Volôdia

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Volôdia
Traduit du russe par Denis Roche
Paru dans La Nouvelle Revue Française, tome 19, 1922
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Un dimanche d’été, vers cinq heures du soir, Volôdia, jeune homme de dix-sept ans, laid, maladif et timide, était assis sous une tonnelle de la maison de campagne des Choumikhine, et s’ennuyait.

Ses tristes pensées suivaient trois directions.

Il devait, premièrement, passer le lendemain un examen de mathématiques et il savait que, s’il ne résolvait pas le problème posé, il serait renvoyé du lycée, parce qu’il redoublait sa seconde [1] et avait comme moyenne, en algèbre, 2 ¾. Deuxièmement, ce séjour chez les Choumikhine, gens riches, prétendant à l’aristocratie, causait à son amour-propre une constante souffrance. Il lui semblait que Mme Choumikhine et ses nièces le tenaient, ainsi que sa maman, pour des parents pauvres et des pique-assiettes ; qu’elles n’estimaient point sa mère et se moquaient d’elle. II avait une fois entendu Mme Choumikhine dire, sur la terrasse, à sa cousine, Anna Fiôdorovna, que sa maman continuait à faire la jeune, qu’elle se fardait, ne payait jamais ses dettes de jeu et qu’elle avait une passion immodérée pour les bottines et les cigarettes d’autrui.

Chaque jour, Volôdia suppliait sa maman de ne plus aller chez les Choumikhine, lui décrivait le rôle humiliant qu’elle jouait chez ces gens-là, cherchait à la convaincre, lui disait des choses dures, mais elle, légère, gâtée, ayant dilapidé deux fortunes, la sienne et celle de son mari, toujours attirée vers la haute société, ne comprenait pas son fils, qui, deux fois par semaine, devait l’accompagner à la villa maudite.

Troisièmement, le jeune homme ne parvenait pas à se débarrasser d’un sentiment étrange et désagréable, et tout nouveau pour lui... Il lui semblait qu’il était amoureux d’Anna Fiôdorovna, la cousine de Mme Choumikhine, qui était aussi en visite chez elle.

C’était une remuante, criarde et moqueuse petite dame d’une trentaine d’années, robuste, fraîche, rose, avec des épaules rondes, un menton rond et gras, et qui avait, sur ses lèvres minces, un perpétuel sourire. Elle n’était ni belle, ni jeune ; Volôdia le savait parfaitement. Mais il n’avait pas la force de ne pas penser à elle, de ne pas la regarder, lorsque, jouant au croquet, elle roulait ses épaules rondes et remuait son dos droit, ou lorsque, après avoir beaucoup ri et couru, elle se laissait tomber dans un fauteuil, les yeux demi-clos, et haletait, comme si sa poitrine avait été à l’étroit. Elle était mariée. Son mari, architecte sérieux, venait une fois par semaine à la villa, y dormait tout son saoul et repartait. L’étrange sentiment commença, chez Volôdia, par une haine sans sujet pour cet architecte et il se réjouissait chaque fois qu’il retournait en ville.

Assis sous la tonnelle, pensant à l’examen du lendemain et à sa maman que l’on raillait, Volôdia ressentait un violent désir de voir Nioùta (c’est ainsi que les Choumikhine appelaient Anna Fiôdorovna), d’entendre son rire, le bruissement de sa robe... Ce désir ne ressemblait pas à l’amour pur, poétique, qu’il connaissait par les romans et auquel il rêvait chaque soir en se couchant. Ce désir était étrange, incompréhensible ; Volôdia en avait honte et le redoutait comme quelque chose de très mal et d’impur qu’il est difficile de s’avouer à soi-même...

« Ce n’est pas de l’amour, se disait-il. On ne s’amourache pas de femmes de trente ans, mariées... Ce n’est qu’une petite galanterie... Une simple petite galanterie. »

Et en pensant à cette petite galanterie, il se rappelait sa timidité insurmontable, son manque de moustaches, ses rousseurs, ses yeux étroits. Il se plaçait, en pensée, près de Nioûta et leur couple lui semblait impossible. Il s’empressait alors de se rêver beau, hardi, spirituel, habillé à la dernière mode...

