.

Cependant je dois dire qu’ils m’ont semblé aujourd’hui bien dégénérés de leur antique bravoure. Les Akalis, ces templiers sans mission désormais, se promènent sur les bords du lac ; ils m’ont tout l’air de bons toqués ou de saltimbanques. Ils exhibent une ferblanterie ridicule, un casque (si l’on peut appeler ainsi deux ou trois cercles enroulés à un turban, et des fleurs dans les cheveux), un marteau de fer et une cuirasse ; leur longue barbe, leur perpétuel marmonnement devant les images des Gourous, leur fierté un peu comique, tout concourt à nous les montrer comme des bateleurs de l’armée et de leur Église. Cependant, à l’épreuve on les sait sincères et fiers ; ils sont loyaux, ils se sont bien battus, et leur sang a coulé pour l’indépendance de leur foi et aussi pour le triomphe de l’Angleterre…

Le « Baba Atal » est, avec le Temple d’Or, le monument le plus important à visiter ; son architecture interloque. Il sert à deux fins : temple et tombe à la fois. Il s’arrondit en rotonde de marbre plaquée de feuilles d’or ; partout, du plafond, pendent des liasses de coton. Et une lampe électrique rend mes compagnons indigènes tout à fait enthousiastes !

Ah ! la vieille Inde est terminée dans le cœur de tous ces gens-là. Le prestige pratique de la plus jeune Europe a vaincu les magies millénaires de l’Asie grandiose. Les Anglais sont non seulement les maîtres mais les modèles de ce peuple lassé de traditions. Et je pressens que le christianisme, encore si lent à pénétrer, finira par triompher de ces religions caduques. Tous ces idolâtres tomberont entre ses mains comme un fruit mûr.

Je devine ici, chez les femmes spécialement, une grande soif d’idéal.

Elles ne sont plus pareilles à ces bengalies enivrées et voluptueuses, couvrant de leurs hommages le Lingham sacré ; elles sont graves, inquiètes d’un au-delà austère qui remplisse le vide de leur cœur. Jamais, je n’ai vu de disciples aussi appliqués autour d’un maître que ces épouses et ces mères, accroupies sur un tapis devant le Gourou vivant qui enseigne et chante les préceptes des Gourous morts.

XI

Le Dieu-Livre et le vol scriptural des Colombes.

Une jetée de marbre s’allonge dans le lac immortel pour conduire à ce temple d’or qui est la plus jolie et la plus résonnante bicoque de cette Bruges hindoue, aux béguinages guerriers. Les femmes se prosternent de très loin, vers ce pavillon pieux qui semble tantôt un phare de luxe, inutile et paisible, tantôt un nénuphar blanc et jaune issu de l’étang. Des colombes de toutes couleurs tourbillonnent autour du Dôme. Le chemin de marbre est jonché de fleurs ; dans l’eau trouble, d’énormes poissons, bien nourris par les offrandes des fidèles, approchent avec des mouvements qui luisent. Des hommes graves me vendent des plumes de paon.

L’églisette carrée est aussi riche que mignonne et malpropre, pleine de confiseries, de fleurs écrasées, de graines pour les oiseaux, d’eau lustrale, de coquillages, de loques suppliantes, de petites monnaies de cuivre et d’argent ; des prêtres aux yeux vifs, aux gestes lents la surveillent.

On s’y intoxique de parfums, de précieux mirages, — plaques d’or au plafond et aux murs, bronzes dorés, mosaïques que la cornaline, l’agate, le lapis, le rubis, la turquoise, font étincelantes, — de musique aussi, — des instruments pittoresques grincent sous les doigts ou les lèvres d’un orchestre sacerdotal qui grimace en hurlant, — de chants surtout, tantôt plaintifs, tantôt ironiques, qui montent du parquet où des saints sont accroupis, du dôme et de l’étage supérieur que parcourent, fantômes recueillis, les pèlerins.

Dans ce temple superbe, d’une architecture étriquée et caressante, s’enroule et se déroule une procession misérable : les pauvres d’âme et d’espoir venus pour mendier l’aumône du Rêve, de la Mélodie et de la Couleur. Devant les portes d’argent, passent des femmes languissantes portant des plats de cuivre ; et de tout petits enfants chétifs somnolent, muets et inertes, sur les épaules maigries. Je m’attarde devant le dais central aux glands dorés, sous lequel repose le Dieu-Livre, si frileux qu’il demande la protection de tapis brodés. Tout autour, des miroirs hypnotisent ; les musiques sautillent et traînent, le serpent des pèlerins processionnants tourne en anneaux humains, multicolores, dans les galeries supérieures, d’où sont jetés des coquillages vers la Parole écrite et frileuse sous les couvertures entassées.

Je monte vers les minarets et les dômes. Partout, de petits pavillons en bois accumulent des graines pour les colombes vertes.

J’ai compris : le Temple d’Or qui à sa base commence en bibliothèque devient à son extrémité un pigeonnier. En bas, le Livre a capté par les signes les Idées, ces colombes secrètes de l’Âme ; en haut, les oiseaux, pensées volantes de l’air, accourus à l’appât des légères nourritures rondes, écrivent les lettres vivantes d’un Livre magique, avec la courbe de leurs ailes, sur la page du ciel…

CHAPITRE XI

Le serpent


Ma première rencontre avec le Dieu qui rampe.
Je pardonne au cobra. — Le snakeman.

I

Ma première rencontre avec le Dieu qui rampe.

J’étais déjà dans ma moustiquaire et j’avais éteint ma petite lampe, — il n’y a guère de bougie dans l’Inde, — quand mon domestique, Rozian, qui s’était couché, comme d’habitude, sous la véranda, se précipita effaré :

— Sâb (seigneur), un cobra vient d’entrer au bengalow… Je l’ai vu franchissant la porte de votre chambre…

Je me dresse d’un bond sur mon lit. Un cobra ! Le serpent nocturne, aux blessures mortelles, la bête-dieu adorée dans les temples, dont Shiva s’enveloppe le cou comme d’un foulard vivant, et qui décime par milliers, chaque année, les indigènes allant pieds nus dans les plaines.

Vite, la lampe est rallumée et nous cherchons.

Combien de fois, dans les jardins, autour de cette maison ouverte, j’ai cru entendre glisser l’ennemi. Mais, jusqu’ici, je ne l’ai aperçu qu’empaillé dans les musées ou, édenté et flasque, servant aux exercices des fakirs. Son idée, son image me hantaient pourtant sans cesse, en ce pays qui est le sien, qu’il a créé à sa ressemblance…

L’Inde répète le serpent partout : dans la souplesse onduleuse du corps des femmes, dans les yeux brillants et humides des mendiants sacrés, dans l’âme même de l’indigène, fuyante, peureuse, puis tout à coup frénétique et sifflante avec un dard de haine…

J’ai suivi le conseil de ne jamais marcher pieds nus dans ma chambre ; toujours, avant de m’endormir, j’ai regardé au fond des draps où le cobra aime à se chaudement pelotonner…

Cette fois, nous allons nous rencontrer. Et j’ai un frisson à songer que, cette nuit, il est là, le dieu qui rampe, décidé enfin, contre mon gré d’ailleurs, à me rendre visite. Il peut me foudroyer d’une piqûre, pour un geste maladroit qui l’atteindrait… Tous les remèdes sont à peu près vains, sauf le sérum du docteur Calmettes, très employé dans l’Inde… El je n’ai aucune pharmacie à ma portée.

— Sâb, dit Rozian, qui, armé d’un bâton, soulève avec précaution les carpettes, inspecte les vêtements, fouille les armoires. — Le cobra ne vous attaquera pas. Mais, si vous le touchez, vous êtes perdu. Alors il se dresse, gonfle son cou et frappe… C’est incurable et instantané.

Nous cherchons vainement, La petite maison, le « bungalow » est d’ailleurs presque vide, facile à sonder avec si peu de tentures et de meubles. Rien. Je finis par me tranquiliser. Je sais que Rozian, quoique musulman, aime boire, pour la modeste somme de deux annas, à peu près quatre sous, une liqueur parfumée où il y a du sucre de canne, des extraits de fleurs et de l’opium… Sans doute, une hallucination l’a trompé. Je me recouche et je le renvoie sous la véranda.

II

Je pardonne au cobra.

… Mais, dans la ténèbre — est-ce mon imagination qui travaille ? — il me semble que quelque chose de vivant, de mou, se déplace avec un pas de fantôme, un glissement de voleur. J’écoute, j’ai peur — oui, j’avoue que j’ai eu atrocement peur — car maintenant un murmure se joint au premier bruit ; c’est un souffle à peine perceptible, un susurrement, un sifflement doux, persistant, le langage d’une bête invisible, infâme… Je rallume ; tout se tait, je ne vois rien…

J’éteins encore ; la rumeur recommence… Mon angoisse devient intolérable. Je me rappelle qu’il arrive au cobra de s’enrouler aux poutres du plafond, puis, de se laisser tomber, presque sans bruit, sur la moustiquaire. De là, il se glisse dans la chaleur du lit. Me lever, dormir comme mon boy, sous la véranda, j’y pense ; mais les fièvres, dehors, me guettent, et les moustiques et d’autres bêtes encore… Je me résigne à laisser la flamme gardienne, à ne pas dormir jusqu’au matin…

D’ailleurs, le printemps est devenu torride ; peu à peu, la faune de l’Inde, éveillée de la torpeur hivernale, envahit les maisons des hommes. La tribu des moustiques occupe en nuage dense le tiers en hauteur de l’appartement. Cet orchestre en sourdine ne s’apaise jamais et bruit si monotonement que, les autres nuits, il ne m’empêchait pas de dormir. Des grenouilles chantent dans mon cabinet de toilette, des lézards traversent le plafond ; je me rappelle même qu’il y a deux jours un scorpion s’est glissé dans ma pantoufle…

Mais je n’avais pas encore respiré, en un aussi étroit espace, l’atmosphère du serpent.

Les fenêtres du toit pâlissent. L’aube vient ; je respire, il me semble que le danger est écarté.

Je cours au cabinet de toilette, je m’ondoie avec joie après cette nuit blanche aux sueurs fiévreuses. À peine suis-je séché que Rozian accourt.

Sa mine est plus repliée que de coutume, il a même l’air affreusement dissimulé. Je sens qu’il va me traiter en « blanc », en ennemi que l’on redoute et que l’on trompe. Je ne sais quoi de rétracté le fige. L’abîme qui sépare les races s’accentue entre nous. Que me prépare-t-il ?

— Sâb, vous voulez tuer le cobra ?

— D’abord, je voudrais le trouver, Rozian… Cela me semble aussi difficile qu’indispensable.

— Vous voulez donc le tuer, Sâb ?

— Pourquoi pas, Rozian ?

Rozian se tait.


Je l’observe, il apparaît de plus en plus faux et fermé, ses paupières sont baissées. Je vois bien que je n’en tirerai rien, si je n’entre pas dans ses idées.

— Tu ne tuerais pas le cobra, toi, mon boy ?

— Sàb, ce n’est pas bien de tuer les animaux…

— Tu n’as pas cependant les superstitions des Hindous, étant musulman…

— Ça ne fait rien, Sâb, le serpent est sacré.

— Mais, si tu ne le tues pas, il te tuera.

Rozian a un geste d’indifférence :

— Chacun a le jour de sa mort écrit dans le livre d’Allah.


Je réfléchis. Après tout, pourquoi tuerais-je le cobra ? Il ne m’a causé jusqu’ici qu’une veille inopportune. J’ai eu peur, mais ne faisait-il pas son métier de serpent ?…

L’Inde m’a enseigné le respect des bêtes, même nuisibles. Chacun a dans l’univers son rôle à jouer ; de plus, la Nature, notre mère, ne renferme pas seulement des tendresses, des splendeurs et des fécondités ; un mystère de cruauté est aussi caché en elle… Le tigre et le serpent en sont les symboles vivants. Pourquoi les détester ?

— Je ne tuerai pas le cobra, Rozian, puisque ça t’afflige. Mais à condition qu’on m’en débarrassera bientôt…

La peau sombre de Rozian semble réellement s’éclaircir. J’ai satisfait en lui le génie de la race. Il devient communicatif et confiant.

— Je ferai venir le « snakeman »[22], Sâb. Pour vingt-cinq roupies, il cueillera le serpent sans lui faire de mal, comme une fleur, et le transportera bien loin d’ici dans la prairie. Sans votre promesse de l’épargner, il eût fallu payer bien davantage ; car le « snakeman » est un Hindou ; il vénère dans le serpent l’incarnation du dieu Shiva lui-même ; et c’eût été pour lui un grave péché que de l’exterminer.

J’ai compris. Le devoir d’un boy est de tirer du Sâb le plus d’argent possible ; pendant la nuit, Rozian, après ses prières au Prophète, s’est demandé comment il m’exploiterait ; et l’aventure du serpent lui en fournit une occasion imprévue, car je devine bien qu’il partagera le butin avec le « snakeman… » Qui sait même s’il n’a pas dirigé le cobra dans ma chambre afin d’exercer ma générosité ?…

III

Le snakeman.

— J’ai fait venir le « snakeman ». Il est là sous la véranda avec son panier et sa flûte.

Décidément, la scène était préparée d’avance. Je consens d’autant mieux à faire le jeu de Rozian que je ne suis pas fâché de savoir comment s’y prendra ce professionnel pour découvrir la vipère indienne.

Il est tout nu, assez beau, quoique grêle, avec un pagne léger entortillé aux hanches ; et, par une de ces excentricités du hasard qui semblent confirmer la théorie des milieux de M. Taine, il ressemble étrangement à un serpent, lui qui vit d’eux.

Son parler (il ne sait pas un traître mot d’anglais) est une sorte de sifflement entre ses dents minces ; l’œil est noyé de jaune, le crâne aplati, à peu près ras, avec une seule mèche allongée jusque dans le dos et qui y saute comme une vipère noire. Un chapelet à grains énormes s’enroule autour de sa taille souple et bougeante, et il fait de ses jambes ce qu’il veut ; elles sont pareilles à des couleuvres qui se tournent, s’enroulent, se déroulent à volonté.

Il me salue très bas, en portant la main à son front, où est teint le trident écarlate de Shiva ; et quand il se relève, il a le mouvement même du cobra qui se dresse pour frapper.

De son panier, il sort sa flûte et se promène dans ma chambre à pas veloutés, en jouant un air bizarre, qui ne ressemble à rien de connu et que l’on dirait composé avec la plainte monotone d’une femme et les bruits complexes de la forêt.

— Ecartez-vous, Sâb, me dit Rozian. Le serpent va venir, attiré par la flûte.

Le serpent se méfie sans doute ; rien n’apparaît encore. Si je n’avais pas à conserver auprès de ces noirs mon prestige d’Européen, je m’en irais volontiers dans le jardin… Cependant la curiosité et l’amour-propre l’emportent. Je reste.

Le « snakeman » s’obstine à jouer son air bizarre, qui finit par me donner un certain malaise. Ses pas veloutés quittent maintenant les alentours de mon lit. Il se dirige dans le cabinet de toilette, le corps un peu baissé, les yeux avides, à la recherche de la bête.

Nous le suivons et, tout à coup, à ma plus vive surprise, un des pieds de la table, où mes éponges sont placées, prend vie. Une tête petite, jaune, se dresse avec un fil dédoublé qui tremble entre les dents pareilles à de grosses têtes d’aiguilles rainées.

C’est le cobra, c’est bien lui. Je le regarde comme une chose précieuse, subtile, dangereuse, mais unique, et que sans doute je ne reverrai jamais plus en liberté.

Il s’était donc réfugié là, effrayé par ma lampe ; et, toutes mes ablutions, je les avais accomplies devant lui ; je m’étais appuyé à cette table, j’y avais posé les cruches fraîches. Nu, je m’étais offert à l’ennemi, sans le voir… De nouveau, je bénis la destinée qui m’a sauvé de cet affreux péril, au-devant duquel j’allais, inconscient comme un enfant.

Maintenant, d’ailleurs, j’oublie le danger pour jouir du spectacle. Le cobra, sous le rythme du charmeur, se déroule comme un ruban tiré par une main invisible. Les yeux du « snakeman », noyés et éteints auparavant, s’embrasent ; et il hypnotise la bête, en imite avec son cou qui se gonfle les oscillations, recule, l’entraînant vers lui par la force du regard, par l’influence de sa musique barbare.

Le cobra a quitté le pied du meuble. Il est petit, jaunâtre, tirant sur le noir, tout tigré d’écaillés imbriquées. Certainement une bête de luxe et de proie, noble et cruelle, d’une démarche royale. Elle se tient debout, de la moitié de sa taille sur le reste de son corps enroulé, elle s’avance lentement, fière ; la peau de son cou d’un jaune ardent s’ouvre comme une corolle d’orchidée, ou comme les volets d’une châsse ; des taches formant des lunettes roses achèvent la beauté terrible du petit animal.

Le voici à portée de la main du charmeur qui, lente et sûre, s’abat sur la tête plate. Les quatre doigts sombres étreignent, sans craindre les morsures, le cou gonflé ; et le pouce appuie sur le cervelet, crée une catalepsie subite. Le serpent est désarmé, roide ; la flûte se tait, mais le panier bâille. D’un mouvement preste, l’Hindou a fait disparaître dans sa prison de jonc le cobra hypnotisé.


Décidément, je ne regrette pas les émotions de cette nuit. Elles m’ont valu cette scène de fascination… Rozian et l’Hindou s’éloignent, et je les entends discuter à voix basse ; ils se partagent mon argent, — leur butin.

CHAPITRE XII

Vers l’Afghanistan


La guerre du Transvaal jugée par un savant hindou fils de roi. — Fierté redoutable des peuplades du Nord. — Une promenade dans Peshawour. — Apollon et Bouddha. — L’Encrier belliqueux. — Le Khyber-Pass. — Les Caravanes. — Un éiuir féministe, égalitaire et assassin.

I

La guerre du Transvaal jugée par un savant hindou fils de roi.

Dans le train du North Western Railway qui m’emporte aux frontières extrêmes de l’Inde, vers cet Afghanistan où nul chrétien ne pénètre même aujourd’hui sans danger de mort, je cause avec un Hindou de haute caste, de sang royal, et qui renonça à la vie paresseuse de son palais pour les études scientifiques. Il est aujourd’hui célèbre pour ses découvertes en électricité appliquée ; et, pour qu’il ait pu monter dans ce wagon de « first class » où les blancs seuls sont admis, il faut son nom, illustre deux fois par le talent et par la race, il faut surtout ce teint pâle, témoignage du pur sang aryen qui coule dans ses nobles veines.

La conversation s’achemine peu à peu vers une actualité encore brûlante à cette époque, — la guerre du Transvaal.

Tous deux nous tombons d’accord pour déplorer (ce fils de roi professe un patriotisme clairvoyant et sans lâches rodomontades) la décadence de l’âme indienne, son assoupissement sous les narcotiques, les superstitions, les liens multiples des castes. Ainsi quatre cent millions d’indigènes se livrent à l’absolue domination d’une poignée de blancs qui ont su leur en imposer. La guerre du Transvaal, au lieu d’affaiblir l’autorité britannique, fut si bien présentée là-bas par les Anglais qu’elle n’a fait — c’est étrange à dire — qu’augmenter leur prestige.

— Je mets de côté, bien entendu, lui dis-je, les multitudes profondes intéressées seulement par les quelques annas à gagner, leurs dieux, leurs animaux sacrés et leurs femmes. Ces foules ignorent tout, vivent et meurent dans une sorte d’hypnotisme indifférent, dont rien ne les fait sortir. Mais l’Élite ? Elle a reçu l’éducation européenne, discute les affaires de la cité, lit les journaux — ces extraordinaires journaux anglo-indiens représentant les Boers comme les pires sauvages, torturant les prisonniers, égorgeant les parlementaires. (J’ai lu cela). Ne fonde-t-elle pas quelque espoir, malgré les précautions anglaises, sur l’affaiblissement au moins momentané du Conquérant et ne discerne-t-elle point là un indice de secrète tare, amoindrissant cet organisme social de l’Angleterre, en apparence si robuste ?

— L’élite, me répondit mon noble et docte interlocuteur, ne sort pas de ce raisonnement qui a, en effet, une base de vérité : Vous nous dites, vous Allemands, Français ou Russes : « L’Angleterre est tombée, la guerre du Transvaal démontre sa faiblesse, elle s’y épuise et s’y ruine. » Nous répondons : D’abord, malgré toutes les difficultés, elle vint à bout de ces ennemis qu’elle fit prisonniers et extermina. Puis, si elle était si abaissée que vous le dites, pourquoi, vous autres peuples d’Europe, tous coalisés contre elle et la couvrant d’injures dans vos journaux, n’avez-vous pas osé, au nom de cette justice outragée dont vous parlez tant, prendre les armes pour lui imposer la paix ? Allez, l’Angleterre est plus forte que le reste du monde. Et la guerre du Transvaal l’a prouvé. »

II

Fierté redoutable des peuplades du Nord.

Les tribus du nord de l’Inde[23] — je les connais — n’ont rien de commun avec l’indigène efféminé et soumis des provinces ni avec les sophistes anglomanes ou anglophobes de Calcutta et de Bombay. Elles ne se sont pas croisées avec les nègres autochtones, dont le sang lâche et rusé a gâté la noble race indo-aryenne.

Étant l’hôte du colonel L***, « commissionner » à Peshavour, j’assistai à l’audience qu’il donne une fois par semaine à ces sauvages, fiers et fidèles quand on ne les a pas choqués.

Je les vis entrer dans leur costume pittoresque, précédés de leur sheik, qui prend la parole pour eux. Le colonel ne leur offrait pas de sièges ; ils s’accroupissaient à l’orientale après force salamaleks où il y avait bien moins de soumission qu’une certaine familiarité joviale et égalitaire. Néanmoins, par respect pour l’Angleterre dont ils sont les vassaux, ils se hâtèrent de dénouer un sac plein de roupies qu’ils mettaient aux pieds du colonel. Celui-ci, un vaillant officier et un gentilhomme, devant moi Français, sembla rougir tout de même d’accepter de ces sauvages, pareils à des enfants, des sommes lentement et peut-être péniblement amassées. Mais les devoirs de l’administrateur l’emportèrent sur les scrupules de l’officier, et les roupies furent acceptées.

N’empêche que ces cavaliers des déserts de Jamrud et du Khyber-Pass ont mine altière, le turban posé en arrière du front, la face blanche, le geste à la fois galant et guerrier !

Je suis un des rares Français que la passion de l’inconnu, le goût de l’aventure entraînèrent jusque vers l’Afghanistan. J’ai pénétré dans ce fameux Khyber-Pass, le défilé inexpugnable qui protège l’Inde Anglaise. Par là se précipitèrent tous les envahisseurs, avides des riches territoires du Sud. Là, sans doute, éclatera la plus formidable conflagration de l’avenir, celle qui mettra aux prises l’ours russe et le lion britannique. Les Anglais s’y attendent ; aussi ont-ils, avec le sens pratique le plus sûr, gagné à leur cause et acheté les Émirs de l’Afghanistan par une pension annuelle, assez importante, puisqu’elle atteint dix millions de francs. De plus, ils leur envoient des armes ; et ce petit peuple, agglomération de tribus guerrières et féroces, est devenu un rempart solide, hérissé de canons, contre les raids de quelque général russe, convoitant les lauriers du grand Mogol.

III

Une promenade dans Peshawour.

Déjà, quand je l’ai visité, ce pays, que depuis troublèrent des incursions de révoltés, n’était pas sûr. Il est défendu de se promener dans Peshawour après six heures du soir, si l’on est européen ; et, si on passe en simple promeneur, la ville vous reste fermée. À moins qu’on ne soit, comme je l’étais, l’hôte du « commissionner ». Celui-ci se procura la plus belle voiture du pays qu’un riche indigène met à sa disposition. Ce n’est pas une petite affaire que de se risquer au milieu de ces fanatiques. Il faut être entouré de soldats et de gendarmes. Aux portes de la ville, le secrétaire de la police nous rejoint avec sa cravache. Il devient notre guide. Nous passons tout d’abord devant le Mémorial du colonel Hastings. Il mourut de sa belle mort, dans a bonne ville de Peshawour, plus heureux qu’un autre colonel qui, sur la même place, fut massacré par des exaltés.

Cette cité n’a décidément que peu de rapport avec les autres agglomérations indiennes. Elle ressemble plutôt aux bourgades de Syrie, avec ceci de nouveau que les avenues sont très larges et claquantes de tentes ; les habitants sont presque blancs, vifs, altiers. On lit dans leurs yeux une indépendance, une force d’initiative que les Hindous ont complètement perdues. Ils ne vous convoquent pas à des achats. Ils nous regardent passer comme des échantillons d’une autre race sous le coup de feu de leurs yeux noirs. Sauf de très vieilles et de très pauvres, les femmes de Peshawour, scrupuleuses musulmanes, affectent de rendre invisibles leurs visages et les lignes de leur corps. La plupart restent chez elles, et celles qui se promènent s’enveloppent de la tête aux pieds avec un linceul blanc, criblé devant les yeux de petites ouvertures.

Ce vêtement est si strict qu’il fait de ces Èves ensevelies dans leur incognito, des sortes de moniales en cagoule ou plutôt de sacs ambulants. Par excessive rigidité, sur notre passage, beaucoup de ces hermétiques fantômes se détournent, sans doute pour ne pas offenser par notre image la pureté de leur regard et de leur pensée. Toujours suivis de notre escorte, nous pénétrons maintenant dans d’étroites ruelles assez propres, ressemblant, par le pittoresque des maisons et les accidents de la chaussée, à certaines « calles » de Naples. Elles sont pavées, et, par de larges incisions dans la pierre, coulent des ruisseaux.

Un riche indigène nous demande de visiter sa maison. L’entrée est un peu mal odorante, mais l’édicule est lui-même riche et bien orné. Je commence à connaître ces intérieurs orientaux. Ils sont pleins de joliesse et d’originalité, mais jamais cohérents et complets. Ils s’adaptent à ces races, dégénérées de leur splendeur antique et que ronge le ver irréparable des décadences. Il y a toujours quelque chose qui cloche dans les monuments et dans les âmes. Sur le papier à lettres d’un Anglais, j’ai lu cet exergue : Perfice quid tentes. Voilà un excellent principe que seuls suivent et savent appliquer les races et les individus forts.

Nous entrons dans la cour centrale que Baudelaire eût aimée et où soupire un éternel jet d’eau.

Tout autour, d’exquises galeries de bois ouvragé selon le merveilleux travail indien, inépuisable en variété et qui ressemble à la nature infinie et multiforme. Les plafonds sont chacun de petits chefs d’œuvre de coloris et de dessin; des fenêtres aveugles servent de niches où des vaisselles précieuses, des verreries rares sont exposées. Ces retraits se multiplient dans chaque chambre; ils y forment le panneau central, ils meublent l’appartement. Une note comique, c’est l’intrusion du mobilier anglais, une glace au bois sec et maigre tout à coup collée sur un mur, des fauteuils qui détonnent sur ces merveilleux tapis iraniens où il convient de s’accroupir. Et les lampes à suspension, les lustres à pendeloques envahissent de grossier clinquant ces chambres orientales si riches dans leur subtilité !

IV

Apollon et Bouddha.

Devant la magnifique villa du colonel-commissionner, des fragments de sculptures gisent, récemment extraits par les fouilles ; leur beauté correcte, intense, recueillie m’étonne. Ils figurent des Bouddhas assis et méditants ou, debout, dans l’attitude de l’enseignement et du prêche[24].

Que les yeux soient ouverts ou clos, je comprends que la vie intérieure rayonne ici, — non plus le délire, l’ivresse, la multiplication des bras agitant des coupes ou des glaives, des jambes lourdes de bracelets et contractées par les danses, comme dans les pagodes brahmaniques. Mon hôte m’explique obligeamment que je vois, en ces précieux débris, les traces d’une période que l’on peut appeler « gréco-bouddhique ». Elle sut réunir la beauté plastique de nos pères, les Hellènes, avec cette flamme toute spirituelle dont le grand Gautama illuminait son enveloppe de chair.

Inde prestigieuse, innombrable ! creuset de toutes les idées, de toutes les formes, voilà que devant ces pierres mutilées j’entends un de tes conseils les plus sages, celui de concilier enfin Apollon et Bouddha, c’est-à-dire l’impeccable aspect du corps et de la matière, eux aussi œuvres divines, avec les effulgescences de l’esprit et du cœur, par lesquelles le Sublime descend.

V

L’Encrier belliqueux.

Je décidai de prendre le petit train qui véhicule de ce poste avancé, Peshawour, au Khyber Pass, une seule fois par semaine. C’était le 5 avril, ainsi que le témoigne le permis qui me fut délivré par le capitaine « political officer Khyber at Peshawur. »

Tout d’abord je dois reconnaître, pour être juste, qu’en cette circonstance, comme d’ailleurs dans le cours de tout mon voyage dans l’Inde, le gouvernement du vice-roi et les compagnies de chemins de fer m’ont témoigné non seulement leur courtoisie, mais encore une bienveillance toute spéciale, qui ne fut pas plus accordée aux Russes qu’aux Allemands. On m’a laissé pénétrer dans le Khyber, et j’ai eu la licence de visiter le Népaul, alors que ce pays indépendant est resté fermé à des Allemands qui avaient fait demander par leur consul la permission de s’y promener.

Le matin de bonne heure, je rejoins à la gare de Peshawour le ministre des postes anglo-indiennes et le chef de la poste du Punjab : l’un, un Israélite anglais, l’autre, un Celte écossais. Ce pays immense que j’ai déjà traversé plusieurs ibis et que je dois parcourir encore, n’émane-t-il pas de terribles miasmes dont ma santé ébranlée se ressent déjà ? Je doute de l’Inde, j’ai le pressentiment de ces fièvres, qui, dans quelques jours, vont me terrasser et me conduire aux portes de la mort… Mais, auprès de mes deux nouveaux compagnons, mon angoisse se dissipe. Ils ne craignent pas l’Inde, eux ; depuis une vingtaine d’années, ils y voyagent en souverains des êtres et des choses, armés d’une santé inébranlée, d’une sérénité inviolable. L’Anglais est silencieux et gras, l’Écossais mince, grand et spirituel. Leur sollicitude à mon égard est inépuisable. Me voici dans leur confortable wagon, en route pour Jamrud.

Nous prenons le breakfast : des œufs sur du « beef » qui ressemble, par la minceur et la couleur, à du jambon ; quelques lampées de « wisky and soda », arrosant une « wonderful marmelad » achèvent de nous restaurer. Je suis en Angleterre dans ce wagon qui, sauf moi, ne porte que des Anglais. Les cigares s’allument.

Arrivés à Jamrud, nous trouvons nos tongas. Je paie et renvoie celle que le colonel-commissionner de Peshawour avait mise à ma disposition ; j’irai dans le véhicule de mes nouveaux compagnons. (C’est l’agrément du voyage que cette perpétuelle surprise, ce renouveau d’âmes autour de soi.

D’abord nous courons au fort.

Le fort de Jamrud est fait de terre amoncelée.

« Il est pareil à un encrier, » me dit en riant le chef de poste, Écossais très spirituel et bon vivant qui a traversé la France de part en part à bicyclette.

En effet, j’ai vu, dans les échoppes de l’Inde, des encriers qu’on eût pu croire les diminutifs de ce bastion. Seulement cet encrier-ci est plein de soldats afridis. Après avoir inscrit nos noms sur un registre, nous montons dans la tour où nous sommes reçus par un officier aimable, qui est le commandant de la place ; son visage mâle est balafré à la joue. C’est un Canadien.

Il a sans cesse à guerroyer avec les sauvages des environs ; ceux-ci tuent de temps en temps en embuscade les Européens qui se hasardent seuls dans la région. Les salles que nous visitons sont ornées de dessins jetés sur les murs par les crayons Imaginatifs du corps de garde, aux heures d’oisiveté et de sieste. Ils sont, pour la plupart, galants ou satiriques. Je m’arrête quelques secondes devant une esquisse qui représente un cavalier Afghan, pourfendant de sa lance un Russe qui lève désespéré les bras au ciel… C’est bien, en effet, contre la Russie que ce fort se dresse… La Russie hante le cerveau de mes compagnons dont les phrases railleuses commencent souvent avec : « Quand les Français et les Russes viendront conquérir l’Inde… » Je réponds en riant : « Pas encore… »

Je demande à passer la revue des soldats, comme on me l’avait offert. Mais les soldats sont difficiles à trouver… Il ont sans doute engraissé les champs boers… On n’arrive à me montrer qu’une quarantaine de vieux invalides afridis, la plupart décorés mais sérieusement éclopés et qui habitent pacifiquement l’hôpital. Ils sont restés « loyaux », me dit-on, pendant la « mutiny », la terrible révolte des cipayes.

VI

Le Khyber-Pass.

Nous voilà maintenant remontés en tonga et engagés dans le Khyber-Pass. Des piquets indigènes s’échelonnent sur de petits monticules qui commandent la route escarpée. De temps en temps un blockhouse plus imposant se montre. C’est un bastion troué de cinq ou six fenêtres, avec une porte par laquelle on trouve accès, grâce à une échelle levée par précaution chaque soir. Mais pas de forts sur les hauteurs, aucun canon. Tout cela est vide, et pourrait être enlevé par un coup de main hardi. J’en fais la remarque à ceux qui m’accompagnent. Mais ils ont une superbe confiance. « Vous voyez ces sentiers, pareils à de blancs lacets, sur les montagnes, me répondent-ils, c’est par là que nous monterions les « Maxim ».

Oui, mais peut-être trop tard…

Le soleil frappe dur sur le toit de tôle de notre tonga. Nous sommes en plein dans le défilé maintenant. Derrière nous, entre les pics qui la resserrent pour le regard, la plaine lointaine semble un lac où fume une brume légère. Autour de nous le grave paysage afghan évoque les idées de sécheresse, de pauvreté et de combat. Que de batailles antiques et récentes furent livrées là ! Les arêtes des rochers semblent des ossements. Les piquets qui, de trois cents mètres en trois cents mètres, nous présentent les armes, sont encore nécessaires pour calmer les fanatiques ou les brigands. Les chevaux nous emportent, couverts d’écume, impétueux. Cette route nouvelle, large et facile, a été creusée à côté du vieux chemin adopté par tous les conquérants qui se ruèrent des hauts plateaux de l’Asie sur le jardin de l’Inde, renversant les cités amollies pour y bâtir leurs temples hautains, leurs palais et leurs tombeaux, — à l’image des montagnes et des déserts d’où ils vinrent…

VII

Les Caravanes.

La scène devient pittoresque. Deux caravanes autour de nous. L’une vient de Caboul, l’autre de Peshawour. Elles emportent des tribus qui déménagent. Hommes, femmes, enfants, troupeaux, chiens, chameaux s’acheminent lentement, vers les cieux nouveaux. Ils n’ont point les visages terribles que feraient supposer les piquets menaçants. Ce ne sont plus, il est vrai, les Hindous mous et nerveux ; ce sont de graves visages comme j’en ai vu dans les déserts de l’Arabie, avec ce rayonnement de probité que seul donne le soleil des montagnes.

Probité et bon sourire, aménité robuste avec une familiarité goguenarde. Afghans et Afridis sont là qui nous regardent, sans méchanceté, avec une curiosité plutôt bienveillante. « Ce sont des hommes forts, doivent-ils se dire entre soi, ceux qui, si peu nombreux, sont venus de l’Occident et dominent déjà une si grande part de l’Asie. » Ou plutôt, ils ne se disent rien. Ils ne sont pas corrompus par les villes, leurs poumons ont respiré un air pur où la vénalité et le crime vulgaire ne traînent pas et ils nous considèrent comme de vagues frères plus riches et plus puissants. Ah ! si le fanatisme tout à coup les possédait, nous n’en mènerions pas large ! Ils s’écartent, et parfois, quand l’encombrement est trop grand pour que notre tonga continue sa route, mes compagnons anglais échangent avec eux, comme d’égal à égal (nous ne sommes plus dans l’Inde !) quelques paroles cordiales.

Toutes les routes sont maintenant pleines de chameaux velus, de moutons pressés et bêlants, de petits ânes qui dansent sous le double fardeau qui bat leurs flancs. Les femmes, de mine aussi vaillante que les hommes, portent sur leurs épais cheveux bruns les toiles chargées des vagues et pauvres objets, précieux pour leurs intérieurs vagabonds.

Leurs vêtements ne sont ni des robes, ni des tuniques, mais de lourdes peaux cousues, qui ressemblent à des haillons ; leur noble visage est embelli d’avoir regardé la superbe nature sauvage.

Les hommes ont de gros gourdins, parfois des fusils, et leurs chapeaux varient, depuis le turban opulent jusqu’au bonnet noir collé au front comme une peau nouvelle. Leur barbe descend vers la poitrine et les cheveux bouclent sur leurs épaules.

Mille détails pittoresques et touchants retiennent nos yeux. Parfois des chameaux bébés s’échappent, grimpant en révoltés les monticules. Les chiens aboient et bondissent à leur poursuite. Je remarque encore cette pitié envers les animaux qui est vraiment le doux apanage de toute l’Asie.

Les humbles chevreaux, les chiens, à peine nés, trouvent leur abri sous les tentes qui ont été disposées sur les ânes et les chameaux. Ces gentilles têtes blanches ou noires avec de gracieuses oreilles et des yeux clos se mêlent à des fronts d’enfants tout étincelants de joyaux barbares suspendus entre les yeux.

J’ai voulu noter telle quelle, sous le soleil violent qui oblige aux lunettes bleues, entre les pics rudes, cette émigration de tribus naïves et sauvages semblables aux peuplades antiques et que ne renieraient pas leurs ancêtres d’il y a mille ans, s’ils se levaient de la poussière des sépultures.

VIII

Un émir féministe, égalitaire et assassin.

Arrivés à Alis Mosjid, nous stoppons pour causer avec d’autres nomades. Ils veulent nous vendre des sandales de feuilles, ou, non sans une certaine insolence envers mes deux mentors, des fusils que, dans la guerre récente, ils ont pris aux Anglais ! L’un d’entre eux est un chef afghan illustre qui a souvent approché l’Émir et que mes accompagnateurs traitent avec une certaine considération.

