Visite à la prison pénitentiaire de Genève
Parmi les pensées généreuses dont le caractère du siècle où nous vivons favorise le noble essor, aucune peut-être n’a été généralement mieux comprise et mieux accueillie que celle qui s’attachant au sort des coupables condamnés les suit dans leur captivité, préside à l’emploi de leur temps, encourage leur industrie, dirige leur instruction, et tend continuellement vers le but de leur régénération morale. Nulle part aussi cette pensée n’a reçu une application plus complète et mieux entendue que dans une petite république, notre proche voisine.
La ville de Genève renferme une prison pénitentiaire, proportionnée à l’étendue et à la population du canton dont elle est le chef-lieu[1], qui mérite d’être observée avec intérêt, et qui peut servir de modèle à des états plus considérables.
L’établissement, le régime physique, la direction morale y sont combinés dans une harmonie parfaite, de sorte que, soumis sans rigueur à une vie régulière et laborieuse, les détenus puissent contracter une habitude d’occupation et de bonne conduite, qui les mette à même de jouir pleinement du bienfait de la liberté quand elle leur sera rendue, et qui leur assure alors les moyens de subvenir honnêtement à leur existence.
Situé à l’angle d’un bastion, sur le bord du lac, près de la porte méridionale de la ville, et dans la position la plus saine et la mieux aérée, le bâtiment qu’occupe la prison n’est point un ancien édifice dont on ait voulu tirer parti en l’employant à cet usage ; il a été construit exprès, depuis peu d’années, par suite d’une résolution du conseil représentatif du canton, prise en 1822, et sur un plan choisi au concours.
Sa forme générale est semi-circulaire. Il est entouré par une double enceinte de murailles hautes d’environ seize pieds ; séparées par un chemin de ronde de huit pieds de largeur, dans lequel des chiens de garde sont lâchés pendant la nuit.
Le point central est occupé par un corps de logis où se trouvent, au-dessous du sol, les cuisines ; au rez-de-chaussée, la salle de surveillance qui sert de bureau au directeur ; au premier étage, le logement de ce directeur ; au second, la chapelle et l’infirmerie, et plus haut encore des greniers ou magasins.
Deux autres bâtimens, formant rayons, partent de celui-ci et s’étendent jusqu’à la premier enceinte. Chacun d’eux est divisé, du haut en bas, en deux quartiers par un gros mur. L’espace vide qui se trouve entre eux est également partagé, et deux autres portions de terrain restant encore comprises entre les rayons et le diamètre, chacun de ces quatre quartiers distincts a ainsi sa cour particulière.
Le rez-de-chaussée de ces deux bâtimens est consacré à quatre ateliers, qui sont divisés par une grille en deux parties inégales, dont la plus petite forme réfectoire et communique par une porte avec la cour du quartier : au premier étage se trouvent quatre rangs de sept cellules bien éclairées, fermées séparément, et donnant sur un corridor également fermé à ses deux extrémités ; enfin un pareil nombre de cellules occupe le second étage.
De la salle de surveillance placée au centre, le directeur peut continuellement, au moyen de petits guichets grillagés, observer les quatre ateliers, les quatre cours, et par conséquent la conduite de chaque détenu, sans être aperçu lui-même.
Au premier et au second étages, à l’extrémité et en dehors de chaque corridor de cellules du côté du centre, se trouve une chambre dans laquelle couche le chef d’atelier, et d’où, au moyen de tuyaux établis à cet effet, on peut communiquer de la voix avec l’appartement du directeur.
Un des principaux avantages de cette forme de construction consiste dans la facilité qu’elle procure de se porter avec promptitude du centre, où réside l’administration et d’où part la surveillance, sur les points les plus éloignés de la prison.
Les détenus sont invariablement répartis en quatre classes, totalement séparées et continuellement invisibles même les unes pour les autres, savoir : deux quartiers criminels, où sont renfermés les condamnés aux travaux forcés ou à la réclusion ; un quartier correctionnel, contenant les condamnés à l’emprisonnement, et un quartier d’exception, destiné à recevoir : 1o les jeunes gens n’ayant pas l’âge de seize ans accomplis lors de leur condamnation ; 2o ceux des autres condamnés que par des motifs tirés de leur bonne conduite ou de la nature de leur délit la commission administrative juge dignes d’y être placés.
Les prisonniers des deux quartiers criminels sont revêtus d’un costume pénal.
Environ douze heures par jour en été, et dix en hiver sont employées au travail qui n’est interrompu que par trois repas suivis de quelques momens de repos, et à chacun desquels est consacrée une heure ou une heure et demie. Les détenus s’occupent aux divers métiers qu’ils exerçaient avant leur condamnation, ou qui leur ont été enseignés dans la prison, tels que ceux de cordonniers, tailleurs, tisserands, etc.
Le plus grand silence est constamment recommandé et observé pendant le jour dans les ateliers, aussi bien que dans les cellules durant la nuit. L’introduction de toute liqueur fermentée est sévèrement prohibée, et les jeux de cartes et de hasard sont absolument interdits.