Au plus fort de sa rêverie, tandis que, courbé, les yeux à terre, il était assis en un coin sombre de la tonnelle, des pas légers retentirent. Quelqu’un marchait sans se presser dans l’allée. Bientôt les pas s’arrêtèrent et quelque chose de blanc apparut.

« Y a-t-il ici quelqu’un ? demanda une voix de femme.

Volôdia reconnut la voix et releva la tête avec effroi.

— Qui est là ? demanda Nioûta, entrant sous la tonnelle. Ah ! c’est vous, Volôdia ? Que faites-vous ici ? Vous méditez ? Comment toujours méditer, méditer, méditer ?... On peut en devenir fou !

Volôdia se leva et regarda Nioûta, effaré. Elle revenait de se baigner. Sur ses épaules étaient jetés un drap et une serviette-éponge. Sous un foulard de soie blanche passaient ses cheveux mouillés, collés au front. Une odeur fraîche de rivière et de savon aux amandes émanait d’elle. Elle était essoufflée d’avoir marché vite. Le bouton du haut de sa robe n’était pas boutonné et le jeune homme voyait son cou et sa gorge.

— Pourquoi vous taisez-vous ? demanda Nioûta en regardant Volôdia. Il est impoli de se taire quand une dame vous parle. Quel lourdaud vous faites tout de même, Volôdia ! Vous restez toujours assis, vous vous taisez, méditez comme une façon de philosophe. Il n’y a en vous ni feu, ni vie ! Vous êtes dégoûtant, ma parole !... A votre âge, il faut vivre, sauter, remuer, faire la cour aux femmes, être amoureux...

Volôdia regardait le drap que tenait une main blanche et potelée. Il songeait.

— Il se tait !... fit Nioûta étonnée. C’est même singulier... Ecoutez ; soyez un homme ! Souriez, au moins ! Fi ! dégoûtant philosophe ! (Et elle se mit à rire.) Savez-vous, Volôdia, pourquoi vous êtes un lourdaud ? Parce que vous ne faites pas la cour aux femmes. Pourquoi ne la leur faites-vous pas ? Il est vrai qu’il n’y a pas de demoiselles ici. Mais rien ne vous empêche de faire la cour aux dames ! Pourquoi, par exemple, ne me faites-vous pas la cour ?

Volôdia écoutait, plongé dans de profondes et lourdes réflexions, et se grattait la tempe.

— Seuls se taisent et aiment la solitude les gens très fiers, poursuivit Nioûta, écartant sa main de la tempe de Volôdia. Pourquoi regardez-vous en dessous ? Veuillez me regarder en face ! Allons, lourdaud !

Volôdia se décida à parler. Voulant sourire, sa lèvre inférieure se tira ; ses yeux clignèrent, et il approcha à nouveau la main de sa tempe.

— Je... je vous aime ! dit-il enfin.

Nioûta releva les sourcils avec surprise et se mit à rire.

— Qu’entends-je ! commença-t-elle à chantonner à la manière des chanteurs d’opéra qui entendent une chose effroyable. Comment ? Qu’avez-vous dit ? Répétez ! répétez !...

— Je... je vous aime ! répéta Volôdia.

Et sans aucune participation de sa volonté, ne comprenant rien et ne réfléchissant à rien, il fit un demi-pas vers Nioûta et lui prit le bras au-dessus du poignet. Ses yeux se troublèrent et des larmes lui vinrent. Tout l’univers se transforma pour lui en une grande serviette-éponge qui sentait le bain.

— Bravo ! bravo ! — et en même temps un rire gai retentissait. Pourquoi vous taisez-vous ? Je veux que vous parliez. A llons !

