Vive la vie !/Dans la peau d’un autre

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Vive la vie !Marpon et Flammarion. (p. 167-178).
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DANS LA PEAU D’UN AUTRE




Nous en étions au dessert et peut-être même au café et peut-être même plus loin encore, quand un de nos convives, l’occultiste Jean Fourié, celui que nous ne ratons jamais, comme de juste, d’appeler le Sâr Jean Fourié, mit sur le tapis la question de la Rose + Croix.

Tout ce qui pouvait passer pour une table dans l’appartement se mit, sans plus de retard, à valser comme feuilles mortes, au grand dam des porcelaines qui, dès lors, jonchèrent le sol en assez grande quantité pour déterminer des volumes entiers de Sully-Prudhomme.

(Moi, je m’en fichais pas mal, tant mon verre était vide.)

Magie, cabbale, satanisme, théosophie, ésotérisme, Peladan, Paul Adam, Brosse Adam, au-delà, ailleurs, pas par là, là-bas, émaillaient la plus grabugeuse des conversations.

Les yeux des spiritualistes luisaient comme d’un feu intérieur et les matérialistes avaient, froidement, des haussements d’épaules (Nord).

Quant aux indifférents, leur attitude consistait à s’enfiler des verres d’Irish Wiskey, comme s’il en pleuvait.

Pour ce qui est de moi, si ce détail peut vous intéresser, je me trouvais à la fois spiritualiste, matérialiste et indifférent. (Il y a des jours où on est en train.)

La force n’était-elle vraiment qu’une propriété de la matière ?

Et je me prenais à en douter, fou d’angoisse. N’y aurait-il pas, qui sait ? des esprits baladeurs en l’ambiance, insubstantiels ? Mais alors ?

Un nouveau verre de wiskey m’apporta quelque calme, cependant que le Sâr Jean Fourié causait maintenant bouddhisme, avatar et autres.

On pouvait, affirmait-il, vous enlever votre Moi comme un simple mouchoir de poche et le trimballer dans l’enveloppe périssable d’un autre humain dont vous héritiez de l’âme, durant cette opération.

Du coup, un matérialiste de la bande perdit patience et s’écria :

— Tas de… niais ! (Ce fut même un autre mot qu’il employa.) Tas de… niais ! Camionneurs d’âmes ! Vous donnez raison à vos théories, car vous avez tous dans le crâne des esprits d’andouilles. Dites-moi tout de suite, pendant que vous y êtes, qu’on pourrait faire émigrer le son du gros bourdon de Notre-Dame dans cette sonnette de salle à manger ! Tas de… niais !

(J’insiste pour dire que ce fut un autre mot qu’il employa.)

Entre ceux qui se faisaient remarquer par leur mutisme, je signalerai spécialement notre brave ami, l’Américain Harry Covayre.

Harry Covayre employait, pour le moment, toute son énergie à se confectionner des grogs au wiskey, compositions où il entrait relativement peu de sucre, et pour ainsi dire, presque pas d’eau.

— Et toi, Harry, fit l’un de nous, crois-tu aux avatars ?

— Si quelqu’un ici veut que je tombe raide mort, il n’a qu’à me parler de cette question. Elle me rappelle la plus effroyable période de ma vie…

— !!!???…!!! nous écriâmes-nous simultanément.

— Oh ! pour Dieu ! continua Harry en proie à la plus vive détresse, ne me parlez jamais de la transmigration du Moi.

— !!!…!!! insistâmes-nous.

— Tel que vous me voyez, je me suis promené toute une journée à Paris, dans la peau d’un autre, d’un autre que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam (Pel). Si vous croyez que c’est agréable ?

— Conte-nous ça, Harry.

Et Harry Covayre voulut bien nous conter ça !

« Il y a environ un an.

Comme aujourd’hui, nous avions passé toute la nuit chez un camarade du quartier Latin à causer de choses surnaturelles ou réputées telles.

On avait fait tourner des tables, on avait évoqué des esprits, très gentils, ma foi, et très complaisants. Il faut croire qu’on n’est pas très occupé dans l’autre monde, car, au premier appel, tous ces messieurs, Homère, Alcibiade, Jésus-Christ, saint Thomas, Louis-Philippe, feu Toupinel se mirent à notre disposition, le plus gracieusement du monde.

Débarqué depuis peu à Paris, je me sentis fortement émotionné par ce genre d’exercice, et, au petit matin, je crus devoir sortir à l’anglaise.

Dire que je n’avais rien bu, au courant de cette séance, serait un mensonge impudent. Bref, je me sentis tout drôle, dès que l’air frais de la rue frappa mon visage.

Je descendis la rue Saint-Jacques et me trouvai devant la Morgue.

Machinalement, j’entrai.

Horreur des horreurs, le premier cadavre que j’aperçus sur les froides dalles était celui de ma petite bonne amie d’alors, une brave fille qui me trompait avec toute la Rive Gauche. (C’est pour ça, je crois, que j’y tenais tant.)

Epouvantabile visu !

Livide, je me précipitai dans le greffe.

— Monsieur, fis-je, je connais la jeune fille…

— Votre déclaration est inutile, monsieur, on a trouvé sur elle des papiers qui établissent son identité. Elle s’est noyée avec son amant, ainsi que le dit une lettre…

— Mais c’est moi, son amant !

— Non monsieur, c’est le jeune homme couché sur la dalle voisine.

La curiosité l’emporta sur la douleur, et j’allai contempler les traits de mon rival.

Or, mon rival, savez-vous qui c’était ?

Non, vous ne savez pas !

C’était moi, Moi !

Je me sentis à la tête comme une forte fêlure.

Le macchabée que j’avais sous les yeux, c’était bien Moi, et ses vêtements, c’étaient bien les Miens.

— Voyons, fis-je à part moi, du calme !

Et je dis au greffier de l’air le plus tranquille que je pus :

— Comme ce jeune homme me ressemble ! Ne trouvez-vous pas ?

Le greffier éclata de rire :

— Il vous ressemble comme moi je ressemble au pape.

Je ne fis qu’un bond jusqu’au miroir du greffe.

L’image reflétée fut celle d’un grand garçon pâle avec des favoris noirs. (Vous voyez comme ça me ressemblait.)

Je jetai un coup d’œil sur les vêtements que je portais. J’étais costumé d’un complet à carreaux gris, comme je me rappelais n’en avoir jamais porté.

Les papiers que recelait le portefeuille étaient ceux d’un Espagnol totalement inconnu de moi.

Moi, ou plutôt mon corps était mort, mon âme se trouvait chez cet imbécile.

Et moi qui ne savais pas un mot d’espagnol !

Ah ! c’était gai !

Voyez-vous d’ici ma situation ?

Je tombais de sommeil.

Aller me coucher, mais où ?

Chez moi ? Chez lui ?

Chez moi, on ne me recevrait pas.

Chez lui… qu’est-ce que diraient sa femme, ses enfants, en constatant que je ne savais pas l’espagnol.

J’avais son adresse, sa rue, son numéro. Mais son étage ?

Impossible de demander au concierge qui m’aurait cru subitement devenu fou.

Et puis que dire à sa femme ? Que lui dire !

Oh mon Dieu !

J’ai eu bien des embarras au cours de mon existence, mais jamais autant que ce jour-là.

Je me rendis dans les endroits où j’avais coutume de fréquenter.

Personne naturellement ne voulut me reconnaître.

Par contre, quelques inconnus me saluèrent, me serrèrent la main, me causèrent d’une foule de choses mystérieuses auxquelles je répondis saura-t-on jamais comment.

J’allai prendre un verre au café de la Paix où un garçon m’apporta tout de suite la Epoca.

Puis deux messieurs qui passaient en voiture m’ayant aperçu, descendirent et l’un d’eux me remit rapidement un billet de mille francs, qu’il devait sans doute à l’autre, en baragouinant un jargon tout à fait bizarre.

Mon Dieu, mon Dieu, quelle existence s’ouvrait pour moi !

Je pris mon parti brusquement :

— Je me tuerai demain.

Mais songeant qu’on serait bien bête de se tuer avec cinquante louis dans sa poche (plus une dizaine contenus dans un porte-monnaie préalable), je me ruai dans les orgies les plus byzantines.

Quels souvenirs, mon Dieu !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme si ces souvenirs l’étranglaient, Harry Covayre absorba d’un coup un copieux grog au wiskey où il n’y avait pas du tout de sucre, et de l’eau pas d’avantage.

— Et au bout de combien de temps, fit l’un de nous, ton âme réintégra-t-elle sa véritable enveloppe ?

Harry répondit froidement :

— Le lendemain matin seulement, quand je fus dessoulé.