Visite à Lattaquié

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À LATTAQUIÉ.

Il y a eu en Orient quatre ou cinq villes du nom de Laodicée ; celle dont nous voulons parler était connue sous la dénomination de Laodicée-sur-la-Mer (ad mare) ; c’était la plus belle et la plus noble des cités de ce nom. Malgré son importance aux temps anciens et au moyen-âge, Laodicée de Syrie n’a point trouvé dans l’histoire une fidèle gardienne de ses souvenirs ; nous n’avons que des notions fort incomplètes sur le passé de cette ville. Il ne sera point question ici du moyen-âge ; pour ce qui touche à l’antiquité, nous dirons que différentes médailles frappées en sa mémoire, et le combat de Dolabella et de Cassius sur ses rivages, semblent résumer à peu près l’histoire de Laodicée. Dolabella, troisième mari de la fille de Cicéron, marchant contre la Syrie à la tête d’une flotte nombreuse, rencontra dans Cassius un terrible ennemi ; ayant perdu ses galères et tout espoir de conquête, il s’immola lui-même sur les débris de sa fortune, et Laodicée vit la chute et la fin dernière d’un des Romains les plus remuans de cette époque.

Cette ville se nomme aujourd’hui Lattaquié ou Ladiquié ; on la comptait encore, dans le siècle dernier, au nombre des villes les plus florissantes de la côte de Syrie. Elle a été tant de fois bouleversée par des tremblemens de terre, qu’on n’y peut faire un pas sans rencontrer des décombres. La ville de Seleucus, assise sur un sol volcanisé, qui semble trembler sans cesse, a de la peine à se tenir debout ; sa principale occupation consiste à se relever de ses propres ruines. Le tremblement de terre de 1822 lui fut surtout funeste ; des quartiers tout entiers tombèrent, et le grand khan de Lattaquié ne put résister à la secousse. La population de la cité arabe est réduite à 6,000 habitans environ : musulmans, 5,500 ; Grecs schismatiques, 5 ou 600 ; une cinquantaine de Maronites et autant de Juifs. Les Grecs ont cinq chapelles ; la petite église du couvent de Terre-Sainte sert de sanctuaire aux familles catholiques ; un seul religieux habite le couvent latin. Les musulmans de Lattaquié ne sont pas d’humeur facile et tolérante ; leur piété fanatique leur donne des traits de ressemblance avec les musulmans de Damas et de Tripoli. Non contens des onze mosquées qu’ils avaient déjà, ils viennent d’en bâtir une douzième en l’honneur d’un cheik Mougrabbin, mort de la peste depuis quatre ans, et placé par eux au rang des saints de l’islamisme. La mosquée du cheik Mougrabbin s’élève sur une hauteur où fut le château de Laodicée ; le luxe et l’élégance de l’édifice, les ornemens dont on l’entoure, annoncent bien vite que c’est la dévotion d’un peuple crédule qui en fait les frais. Les musulmans de cette ville implorent avec autant de confiance le cheik Mougrabbin que le prophète de Médine ; ils ont voué un culte particulier à sa mémoire, et comptent beaucoup sur sa protection souveraine pour passer au dernier jour sur le pont de fil jeté à travers les flammes de la géhenne.

Voici en quelques mots la biographie du cheik Mougrabbin. Mahomet (c’est le nom du santon) naquit en Barbarie en 1773 ; il choisit la Syrie comme le théâtre le plus digne de ses vertus et de ses miracles, et alla d’abord dans la cité d’Alep. Ce n’est pas là que Mahomet devait avoir le plus de succès : ayant un jour prêché que c’était un crime de permettre aux Francs d’aller à cheval dans la ville, parce que le cheval est chéri du prophète, l’apôtre barbaresque reçut ordre de sortir d’Alep et de n’y plus reparaître ; il se réfugia dans un bourg voisin d’Alep, connu par l’étrange licence de ses mœurs ; le cheik, s’obstinant à vouloir convertir les habitans de ce bourg, en fut chassé et se rendit à Lattaquié. Une de ses premières œuvres à Lattaquié, ce fut de faire assassiner un chef de la secte des Nosaïris ou Ansariens, répandus dans la partie septentrionale du Liban. Le santon Mougrabbin trouva dans la ville de Lattaquié des cœurs qui recueillirent ses saintes paroles, des bouches qui publièrent ses miracles ; il se vantait d’entretenir un commerce habituel avec Dieu et les anges, et les musulmans croyaient cela comme parole de Koran. Il n’est point de maison turque qui ne se fit gloire de recevoir cet autre élu d’Allah ; disons même que la porte des harems ne se fermait jamais pour lui.

Le tombeau du cheik Mahomet, dressé en forme de catafalque, est renfermé dans la nouvelle mosquée ; il est en marbre et revêtu d’une draperie ; aux quatre coins du sépulcre pendent de longs rosaires. J’ai vu des groupes de musulmans prier autour du tombeau, assis sur leurs talons : et branlant la tête ; ils comptaient les quatre-vingt-dix-neuf grains de leur cumbolio en répétant à chaque grain avec une endormante monotonie : — Alla-Kébir, — Dieu est grand. — Quelqu’un qui, passant auprès de la mosquée, eût entendu un pareil bourdonnement, sans en savoir la cause, eût pu croire facilement qu’une ruche d’abeilles était enfermée dans l’édifice plutôt qu’un sépulcre entouré de dévots musulmans.

Les bazars sont comme l’image du commerce dans une cité asiatique ; le dénuement et la solitude des bazars de Lattaquié prouvent assez que les beaux jours de cette ville sont passés. Le tabac de Lattaquié, si doux, si parfumé, le meilleur et le plus célèbre d’Orient, est cultivé par les Ansariens dans les montagnes voisines. Cette peuplade vend tous les ans pour cinq à six cents piastres de tabac. Les Ansariens donnent à leur toutoun (tabac) la suave odeur et la couleur noire qui le distinguent en brûlant d’un bois, nommé ezez ; ils suspendent le toutoun en feuilles au plancher de leurs cabanes, et ces feuilles se parfument et se brunissent par la fumée du ezez. En cultivant ainsi la plante fameuse à laquelle la moitié de l’univers a voué un culte désormais impérissable, que de jouissances, que de tranquilles plaisirs les Ansariens préparent ! Pour un véritable Oriental, le bonheur est une plante qui fleurit dans les montagnes de Lattaquié, et c’est la peuplade ansarienne, peuplade sauvage et sombre, haïe et méprisée des musulmans, qui envoie chaque année aux bords du Bosphore et aux rivages du Nil les plus aimées des feuilles de toutoun, source de consolation et de volupté.