Voyant qu’on ne l’empêchait pas de tenir le bras, Volôdia regarda la figure rieuse de Nioûta et lui entoura maladroitement, incommodément, la taille de ses deux bras, en joignant les mains derrière son dos. Il la tenait ainsi ; elle, les mains derrière sa nuque, montrant les fossettes de ses coudes, arrangeait ses cheveux sous le mouchoir de soie ; et elle dit d’une voix calme :

— Il faut, Volôdia, être adroit, aimable, gentil, et on ne peut le devenir que dans la société des femmes. Mais quelle vilaine, quelle méchante figure vous faites !... Il faut parler, rire... Oui, Volôdia, ne soyez pas un croquemitaine. Vous êtes jeune et vous aurez le temps de faire le philosophe. Allons, lâchez-moi. Je m’en vais. Lâchez-moi ! »

Elle se dégagea sans peine et sortit de la tonnelle en fredonnant. Volôdia resta seul. Il lissa ses cheveux, sourit, fit le tour de la tonnelle, puis il s’assit sur le banc et sourit encore une fois. Il avait insupportablement honte. Il s’étonnait même que la honte humaine pût atteindre un tel degré de chaleur et de force. Il souriait, murmurait des mots sans suite et gesticulait.

Il avait honte que l’on se fût comporté avec lui comme avec un gamin ; honte de sa timidité ; honte surtout d’avoir osé prendre par la taille une femme honnête, une femme mariée, bien que son âge, son extérieur, sa position sociale ne lui en donnassent, lui semblait-il, nul droit.

Il se leva brusquement, sortit de la tonnelle, et, sans se retourner, s’en fut au fond du jardin, loin de la maison.

« Ah ! partir au plus tôt d’ici ! pensait-il, en se prenant la tête. Mon Dieu, au plus vite ! »

Le train que Volôdia et maman devaient prendre partait à huit heures quarante. Il y avait près de trois heures jusqu’à ce temps-là, mais Volôdia serait parti sur-le-champ avec plaisir pour la gare, sans attendre sa maman.

Sur les huit heures, il revint vers la maison. Toute son attitude exprimait la détermination : advienne que pourra ! Il résolut d’entrer hardiment, de regarder tout le monde dans les yeux, de parler haut, en dépit de tout.

Il traversa la terrasse, la grande salle, le salon, et s’y arrêta pour respirer. On prenait le thé à côté, dans la salle à manger. Mme Choumikhine, maman et Nioûta parlaient de quelque chose et riaient.

Volôdia prêta l’oreille.

« Je vous assure !… disait Nioûta. Je n’en croyais pas mes yeux ! Quand il commença à me faire une déclaration d’amour, et même, figurez-vous, me prit par la taille, je ne le reconnus plus. Et vous savez, il a une manière !... Quand il a dit qu’il était amoureux de moi, il y avait dans son visage quelque chose de féroce, comme chez un Tcherkesse.

— Pas possible ! s’exclama maman, partant d’un grand éclat de rire. Pas possible. Comme il me rappelle son père !

Volôdia prit la fuite et sortit à l’air libre.

— Comment peuvent-elles parler de cela tout haut ! se demanda-t-il, joignant les mains et regardant le ciel avec terreur. Elles en parlent tout haut, de sang-froid... Maman riait aussi, ... maman !.. Mon Dieu, pourquoi m’as-tu donné une mère pareille ! Pourquoi ?

Mais il fallait coûte que coûte rentrer à la maison. Volôdia fit quelques tours dans l’allée, se calma un peu et entra.

— Pourquoi ne venez-vous pas à temps pour le thé ? lui dit sévèrement Mme Choumikhine.

— Pardon, il est temps..., marmotta-t-il sans lever les yeux, il est temps que je parte... Maman, il est déjà huit heures.

— Pars seul, mon chéri, dit maman indolente. Je reste coucher chez Lili. Adieu, chéri... Donne que je te bénisse...

Elle signa son fils et dit en français, en s’adressant à Nioûta :

— Il ressemble un peu à Lermontov... n’est-ce pas ? »

Ayant pris congé de chacun tant bien que mal, sans regarder personne, