Voici des ailes !/08

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VIII


Les flammes du soleil brûlaient l’espace. Sous la voûte des frondaisons lourdes, sous des branches de sapin tendues comme des palmes vigilantes, jouait une source. Cette oasis les retint.

— Comme l’eau est tentante ! dit Madeleine. On voudrait, quand il fait chaud, que l’air fût cela, de l’eau à travers laquelle on marcherait. Si seulement on en avait jusqu’aux pieds !

Une berge dévalait, veinée de racines. Ils y prirent place. Pascal insinua :

— Madeleine, trempez vos pieds dans cette eau, ça vous délassera, et c’est un spectacle que j’aimerais.

Elle l’examina un peu tristement :

— Pascal, Pascal, ce n’est pas bien, vous cherchez à effacer un autre souvenir et à me forcer à faire une chose parce que Régine l’a faite.

— Pourquoi non ? avoua-t-il… soyez indulgente à ma faiblesse. Peut-être aussi voudrais-je qu’il y eût entre nous moins de réserve. Nos âmes se rapprochent chaque jour, et cependant des obstacles s’opposent à nos mains qui aimeraient s’étreindre, à notre désir secret d’un peu plus d’abandon.

Elle enleva ses souliers. Elle défit ses bas. Et elle offrit ses jambes à l’eau.

— C’est ma faute, dit-elle, je deviens d’une pudeur ridicule… Comment ai-je pu montrer mes épaules à tant de gens et avec tant d’insouciance ? Je ne le pourrais plus aujourd’hui. Auprès de vous, j’ai des frissons de honte… Je voudrais me cacher parfois, vos regards me touchent ainsi que des mains…

Elle était toute rougissante. Elle le supplia, en riant d’elle-même :

— C’est assez, n’est-ce pas ?

— Chère Madeleine, je vous aime ainsi, et néanmoins je serais si content de vous voir libre avec moi, tout à fait à l’aise.

Elle n’osa pas résister quand au sortir de l’eau, il lui fit allonger les jambes sous un ardent rayon de soleil qui traversait les arbres.

— Oh ! Pascal, murmura-t-elle, confuse comme une vierge.

Elle se couvrit le visage de ses bras croisés. Lui, s’étendit auprès d’elle et, l’un après l’autre, il lui prit les pieds dans ses mains réconfortantes. Il les frotta rudement, car ils étaient tout froids. Puis, les frôlant de sa bouche tendue, il promena son haleine chaude autour des doigts, autour des talons, autour des chevilles. Et il les sentait tiédir et revivre, comme de petits oiseaux engourdis que des soins ranimeraient. Une goutte d’eau passa. Il la but. Dès lors ses lèvres se posèrent en baisers lents, à peine appuyés, suivant les courbes et tressant sur la peau un voile de caresse et de douceur.

— Pascal, soupira Madeleine, laissez-moi, je vous en prie.

À genoux, il la regarda un moment, les sens exaspérés. Elle ne bougeait pas. Cependant, il s’éloigna.

Ainsi, depuis Coutances, cette vie durait, et elle dura quelques jours sans autre incident que les petits faits énormes et insignifiants par où s’affirmait leur amour. Ils avaient parcouru les merveilleux pays qui bordent la baie de Saint-Michel. Granville, vieux nid de mouettes perché sur un roc, les étonna. Ils chérirent Avranches, cité féerique, reine de l’espace. Et ils entrèrent dans la région convulsée où se cachent les étranges villes de Mortain et de Domfront.

Et c’était une vie incomparable, une vie d’allégresse et d’enthousiasme où s’épanouissait leur amour ainsi qu’une fleur ivre de sève. C’est une vie libre, sans restrictions ni bornes. On a l’impression d’une liberté physique absolue, comme si les sens étaient délivrés d’entraves ignorées, comme si les yeux se mouvaient plus librement dans les orbites et que les oreilles entendissent des sons qui demeurent d’ordinaire imperceptibles. C’est une vie d’êtres surhumains. La merveilleuse sensation ! Voler comme des oiseaux, en silence, dans l’air soumis, voir, comme des dieux, le changement ininterrompu des décors, descendre des plaines dans les vallées, grimper le long des collines, rouler de ville en ville, suivre les fleuves, franchir les forêts, et tout cela par la toute-puissance de ses muscles, le fonctionnement normal de ses poumons, la ténacité de son vouloir. Des inconvénients, il n’y en a pas. Le soleil qui vous cuit la nuque, on l’aime, et on ne déteste point la pluie qui vous cingle, ni le vent qui vous heurte, car on se sent formidable, vainqueur des éléments, maître du monde.

Pascal, soulevé par des élans d’exaltation, s’abandonnait à la joie des paroles :

— Nous avons des ailes, Madeleine ! N’est-ce pas que vous avez comme moi cette vision affolante que l’homme a des ailes maintenant ? Qu’il les ouvre donc toutes grandes, qu’il vole enfin puisqu’il lui est permis de ne plus ramper. Voici des ailes qui nous poussent, encore inhabiles et imparfaites, mais des ailes tout de même. C’est l’ébauche qui s’améliorera jusqu’au jour où nous planerons dans les airs comme de grands oiseaux tranquilles. Voici des ailes que le destin nous offre ! Voici des ailes pour nous éloigner de la terre, pour nous moquer du monde et de ses méchancetés et de ses bêtises, voici des ailes pour nos âmes affranchies ! Oh ! vous tous qui languissez après l’espace régénérateur, vous qui voulez être sains, généreux, enthousiastes, vous qui voudriez êtres bons et nobles, voici des ailes ! Vous qui enviez les oiseaux libres, vous qui cherchez des dieux derrière les nuages, vous qui jetez vos rêves et vos prières aux étoiles lointaines, voici, à portée de votre main, voici des ailes pour assouvir votre idéal.

Et il s’écriait :

— Les bornes étouffantes de l’horizon sont détruites et la nature est conquise. Nous sommes plus haut qu’elle aujourd’hui. Elle nous écrasait par son immensité lourde, nous la dominons par notre vol. Nous n’éprouvons plus ce sentiment d’impuissance et de petitesse qui nous désespère quand on chemine au ras des routes, ainsi qu’une fourmi laborieuse. La nature est nue devant nous. Elle s’offre, qui veut la prend. C’est l’amoureuse livrée, heureuse de la caresse saine et complète.

Et il disait aussi :

— Comment aurions-nous pu ne point nous montrer selon la vérité même de notre être, en toute simplicité, en toute naïveté. Les choses ne mentent pas et l’on ne ment pas non plus quand on est fondu dans ces choses elles-mêmes. On est ce que l’on est, sans hypocrisie, sans apparat. On croirait qu’une formidable poussée de sève et de joie a fait craquer l’enveloppe factice que le monde nous impose et qu’enfin jaillissent de nous les vrais trésors de notre âme.

Chaque minute les révélait d’essence analogue, doués des mêmes espoirs et des mêmes besoins. Et ils ne le savaient pas seulement par des raisonnements et des constatations, mais par quelque chose de plus mystérieux et de plus puéril, par le rythme égal de leurs jambes, par l’inclinaison pareille de leurs bustes, par la similitude de leur énergie physique et de leur jeunesse. Et chaque jour, ils s’aimaient davantage.

Un après-midi, ils allaient à l’aventure. Une contrée onduleuse les berçait parmi les magnificences de ses horizons. Ils parvinrent à la lisière d’une forêt dont la calme fraîcheur débordait sur le chemin. L’ombre les tenta. Ils mirent pied à terre.

Du haut des hêtres droits comme des colonnes descendait une paix religieuse. Ils n’osaient parler, envahis de respect et d’angoisse. La mousse des sentiers enveloppait leurs pas. Soudain, comme ils apercevaient la lueur d’une clairière, un bruit de voix les arrêta. Cela leur parut anormal, aussi étrange en ce lieu qu’une clameur en la nef d’une église. Furtivement, ils s’approchèrent, dissimulés par des taillis de jeunes arbustes. Chacun d’eux à travers les branches avança la tête. Pascal étouffa un cri et fit un mouvement pour s’élancer. Mais Madeleine lui saisit le bras de ses doigts crispés. Il la regarda machinalement, les yeux fous, interdit sous l’ordre de cette volonté supérieure.

— Venez, venez, murmura-t-elle.

Il voulut se dégager, elle déclara d’une voix plus impérieuse :

— C’est mon amour que vous sacrifiez, Pascal !

Il se laissa conduire à quelques pas, comme un aveugle obéissant. Elle l’assit à ses genoux et lui prit la tête entre ses mains. Alors il se mit à pleurer.

Dans le temple clos de la clairière dont les arbres se rejoignaient en coupole, Guillaume caressait Régine. Immobile, elle s’étalait sur l’herbe luxuriante, les bras et la poitrine nus. Couché près d’elle, il lui baisait la chair.

Sa bouche se complaisait à chacun des doigts écartés, les absorbant comme des friandises et leur laissant de chatoyantes bagues. Sa bouche buvait à la paume offerte comme à une coupe frémissante. Sa bouche s’attachait longuement au poignet délicat, comme si elle lui eût forgé, à petits coups de lèvres, un bracelet invisible. Lentement, par gestes martelés, elle s’enroulait autour du bras étendu, ciselant des gourmettes et des anneaux, où parfois, en une pause choisie, elle rivait comme des pierres précieuses et des médaillons d’un art délicat.

L’aisselle la retint pour de plus mystérieuses joies. Puis elle en vint aux épaules rondes, et elle ne fit qu’y suspendre un collier de perles espacées, car la gorge impatiente attendait comme si sa double cime eût été le but et la raison de cette promenade voluptueuse. Et la bouche orna de baisers l’adorable trésor des seins. Elle les entoura l’un après l’autre de cercles rigoureux qui allaient en s’étrécissant. Puis, à mailles serrées, elle leur tressa des chaînes qui, toutes, rayonnaient vers les pointes fines. Et chaque fois, pour les y nouer, c’était une halte savante et un travail infiniment subtil.