Les autres productions de Lattaquié, telles que la soie, les galles, la laine et la cire, sont trop peu abondantes pour qu’on s’y arrête ; citons seulement le coton de ce pays que les commerçans estiment beaucoup, et qui forme, après le tabac, la ressource la plus importante des Lattaquiotes. L’huile d’olive est détestable ; l’huile de noix vaut mieux, quelqu’insipide qu’elle paraisse. Jadis les vins de Laodicée coulaient dans les banquets d’Alexandrie ; la cité égyptienne n’en connaissait pas de meilleurs ; les mêmes vignobles sont toujours là, mais la liqueur autrefois tant vantée aurait en France tout au plus la renommée des vins de Surêne. On s’explique difficilement une semblable décadence, surtout quand on a mangé des raisins de Lattaquié qui sont délicieux, et que les habitans font sécher au soleil. Les plus beaux raisins, ceux dont les grains sont énormes, proviennent des montagnes de Sahioum, à l’est de Lattaquié. Cette ville reçoit tous les ans des bords du Nil une grande quantité de la poudre appelée henné, qui occupe tant de place dans la toilette des femmes d’Orient ; Lattaquié se charge d’expédier de cette poudre égyptienne à Antioche, à Alep, aux principales cités de la Perse. La poudre de henné est de couleur verte ; elle devient rouge aussitôt qu’on l’applique mouillée sur la peau.

L’ancien port de Laodicée, qui pouvait contenir, si l’on en croit l’histoire, plus de mille galères, est aujourd’hui en partie comblé, en partie couvert d’orangers, de citroniers, de mûriers et de jujubiers, formant un vaste jardin. Le port où mouillent maintenant les navires, n’est autre chose qu’un bassin suffisant à peine à dix ou douze bâtimens marchands. Si Dolabella revenait aujourd’hui à Laodicée avec sa flotte, il serait très embarrassé de trouver un mouillage, et les Romains seraient peut-être assez surpris de cueillir des oranges et des jujubes là où leurs galères se balançaient autrefois sur les eaux. Le tremblement de terre de 1822, en renversant une partie du château construit à l’entrée du port, a encombré de débris cette entrée déjà bien étroite, de sorte qu’à présent les navires au-dessus de trois cents tonneaux ne peuvent s’engager dans le port. Des mains habiles qui nettoieraient le bassin de Lattaquié, pourraient en faire un asile commode et sûr ; mais avant que des mains habiles se mettent à l’œuvre dans ces pays-là, par combien d’évènemens il aura fallu passer !

Après tant de violentes secousses, il ne faut point s’attendre à trouver debout les monumens de l’ancienne Laodicée. Le seul débris remarquable des siècles antiques, c’est un édifice carré, aujourd’hui converti en mosquée, revêtu d’insignes militaires tels que des casques, des boucliers, des gardes d’épée ; les savans ont pensé que cet édifice était un arc de triomphe élevé en l’honneur de Lucius Verus ou de Septime-Sévère. On peut citer aussi les ruines d’une grande église du moyen-âge, des restes de portiques et de colonnades, des chambres sépulcrales taillées dans des rochers voisins de la mer. Il est à présumer que le sol de Lattaquié cache dans son sein des monumens ou d’intéressantes ruines ensevelis à la suite des tremblemens de terre ; les fouilleurs ne creuseraient point en vain dans l’enceinte de la cité, rivale d’Apamée et d’Antioche. Les vestiges circulaires de l’ancienne Laodicée, qu’on peut suivre encore, lui donnent une circonférence de plus d’une lieue et demie. On fait en trois quarts d’heure le tour de la ville nouvelle. Ainsi donc les voyageurs curieux des ruines du passé n’auront pas aujourd’hui beaucoup de choses à admirer à Lattaquié ; mais les amans de la belle nature et des rians paysages y trouveront de quoi satisfaire leur goût. Les oliviers, les mûriers, les palmiers et les orangers, mêlés à toute espèce d’arbustes et de fleurs, répandus sur un sol inégal, dans les vallons et sur les collines, forment un spectacle dont l’œil ne se lasse point ; la côte de Lattaquié est surtout charmante et pittoresque à voir, quand on y arrive par mer.

L’air de ce pays est très sain. En été, les habitans dorment sur des terrasses faites d’étoupes et de chaux, et la fièvre ne les atteint point. Mais la ville est fort mal propre, et les cadavres d’animaux, et les ordures qu’on entasse dans le quartier grec, exhalent des miasmes impurs qui pourraient nuire à la santé des habitans. Dans ces dernières années, on allait jusqu’à jeter dans le quartier grec le corps de ceux qu’on avait pendus, empalés ou crucifiés. L’eau de Lattaquié est mauvaise ; la seule bonne fontaine est celle de Saint-Alexis, à peu de distance de la ville, et c’est là que vont puiser la plupart des habitans.

Il est peu de villes en Syrie où les chrétiens soient aussi amoureux des plaisirs et des fêtes qu’à Lattaquié. À les voir ainsi perpétuellement disposés à s’amuser, on ne dirait pas que la domination musulmane étend sur eux de pesantes chaînes. Les femmes de Lattaquié sont en général belles ; l’éclat et la noblesse de leur costume ne les servent pas médiocrement. Les chrétiens forment souvent le soir des réunions joyeuses ; au printemps, en été et en automne, les familles ou les amis s’asseient en cercle dans la cour des maisons sur des nattes et des tapis ; en hiver, dans une des salles intérieures meublées de divans écarlates. Là, les heures se passent en causeries, en récits, en contes merveilleux ; souvent les femmes dansent en cadence à la manière des almées égyptiennes ; les hommes chantent au bruit du psaltérion ; Karakous (le polichinelle d’Orient) y donne des représentations tant soit peu licencieuses ; et au-dessus de tous les groupes, la fumée odorante du kassabé ou du narguillé s’élève en nuages blancs. Dans ces réunions du soir se retraçaient à mes yeux différentes scènes de la vie arabe ; les mœurs et les coutumes locales étaient là devant moi sans mystère, sans aucun de ces voiles qui dérobent la vérité au voyageur. Entre autres sujets de causerie, on parlait de la honte qui s’attache à une jeune fille arrivée à sa vingtième année sans avoir trouvé un époux ; car la grande affaire d’une bonne mère, à Lattaquié, est de marier sa fille, n’importe de quelle manière, n’importe avec quel mari : plus une fille se marie jeune, plus elle a de droits au respect et à l’estime de tous. On imagine facilement que de pareils préjugés doivent faire bien des victimes. J’ai entendu raconter à ce sujet une histoire assez triste.