Nous parlons de ce potentat mystérieux qui aujourd’hui est mort. Il ne tolérait guère à Caboul d’autres étrangers que le résident anglais et son médecin qui était une femme, une Anglaise. Il avait pour celle-ci une estime allant jusqu’au respect. À travers le récit de l’Afghan, l’image de son maître s’évoquait pour nous, fière, redoutable et pourtant puérile

Abdoul Rhaman[25] adorait l’électricité, les costumes européens, les glaces d’Oxford Street. Préoccupé des affaires de son peuple, il lui arriva de passer des journées entières en oubliant de manger, et, dans la nuit, il se levait tout à coup comme un somnambule pour lire les innombrables lettres que ses sujets lui adressaient directement.

Il fut un « féministe », cet homme qui prit cent concubines. Il défendit les mariages d’enfants si fréquents en Asie, et décréta que les filles ne s’uniraient qu’avec l’homme de leur choix. — Voilà une loi, me dis-je, qui n’est pas encore votée en France.

— Les veuves, que la coutume obligeait à épouser leur beau-frère, purent disposer de leur corps. Il adoucit la situation des esclaves. Tout prisonnier qui pendant sa captivité avait appris un métier manuel était aussitôt libéré et trouvait du travail dans les ateliers de l’État.

Abdoul Rhaman tenait à devenir populaire. Naturellement il n’y a pas de presse dans l’Afghanistan. Ce sont les chansons qui la remplacent. Un jour, en passant devant un bazar, l’Émir s’entendit plaisanter par un poète en de satiriques couplets qui de plus le traitaient d’assassin… Il descendit aussitôt de son éléphant et discuta avec son détracteur. Ainsi pratiqua-t-il l’égalité entre les hommes, prêchée par le Prophète.

Mais comme le poète ne paraissait pas se laisser convaincre aussi rapidement qu’il l’eût dû, Abdoul Raman lui maintint la nuque de la main gauche, et, de la droite, lui arracha la langue… Puis il continua sa promenade, satisfait d’avoir obéi au Koran et d’avoir fait respecter sa toute-puissance de Kahn…


Il était temps de rentrer à Jamroud. Nos chevaux piaffaient d’impatience. En retournant, tandis que nos regards s’égaraient sur les crêtes désarmées, l’Écossais me dit : « Quel embarras pour nous quand cet homme disparaîtra ! »

En effet, depuis, l’Émir Abdoul Raman est mort ; mais rien n’a été changé pour cela sur la face du monde, car les Anglais ont acheté son successeur.

CHAPITRE XIII

Les anglais dans l’Inde


L’Anglais tient l’Hindou à distance. — Misère et dégradation de ce peuple (triste condition des femmes). — Les castes supérieures disparaissent. — Comment les Anglais ont su imposer leur domination. — Cause puérile de la révolte des cipayes. — L’élite des indigènes est ralliée à l’Angleterre. — La famine et la peste. — L’Inde se réveillera-t-elle ?

I

L’Anglais tient l’Hindou à distance.

Lorsque quelques pages extraites de ce livre parurent dans les journaux, je reçus une énorme correspondance m’encourageant à persévérer dans cette sincérité qui n’est pas d’ordinaire le plus grand mérite des récits de voyages[26]. Ah ! l’Inde mensongère et de clinquant, l’Inde d’opéra-comique, vue à travers les livres antérieurs ou par des yeux prévenus !


« Quelles sont là-bas, m’écrivait-on de toutes parts, l’attitude et l’influence des Anglais ? En dernière analyse, qu’en résulte-t-il, du mal ou du bien ? »


Question énorme, dans laquelle on ne peut guère faire intervenir loyalement que les faits auxquels on assista.

Naturellement, en bon Français que je suis, je débarquai à Calcutta, mon siège fait. Les Anglais étaient des « barbares », ils exploitaient indignement un « noble peuple » arrivé à une civilisation extrême et qui désapprit la force[27]

J’eus bientôt à en rabattre, dès que je touchai l’Inde ; et cela, je dois en convenir, en faveur des Anglais.

Un Français, imbu des principes de 89, est tout d’abord dérouté par l’attitude dédaigneuse, la méthode aristocratique qu’ils appliquent à l’administration de leur immense colonie. Ces insulaires gardent, partout où ils passent, leur raideur, des manières qui font de l’espace autour d’eux, les parquent de nouveau dans une île.

Ce système est particulièrement adopté pour l’Inde ; et, il faut le reconnaître, il a merveilleusement réussi. L’indigène est disposé à admirer celui qui lui en impose ; le conquérir par un rapprochement cordial, lui offrir notre « fraternité » républicaine pourrait bien ne conduire qu’à devenir sa dupe. Il n’y a, entre les « natifs » et leurs maîtres, aucune familiarité, aucun voisinage.

Nous, Français, nous nous mêlons volontiers aux indigènes, par une naturelle sympathie pour nos semblables (même lorsqu’ils sont assez différents par la couleur et par la race), aussi par une sorte de religion humanitaire dont l’évangile, depuis longtemps cru et pratiqué, se formula en 89 dans la déclaration des droits de l’homme. Tel était le principe colonial de notre grand Dupleix, le premier administrateur de l’Inde, qui, lui, épousa une « begun ».

Avait-il raison ? Sans doute, il sied de garder une juste mesure, et les Anglais, par leur froideur et leur mépris, ont indisposé les meilleures volontés.

En tout cas, les amours entre Européens et Indiennes ont semé à travers le pays une race intermédiaire, les « Eurasiens », à qui sont fermées les carrières importantes et dont la valeur personnelle est souvent peu estimée.

On leur reproche leur indolence et parfois leur duplicité. L’Angleterre se refuse à les enrôler dans ses milices et les tient à l’écart des emplois publics.

En vérité, seules les femmes de basse condition, d’une pauvreté sordide, ou bien les courtisanes (pas toutes encore), prennent contact avec les Européens. Les autres sont inabordables. Pourrait-on ainsi, et par leurs mères, expliquer l’infériorité générale des « half cast »? D’autre part le blanc, capable de contracter une telle union, est considéré, souvent, par les siens, comme un déclassé[28].

Un Anglais qui se respecte est si intimement persuadé de sa suprématie de race et de religion qu’il n’a que des rapports officiels avec les natifs. Celui qui oserait, quarante-huit heures seulement (comme Loti ou moi, nous le fîmes à Calcutta pendant plusieurs semaines), habiter dans un quartier hindou, courrait le risque d’être mis au ban de la société et aucun de ses compatriotes ne le recevrait plus. Je prétends qu’aucun — je dis aucun — des Anglais qui sont « sur la liste », comme ils disent là-bas, c’est-à-dire « du monde », n’a visité l’immense Calcutta indigène et n’est allé voir cette atroce merveille dont j’ai parlé au début de ce livre : « le Temple de Rali » à Kalighât.

Dans la capitale de l’Inde comme dans toutes les autres cités, les conquérants se sont installés largement, magnifiquement, mais à une bonne distance des autochtones. À Calcutta, par exemple, Chorinji, le Maidan, « le quartier des palais », sont réservés aux Européens. Ils y vivent entre eux, forment une société à part, où l’Hindou et le Musulman ne pénètrent que comme subalternes.

L’Anglais méprise également l’Indien de haute et de basse caste ; il n’a guère d’estime pour les idées générales (le symbolisme religieux en dehors de la Bible) et les nuées métaphysiques. Il n’estime que le caractère. Aussi, pour lui, un brahmane ne vaut guère plus qu’un coolie. Une certaine dose d’ignorance historique chez le conquérant lui permet de considérer ces races si diverses sous l’appellation générale de « noirs ». Quand un Anglais a dit : « C’est un noir, » il pense avoir tout dit. Un noir, ça ne compte pas, c’est fait pour obéir sans observation — et s’il y a résistance, on l’assouplit à coups de trique comme un animal.

Cependant les règlements nouveaux, particulièrement ceux qu’édicta le sage Lord Curzon[29], protègent avec énergie les indigènes contre les mauvais traitements que leur infligeaient les blancs dans une colère souvent justifiée par la paresse et la perfidie de cette race.

Récemment, un officier anglais, irrité contre un soldat indien, le frappa violemment ; le noir avait les hypocondres dilatés, maladie assez fréquente dans le pays. Ce coup l’acheva : il mourut deux jours après. Le Vice-Roi, l’ayant appris, obligea l’officier à démissionner, à quitter l’Inde, et ruina sa carrière. Le parti des « Vieux Anglais » s’indigna de cette répression… Il faut dire que les indigènes eux-mêmes trouvent assez naturel d’être battus quand ils l’ont mérité. Ce sont de grands enfants qui vont au bâton aussi simplement que nos écoliers vont au pensum.

Il n’empêche qu’aujourd’hui lorsqu’on veut rosser son boy, — je ne me suis jamais permis cette brutalité, mais beaucoup de voyageurs et de résidents m’en ont affirmé la nécessité fréquente, — on est obligé de s’y appliquer chez soi, après avoir fermé soigneusement sa porte ; sans ces précautions, les tribunaux, ayant pu faire la preuve de vos sévices, vous puniraient sévèrement.

II

Misère et dégradation de ce peuple.

(Triste condition des femmes)

Vous croyez peut-être qu’une haine inextinguible a été la conséquence de ce traitement ? Vous vous trompez du tout au tout. L’Indien en a pris un véritable respect pour ses maîtres et, n’étant gêné ni dans ses rites religieux ni dans ses mœurs, il s’est habitué à cette vie séparée qui évite les chocs. De cette façon, chacun restant chez soi, les blancs et les noirs s’accordèrent.

« Que demandons-nous à une colonie comme l’Inde ? me disait un jeune assistant-collector. De nous rapporter beaucoup d’argent. »

Toute la question tient là, en effet, pour d’habiles administrateurs. L’Anglais n’a pas la prétention. d’ailleurs inutile, d’être aimé : il veut être confortable et « make money ». Le but est atteint. Malgré la famine et la peste, l’Inde rapporte régulièrement un surplus de lacks de roupies, c’est-à-dire quelque cent millions de boni sur les années précédentes.

L’Inde n’en est pas moins pauvre et malheureuse, cruellement. La plupart de ceux que vous voyez grelotter nus dans les provinces du Nord, pendant Thiver, n’ont pas les quelques cuivres suffisants pour acheter les cotonnades — d’ailleurs anglaises ou allemandes — qui les draperaient[30]. Les plus riches parmi les ouvriers et les paysans gagnent à peu près deux annas par jour, c’est-à-dire de quatre à six sous. L’initiative individuelle fait souvent plus pour eux que le gouvernement. Celui-ci n’intervient que dans le cas de peste ou de famine déclarées.


La situation des femmes s’annonce lamentable. Avec la décadence et la misère elle a empiré. Respectée et traitée presque en égale dans les temps primitifs, selon les lois de Manou, l’Hindoue est, depuis plusieurs siècles, la victime des prescriptions religieuses et sociales les plus tatillonnes, sous la tyrannie des brahmanes qui se cramponnent à cette dernière autorité sur la faible entre les faibles. Les veuves, qui cependant ne montent plus sur le bûcher marital, subissent une condition, pire peut-être, d’isolement et de dégradation[31].

Les maladies de la femme ne peuvent être soignées que par la sorcière. La naissance d’une fille est regardée, dans une maison indigène, comme un châtiment du ciel[32].

La campagne courageuse d’Anglaises et d’Américaines a cependant porté quelque allègement à cette servitude, qui pèsera encore, je le crains, sur une suite de générations.

La jalousie tyrannique des Hindous envers leurs épouses crée entre leurs vainqueurs et eux des raisons nouvelles de dissension et de défiance. L’autochtone méprise l’Anglaise aux allures libres et dont on peut voir les épaules dans les bals officiels. Le ménage anglais, devant qui la porte des zénanas est close, les considère comme des parcs à bestiaux humains et se détourne des natifs avec un dégoût accru par ces mœurs asiatiques.

En revanche, la Pauvresse étale, aux yeux de tous, sa naïve infortune, qu’elle subit avec cette résignation qui fait le charme auguste des femmes de là-bas.

J’ai gardé dans l’œil l’interminable théorie des Indiennes obligées aux durs labeurs. Je les ai vues travailler aux gares, aux routes, aux édifices. C’est elles d’habitude qui portent sur leur magnifique chevelure les pierres pesantes. Leurs bras, dont le galbe pourrait être envié des blanches les plus belles, maintiennent par un prodige d’équilibre ces morceaux de roc dont nos ouvriers ne se chargeraient pas… Elles passent, silencieuses, résignées, ornées, comme de pauvres idoles, avec seulement des verroteries et de la cire, mais agiles comme des acrobates et majestueuses comme des reines !


Un pays a beau posséder en lui-même des ressources, il se dépouille s’il perd ses industries. Les châles de Cachemire, les étoffes de Delhi ont été quasi supprimés par la volonté de Manchester, qui ne supporte pas la concurrence. En revanche, le trafic, le commerce, sont encouragés par les envahisseurs. L’insolence des marchands s’étale, pansue et luisante ; ceux-là sont carrément anglophiles. Leur fortune date de la conquête, leur respectabilité aussi ; leur caste suivait de très loin celle des guerriers et des brahmes. Aujourd’hui les marchands s’élèvent, quand ils ont réussi, presque au rang des rajahs. À peu près tout le reste est coolies, c’est-à-dire pauvres gens qui se battent pour porter un paquet et que l’on paye par un coup de canne…

III

Les castes supérieures disparaissent.

Il n’y a plus de « Tchatrias ». La caste des guerriers a été décimée par les guerres intestines et les révoltes ; il n’en reste que dans quelques États indépendants, à Jeypore ou au Dekkan. La Grande-Bretagne recrute ses troupes natives (avec elles elle a conquis l’Égypte et défendu ses prérogatives en Chine) parmi les Shiks, secte nouvelle, ni musulmane ni hindoue. Ceux-ci détestent particulièrement les enfants du Prophète qu’ils égorgèrent à qui mieux mieux, pendant la révolte des Cipayes, faisant ainsi le jeu des conquérants[33].

Il faut diviser les brahmanes en deux castes, celle des gourous ou professeurs et celle des prêtres.

Cette dernière ne mérite que réprobation. Inférieure, vile, vénale, elle exploite, par tous les moyens, les superstitions populaires, monnayant ses mensonges et ses fourberies. Elle est encore, malheureusement, très influente. C’est elle qui a maintenu, et maintient encore le peuple dans la crainte, la servilité et l’ignorance. Elle a permis à toute époque aux envahisseurs de s’installer dans une Inde divisée et affaiblie, chez qui était tarie par eux toute capacité de résistance. Si le christianisme arrive à miner leur prestige, il fera plus pour l’émancipation de l’Inde, — profondément religieuse par nature, — que toutes les législations et tous les collèges.

L’autre caste, celles des « gourous», était autrefois, non pas peut-être comme elle s’en larguait, « la tête de Brahma », mais le cerveau de l’Inde, le palladium de la tradition et de la philosophie. Ces brahmanes qu’on appelle aussi les « pundits », c’est-à-dire les savants, ont à peu près perdu leur autorité et, chose plus grave, ne se reproduisent guère. Dépaysés par leur science mystique dans ce monde d’argent et de « struggle », ils dépérissent comme une branche qui ne tient presque plus à l’arbre.

Ils risquent de disparaître totalement, d’ici peu ; car ils n’ont plus leur raison d’être. D’une part, à cause des lois de Manou, ils ne peuvent se mêler au monde moderne ; de l’autre, ils se raréfient, stérilisés par l’isolement et la tristesse.

Cependant j’en connais qui ont fini par accepter des places de commis dans l’administration anglo-indienne et qui font élever à grands frais leurs enfants en Angleterre. Ceux-là se sont résignés. Ils renoncent aux privilèges de leur caste à qui autrefois était réservé le rôle d’éducatrice, d’instructrice et de directrice de conscience. Ils acceptent la société nouvelle, égalitaire et positive.

IV

Comment les Anglais ont su imposer leur domination

L’Angleterre a fait beaucoup pour l’instruction des natifs.

Elle a multiplié les écoles. Ils y apprennent : les sciences physiques, l’histoire, l’éloquence, les belles-lettres, la médecine, le droit, — oh ! le droit surtout ! La quantité de « babous » qui deviennent avocats est considérable. Il y a même des juges indigènes. La moitié de l’Inde chicane l’autre moitié et gaspille en procès son reste de fortune.

Mais de cette éducation, aucun homme d’action ne saurait sortir ; il ne pourra naître que des politiciens, des politiquailleurs qui remplissent déjà les journaux de lettres à « l’éditor », réclament l’indépendance sur le ton d’un enfant qui demande la lune, créent, étant « outcast »[34], des agitations en faveur d’un, hindouisme sans rites et sans foi appelé « brahma-samajh », et qui est à la religion des ancêtres un neutre protestantisme.

Vous pensez si Albion rit dans ses favoris roux de ces petits serpents chauffés dans son sein ; à eux tous réunis, ils ne valent pas le patriotisme ignorant et féroce d’un Nana-Sahib.

En somme, les Anglais peuvent dormir en paix ; ils connaissent trop maintenant l’âme d’enfant de ce grand peuple. Celui-ci se décompose en races différentes ; mais chacune porte trop les mêmes caractéristiques de la même décadence pour ne pas être captée par les mêmes moyens.


« Il y a trois choses qui font que les Indiens nous respectent, m’expliquait un député commissionner. D’abord notre haute taille, ensuite notre impassibilité ; enfin, la façon dont nous rendons la justice. »


Sur ces paroles, on pourrait écrire un livre. En effet, « le bel Hindou », pour qui se pâment à Londres les ladies philanthropes, n’existe pas ou reste une exception. La plupart des natifs sont chétifs, malingres, avec des jambes en fil, une poitrine qui les empêcherait, chez nous, d’être soldats ; et cela non seulement dans le Bengale, mais jusque vers le Nord, jusqu’à Lahore et Peshawour, où la race devient plus belle parce qu’elle est mêlée au sang libre des Afghans.

Naturellement, l’Indien, âme faible dans un organisme épuisé, se nourrissant mal et débilité par son Dieu-Soleil, est d’une nervosité presque hystérique ; le fanatisme enflamme ses nerfs misérables comme une torche un fagot de bois sec. Cette exaltation, qui va jusqu’au suicide et au meurtre, est suivie de dépression profonde. Si vous n’insultez ni leurs dieux, ni leurs femmes, ces paresseux éternels vous laisseront faire tout ce que vous voudrez chez eux ; et ils continueront à fumer leur houka.

V

Cause puérile de la révolte des Gipayes.

On ignore couramment plusieurs des causes qui amenèrent la révolte des Gipayes. L’Angleterre eut intérêt à les grossir pour augmenter d’autant sa victoire. Il y eut peut-être moins complot patriotique que mécontentement religieux.

Si j’en crois la tradition en cours chez les natifs, certains soldats musulmans se révoltèrent parce que l’enveloppe de la cartouche à mordre était en peau de porc ! Cette maladresse d’un fabricant manqua faire perdre sa plus belle colonie à la Grande-Bretagne. Une fois le foyer allumé, l’incendie s’élargit naturellement.

Les Hindous, d’ailleurs, s’y mêlèrent peu ; les Musulmans, qui, seuls, ont gardé quelque énergie, firent tous les frais de la guerre. Ne croyons pas tant à l’invincibilité de l’Angleterre, mais reconnaissons la profonde déchéance des peuples de l’Inde ; cette révolte a été écrasée non pas tant par les Anglais, comme ils tendraient à le faire croire, que par d’autres natifs !

Les troupes de la Reine, surprises, se défendirent admirablement ; mais jamais les Anglais seuls n’ont pris Delhi et n’auraient pu le prendre.

Cette secte nouvelle, les « Sikhs », dont j’ai décrit la ville sainte, Amritsar, née guerrière et que les Musulmans décimèrent autrefois, fut en la circonstance, excitée et armée par les Anglais : « Une occasion providentielle se présente. Tirez vengeance des enfants du Prophète. Ils vous ont chassés de Delhi : prenez Delhi ! » Les bons Sikhs se firent tuer, mais prirent Delhi, en effet, et… délivrèrent les Anglais.


Dites-moi ensuite si ce peuple de cinq cents millions d’âmes, en comptant la Birmanie, n’est pas, de par ses tares, voué encore pour longtemps à servir ses maîtres ? Les Anglais savent leur en imposer, leur suggérer qu’ils sont, eux Anglais, « the strongest men in the world ». Et cependant ils ne sont représentés que par une poignée d’hommes disséminés dans tout l’empire : à peu près cent mille !

Il s’agit moins d’être les plus forts que de le faire croire.

VI

L’élite des indigènes est ralliée à l’Angleterre.

En visitant l’Inde, je me suis expliqué l’étrange attitude d’Hindous intelligents et instruits rencontrés en Europe ou en Asie, et qui m’irritaient par cette affirmation :

« Si, à certains égards, la domination de l’Angleterre apparaît un mal pour notre pays, elle est, en tous cas, disaient-ils, un mal inévitable. »

Opinion partagée, avouons-le, par presque tous les Hindous sages et patriotes. Si vous les pressez, si vous cherchez à réveiller en eux le vieux ferment d’indépendance, ou si vous leur faites luire l’espoir d’un autre protectorat plus doux, ils secouent la tête avec scepticisme ; ou leur amour-propre se rebelle.

« C’est vrai, continuent-ils, nous sommes les esclaves et ils sont les maîtres, mais ce sont les plus grands maîtres du monde ! Leur civilisation est la meilleure en votre Europe et jamais nous ne supporterions le joug des Russes, ces barbares. »

En effet, que la Russie force le Khyber-Pass ou violente Quetta, il est probable — et c’est quelqu’un qui a voyagé sur ces frontières qui parle — que toute l’Inde du Nord se lèvera, prête à mourir pour l’Angleterre.


Les critiques précédentes maintenues, l’Angleterre a transformé l’Inde. Elle y a combattu la famine et la peste avec un zèle et une science que, de loin, on peut soupçonner et railler, mais qu’on doit admirer quand on en a vu les efforts. Elle a créé des canaux d’irrigation qui feront avec les déserts du centre des plaines fertiles. Il y a des chances pour que la famine soit endiguée et même disparaisse, grâce à ces canaux bienfaisants.

VII

La famine et la peste.

C’est une basse calomnie que de croire l’Angleterre capable de favoriser la famine et la peste pour affaiblir l’Inde et ainsi la maintenir en servitude. D’abord, nous l’avons dit, l’Angleterre, pour garder ce pays, n’a pas besoin de tels moyens ; ceux dont elle dispose loyalement lui suffisent. Et nous les avons énumérés.

Au contraire. Elle combat ces fléaux avec beaucoup d’énergie, de sagesse et de persévérance. J’ai vu les chantiers de famine, j’ai assisté au zèle des corps médicaux pour arrêter la peste. Les Anglais ont fait et font dans ce sens tout ce qu’ils peuvent ; le grand obstacle ne vient pas d’eux mais de l’ignorance des habitants, de leur superstition et de leur paresse.

Des docteurs européens ont été lapidés par une population stupide et méfiante, ne voulant pas accepter le traitement hygiénique qui consiste à isoler les cases et les malades. Ces intelligences obtuses et vraiment décadentes raisonnent ainsi : « Il faut que ces gens aient à nous soigner quelque grand intérêt personnel ; nous ne voulons pas être leurs dupes. »

L’idée d’humanité et de philanthropie ne pénètre pas en de tels cerveaux. Quoi qu’on fasse pour eux, ils s’imaginent toujours qu’on veut les exploiter. Comme les faibles, ils ne comprennent que la loi d’égoïsme.

Quant à la famine, avouons qu’une partielle négligence peut être reprochée à l’administration britannique.

Je le sais, elle établit des chantiers de famine où, selon leur travail, sont rétribués les affamés ; et même les impotents et les malades reçoivent quelque secours. Seulement on n’a pas eu le courage de s’opposer aux spéculations effrénées des marchands qui drainent les récoltes, profitant de la rapacité de l’indigène assez imprudent pour ne rien réserver dans ses greniers. Qu’une mauvaise année arrive, et les agioteurs qui ont leurs magasins remplis jouent à la hausse, quitte à laisser mourir de faim des milliers et même des millions d’individus.

Sur les quais de Bombay et de Calcutta, à certaines époques de famine, les ballots de blé et de céréales de toutes sortes s’entassaient, devenus hors de prix par l’avarice des négociants. De ce point de vue, les chemins de fer, au lieu de déverser dans une province malheureuse le surplus d’une autre province plus favorisée, n’ont servi qu’à entraîner du centre vers les ports les richesses de la terre qui n’a plus ainsi nourri ses hommes. Je le répète, le meilleur remède est encore les nouveaux canaux d’irrigation que l’on a creusés.

VIII

L’Inde se réveillera-t-elle ?

Le pays, dans son ensemble, offre une sécurité presque complète. Partout vous y trouvez, sinon tout le confort possible, du moins une hospitalité passable.

Pour ma part, je dois dire que, depuis le vice-roi, qui a bien voulu m’inviter chez lui à un lunch cordial, jusqu’au dernier des « station-masters », j’ai pu voyager dans l’Inde anglaise sous une protection quasi paternelle, et au milieu d’une sympathie qui fut pour moi, Français, plus large que pour d’autres Européens. Une administration très habile, un service de postes et télégraphes admirablement compris, un commerce très florissant, qui, par exemple, de Bombay et de Calcutta, fait des ports de premier ordre dans le monde, ont jeté l’Inde dans le mouvement progressif des grandes nations européennes. Évidemment cette amélioration est surtout extérieure, mais elle n’en reste pas moins certaine

Les chemins de fer, très commodes, sont si heureusement distribués et compris, que l’on peut parcourir toute l’Inde rapidement, à heure fixe et dans les meilleures conditions. Il serait même à souhaiter que nos colonies, sans parler de certains de nos départements, soient aussi bien sillonnées de voies ferrées que la plupart des provinces de l’Inde.

Voilà le grand service, service unique en effet, que rend l’Angleterre à cette immense presqu’île sans unité, sans communication avant elle. Il serait injuste de ne pas le reconnaître. La Grande-Bretagne allume, en la rassemblant, la conscience générale de ce peuple épars. Il faut voir dans les gares le troupeau bruyant de ces hommes à épiderme sombre, vêtus de chiffons colorés : les cinq langages de la presqu’île se heurtent ; les mœurs les plus diverses se connaissent ; les plus inconnus fraternisent. Peu à peu, tout le territoire ne formera plus, vraiment, qu’un seul organisme social.

Et, ce jour-là, le réveil tant attendu de l’Inde commencera. Dans la douleur, dans la servitude, sous le faix des impôts, l’Inde anglaise se sera connue une seule Inde, une même patrie. Au contact du vainqueur pratique, elle aura compris que le rêve et l’ivresse sont funestes, que l’action est bonne, que vivre au lieu de se regarder vivre peut être grand…

CHAPITRE XIV

Psychologie du voyageur


Mélancolie et solitude. — Le jeune homme de Manchester en voyage. — Le Français qui ne peut se passer de sa mère. — Le libertin. — Il nous faut des mères « nouvelles ».

I

Mélancolie et Solitude.

Oh ! les déchirements, les tristesses, les ensevelissements d’âme, loin de la patrie, loin de la race maternelle !

Il faut en avoir été arraché pour se rendre compte qu’on y adhérait profondément, — qu’on les aime et qu’il est doux de voir un visage de son pays, d’entendre le langage que l’on a parlé enfant et de reposer des yeux las d’étonnement sur des horizons enfin connus et familiers…

Surtout lorsqu’on voyage seul, lorsque l’âme ne se renouvelle pas, ne se détend jamais auprès d’une âme pareille ! Les plus belles choses elles-mêmes sont flétries, quand on les voit de ses seuls yeux, quand nul ami, nulle amie ne peuvent partager vos impressions.

Ces visages sombres, quémandeurs, défiants, douloureux, mais qui ne sympathisent jamais, finissent, se dressant inlassablement autour de vous, par devenir angoissants et funestes. On sent très bien qu’ils ne sauraient nous aimer, ces beaux yeux languissants et amers ; d’abord parce que les races différentes sont plus encore séparées par le sang que par les océans et les abîmes, ensuite parce que nous, les visages clairs, même n’étant pas anglais, nous apparaissons les conquérants, les usurpateurs, tandis qu’eux restent les craintifs et les opprimés…

Une pensée domine ces êtres : abuser de leur faiblesse afin de nous tirer par supplication, par ruse, le plus d’argent possible. Race amollie, qu’il faut plaindre ; car la perfidie et la vénalité sont les premiers signes de la faiblesse. Je n’ai pas senti mon cœur se serrer davantage devant l’horrible spectacle des affamés ou les hideurs de la peste ; et j’ai peut-être regretté le vice des âmes plus que la souffrance des corps ! Peuple lamentable qui a perdu sa générosité antique et sa grandeur et qui, peureux des coups et pliant le dos devant la menace, ne devient obéissant et laborieux que sous la cravache levée !

Parfois, je me trouve si las et si triste, je me comprends si dépaysé, si jeté par lèvent du destin, loin des terres où gisent encore mes racines, que l’envie me prend de changer mon itinéraire, de refuser lu chance qui m’a conduit jusqu’ici dans la plus belle contrée de la terre, parmi les augustes merveilles du plus colossal passé… Oui, je voudrais faire mes malles, fermer mes valises, renvoyer mon « boy » et prendre au plus vite à Bombay un paquebot français où il y ait des femmes de mon pays, des paroles sonores, des visages ouverts, des rires, — on ne rit pas chez les Anglais ; et chez les Hindous, on se tait, on gémit, on ricane et on crie ; — oui, des rires, du bruit joyeux, de la vie éclatante, de l’amitié, de l’amour…

Je n’ai comme compagne que mon âme, mon âme désolée au milieu de la splendeur des paysages et des souvenirs ; elle les regarde à travers un voile de demi-deuil. Comme ces cités merveilleuses me passionneraient si je pouvais confier à un autre les sensations dont elles m’enrichissent, au lieu de les laisser refroidir sur mon carnet de notes ! Et quel réconfort si je les réchauffais à la flamme d’un cœur selon le mien !

Quelle pusillanimité ! ne pas se suffire à soi-même… Pauvre sang latin (pauvre et si riche) qui d’abord bat d’amour !

Dieu m’est témoin : toute ma jeunesse, je l’ai passée à vouloir être seul, à combattre cette sensibilité impitoyable. Pour cela, j’ai quitté ma ville natale, je me suis enivré de Paris comme d’une puissante liqueur, j’ai parcouru le vaste univers, savourant les vers désillusionnants de Baudelaire :

Comme le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !

J’ai pleuré de joie sur l’Acropole et de douleur parmi les ruines de Thèbes ; enfin, je suis venu ici respirer la fièvre et les fumées de la mort. Hélas ! partout m’a manqué le cœur fraternel. Partout j’ai été morne et inquiet et je n’ai pu être heureux. Mais il était bon de poursuivre le rêve de solitude et de noblesse. Peu importent quelques larmes versées, si la volonté n’a pas plié devant les pires circonstances.

Mieux vaut souffrir que de céder aux fatalités, que de faillir au terrible idéal…

II

« Le jeune homme de Manchester en voyage. »

Dans ses « Lettres de marque », Rudyard Kipling a décrit avec sa pittoresques ironie le type le plus commun du voyageur anglo-saxon. Moi aussi, je l’ai rencontré sur ma route, ce « jeune homme de Manchester » brutal, superficiel, important, acheteur de pacotilles…

Ce globe-trotter traversait Bombay, — tous les chemins conduisent à Manchester, — pour retrouver son home à Christmas. Il venait de parcourir l’Amérique, la Nouvelle-Zélande et l’Austrahe. S’apercevant qu’il avait huit jours à « perdre » à Bombay, il conçut le modeste projet de « faire l’Inde ».

À son retour, il explique qu’il s’est beaucoup plu à Agra, que Delhi l’a intéressé, et, profanation suprême, qu’il s’est bien amusé au Taj ! Il va ainsi dans la vie et sur la terre, se plaisant à toutes choses, parce qu’il est satisfait de lui-même. Avec une étincelante originalité, il remarqua que l’Inde est un « grand pays » et qu’on y trouve maintes fois l’occasion de faire des achats. À vrai dire, ce jeune homme fut la proie toute désignée des marchands ambulants. Il a acheté « tant » des châles et des broderies, et « tant » des bijoux. Il aime à vous confier le prix qu’il a payé, car c’est la seule mesure selon laquelle il juge ses plaisirs. Ces cadeaux sont destinés à ses amis d’Angleterre, et il les croit tout à fait « orientaux », bien que son argenterie sente les modèles du Palais-Royal et que ses rubans soient teintés à l’aniline.

Par malheur, l’homme ne trouve son plaisir qu’à navrer son semblable. Cet Anglais en rencontre toujours un autre qui lui révèle à quel point il a été « roulé ». Alors le jeune homme de Manchester crie et gesticule, blessé au vif dans ce qu’il a de plus sensible, déclarant que « By Jove ! rien ne l’embête plus que d’être roulé, » En effet, il a été refait, et il en souffre ; car il n’est qu’amour-propre…

III

« Le Français qui ne peut se passer de sa mère. »

Nous appartenons, nous Français, à une race moins robuste et moins simple, pour laquelle les Anglais ont trouvé le qualificatif d’ « émotional ». Oui, nous sommes des émotifs ; et, en face du jeune homme de Manchester qui court volontiers le monde pourvu qu’il rejoigne sa famille à Christmas, il convient de décrire le « jeune Français qui ne peut se passer de sa mère » ; c’est un exemplaire très représentatif des latins en promenade mondiale.

Celui-là part avec un beau sourire, fier de se sentir libre et homme, enfin.

Mais, à peine Notre-Dame de la Garde a-t-elle disparu de l’horizon provençal, que déjà il souffre de tout son être déraciné. Sur le bateau des Messageries qui l’emporte, il cherche un compagnon possible. Si c’est une femme, il ne la quitte plus. Il place auprès d’elle son fauteuil de bord ; si elle se lève, il la suit pour faire sur le pont la promenade paresseuse qui dégourdit les jambes, mais laisse encore prisonnier. Au fond, il bénit cette petite cité voguante où il se sent en famille et gardé.

Le « jeune homme qui ne peut se passer de sa mère » est généralement riche et oisif ; seul enfant mâle, s’il a une sœur, elle a été pour lui une seconde mère encore. Son père, commerçant ou soldat, possède une énergie héréditaire, presque toujours soumise à l’influence de sa femme ; mais sa vieillesse vigoureuse rappelle une autre époque ; et il est, même aujourd’hui, apte à la lutte et au joyeux effort.

Le fils n’est plus que sensibilité et faiblesse égoïste. Il est évidemment gracieux et intéressant ; mais quelle race étriquée et débile sortira de lui s’il ose fonder une famille, ce qui n’est même pas sûr ! Toutes les merveilles instructives du voyage sont pour lui enveloppées d’un voile trouble ; il ne vit pas des spectacles nouveaux, il ne se ranime qu’au courrier de France ; et sa principale préoccupation, partout où il passe, est que ses lettres le suivent.

Dès qu’il a mis le pied dans un hôtel, la première question au manager n’est pas le prix de sa chambre et des voitures, mais s’il y a un Français à la maison. Le domestique qu’il a choisi l’exploite effrontément ; peu importe, pourvu qu’il n’ait pas à faire ses malles, à payer lui-même ses notes et à prendre son ticket à la station. Voulez-vous l’éclairer sur son sort de dupe ? Aussitôt son œil se voile d’un profond chagrin. Il vous supplie de ne pas continuer, de lui rendre le service de le laisser « ne pas savoir », il tient à cette ignorance à moitié feinte. Comme il est intelligent, il se doute bien qu’il est volé, mais il préfère tout supporter plutôt que de réagir.

En somme, il n’aura rien appris dans sa pérégrination, qu’il écourte le plus possible, sinon qu’il ne peut se passer d’un abri, d’une petite patrie, d’un coin chaud. Il aura constaté cruellement sa faiblesse et aura décidé cette chose lamentable : qu’il ne peut s’en corriger.

IV

Le libertin.

Je connais encore un autre type de Français en voyage. Celui-là ne cherche pendant ses errances qu’intrigues et romans. Il court après les femmes qui passent et oublie le reste de l’univers.

Est-il dans l’Inde ? il méprise les temples insensés et magnifiques, les monuments, les ruines, les foules natives dont l’âme mystérieuse est toute une Bible humaine nouvelle ; il fuit aussi les milieux anglais ou américains où il pourrait puiser l’exemple du « self control » et du « business man ». En revanche, il s’éternise dans les bazars, grimpe le raide escalier des prostituées, insulte les cochers, menace de son bâton ceux qui ne comprennent pas sa langue, laquelle est la seule qu’il sache parler.

Dans le boarding house où il habite, il s’exerce à débaucher sa voisine, grimpe sur ses malles pour la voir se déshabiller par-dessus le simple paravent qui sépare les chambres ici. Tandis qu’autour de lui, la science de la vie coule dans les rues populeuses, il passe ses soirées avec la patronne de l’hôtel à jouer aux jeux innocents, parce qu’on s’embrasse aux gages…

Enfin, il songe tout à coup que sa maîtresse laissée en France pourrait ne pas lui être fidèle, et il prend le bateau à Bombay afin de la rejoindre à Nice et l’empêcher de convoler avec un autre monsieur…

V

Il nous faut des mères « nouvelles ».

Que faire à cela ? me direz-vous. Les racines de notre mal sont profondes ; nous ne les arracherons pas en un seul siècle. Les sévères leçons que notre pays a déjà reçues ne suffisent pas. Il faut une éducation nouvelle et surtout d’autres mères, d’autres femmes, des êtres de fierté, d’indépendance et non pas de vertu peureuse et d’aveugle amour.

Ah ! si nos mères savaient le mal qu’elles nous font en voulant nous aimer trop ! Leur atmosphère de tendresse jalouse est un exquis poison dont nous ne pouvons plus nous passer. On dit que les Chinois périssent par l’opium. Nous périssons, nous, par un opium pire et plus charmant, la caresse familiale, le soin constant qui débilite, enlève l’initiative, corrompt ce magnifique métal du courage, avec lequel nous avons forgé non seulement le glaive, ce qui est peu, mais l’idéal qui a rénové le monde.

Jamais je n’ai mieux compris mon devoir de « féministe » qu’en ces lointaines contrées, en voyant les chers, les délicats frères de mon sang, dépaysés, affaiblis, effrayés, ou superficiels et fanfarons.

Et cela, c’est la faute d’abord de nos mères, puis de nos sœurs, puis de nos amantes. Purs ou passionnés, leurs baisers nous anémient, font de nous un peuple nerveux et craintif, alors que nous sommes nés pour devenir des conquérants et des hommes libres.