Le produit du travail des détenus appartient à l’état. Un compte exact de l’ouvrage de chacun d’eux est tenu par le chef d’atelier ; le prix en est réglé par l’administration ; et ainsi réparti : une moitié pour l’établissement, un quart à la disposition du prisonnier à titre d’encouragement, et un quart pour un fonds de réserve qui doit être employé à l’avantage du prisonnier après sa sortie.
La nourriture des détenus, qui est saine et très proprement préparée, se compose, au repas du matin, d’une soupe avec du pain : au dîner, de légumes et de pain, et au repas du soir, d’une seconde soupe avec du pain. Le jeudi et le dimanche, ils ont chacun une demi-livre de viande à leur dîner.
Chaque prisonnier pendant la nuit occupe une cellule séparée, et si l’on est forcé de s’écarter de cette règle, on doit réunir au moins trois prisonniers dans la même chambre, chacun dans un lit différent. Cette disposition éventuelle est remarquable en ce qu’elle offre une preuve sensible de l’attention prévoyante avec laquelle la loi a cherché à prévenir toutes les occasions de disputes et de désordres, aussi bien que les inconvéniens qui pourraient résulter d’infractions apportées par des circonstances extraordinaires, au régime habituel de l’établissement.
L’ameublement des cellules se compose d’un lit de fer et de tous les objets nécessaires à une exacte propreté.
Le matin, au premier coup de cloche, les détenus se lèvent, se nettoient, s’habillent, font leurs lits, balaient leurs cellules, et se tiennent prêts à sortir lorsqu’au second coup de cloche le chef de quartier vient leur ouvrir pour les conduire dans leurs ateliers. Les quatre divisions s’y rendent séparément, sans se rencontrer, sans s’apercevoir même, et le travail est précédé de la lecture d’une prière.
Un nouveau coup de cloche annonce le repas, qui est apporté et distribué par les portiers aux prisonniers placés avec ordre dans la partie de l’atelier formant réfectoire. Le repas fini, ceux-ci peuvent se promener dans la cour de leur quartier, ou rester dans l’atelier à lire des livres de morale ou de religion, tirés de la bibliothèque de la maison, et qui leur sont prêtés, d’après leur demande, sur l’ordre du directeur.
La chapelle de la prison est disposée de manière à pouvoir servir aux deux cultes, catholique et réformé. Les détenus y assistent aux offices et reçoivent les instructions des ministres de leurs religions respectives. Pendant le temps qu’ils y passent, le principe de leur séparation absolue par quartiers ne cesse pas d’être scrupuleusement observé ; à cet effet, la partie de la chapelle qu’ils occupent est divisée par des stalles de bois en quatre compartimens qui ne permettent aux différentes classes ni de communiquer, ni de se voir. Elles entrent, se placent, et sortent toutes successivement.
Les punitions disciplinaires infligées aux prisonniers pour désobéissance, insultes, querelles ou révoltes sont l’isolement d’abord, ensuite la réclusion dans l’obscurité, mais pour des temps limités avec modération, et jamais dans des cachots humides ou malsains. On y peut joindre aussi le régime du pain et de l’eau dans une proportion de durée fixée par la loi, et telle que la santé des détenus ne puisse en éprouver aucun préjudice[2]. Toutefois, dans les cas où la sûreté de la prison serait compromise, il est permis de mettre les fers aux prisonniers.
L’emploi de ce moyen rigoureux n’avait pas été rendu nécessaire depuis l’établissement de la prison jusqu’à l’époque où je l’ai visitée. Aucun symptôme de sédition ne s’y était même encore manifesté. La vie active et réglée que mènent les détenus, leur division en sections peu nombreuses, le silence des ateliers, l’isolement pendant la nuit et l’impossibilité de communiquer entre eux, sont des garans presque certains d’un ordre inaltérable, et l’on compte tellement sur l’efficacité de ces dispositions que la garde habituelle se compose simplement de deux gendarmes.
L’administration de la prison pénitentiaire appartient au conseil d’état, et est exercée par trois de ses membres, sous le nom de conseillers-inspecteurs.
En outre, les juges et des membres du conseil représentatif, tirés au sort chaque année, ont le titre de visiteurs honoraires, et sont chargés de l’examen de toutes les parties du service, ainsi que de celui de la conduite des détenus. Ils ont entrée dans la prison quand ils le jugent convenable, et déposent leurs observations dans un registre tenu à cet effet.
À l’entrée de chaque prisonnier, son signalement soigneusement relevé est inscrit conjointement avec l’ordre de son entrée, et le jugement rendu contre lui ; on lui établit ensuite un compte ouvert dans le livre intitulé : Répertoire de la conduite des prisonniers. Là sont consignés, sous des chefs distincts, les actes d’une conduite méritoire, les fautes commises et les punitions encourues. Rien n’est écrit dans ce livre qu’avec l’approbation des conseillers-inspecteurs.
L’instruction des détenus est suivie avec une sérieuse attention par un comité de surveillance morale et de régénération, qui s’occupe à la fois de leur perfectionnement pendant leur captivité, et des arrangemens relatifs au sort futur de ceux qui sont près d’atteindre le terme. Les membres de ce comité font les dimanches des lectures dans les différens quartiers, et, deux fois par semaine, il est tenu une école pour ceux des prisonniers qui désirent apprendre à lire, à écrire et à chiffrer.
Les employés de la prison sont un directeur, quatre chefs d’atelier, deux portiers et un cuisinier. La plus grande douceur et l’abstinence de toute familiarité leur sont recommandées et sont observées par eux dans leurs rapports avec les prisonniers.
La bonne conduite de ceux-ci pouvant donner lieu à réduire la durée de leur détention, la loi a créé une commission de recours à laquelle sont présentées les requêtes des détenus qui ont accompli les deux tiers de leur peine ; et afin que le découragement et le désespoir ne puissent pas mettre obstacle au repentir et à la réforme des condamnés à vie, il a été sagement statué que la détention perpétuelle serait assimilée à une détention de trente ans, pour tout ce qui concerne la faculté et le mode de réduction de la peine.
La commission fait porter son examen sur les notes relatives à la conduite du prisonnier et sur ses moyens de subsistance. Elle peut prononcer la libération immédiate, rejeter la requête, ou bien fixer le terme après lequel il sera permis au détenu de la présenter de nouveau. Sa décision est lue dans les divers quartiers de la prison.
Le prisonnier libéré pour bonne conduite reçoit un certificat motivé de sa libération, et, à sa sortie, il est placé sous la surveillance particulière d’un membre du comité de régénération, dont l’une des attributions consiste à protéger les condamnés lorsqu’ils sont rentrés dans la société.
Jusqu’à mon passage à Genève, la prison pénitentiaire n’avait point reçu de femmes ; diverses considérations avaient empêché de les y transférer ; et, comme on a reconnu que la séparation complète des sexes a des avantages importans pour la tranquillité des prisonniers et pour l’ordre de la prison, il est vraisemblable qu’elle sera maintenue.
Tels sont les détails qu’une visite attentive de plusieurs heures et des documens authentiques dus à l’obligeance des fonctionnaires m’ont mis à même de recueillir sur cet intéressant établissement. Son organisation ingénieuse et prévoyante, la discipline à la fois douce et régulière à laquelle sont soumis les détenus, la salubrité de leur régime physique, la sage et utile direction des instructions qu’ils reçoivent, en un mot, le système entier d’après lequel cette prison est instituée et gouvernée est digne d’une véritable admiration, et qui mieux est, dans l’intérêt de la morale et de l’humanité, d’une imitation générale.
Quelques parties accessoires ont néanmoins donné sujet à la critique, et fait naître des observations qui ne semblent pas dénuées de fondement. On a trouvé que l’infirmerie, située au second étage, présente l’inconvénient de n’être pas suffisamment à portée d’une promenade salutaire pour les convalescens ; que ses fenêtres, ayant vue sur deux des cours de la prison, il peut exister par là des communications avec les autres détenus, ce qui est contraire à l’un des principes fondamentaux de cet établissement, aussi bien que la confusion dans cette même infirmerie de malades provenant des quatre différentes classes. On a encore cru remarquer que la construction de l’édifice laisse aux prisonniers des chances pour s’échapper, et enfin, quelques personnes ont pensé qu’ils ne sont pas assujétis à un exercice assez vif.
Quand à cette dernière objection, si la pratique a pu faire reconnaître quelque vice dans le régime de la prison, il est très-facile d’y remédier, et les modifications qu’elle aura rendues nécessaires sont ordonnées et s’exécutent peut-être en ce moment : car la loi du 28 janvier 1825 devait être révisée dans la session du conseil représentatif de cette année. Mais en résumé, depuis l’origine de cet établissement jusqu’au moment où je l’ai visité, c’est-à-dire pendant les quatre premières années de son existence, l’ordre n’y avait point été sérieusement troublé ; aucune évasion n’avait eu lieu ; la bonne tenue de toutes les parties de la maison, l’harmonie qui paraissait régner entre les détenus de chaque quartier, le calme avec lequel ils poursuivaient leurs travaux m’ont vivement frappé ; et j’ai trouvé l’infirmerie entièrement vide, quoique le nombre des prisonniers fût de trente et quelques.
Il semble donc permis de conclure que le système de détention mis en expérience à Genève sur une petite échelle, et susceptible d’être facilement étendu à une plus vaste application, est infiniment préférable à tout ce qui a existé jusqu’ici dans ce genre chez les nations les plus civilisées, et l’on doit espérer que, le temps faisant ressortir les résultats avantageux de cette habile combinaison, les regards des gouvernemens seront de plus en plus attirés vers une institution qui répond à tous les vœux des amis de la justice, de la religion et de l’humanité.
- ↑ Le canton de Genève a quatre milles et demi carrés d’étendue et 41,500 habitans. (Voy. Abriss der Erdbeschreibung und Staatskunde der Schweiz, von Gerold von Knonau : Zurich, 1824.
- ↑ La peine de la cellule ténébreuse ne pourra pas durer plus de six jours de suite.
Le régime du pain et de l’eau ne pourra jamais avoir lieu plus de trois jours de suite, ni plus de vingt jours dans un mois. (Art. 33 de la loi du 28 janvier 1825.)