Visions gaspésiennes/38

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Imprimerie du Devoir (p. 19-21).


LA VIEILLE MAISON


Ô ma vieille maison, ô ma maison bénie,
Laisse-moi donc chanter ta muraille jaunie,

Ton parc, où les anciens sont tant venus s’asseoir,
Tes grands arbres tordus qui frissonnent le soir,

Ta fontaine cachée au milieu des avoines,
Et dont le bord abreuve encore des pivoines.

Ô ma vieille maison, où ma mère grandit,
Ah ! laisse-moi chanter ton toit qui s’enlaidit !

Les bardeaux que tu perds, et que le vent emporte,
Les œufs de papillons qui pendent à ta porte,


Ton perron qui remue à chaque pas qu’on fait,
Ta fournaise de brique où l’aïeul se chauffait,

La senteur de moisi qui reste dans tes salles,
Tes volets refermés, tes lits, tes vitres sales,

Tes coffres de noyer, ta huche de sapin,
Ta grande armoire rouge, où l’on mettait le pain,

Ta clôture de pieux, que la mousse rend noire,
Et ta cave, qui n’a plus rien à faire boire !…

Ô ma vieille maison, je veux, je veux chanter
Les rêves d’avenir que tu dus abriter,

Les couples, que tu vis sourire à ta fenêtre ;
Les baisers, qu’en tes coins, la tendresse fit naître ;

Les mots pourtant compris et jamais prononcés :
Les doigts qui se cherchaient et qui se sont pressés ;

Les regards innocents, la touchante promesse
Faite, les yeux baissés, au retour de la messe ;


Les secrets enfermés dans tes lambris obscurs.
Les souvenirs d’amour qui dorment sur tes murs !…
....................
Lorsque je sentirai qu’il est temps de me taire,
Et quand j’aurai fini de contempler la terre ;

Quand le calme des soirs et l’éclat des moissons.
Ne me donneront plus de suaves frissons ;

Quand mes yeux refermés ne pourront plus connaître
Les couchers de soleil qui teignent ma fenêtre ;

Quand je n’entendrai plus descendre les troupeaux,
Le soir, du long des champs et du long des côteaux ;

Quand je ne verrai plus, ô matin, tes lumières
Dorer les blés naissants et le front des fermières ;

Quand le printemps naîtra, jeune comme autrefois,
Et que je n’aurai plus mes amours et ma voix ;

Quand, de nouveau, la sève aura saisi les choses,
Et que je resterai froide parmi les roses ;

Afin que, bien que mort, mon cœur puisse frémir,
Dans la vieille maison qu’on me laisse dormir !