Cette tendresse dont le Français est avide, il n’est pas juste qu’il la reçoive à sa naissance comme un don gratuit du destin ; il est mieux qu’elle ne lui soit donnée que s’il la mérite, s’il l’a gagnée.

Et pour obtenir ce but de joie intime et reposante qui excita, au moyen-âge déjà, les merveilleuses prouesses humanitaires de la chevalerie, nous verrons peut-être son énergie anémiée se reconstituer pour de nouveaux et magnifiques exploits.

CHAPITRE XV

Impressions suprêmes


L’amour absent. — La philosophie du suicide. — Il faut racheter l’Inde dans son cœur.

I

L’amour absent.

Tout à l’heure, pour le breakfast, à la même table que moi, s’assied un jeune homme élégant, mais de cette élégance souple, pas anguleuse, lot spécial aux races latines et qui manque à presque tous les Anglo-Saxons. Je hasarde quelques mots sur la beauté des bouquets devant nous : roses comme ce soleil seul peut en faire naître, plantes inconnues qui ouvrent, pareilles à des yeux naïfs et ardents, des corolles miraculeuses.

Il me répond en français. Aussitôt nous sommes des amis. Il a de l’instruction et du tact ; il voyage pour son plaisir, il ira au Japon et en Amérique quand il aura terminé sa tournée dans l’Inde. Et je suis un peu consolé de mes chagrins de solitude en l’entendant me raconter les siens. Lui aussi, il regrette la France, il a été déçu par l’Inde, ce magnifique pays douloureux ; lui aussi, il voudrait avoir auprès de lui un cœur qui partageât ses émotions. Et tout lui paraît inutile et fade en l’absence de cela.

— Ah ! lui dis-je, si je vous avouais l’incurable mélancolie de mes promenades, sous ce ciel de printemps éternel, dans les jardins du Taj, pourtant aussi enivrants de parfums, aussi frais d’ombrages, aussi égayés de nombreuses sources que le Paradis promis par le Prophète à ses croyants. Les Anglaises desséchées, les Anglais moroses ou pleins de morgue, sont, à leur manière, presque aussi distants de moi que ces peuplades humiliées… Ils sont préoccupés de leurs affaires, de leur famille, de leur domination, de leur personnalité d’anglais en somme…

« Mais, à un détour d’allée, tout à coup un frisson de curiosité et de sympathie me tirait de mes mélancoliques réflexions. J’avais aperçu sur un banc un couple de « half cast », de ces demi-noirs ou demi-blancs, dédaignés par les Anglais, tenus à l’écart par les autochtones.

« Ils se prenaient la taille comme les amoureux de chez nous ; l’un et l’autre avaient gardé un peu de notre sang dans leurs faces brunies, et je retrouvais en leurs attitudes je ne sais quoi de la morbidesse italienne… Cela avait suffi pour faire renaître mon cœur, pour apaiser quelques minutes la plaie de mon isolement. »

Nous sommes à causer tous deux seuls, mon nouvel ami et moi, sous la vérandah de l’hôtel, en face d’une nuit chargée d’odeurs exquises, de murmures et d’étoiles. Nous fumons, étendus dans ces larges et confortables fauteuils d’ici, profonds comme des divans, frais comme des nattes, avec de longs bras qui s’élargissent à l’extrémité et où l’on peut placer à portée de la main les boissons fraîches. Nous ne nous lassons pas de gloser sur cet amour, dont l’époque est avide et qui est absent de l’époque, — comme il manque à ces païennes contrées.

L’instant est propice pour songer à celles que nous avons aimées, à celle-là que nous aimons. Ces fantômes ont passé ou passeront ; et l’inconnue qui nous attend est, elle aussi, puisque nous l’ignorons, un fantôme.

Nos cœurs se dilatent, saignants, inassouvis, sous la magie des confidences, en face de ce mystérieux pays que nous avons visité sans avoir pu le comprendre. Autour de nous un infini, où les ténèbres de la terre ne sont un peu moins obscures qu’à cause des fleurs lumineuses du ciel. L’heure est noble. Notre sympathie nous réconforte mutuellement et nous éclaire.

Nous récapitulons les événements de notre jeunesse, nos luttes, nos désirs : malgré les fautes, et les défaillances pires que les fautes, nous avons parfois repoussé les heures agréables parce qu’elles auraient pu être viles ; nous n’avons jamais trafiqué de notre cœur ni de notre pensée. Les circonstances souvent nous punirent, il est vrai, pour n’avoir pas agi selon l’esprit du siècle… Mais peu importe, même dans le spleen, la nostalgie ou la douleur, une voix au fond de notre conscience chante un hymne pur, qui nous ranime à jamais et qui ressuscite l’espérance…

II

Il faut racheter l’Inde dans son cœur.

Mon ami est allé se coucher ; nous nous séparerons bientôt et pour longtemps. Qui sait ? pour toujours…

Car la vie n’est pas assez longue pour que les routes différentes puissent se croiser plusieurs fois. Il doit prendre, demain, un train matinal. Je reste seul, oui, seul encore… Je fais mon examen de conscience. L’Inde m’a éclairé sur moi-même. Ses erreurs m’ont fait toucher mes erreurs. Je me sens, avec cette contrée mystique, inquiète, indolente, désolée, des affinités profondes et secrètes. Comme elle, je me suis intoxiqué de métaphysique et de songe, comme elle j’ai méprisé la vie pratique ; et, devant l’action qui emporte les autres hommes, j’ai souri orgueilleusement.

Il est temps de changer et de m’éveiller de mes rêves.

Me voici un homme. Les plus longs, les plus chers projets de ma jeunesse ont été démentis jusqu’au bout. J’ai cru à ce qui n’était point, j’ai poursuivi des chimères. Mais mon désir fut noble. J’ai méprisé les réalisations qui m’auraient donné l’immédiat bonheur, en me rendant semblable au troupeau de ceux qui trafiquent et jouissent. Cette Inde, avec ses plaisirs, ses angoisses, ses abattements et son rêve infini, sa passion de l’impossible, il m’a semblé, quand je l’ai parcourue, qu’elle était la géographie de mon âme pleine aussi de temples, de gémissements, de floraisons et comme enivrée de soleil… Mais je n’ai pas suivi la pente de paresse, je lève le front, je n’ai point tendu une main mendiante, je n’ai pas trahi mon idéal, j’ai racheté l’Inde dans mon cœur…

Allons ! ma solitude est bénie quoique redoutable. En elle, je me regarde comme en un véridique miroir. Et je puise le courage en lisant mieux mes erreurs. L’homme ne change pas profondément s’il est sans cesse dans l’atmosphère bienveillante. Il s’oublie dans une vie facile qui le porte ; mais il se juge lorsqu’il ne peut compter que sur lui seul.

Cet enfant vêtu de cendre que j’ai rencontré dans la rue la plus populeuse de Calcutta et qui alternativement jouait de la flûte ou chantait une mélopée traînante, je l’ai été ; et j’ai été aussi ces vieillards, que j’ai vus le soir sur le pas de leur porte scrutant le grimo iredes sciences près d’une petite lampe suspendue à une tige de fer ; et j’ai été aussi ceux qui passaient sur la route, mâchant la fleur d’oubli parce que le monde, même magnifique, n’est encore qu’un voile grossier pesant sur la splendeur secrète de nos rêves… Mais, j’ai compris qu’ils avaient tort, tous ceux-là, et que j’avais eu tort aussi, qu’il faut regarder la vie en face, même laide, même méchante, même obscure, et qu’il faut la transfigurer par le travail et par la foi. Voilà cette tâche héroïque qui doit tenter les forts véritables ; les autres, les faibles, les délicats, abdiquent dans la résignation et la paresse, ou, violents, n’emploient leur volonté que pour sculpter leur égoïsme… La vraie route est au delà. Il faut aimer la vie, l’humble et dure vie, pour la rendre sereine et en faire un chef-d’œuvre agréable à l’Idéal, utile aux âmes, doux à voir pour les hommes.

CHAPITRE XVI

Le retour


Les angoisses de la fièvre. — La revanche du dieu Shiva.
De Bénarès à Bethléem.

I

Les angoisses de la fièvre.

Ici s’arrête, pour ce livre du moins, ma longue promenade dans l’Inde.

J’ai renoncé à décrire cette fois les provinces du sud dont les pagodes, les foules et les paysages ont été merveilleusement évoqués par ce magicien des lettres, Pierre Loti.

Hélas ! je n’ai pas su regarder la Vieille Aïeule seulement avec les yeux du touriste enthousiaste ou de l’artiste préoccupé surtout de noter les impressions fugitives ; j’ai trop communié avec cette âme dolente et funeste, j’ai respiré les miasmes vénéfiques du Dieu Shiva.

« Nous mourons tous de n’avoir pas vu Bénarès ! » s’est écrié dans une de ses lettres le père Flaubert ; j’ai manqué mourir de l’avoir vue.

Que n’ai-je été le pèlerin correct prenant ses repas à l’hôtel et n’en sortant qu’aux heures indiquées, dédaignant les quartiers excentriques et la vie des natifs, ne visitant que les monuments recommandés par son guide ? Celui-là ne s’est jamais assis près des jardins sacrés des temples où fermente en bulles empoisonnées la déesse Dourga. Il n’a pas osé, inquiet du premier frisson, regarder le crépuscule sur le Gange. Épeuré devant la nature, il n’a jamais frayé avec ce peuple de la jungle qu’a chanté Kipling, et il n’a pas suivi dans leurs camps les fakirs, jongleurs et sorciers… Les caves humides où les yoghis somnolent des mois entiers, repliés sur eux-mêmes comme des fœtus, n’ont jamais résonné de son pas. Les amours bestiales et subtiles des bayadères ne lui ont pas fait vivre les voluptés magiques de ces déesses ou de ces péris, que vantent les vieilles légendes… Celui-là, n’a pas tenté vers la demeure des mahatmas inaccessibles, l’ascension des Hymalayas suprêmes !


Je me reposais de mon voyage achevé, dans le petit état indépendant de Kapurthala, au « guest-house » du maharajah, lorsque le mal perfide, couvé longtemps, éclata. La fièvre crût, rebelle aux plus fortes doses de quinine ; mes reins, mon foie, ma gorge brûlaient d’un feu incessant, comme vrillés par des lames incandescentes. Le Maharajah, un vrai Parisien, a fait de la capitale de ses états une sorte de Versailles hindoue dont les palais et les jardins marient la pompe et le confort asiatiques à la sobriété de notre architecture. Tout Européen y reçoit une large et cordiale hospitalité. Le roi venait me voir souvent, ses jolis enfants aussi ; ils parlent ma langue mieux que la leur, grâce à leur institutrice, une Française.

J’entends encore l’aîné, le prince Tika, âgé de huit ans à peine, me vanter notre Paris avec le même enthousiasme que nos enfants, à nous, témoignent pour les palais de leurs contes. Il me confie en tenant ma main très doucement, d’une voix un peu chantante : « Comme il doit y avoir là-bas des bijoux, des chevaux et des armes ! » Ces trois choses composent pour le petit rajah tout le bonheur… Puis il s’inquiète de ma santé ; il me raconte qu’il a eu la fièvre typhoïde l’an passé et que son père en ressentit beaucoup d’effroi. Quand il part, il me laisse le parfum de sa petite âme, charmante comme les fleurs d’ici…

Je vais de mal en pis ; la peste gagne autour de Kapurthala, le soleil est dévorant ; je suis cerné par l’Inde formidable. Le médecin anglais est parti dans les montagnes ; le rajah doit, avec sa suite, rejoindre son château de Mossouri. Je reste à peu près seul, au Guest-House, avec un parent du rajah malade lui-même, bel homme au visage affiné et las ; les plaisirs européens l’ont usé et, dans ce pays hyperbolique, il ne rêve que de notre Monte-Carlo et de son casino…

Je reçois régulièrement les visites de deux médecins indigènes que le Palais m’envoie : l’un est un Hindou silencieux, fatal, aux allures de nécrophore ; l’autre, un musulman vêtu à l’européenne comme le maharajah. Après m’avoir enfoncé dans la bouche un thermomètre qui vient de servir aux pestiférés (je ne l’ai su que depuis, heureusement) il répond, dans un français restreint mais de prononciation pure, à toutes mes questions : « C’est bien, c’est bien ! » Puis il m’interroge, à son tour, sur l’Exposition et sur le Moulin-Rouge. L’intendant du palais, un Allemand, M. Mayer, qui est pour moi plein de sollicitude, s’émeut de mon état et me fait transporter à Lahore presque mourant. Là, j’aurais dû subir la mortelle détresse d’un hôpital où les maladies monstrueuses des natifs affluent, si un noble cœur et un savant éminent, le major Grant, ne m’avait recueilli dans son bengalow.

Le major Grant, délicat amateur de littérature française, fut toujours serviable pour les nôtres ; le docte professeur de sanscrit M. A. Foucher, comme M. Chailley-Bert, secrétaire de l’Union Coloniale, lui en sont comme moi reconnaissants.

Je sais qu’un de nos consuls a demandé pour lui la Légion d’honneur. Nul Anglais dans l’Inde ne la mérite mieux.

Pendant vingt jours, M. Grant me soigna comme le médecin le plus vigilant et comme un frère. J’étais condamné par un conciliabule de docteurs lorsque j’entrai chez lui ; sa sympathie éclairée me sauva. Je lui dois la vie, à cet Écossais. Je lui dois plus peut-être : l’exemple inoubliable d’une âme forte et bonne, stoïque et tendre. Nos yeux se mouillèrent à la gare de Lahore lorsqu’encore bien faible je pus prendre le train direct pour Bombay par cinquante degrés de chaleur.

II

La revanche du Dieu Shiva.

En route, tandis que, de demi-heure en demi-heure, mon boy glisse dans mon casque colonial des morceaux de glace afin que je ne périsse pas d’insolation, mi-assoupi, je fais un rêve :

C’est le Dieu Shiva qui m’apparaît.

Son visage est beau et cruel comme celui du Dieu des ascètes. À son cou pend le collier de têtes de morts, et un cobra serre sa taille comme une ceinture ; mais ses jambes de bouc sont celles de notre Sathan du moyen-âge que ma jeunesse a minutieusement étudié. Il est accroupi sur la peau de panthère du mystique Dionysos.

« Tu es venu violer mes mystères, me dit-il, aussi bien dans l’antiquité reculée de ton Europe que dans les Indes, chez le peuple encore fidèle à mes rites sacrés et maudits. — Redoute-moi, quoique je n’aie pu exterminer ni ta raison ni ton corps ; mon règne n’est pas achevé. Si ma légende finit, mon histoire réelle commence. J’habite moins aujourd’hui les dernières pagodes avilies où le culte de mon lingham est célébré que dans le cerveau des nations nouvelles à qui j’ai insufflé l’orgueil qui veut diviniser l’homme, le matérialisme idéaliste, les prestiges troubles du spiritisme, le pessimisme de la pensée et la royauté jouisseuse des sens. Tu m’as échappé dans mon passé ; crains les charmes mélancoliques du présent où je m’avance. »


Je me suis levé, j’ai marché en titubant dans le wagon qui vient de traverser les déserts du Punjab et m’entraîne maintenant, par de plus fraîches plaines, vers l’exquise et multiple Bombay, ventilée de souffles marins. C’est la dernière illusion de la terrible fièvre hindoue. Et je repasse en moi-même les événements qui m’ont conduit jusqu’ici.

III

De Bénarès à, Bethléem.

À Paris et a Londres, non pas en virtuose de l’exotisme mais en explorateur de l’inconnu, je fréquentai les bouddhistes et les védantistes ; j’ai donné l’hospitalité à des Sanyasis égarés en Europe, à ces mendiants que l’Inde a divinisés et dont l’esprit et le geste sont en effet armés de prestige. À côté d’eux, avec eux, j’ai prononcé des conférences publiques ; et j’ai cru que la connaissance et la consolation pouvaient être apportées aux hommes inquiets, aux âmes scrutatrices, par les vieilles doctrines qui admettent la réincarnation, proposent la loi de Karma par laquelle chacun reçoit son destin selon ses actes et conseillent comme but le Nirvana. Mais, «ous prétexte de trouver Dieu dans l’homme, ces théosophies dissolvent la personnalité, évaporent la volonté, le caractère et le talent.

Le plus suggestif d’entre eux, un véritable génie, dont l’Amérique s’affola et qui celui-là, du moins. logique, alla jusqu’au bout des prémisses posées dans son enseignement, dans sa vie, et dans sa mort, Vivekananda, fui mon ami. Pendant plusieurs mois, pour employer une expression indienne, il resta mon « gourou », c’est-à-dire mon maître spirituel.

Le seul moyen de bien connaître une doctrine, surtout lorsqu’il s’agit de l’Orient où la tradition et l’initiation orale l’emportent sur le livre, c’est non seulement de connaître l’homme mais de vivre sa vie. L’Asiatique ne procède pas selon notre méthode ; il n’a pas des élèves mais des disciples, il croit que la science ne doit être transmise qu’à l’heure favorable, comme les secrets du cœur.

J’habitais alors la rue Gazan, dans le parc Montsouris ; le temps s’y écoulait loin de toutes les rumeurs parisiennes, dans le calme et la quasi-solitude avec, comme horizon, cette Suisse minuscule où se couchaient les plus radieux soleils. Vivekananda était venu loger chez moi. Après avoir vaqué à mes affaires, je le retrouvais n’ayant presque pas bougé, mais ayant fumé et médité beaucoup. Nous passions des soirées merveilleuses, la fenêtre ouverte sur le parc, dans la pure ivresse de la métaphysique et du mystère. Ce moine de Shiva, qui avait parcouru la terre entière, propageant son terrible évangile (l’illusion du monde extérieur et de notre personnalité, l’unique existence pour tout et tous d’une âme unique), me chantait les védas sur un rythme monotone et gracieux de plain-chant hindou ; il commentait ces effusions lyriques par des controverses de philosophie et il les illustrait d’exemples historiques tirés de son pays.

Ces nobles heures ont passé à jamais ; nous avons ensemble exalté nos âmes vers des problèmes plus poignants que des drames intimes, que des romans vécus. Je ne recommencerai plus des soirs aussi magnifiques. Vivekananda est mort. Mort aussi mon espoir en cette philosophie hindoue qui voit tout être comme une illusion et ne trouve de réalité que dans le néant. Il est allé s’éteindre là-bas au bord du Gange, où je l’ai revu[35], dans son monastère, quelques heures avant sa mort. Je lui dois plus qu’à tous pour mon retour à la vérité ; car, dans les efforts prodigieux que nous fîmes ensemble pour déchirer avec les seules forces humaines le voile de l’infini, je constatai l’insuccès de la raison et du rêve ; et une telle désespérance me gagna, une telle horreur de ces vaines et décevantes recherches, que je pus, vacciné de shivaïsme, braver dans l’Inde même les fièvres intellectuelles plus dangereuses que les fièvres du sang…

L’expérience me démontra que le panthéisme idéaliste ne peut créer une morale solide ; aussi aucune paix n’en découle pour l’âme, réduite à se réfugier ou dans l’orgueil insensé ou dans l’abrutissement. D’une part, la source des religions hindouistes est le dérèglement mystique ; de l’autre, leurs pratiques et leurs lois sont marquées de la plus insupportable tyrannie. D’où résultent le déséquilibre pour les esprits et la misère pour les sociétés. « Il faut juger l’arbre à ses fruits » a dit un grand maître. Je n’ai jamais mieux compris cette haute prudence que dans ce voyage ; il fut mieux qu’une initiation, puisqu’il détruisit une illusion funeste.

Et la doctrine première trop dédaignée, que ma mère me chuchota et qui renferme plus de sagesse en ses élans de foi simple et d’humble amour que tous les livres des plus grands sages d’ici et de là-bas, triompha, petite étoile invincible, des nuées accumulées et des orages : Vivekananda puis Bénarès devaient me ramener à Bethléem.


Fin




  1. Les sacrifices d’animaux ont remplacé les sacrifices humains.
  2. Mendiant sacré divinisé par le renoncement.
  3. Son théâtre est là pour nous le montrer. (Voir le chapitre précédent.)
  4. Cette insulte — melech, impur, — est universellement adressée au chrétien par l’Asiatique bouddhiste ou hindouiste.
  5. Danse, fête.
  6. Harem hindou
  7. Tous les livres sur l’Inde, et non seulement les guides anglais, mais encore les improvisations écrites par des Français excursionnistes remémorent longuement cet incident moderne de la guerre des cipayes, guerre qui, en somme, n’a pas une valeur plus considérable que nos campagnes à Madagascar ou au Tonkin. J’en ferai grâce à mes lecteurs ; elle relève plutôt de l’histoire britannique. D’ailleurs, elle est loin de m’intéresser autant que le moindre épisode du Mahabaratta. J’aime l’Inde « indienne » ; c’est elle, avec sa légende, sa philosophie, ses religions, en son âme asiatique, qui a passionné mon cerveau de jeune homme… C’est elle surtout que j’ai regardée, c’est elle qu’il m’est doux de décrire. Je me contenterai donc de rappeler que c’est à la Résidence que fin mai 1857, sir Henri Laurence avec les troupes royales et la population européenne s’enferma pour résister à la révolte des cipayes de Lucknow. Il y mourut ; et les assiégés que, déjà, le général Havelock était venu secourir, ne furent délivrés qu’en novembre par sir Colin Campbell après quelles pertes et quelles souffrances !
  8. Tal, lac, Naini-Tal, le lac de Naini ; Devi, dieu, déesse.
  9. Les Upanischads sont les commentaires mystiques des Védas. Ces œuvres collectives, d’un haut lyrisme philosophique, ont inspiré déjà en Occident maints systèmes modernes, depuis leur récente traduction.
  10. « Le Bienveillant » comme les « Euménides ».
  11. Voiture indigène.
  12. Harems hindous.
  13. On montre sa tombe, problématique comme elle-même, à Agra, non loin de Sikandra.
  14. Dans le Ramayana, ce quadrumane héroïque, fils du Vent, aide à la délivrance de Sita, l’épouse fidèle de Rama, prisonnière du monstre Ravana à Lanka. C’est eu souvenir des services de l’ancêtre que les singes sont vénérés par les Vichnouistes, surtout. (Voir le chapitre l’ « Exil de Sita ».)
  15. Les Pouranas sont de recueils de légendes mi-sacrées, mi-historiques.
  16. À Bénarès, une tour découronnée et un banc de pierre où « le Sublime » se serait assis, à Bouddah-Gaya, l’arbre du Nirvana.
  17. Le culte de la dent du Bouddah à Caudy, par exemple.
  18. Cette phrase d’emphatique admiration se retrouve dans Lalla-Roukh.
  19. Majordomes.
  20. Villa anglo-indienne.
  21. Les généraux Court et Allard appelés par Ranjit Singh.
  22. Le Charmeur de serpents.
  23. Récemuaeut le soulèvement des Owaziris causa de graves inquiétudes au gouvernement péninsulaire.
  24. En effet, avant d’avoir été, sous les Afghans, la troisième grande université musulmane après la Mecque et Boukkara, Peshawour, il y a vingt siècles, appartint au Bouddhisme avec cette ferveur impétueuse qui la caractérise, sous le nom de « Pourouch apoura » (la cité de l’Homme-Dieu).
  25. Ce titre signifie « la miséricorde de Dieu ». Si jamais appellation fut ironique, c’est celle-là. Abdoul Raman se montra impitoyable envers ses ennemis et traître envers les siens.
  26. Tel fut particulièrement le cas de M. Jacolliot ; ce juge anticlérical de Pondichiéry se révéla le pire des « humbug » ; les livres qu’il accumula sur les religions et les miracles de la péninsule forment un tissu d’erreurs et de racontars. L’imagination des Français, gens plutôt sédentaires et assez peu capables d’aller vérifier sur place, en a été complètement bouleversée. Ainsi a été faussée notre conception de l’Inde mystique.
  27. Le raisonnement des rares Indiens anglophobes revient en effet à celui-là, qui ne manque pas d’ingéniosité. « Les Barbares, disent-ils. (c’est historique) ont toujours conquis les peuples plus raffinés. La force est l’attribut passager des races jeunes, aptes aux émigrations et aux envahissements, tandis que les nations âgées, comme la nôtre, s’engourdissent et finissent par subir la domination des plus impétueux, des moins civilisés. » Les autochtones qui argumentent de la sorte, oublient que l’Inde a été conquise par l’Angleterre, grâce à ses divisions intestines, au fanatisme des sectes, à l’aveulissement d’une populace abrutie de narcotiques, laissée, par la tactique des brahmanes, dans la plus absurde et la plus épaisse ignorance, et, en quelque sorte, à l’état sauvage.
  28. Néanmoins les exceptions abondent, particulièrement pour les Eurasiens de vieille souche, dont le sang est français ou portugais.
  29. Ce grand homme est dans l’Inde très critiqué par ses concitoyens, surtout parce qu’il veut mettre la main à tout pour réprimer les vieux abus ; les ingénieurs lui reprochent même d’intervenir jusque dans la construction des routes et dans la réparation des ponts.
  30. Voir dans le chapitre : Les villes du Livre, ma causerie avec un brahmane à ce sujet.
  31. Une aventure que j’eus à Lahore témoigne des cruelles et viles extrémités où sont réduites ces malheureuses, qui parfois n’ont jamais connu les maris, à qui on les a attribuées, enfants.
  32. Je me réserve de décrire cette suprême infortune dans un prochain livre : le Couple futur, continuant les études féministes inaugurées par l’Ève nouvelle.
  33. J’ai étudié les Shiks dans mon chapitre Les villes du Livre à propos de leur ville sainte Amritsar.
  34. Hors caste, les nouveaux parias qui protestent contre les traditions et les lois anciennes, différents des parias ordinaires, en ce qu’ils lèvent la tête et sont instruits.
  35. Consulter le premier chapitre, La Cité aux nuits terribles.