Une jeune fille, nommée Eudoxie, Arabe chrétienne de la communion grecque, vivait à Lattaquié, il y a sept à huit ans. Dans les pays d’Orient où les races humaines offrent une précoce maturité, l’enfance et le mariage vont souvent ensemble ; chez nous, on a peine à comprendre qu’une fille se marie à dix ou douze ans ; c’est cependant ce qui arrive fréquemment dans les régions asiatiques. Par suite de cette coutume, et surtout à cause des préjugés de Lattaquié dont je parlais tout-à-l’heure, Eudoxie avait épousé à dix ans un Arabe de soixante ans, nommé Dimitri, appartenant, comme elle, à l’église grecque. Dimitri aimait Eudoxie toute enfant qu’elle était ; il lui semblait que cette union rajeunirait son cœur, renouvellerait son existence, et que par là une vie nouvelle commencerait pour lui. Une telle différence d’âge n’effraya point les parens d’Eudoxie pauvres et sans espoir de fortune ; sa mère s’était dit : Ma fille ne possède rien dans ce monde ; elle trouvera difficilement un époux ; quelle honte pour elle si elle parvenait à sa vingtième année sans se marier ! Il faut bénir Dieu de nous avoir envoyé Dimitri pour être l’époux de notre fille.

Quand on n’a que dix ans, peut-on ne pas obéir aveuglément à une mère ? D’ailleurs que sait-on à cet âge ? On connaît et on aime les caresses de la famille, les fleurs qui brillent aux champs, les papillons aux ailes d’argent, d’or ou d’azur, qui jouent et s’envolent sous le soleil. Eudoxie savait quelque chose de plus pourtant ; elle savait qu’elle était jolie et la plus jolie des vierges de Lattaquié. Elle avait donc silencieusement obéi à sa mère, se fiant à sa tendresse et aux soins de la Providence pour n’être pas malheureuse dans l’avenir. Lorsque la destinée unit une très jeune fille à un très vieux mari, il n’est guère possible d’espérer de la sympathie et un mutuel amour ; une seule chose alors serait capable de séduire l’âme insouciante d’une jeune fille, la richesse ou l’aisance dans la vie ; un ménage où tout abonde, la perpétuelle satisfaction de tous les besoins, de tous les caprices, une couronne de sequins sur la tête, un collier d’or ou de perles, un châle de cachemire à la ceinture, tout cela peut adoucir bien des ennuis intérieurs ; mais si la misère s’assied au foyer, s’il faut chaque jour chercher son pain, on tombe de tristesse en tristesse, de douleur en douleur, et la vie n’est plus qu’un long deuil. C’est ce qui arriva pour Eudoxie : elle était pauvre, et Dimitri, son mari, était aussi pauvre qu’elle. Dimitri avait pour unique trésor un excellent caractère, une humeur douce, facile, enjouée ; il avait pour maxime qu’on ne doit point prendre la vie au sérieux ; qu’il y a toujours un bien caché sous les plus grands maux. — Je suis pauvre, disait-il souvent ; je ne suis point pour cela malheureux ; je me contente des miettes de pain que la Providence m’envoie, sans jamais envier au riche sa table abondante ; je dors paisiblement sur une natte dans ma cabane de pierre, et jamais je ne songe aux tapis, aux divans, aux belles maisons que d’autres ont reçus en partage. Parfois, il est vrai, j’ai des privations à subir, des momens amers à passer, mais il ne m’arrive point de me lamenter ni de pleurer. Quand même je remplirais les montagnes de Lattaquié du bruit de ma voix gémissante, je ne changerais rien à mon destin ; quand il s’échapperait de mes yeux assez de larmes pour former un fleuve comme le Nahr-el-Kébir, l’aurore de chacun de mes jours ne se teindrait point de couleurs plus brillantes. Pourvu que je voie de temps en temps sourire mon Eudoxie, pourvu qu’une fois par semaine il coule un peu de vin ou d’eau-de-vie dans ma tasse de bois, je suis content, et le dimanche, dans notre chapelle grecque, je mêle volontiers ma voix à la voix des papas qui chantent Kyrie eleyson.

Les réflexions de Dimitri ne charmaient point Eudoxie, qui n’avait ni le même caractère, ni la même philosophie. Cette jolie enfant, durant les premiers temps de son mariage, n’avait jamais rêvé ni réfléchi ; jamais elle ne s’était surprise, pensant à elle-même et au lendemain. Les seize ans arrivés, un voile tomba de ses yeux ; elle ne vit autour d’elle qu’isolement et pauvreté. Eudoxie répondait par de la mélancolie à la gaieté de Dimitri ; aucun mot ne sortait de sa bouche qui pût offenser son mari, mais elle s’attristait de sa misère et n’osait regarder l’avenir sans effroi. L’obéissance et la résignation sont les deux vertus nécessaires aux femmes d’Orient ; Eudoxie ne se plaignait point, et renfermait dans son ame ses agitations, ses craintes, ses douleurs. Un jour cependant que sa mère, plus tendre que de coutume, la questionnait sur ses secrètes pensées, sur ses sentimens intimes, Eudoxie, agenouillée à ses côtés, se mit à lui confier une partie de ses tristesses. — Bonne mère, lui dit-elle, vous m’avez trop aimée ; si vos sollicitudes pour moi eussent été moins vives, vous ne vous seriez pas tant pressée de me donner un époux ; peut-être n’avez-vous pas songé qu’il me serait difficile d’être parfaitement heureuse avec un mari qui a cinquante ans de plus que moi, et qui n’a reçu de la main de Dieu aucun des biens de la terre. Dimitri m’a répété plus d’une fois que je suis belle ; êtes-vous sûre que si Dimitri ne m’eût point épousée, nul autre chrétien n’eût voulu passer sa vie avec moi ? J’ai quelquefois entendu dire qu’une jolie fille ne vieillit point dans la solitude et l’abandon. Pardon, bonne mère, je me sens du remords et du chagrin de ce peu de paroles que je viens de vous faire entendre ; je ne suis point comme Dimitri, qui croit que tout est écrit d’avance dans un livre éternel, et que cette écriture redoutable ne s’efface point : chaque matin je prie Dieu, et j’espère que, si quelque chose de mauvais pour nous est écrit dans le grand livre des destinées, le doigt divin l’effacera. — Ainsi parlait Eudoxie, et de grosses larmes brillaient suspendues à ses longs cils noirs ; sa mère cherchait à lui prouver, avec une douceur mêlée de quelque brusquerie, que rien ne manquait à sa félicité.

Je n’ai point dit encore quels étaient les moyens d’existence d’Eudoxie et de Dimitri, par quelle industrie ils gagnaient le pain de la journée. Eudoxie chantait ; sa voix, pure et mélodieuse, prenait différens tons, différentes expressions ; on eût pu la comparer tour à tour au chant brillant du bulbul quand il salue le lever du soleil au mois d’avril dans les bois du Liban, aux soupirs amoureux de la tourterelle sur les palmiers des collines de Lattaquié, aux notes harmonieuses que l’alouette jette dans l’air quand elle plane d’un vol inégal au-dessus des guérets. Eudoxie allait chantant de place en place, de maison en maison, et le vieux Dimitri accompagnait sa jeune femme en frappant sur un petit tambour arabe. L’apparition d’Eudoxie excitait presque partout un tendre intérêt ; on donnait à la jolie chanteuse des paras, des gâteaux, des olives, d’autres petites provisions. La plupart des chansons d’Eudoxie étaient des mouals ou chansons d’amour échappées à la lyre arabe de Syrie ; on m’en a cité deux que j’ai traduites :


Amour ! amour ! mon amie et moi, nous sommes esclaves de l’amour.
L’amour m’a blessé, et la plaie qu’il m’a faite est profonde.
J’ai appelé à mon secours un médecin :

Tâtez-moi le pouls, lui ai-je dit, apprenez-moi quel est mon mal ;
Et le médecin a secoué mon bras avec force ;
Je lui ai dit : Prenez ma main plus doucement, si vous êtes un bon médecin.

RÉPONSE DE LA FEMME.

Si j’étais médecin, je me serais déjà guérie moi-même.
Ô belle nuit, belle nuit ! la lune brillait dans le ciel.
Je vis mon ami ; son front resplendissait des rayons de la lune,
Mes yeux, mes yeux, quelle belle chose vous vîtes alors !
Vous contemplâtes le visage de celui que j’aime.
Ô ma rose, ma rose ! je serai votre jardinière,
Je défendrai au vent de souffler sur vous, au soleil de vous brûler.


Voici la seconde chanson, expression mélancolique des désirs d’une jeune femme arabe :


Mon bien-aimé, je vous le rappelle, je vous le rappelle ;
Ne manquez pas de m’envoyer un esclave pour m’annoncer l’heure du rendez-vous.
Ô beau rosier ! vos rameaux se sont desséchés, et j’ai perdu ma joie ;
Je voudrais ne vous avoir jamais connu ;
Je voudrais ne vous avoir jamais fait goûter le miel du bonheur.
Rose chérie, je désire respirer ton parfum, parce que tu es aimée de toutes les femmes, et qu’elles te choisissent pour parer leur tête.
Ô mon ami, mon ami ! je vous aimais déjà, quand vous étiez encore dans le sein de votre mère.


Je ne chercherai point à faire ressortir le mérite poétique de ces chants d’amour simples, naturels et naïfs ; dans la bouche d’Eudoxie, ils étaient divins.

Eudoxie et Dimitri étaient quelquefois appelés aux soirées arabes de Lattaquié ; ils apportaient, moyennant une pincée de paras, leur contingent d’harmonie et de gaieté. On pense bien que ce n’est point Eudoxie qui remplissait le rôle jovial ; cela regardait Dimitri, l’homme aux mots plaisans, à la philosophie rieuse, esprit sans souci, sans préoccupation grave, candide vieillard, qui traitait la vie comme une affaire qui n’eût pas été la sienne ; Diogène bonhomme, qui glissait sans frayeur sur la pente rapide des destinées humaines, et qui, dans son calme imperturbable, aurait pu au besoin dire au sultan : Ôte-toi de mon soleil. Quant à Eudoxie, il était rare qu’on ne la vît pas doucement triste chaque fois qu’elle chantait : le spectacle du monde ne l’égayait point ; elle se disait dans son ame que les portes du bonheur étaient à jamais fermées pour elle, qu’elle était venue sur la terre pour y chanter l’hymne lugubre et non point l’hymne des félicités.

Un soir, c’était en été, Eudoxie et Dimitri ayant paru dans une nombreuse réunion au milieu de la cour d’une maison chrétienne, la jeune chanteuse, inspirée par la vue d’un ciel semé d’étoiles étincelantes, charma les assistans par les accens les plus suaves qu’elle eût jamais fait entendre. Les rayons de la lune tombaient à flots blancs et purs sur le visage et la tunique d’Eudoxie. Ainsi vêtue de lumière, les cheveux inondés de molles clartés, elle était belle à ravir tous les enfans de la terre. On pouvait se demander si ce n’était pas là quelque fille errante d’un monde inconnu, qui, un moment, était venue poser son pied chez les hommes ; si, descendue des cieux comme un rayon, comme un rayon elle n’y remonterait pas soudain. Elle représentait vraiment alors la muse arabe qui s’enivre du spectacle des belles nuits, qui aime la lune comme une sœur mélancolique perdue dans l’espace, qui écoute délicieusement le bruit monotone des fleuves au milieu de la nature endormie, la brise quand elle gémit avec les flots de la mer, avec les palmiers de la rive et les sapins de la montagne. Ce soir-là donc la voix et les regards d’Eudoxie troublèrent le cœur du jeune Guéorguious, chrétien de Lattaquié. Guéorguious, jeune homme au cœur pur et brûlant, avait déjà plus d’une fois arrêté ses yeux sur l’intéressante Eudoxie ; en la voyant passer, il se sentait involontairement ému d’une tendre compassion, car de jour en jour le front d’Eudoxie se couvrait d’une pâleur mortelle ; la tristesse habitait au fond de son œil noir, et tout son visage portait l’empreinte des secrètes douleurs que Dieu seul connaissait. Trois jours avant la soirée où Guéorguious l’aima d’un profond amour, il l’avait rencontrée dans un des bazars de la ville, et avait dit à un chrétien de ses amis : La pauvre chanteuse ne vivra pas long-temps ; voyez comme elle est pâle et triste !

Le lendemain de la soirée où l’amour entra violemment dans le cœur de Guéorguious, il s’en alla vers le Nahr-el-Kébir et passa toute la journée sur ses rives, seul avec l’image d’Eudoxie et les souvenirs de la veille. — Qu’elle était belle, s’écriait-il en marchant le long du rivage du fleuve ; qu’Eudoxie était belle hier lorsqu’elle chantait ces mouals si tendres, si mélodieux, pendant que les rayons de l’astre roi de la nuit s’épanchaient doucement sur elle comme des flots d’argent de l’urne des cieux, lorsque sa tunique resplendissante semblait la tunique d’une vierge du paradis ! Dimitri, je ne vous maudis point, quoique vous appeliez Eudoxie votre femme ; vous avez fait pour elle tout ce qu’on pouvait attendre de vous : mère d’Eudoxie, je ne vous maudis point ; en mariant votre fille, vous ne croyiez point travailler à sa ruine. Mais tous les maux d’Eudoxie vont finir ; je l’aime, et désormais je défie le malheur de l’atteindre ; un jeune homme qui aime bien devient le dieu sauveur de la femme qu’il aime. Ô mon Eudoxie ! j’ôterai de ton chemin les pierres qui pourraient te meurtrir le pied ; j’écarterai les nuages noirs qui menaceraient ton front : maintenant pour toi plus de désert, plus de soleil dévorant ; tu poursuivras le voyage de la vie dans les sentiers fleuris, sous les tranquilles ombrages, au bruit des ruisseaux et des fontaines. Tu ne seras plus la feuille pâle qui tombe de l’arbre au premier souffle du vent, et disparaît foulée sous les pas du voyageur, ou qui roule au loin de vallée en vallée, jusqu’à ce que le fleuve ou la mer l’engloutisse ; tu seras la feuille printannière autour de laquelle l’oiseau chante, la feuille verte où, chaque matin, brille la rosée. — Guéorguious s’arrêta à ces mots : une pensée, un doute, avait traversé son esprit ; Eudoxie m’aimera-t-elle ? Le jeune chrétien s’assied près du Nahr-el-Kébir, et tombe dans une profonde rêverie ; puis, inclinant sur la main droite sa tête couverte d’un turban noir, il se penche du côté du fleuve, jetant des regards distraits aux flots fugitifs.

Après un long silence mélancolique, Guéorguious prend le parti de composer quelques vers en forme de chanson ; il avait une voix harmonieuse et douce, et souvent il chantait dans ses heures solitaires ou avec quelques amis. Guéorguious fréquentait à Lattaquié un café devant lequel Eudoxie s’arrêtait souvent pour chanter, accompagnée de Dimitri. L’idée d’exprimer son amour dans une courte chanson qu’il chanterait lui-même en présence d’Eudoxie lui parut une heureuse manière d’ouvrir son ame amoureuse à la pauvre femme. Le jeune Arabe tira de sa ceinture l’écritoire de cuivre jaune qu’il avait coutume de porter, et bientôt il écrivit avec son calem de roseau, sur un bout de gros papier, des vers dont voici à peu près le sens :


Celle que j’aime a vaincu le rossignol dans les combats du chant ;
Les sons de sa voix sont plus doux que les sons du nay,
Plus harmonieux que le murmure des cascades du Liban,
Que les rameaux des chênes et des mélèzes agités par le vent du soir.
Deux étoiles qui brillent à côté de nuages épais
Jettent un éclat moins vif que les yeux de celle que j’aime.
Celle que j’aime est une fleur tendre,
Courbée sur un vieux tronc qui lui donne lentement la mort ;
Je veux l’arracher à son mauvais destin.


Guéorguious revint du Nahr-el-Kébir, préoccupé de mille doutes, de mille pensées inquiètes ; en rentrant dans sa demeure, il rencontra une bonne vieille chrétienne liée depuis long-temps avec la mère d’Eudoxie ; il se contenta de lui demander d’un air qu’il s’efforçait de rendre indifférent et léger, si, dans la journée, elle avait entendu la belle chanteuse. La bonne vieille, qui, une heure auparavant, avait vu Eudoxie, crut inutile de répondre au jeune homme. Guéorguious passa la nuit sans dormir ; vous devez imaginer si la nuit lui parut longue ; il quitta sa natte dès que le muezzin de la mosquée la plus voisine eut béni Allah du haut du minaret.

Guéorguious était un beau jeune homme de vingt ans, grand, bien fait, portant avec noblesse son beau turban noir et sa robe d’étoffe brune à la manière des chrétiens du pays : l’expression de sa figure était sévère et recueillie ; mais dès qu’il parlait, sa physionomie animée s’adoucissait, et n’exprimait plus que la douceur et la bonté. Rien n’était charmant et franc comme son sourire sous ses moustaches noires ; comme il parlait toujours avec conviction, son amitié se révélait facilement aux gens qu’il aimait.

Sorti de sa demeure au premier chant du muezzin, Guéorguious courut porter ses ardentes pensées dans les campagnes voisines de la ville, en attendant l’heure de midi, heure à laquelle Eudoxie commençait ses tournées accoutumées. Il promenait ses pas vagabonds des collines à la mer, de la mer aux collines ; ses courses incertaines le conduisaient vers les rives du Nahr-el-Kébir qui avaient entendu les premières confidences de son amour. Le jeune Lattaquiote fredonnait sa chanson sur un air qu’Eudoxie connaissait ; il avait choisi précisément un des airs qui avaient si bien inspiré Eudoxie, dans cette soirée arabe où Guéorguious la trouva belle au point de lui vouer à jamais son ame et sa vie. Enfin l’heure de midi arrive ; le jeune homme se rend au café ; il s’assied sur le côté de l’estrade le plus près de la porte, et fume le narguillé comme aux jours où rien ne troublait le calme de son esprit, où toutes les heures s’écoulaient pour lui indifférentes. Plusieurs chrétiens oisifs fumaient dans la taverne arabe. Guéorguious attendit long-temps. Eudoxie et Dimitri ne parurent à la porte du café qu’un peu avant le coucher du soleil. La petite chanteuse se fit entendre ; les regards passionnés de Guéorguious cherchaient les regards d’Eudoxie et les rencontraient quelquefois. La pauvre jeune femme poursuivait ses mouals, tremblante et baissant les yeux autant qu’elle le pouvait ; quant à Dimitri, il frappait en cadence sur son tambour et ne songeait qu’à la quantité de paras qu’il espérait ramasser. Eudoxie n’avait pu dérober à Guéorguious son émotion ; celui-ci sentait son cœur battre à coups redoublés, et renonça au projet de chanter sa chanson. Ô Dieu ! en amour, qu’est-ce que la parole auprès du regard ? Lorsque vint le moment de la petite collecte, Guéorguious tira de sa poche quelques paras pour les donner à Dimitri. Plusieurs habitués chrétiens en firent autant, et tandis que Dimitri présentait à la ronde sa tasse de bois, Guéorguious se lève, paie le cafetier, et, passant à côté d’Eudoxie restée seule au seuil de la porte, il se contente de lui dire à voix basse : Guéorguious vous aime, gardez-vous d’en douter ; songez à votre bonheur et au sien.

En sortant du café, le jeune homme regagna les champs à pas rapides, et marchant à l’aventure ; emporté par l’ivresse de l’amour, il s’en allait parlant d’Eudoxie aux arbres, aux fleurs, aux ruisseaux, se recommandant à Dieu, à la Vierge, aux anges, à toute la nature, aux djins qui, dans l’opinion des Arabes, favorisent ou déjouent les projets des hommes. La nuit était descendue depuis plusieurs heures, quand Guéorguious retourna dans sa demeure, uniquement occupé du moyen de revoir la bien-aimée de son âme, la fille de ses songes brûlans.

Eudoxie, troublée, avait repris le chemin de sa cabane. Que d’images, que d’impressions nouvelles pour Eudoxie ! dans quelle vie inconnue elle allait entrer ! Elle crut se rappeler que Guéorguious l’avait souvent regardée avec intérêt depuis quelques mois, et surprit dans son ame un penchant déjà presque ancien pour le jeune Lattaquiote qui venait de jeter à son oreille les plus douces paroles qu’elle eût jamais entendues. Ces mots : « Guéorguious vous aime, gardez-vous d’en douter », revenaient à chaque instant sur ses lèvres et lui semblaient l’expression complète et définitive d’un sentiment vrai. Assurément il m’aime, ajoutait-elle, puisqu’il me l’a dit ; quel intérêt aurait-il à tromper une pauvre femme comme moi ? Guéorguious est cet inconnu que j’invoquais vaguement dans mes douleurs, ce sauveur mystérieux que j’appelais intérieurement à mon secours, dans ces heures où les larmes de mes yeux arrosaient ma natte de jonc ; un moment nous a suffi pour nous comprendre, car depuis long-temps nous nous attendions tous deux, depuis long-temps nous nous appelions secrètement pour achever ensemble notre route. Vierge Marie, dites-moi quand je pourrai le revoir ? — C’étaient là les préoccupations intimes d’Eudoxie ; l’amour était pour elle la première page d’un livre qu’elle ne connaissait pas encore.

J’ai parlé plus haut de la fontaine de Saint-Alexis, située hors de Lattaquié, à peu de distance. Guéorguious savait que, chaque matin, Eudoxie allait y puiser de l’eau pour la journée ; trois fois le soleil levant le surprit sur le chemin de la fontaine : hommes, femmes et filles passaient et repassaient devant lui avec des urnes sur la tête ; mais Eudoxie n’y était point, Guéorguious avait manqué trois fois l’heure de son passage. Le quatrième jour, les premières lueurs de l’aube le trouvèrent encore sur le chemin de la fontaine. Tout à coup une femme paraît au détour du sentier ; elle cheminait seule, nu-pieds, avec une urne sur la tête ; un petit voile blanc, qui laissait son visage découvert, retombait le long de ses épaules ; elle portait une casaque noire bordée de cordons rouges ; sa tunique de toile bleue descendait à mi-jambe ; rien n’était gracieux et léger comme la démarche de la jeune Arabe. Guéorguious reconnut Eudoxie. Le chemin était solitaire ; pas de témoins, aucun regard à redouter ; Guéorguious attendit, pour aborder Eudoxie, qu’elle fût parvenue derrière un mur verdoyant formé d’orangers, de grenadiers et d’oliviers. Là, les deux amans se parlèrent rapidement d’amour, de bonheur, d’avenir. Eudoxie, long-temps condamnée à toutes les douleurs de l’isolement, s’abandonna sans crainte aux tendres épanchemens de Guéorguious ; ceux qui ont besoin d’être aimés croient facilement qu’on les aime, et puis Guéorguious avait un langage, un accent de vérité, qui ne permettait pas de douter de lui. Eudoxie n’eut point le courage de dérober ses lèvres aux lèvres tremblantes de son ami. Le prophète arabe a dit que le baiser donné par l’enfant à sa mère égale en douceur celui qu’on donnerait au seuil de la porte du ciel ; un baiser d’amour, surtout un premier baiser, c’est quelque chose de plus que les douceurs de la porte du ciel, c’est le ciel même.

À compter de ce jour-là, Eudoxie et Guéorguious trouvèrent les moyens de se rapprocher, de converser plus souvent ensemble, de se redire ces mille paroles de causerie intime et amoureuse qui, pour deux amans, sont autant de gouttes de miel versées dans la coupe de leurs jours. Eudoxie n’était plus seule dans le monde ; un esprit veillait sur elle, esprit bienfaisant qui protégeait son existence ; une ame tendre et dévouée était venue remplir le vide de son ame ; l’univers avait pris à ses yeux de plus riantes couleurs ; la nature lui semblait plus belle, l’humanité meilleure. Ce n’était plus la pâle jeune femme au front couvert d’ombres, au sourire mélancolique ; la joie se peignait sur son front pur ; tout son visage s’animait de bonheur ; une douce gaieté avait remplacé la tristesse au fond de son œil noir. Dimitri et les gens de la ville, qui remarquaient le changement d’Eudoxie, ne voyaient dans cette soudaine métamorphose que le retour de la santé. Eudoxie songeait à Guéorguious dans tous les mouals d’amour qu’elle répétait à la porte des cafés ; dans les bazars, dans les réunions du soir où elle était appelée, elle chantait de préférence la chanson composée pour elle sur les bords du Nahr-el-Kébir, et plus d’une fois des larmes de bonheur entrecoupaient son chant. Eudoxie aimait aussi à chanter le moual cité plus haut, qui finit par ces paroles : « Mon ami, je vous aimais déjà lorsque vous étiez encore dans le sein de votre mère. »

Jamais les deux amans, dans leurs tendres causeries, ne se sentirent coupables du moindre sentiment de haine contre Dimitri, cette barrière vivante qui les séparait ; ils n’obéissaient qu’à une impression naturelle quand ils murmuraient entre eux cette confidence : — Si Dimitri arrivait à sa fin, nous pourrions nous unir devant les hommes comme nous le sommes déjà devant Dieu ; nos murs ne battraient plus de crainte, mais toujours d’amour. — Ils avaient coutume d’ajouter. Que Dieu bénisse Dimitri, et qu’il accorde à notre amour un long avenir !

Il y avait quelques mois qu’Eudoxie et Guéorguious goûtaient toutes les félicités de l’amour, lorsque la peste fut signalée à Lattaquié ; on sait que rarement une année s’écoule sans que la peste descende sur les côtes de Syrie. Chaque maison, chaque famille chrétienne redoutait le fléau qui venait de s’abattre sur la cité ; on s’enfermait, on s’entourait de précautions, car les chrétiens orientaux ne sont pas comme les musulmans qui se fient à la seule Providence pour échapper à la peste. Le fléau cruel atteignit plusieurs habitans de Lattaquié, entre autres Guéorguious, l’ange d’Eudoxie, la lumière et la joie de sa vie. Eudoxie, désespérée, courut auprès du malade. Les gardiens du pestiféré repoussèrent d’abord la jeune femme, ne voulant point la livrer à la contagion ; mais d’heure en heure il circulait dans le quartier des nouvelles de plus en plus tristes sur l’état de Guéorguious. Eudoxie, qui, durant deux jours et deux nuits, avait été vue errant autour de la demeure du malade sans vouloir toucher à aucune nourriture ; Eudoxie, qui, dans ce court espace de temps, était devenue un fantôme digne de pitié, parvint à tromper la vigilance du gardien et se précipita dans les bras de Guéorguious mourant ; elle colla ses lèvres sur les lèvres livides de son ami, baiser lugubre et mortel. — Qu’ai-je à faire de la vie, s’écriait-elle, puisque Guéorguious m’est enlevé ? Ô mon bien-aimé ! toujours ensemble, toujours ensemble ! Quelle honte si je restais sur la terre quand tu seras enfermé dans le tombeau ! » Lorsque Eudoxie parlait ainsi, l’oreille de Guéorguious était fermée aux paroles des vivans ; un faible souffle s’échappait péniblement de sa poitrine, et déjà ses pieds et ses mains avaient été atteints du froid de la mort. Le lendemain, deux fosses étaient creusées au champ des morts de Lattaquié, et deux ames, que la mort n’avait pu séparer, étaient remontées vers Dieu.


J’arrive maintenant à ce qui me semble le plus curieux, le plus digne d’attention dans le pays de Laodicée ; je veux parler de la peuplade qui habite les montagnes voisines de cette ville, et qui est connue sous le nom d’Ensyriens, de Nosaïris ou d’Ansariens. Les savans ne connaissent que très imparfaitement la peuplade ansarienne renfermée dans ses montagnes comme dans des forts inaccessibles ou dans des sanctuaires interdits aux profanes. La religion, les mœurs, les coutumes des Ansariens sont encore enveloppées de mystérieuses ombres. Ce que je vais rapporter, c’est le fruit des conjectures les plus probables, le résultat de longues observations faites par les chrétiens du pays ; c’est surtout ce que les gens les plus éclairés de la côte ont pu comprendre par la lecture de quelques livres ansariens qu’un heureux hasard a fait tomber entre leurs mains.

Les Ansariens sont partagés en différentes sectes, parmi lesquelles on compte la secte des adorateurs du soleil, celle des adorateurs de la lune, celle des adorateurs de la femme ; le nombre des villages qu’ils habitent s’élève à plus de sept cents ; ils forment une population d’environ cent mille ames. Les Ansariens regardent Jésus-Christ et Mahomet comme deux grands prophètes amis de Dieu ; ils ont des fêtes musulmanes et des fêtes chrétiennes ; la Noël, la Pâque, l’Épiphanie, la Pentecôte et la Circoncision, sont célébrées, par deux sectes ansariennes, les Chemelié et les Clésié ; les autres sectes ne célèbrent que la solennité de Noël. Voici quelques cérémonies en usage chez les Ansariens, le jour des fêtes chrétiennes. Les travaux des champs sont suspendus ; on se pare des plus beaux habits. Les hommes choisissent pour lieu de rendez-vous un des villages qui possèdent un cheik eulm ou prêtre savant ; ils se réunissent dans une maison dont la porte est sévèrement gardée. L’approche en est défendue aux femmes, aux enfans et aux étrangers. Là, chacun fait son oraison. Le cheik qui préside a devant lui un grand vase rempli de vin ; le prêtre boit de ce vin et en offre à tous les assistans ; c’est, comme vous voyez, une espèce de communion. Ceux qui, dans le courant de l’année, pour obtenir des graces particulières, ont promis des dons tels qu’un bœuf, un mouton ou une chèvre, apportent ce jour-là l’offrande promise. Après la prière, tous ces animaux sont immolés en manière d’holocaustes ; puis on les fait rôtir, et un grand banquet est préparé pour tout le village, hommes, femmes et enfans. Des danses, des chants, et des cris d’allégresse remplissent le reste de la journée.

Les prêtres ansariens ne mangent que ce qui sort de leur propre demeure ; quand ils ont une route à faire, ils emportent avec eux toutes leurs provisions, car ils n’accepteraient rien de personne, pas même de leurs plus proches parens. Il se trouve des sectes dont les cheiks vont jusqu’à s’interdire l’usage de la pipe. On reconnaît un prêtre savant à l’écritoire qu’il porte à la ceinture, et au turban blanc qu’il arrange sur sa tête d’une manière distinctive. Quand un cheik meurt, les fidèles de sa religion lui élèvent un tombeau et le révèrent comme un saint ; pour chaque prêtre qui s’éteint, on voit un oratoire de plus dans les montagnes, on compte un saint de plus dans le ciel. Le jour de la mort d’un cheik, on distribue des aumônes à tous les pauvres.

Les Ansariens prient indifféremment debout, assis ou à cheval ; avant la prière, ils font des ablutions comme les musulmans. Les Ansariens ne prient qu’avant le lever du soleil, et jamais dans le courant de la journée. Pendant l’oraison, l’Ansarien se couvre tout entier de son manteau ; il ne regarde ni à droite ni à gauche ; si un chrétien, un nègre, un chameau ou une gazelle venait à passer en ce moment devant lui, sa prière ne serait pas valable ; il serait obligé de recommencer les ablutions et la prière. Les premiers mots de l’oraison sont ordinairement des malédictions contre les chrétiens et les Turcs, contre Aba-Baker et Omar ; dans le cours de sa prière, l’Ansarien invoque quelques-uns des saints de notre calendrier. Si un Ansarien se trouve par nécessité au milieu de chrétiens ou de Turcs, il est dispensé de prier, dût-il rester un mois sans remplir ses devoirs religieux.

