Visite aux vieux

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Mme HECTOR MALOT




VISITE AUX VIEUX





De la route, il venait de pousser la barrière :

— C’est ici, certainement, dit-il.

Et il avait fait passer la jeune femme devant lui.

— Ah ! que c’est joli ! s’écria-t-elle.

À droite la forêt de la Londe escaladait, rougissante et dorée, le coteau dominé par le château de Robert le diable ; à gauche, le terrain plat s’étendait jusqu’à la Seine large, puissante, aux rives de velours. Entre la forêt et le fleuve, une cour, plantée de pommiers trapus dont les feuilles jaunies filtraient un peu du soleil d’automne, étalait son tapis d’herbe grasse sillonné de sentiers et coupé par une petite rivière qui sort mystérieusement du pied de la colline. Moins paisible que la grande onde qui passe plus loin, elle file à plein bord, frémissante, hâtée, et sur son passage sert de miroir à des saules.

De l’entrée, ils pouvaient suivre son cours indépendant, la voir s’arrondir devant un bâtiment sans étage, une espèce de cellier au porche en arceaux enguirlandés de vigne vierge couleur de rose, puis continuer plus loin mordant la prairie de son eau vive qui luisait là-bas sous des coups de soleil.

— Tu as raison, c’est bien ici. Tout y est : la forêt d’un côté, la rivière, les gros pommiers de l’autre, les poules, les haies et, en avançant, nous allons sans doute apercevoir la maison.

Mais, ils avancèrent sans se presser, amusés par la limpidité de la rivière pailletée de jeunes truites, admirant les saules qui semaient leur fin feuillage, les premiers rouges-gorges dans les pommiers.

— Tiens, dit tout à coup la jeune femme, vois-tu… c’est lui.

Un vieillard à barbe blanche, une rame à la main qu’il appuyait au fond de la rivière, faisait doucement glisser un bachot dans lequel il se tenait debout.

— Va-t-il être surpris ! taisons-nous.

Et ils marchèrent avec précaution sans plus rien dire.

Arrivés au porche, ils passèrent dessous dans le rose de la vigne vierge et, tout de suite, ils virent une petite maison en galandage que le cellier leur avait cachée jusque-là.

— Pour le coup, nous y sommes, dirent-ils ensemble et très haut cette fois.

Le vieillard se retourna et dans l’émoi de la surprise enjamba précipitamment son bachot qui heurtait la rive. Sur la terre ferme, il eut une minute d’indécision, mais bientôt il vint, sa callotte à la main, au-devant des visiteurs.

— Est-ce possible ! dit-il.

— Oui, c’est bien nous et, le plus gentil, c’est que nous vous avons découvert sans demander d’indication à personne. Nous nous sommes dit : ça doit être là, c’était là et nous vous saisissons sur le vif…

— En sabots, au milieu de mes travaux. Enfin, vous m’excuserez. Je nourrissais mes poissons. Ce sont des enfants que j’ai immergés au mois de mars… Mais je vais appeler ma femme ; comme elle va être contente !

Il avança de quelques pas vers la maison.

— Descends vite, cria-t-il, c’est Françoise et son mari.

Il y eut, derrière les vitres du premier étage, un mouvement, des bras s’agitèrent, puis la fenêtre redevint noire et plus rien. Ce fut seulement au bout de quatre ou cinq minutes qu’une femme âgée, aux yeux mélancoliques, parut dans le jardin.

— C’est donc vrai, fit-elle avec émerveillement, le croiriez-vous, de là-haut, je ne vous avais pas bien reconnus… des élégants chez nous !

Elle embrassa le mari et la femme.

— Vous allez monter, nous habitons le premier ; en bas il fait déjà trop humide : l’hiver arrive.

Ils escaladèrent les uns derrière les autres l’escalier de sapin qui criait sous les pas, et entrèrent directement dans une chambre, où, à peine assis, on leur offrit du vin, des biscuits et des pommes de pigeon.

Tout en mangeant, on bavardait.

— C’est cela qui est bien de n’avoir pas oublié les vieux !

— Nous n’oublions pas.

— Vous êtes à Rouen ?

— Depuis hier. Nous y dînons encore aujourd’hui et nous partons ce soir pour Paris.

— Vous avez trouvé le temps de venir jusqu’ici !

— Vous voyez.

Les jeunes souriaient ; les vieux étaient attendris.

— C’est que nous ne recevons plus personne et que nous sommes bien heureux, bien touchés qu’on s’aventure jusqu’à nous.

Pendant qu’on causait, Françoise examinait la pièce où toute l’existence de ses vieux amis s’écoulait maintenant : elle était humble, cette chambre, pauvre même, et son cœur se serra lorsqu’elle découvrit, jeté sous un pan du tapis de la table, un bonnet de linge médiocrement frais, qui avait été remplacé à la hâte sur la tête de la maîtresse de la maison par une coiffure de mousseline à ruban de velours. Elle comprit sur-le-champ à quoi s’étaient passés les instants qu’ils avaient attendus en bas : à changer de bonnet, à faire une toilette ! Et ces gens effarés par une visite imprévue avaient été autrefois brillants comme elle-même, heureux, aimés, entourés, et c’étaient les sévérités de la vie, les catastrophes, l’âge, la ruine qui les avaient relégués dans cette petite ferme, ancien bien de famille, dont la poésie romanesque était une ironie pour des yeux qui se troublaient, presque une offense avec sa rivière aux eaux de cristal qui reflétaient l’or et la pourpre du feuillage, mais aussi les pâles et douloureux visages des êtres résignés qui s’étaient réfugiés là pour mourir en paix.

Françoise voulut qu’on lui racontât cette vie monotone où la lessive, la récolte des pommes et la nourriture des truites prenaient toutes les heures ; sur la proposition qu’on lui en fit, elle monta aussi aux mansardes d’où l’on avait une vue sur la Seine.

Mais avant qu’on lui permît de s’avancer vers la fenêtre, il fallut qu’elle entendît l’histoire d’un certain tiroir de commode que les Prussiens avaient pris pour faire une mangeoire aux chevaux, et que depuis remplaçait un rideau de percaline verte.

Elle écoutait, regardant avec attendrissement celle qui, autrefois heureuse, élégante, lui montrait ses misères sans qu’il y eût dans son geste, dans sa voix aucune amertume et qui, fièrement, comme bénissant les bontés de Dieu, tenait maintenant à faire admirer les beautés et le charme d’un paysage qu’on apercevait seulement en se haussant sur la pointe des pieds. Elle ne demandait ni plus de facilité pour mieux voir cet ample horizon, ni plus de bien-être pour entourer sa vieillesse.

Lorsqu’on parla du départ, de l’heure du train, il y eut une grande résolution prise.

— Nous allons les accompagner.

— C’est cela, jusqu’à la côte.

Et les deux couples, Françoise donnant le bras au vieux, la vieille au jeune homme, quittèrent l’idéale masure, non sans s’être retournés plusieurs fois sur la rivière agitée du remous vivant des jeunes truites, ramassées tout à coup en apercevant leur père nourricier et se bousculant à sa rencontre.

En passant devant la petite église, il fallut monter les marches pour aller s’extasier devant le jubé, et stationner dans le cimetière où ils montrèrent la tombe de leurs pères, celles de quelques-uns de leurs amis.

— C’est ici que nous viendrons à notre tour, dit le mari avec le mélancolique sourire de ceux qui entrevoient déjà l’autre vie.

— Nous n’y serons pas mal, répondit la femme. Venez là, près du grand if, et regardez.

C’était la vallée de la Seine qui s’étalait sous leurs yeux, un peu la vue qu’on leur avait montrée des mansardes de la maisonnette, mais qu’ici on pouvait suivre librement le regard bercé par les moelleuses sinuosités du fleuve dont la coulée blanche, entre les rives basses ou les coteaux roux, conduisaient jusqu’aux fumées de Rouen. À droite, les pentes de la forêt de la Londe et de Rouvray descendaient à des prairies larges, étalées, d’un vert métallique, frais en ce jour d’octobre comme un champ printanier ; puis, par delà la rivière, devant les yeux, résineuse, profonde, la forêt de Roumare montait en éventail dans un mouvement régulier, lent, majestueux, pour arrondir ses cimes sur le fond d’un ciel pâli. Dans ce paysage enchanté, tout parlait de vie puissante, de richesse prodiguée, de grandeur féconde.

— Nous venons souvent ici, dit l’amie de Françoise, pas seulement pour admirer la beauté de notre pays, mais aussi pour avoir un peu part à son mouvement. Au milieu de nos morts nous rentrons dans le monde et quand nous revenons chez nous, après quelque temps de cette contemplation, il nous semble que nous avons vécu, que nous nous sommes mêlés à la manifestation humaine, à l’agitation des autres. Nous parlons affaires, voyages, industrie, plaisirs même, et beaucoup d’années nous sont enlevées. Cela nous suffit. Je ne vais plus à Rouen. Ceux que j’y ai connus à une autre époque ne sont plus, et d’ici je vois de la ville tout ce qui m’en plaît. Je sais qu’elle est là, qu’elle palpite ; les souvenirs remuent le cœur autant de loin que de près. Comme Asmodée pour Madrid, j’enlève bien des toits et il me revient bien des histoires qui me font revoir ma jeunesse, notre luxe, la maison que nous habitions, nos enfants morts. Cependant ma foi dans les vues de Dieu est telle, que je me retrouve chaque soir, paisible, sinon heureuse, sans regret, attendant l’avenir, qui pour moi est l’au-delà, sans impatience comme sans peur.

On reprit la route, et les vieux ne s’arrêtèrent pas à la côte. Pleins de résolution en ce jour exceptionnel, ils poussèrent jusqu’à la gare.

Là, on se dit adieu.

Les jeunes purent, du wagon, suivre un moment des yeux leurs amis qui s’en retournaient, un peu voûtés tous les deux, se donnant le bras à la façon étroite des isolés ; bientôt ils diminuèrent, devinrent très petits, avec leur silhouette pauvre, sous le ciel, au milieu du chemin bordé de grands arbres qui se dépouillaient.

Mme Hector Malot.