Lorsqu’une femme ansarienne met au monde un enfant, le mari va trouver un cheik, et lui demande quel nom il donnera au nouveau-né. Alors le prêtre ouvre un livre, et, après l’avoir parcouru un moment, dit le nom que doit porter le nouveau-né ; c’est quelquefois le nom d’un saint chrétien ; le plus souvent, c’est le nom d’un prophète. Dans leurs relations avec les musulmans, les Ansariens prennent des noms musulmans, tels que Mahomet, Ali, etc. On circoncit les enfans huit ou dix jours après leur naissance, et cette cérémonie est une fête pour la famille.

Les Ansariens Kadmousié, ceux qui rendent à la femme un culte particulier, ont une étrange et odieuse cérémonie qui prouve jusqu’à quelles aberrations l’esprit de l’homme peut descendre. Durant la nuit du premier jour de l’an, les hommes de chaque village s’enferment dans une maison et murmurent dévotement une prière à la lueur de quelques flambeaux ; quand la prière est achevée, on éteint les flambeaux, et la porte s’ouvre pour laisser entrer confusément les femmes et les jeunes filles du village. Au milieu des ténèbres, chaque homme se saisit de la première femme que le hasard lui donne, et dans cet affreux désordre, peut-être arrive-t-il que le frère rencontre la sœur, et le fils la mère. Cette fête si révoltante se nomme boc-bèche (fête d’empoignement).

Comme les Ansariens ont fait de leur religion un secret qu’il importe de garder, ils ont voulu que leurs femmes restassent étrangères à la connaissance de la doctrine, et c’est pour cela aussi qu’ils n’initient leurs enfans qu’à l’âge de raison. Alors un homme s’empare de l’adolescent et l’entraîne dans des lieux déserts. Là, séparé du bruit et des choses humaines, le jeune homme est instruit dans la science sacrée ; tous les mystères lui sont dévoilés, on tire devant lui cet épais rideau qui lui dérobait le tabernacle de la vérité, et l’enfant devenu homme reçoit en dépôt le grand secret. Le jeune Ansarien, qui jusqu’alors n’avait porté qu’un simple bonnet entouré d’un fichu, est admis à l’honneur de porter le turban et de participer à toutes les cérémonies.

Quoiqu’il se trouve parmi la peuplade ansarienne une secte pour qui la femme est un objet d’adoration, la femme n’est comptée pour rien dans cet étrange royaume. Ce n’est point à la noble et douce compagne de l’homme que les Kadmousié rendent hommage ; ce qu’ils adorent, ce n’est point la femme avec ses enivrantes séductions, la femme née d’une pensée d’amour pour aider l’habitant de la terre à supporter ses maux ; les Ansariens adorent simplement en elle l’instrument sacré dont Dieu se sert pour multiplier la race humaine. Les femmes ansariennes n’ont aucun devoir religieux à remplir, puisque toute connaissance de la religion leur est interdite ; leur salut dans la vie à venir est une question que les cheiks savans n’ont jamais pris la peine d’étudier ; elles vivent comme les animaux grossiers incessamment courbés vers la terre. Pourquoi leveraient-elles les yeux en haut ? Les portes du ciel leur ont été fermées.

D’après cela, on ne s’étonne point que cette nation compte pour peu de chose la fidélité conjugale. Un mari ne s’inquiète pas beaucoup que sa femme lui soit fidèle ou non, pourvu toutefois qu’il ne la surprenne point entre les bras d’un autre : aux yeux d’un Ansarien, le commerce avec les femmes est une chose sainte. Les lois du pays ne défendent point la polygamie ; un homme peut épouser jusqu’à quatre femmes, mais il ne peut en répudier aucune. La chasteté n’est point une vertu dans l’opinion des Ansariens ; cette fleur de virginité, première parure d’un jeune front, charme divin qui fait tant aimer l’adolescence, l’aimable naïveté d’une ame qui ne s’ouvre que timidement aux premiers regards du monde, tout cela n’est absolument rien dans les montagnes voisines de Lattaquié.

Les Ansariens croient à la magie et à la métempsychose ; un homme de cette peuplade disait qu’il se souvenait d’avoir été tour à tour Anglais, chèvre et gazelle.

Les Ansariens, ayant su que les Anglais ne sont point catholiques, ont conclu que la nation britannique professait la même religion qu’eux. « Quel dieu adorez-vous ? disais-je en souriant à un cheik ansarien. » — Ensari, Ingliz, sava, sava (les Ansariens et les Anglais marchent ensemble), me répondit-il d’un ton très sérieux. Le même cheik me demandait pourquoi la France n’envoyait pas une armée en Syrie pour en chasser les musulmans : « Comptez sur les Ansariens, ajoutait-il ; écrivez-nous un simple billet d’avis et vous aurez vingt mille cavaliers à vos ordres. » Pour comprendre cette énergique protestation contre les Turcs, il faut qu’on sache que les Ansariens, devenus pour les musulmans un objet de mépris et de haine, gémissent sous le poids d’énormes impôts, sous le coup de perpétuelles vexations.

Une constitution forte, de la régularité dans les traits, un courage peu commun, distinguent les Ansariens ; leurs femmes sont en général grandes et belles. C’est une race d’un sang pur et généreux comme la race maronite du Liban. Si la peuplade ansarienne vivait en paix avec elle-même, si elle pouvait se former en corps de nation bien compacte, bien unie, elle serait invincible dans ses montagnes, et secouerait facilement le joug des Turcs. Telle qu’elle est, la peuplade montagnarde est singulièrement redoutable en des temps de révolution ; aussi l’invasion égyptienne d’Ibrahim Pacha a-t-elle trouvé dans les Ansariens de rudes ennemis.

Les doctrines des Ansariens sont un mélange informe de toutes les doctrines d’Orient ; chacune des pages qui composent leur évangile est empruntée à des évangiles divers, et toutes ces pages sont souillées ou défigurées. Parmi les peuples orientaux, il en est qui ne sont plus aujourd’hui que des ruines, et la croyance à leur résurrection politique ne serait qu’un rêve. Il en est d’autres qui n’ont point encore vécu de la vie des nations, et qui se sont arrêtés dans la grossière ignorance d’une enfance de plusieurs siècles : de ce nombre sont les Ansariens ; qui nous dira leur future destinée ? Leur existence ne sera-t-elle jamais meilleure ? L’avenir ne leur réserve-t-il aucune lumière ? Y a-t-il des peuples condamnés à ne point connaître la vérité, semblables à ces nations hyperboréennes, dont nous parlent les poètes, qui ne verront jamais le soleil ?


Poujoulat.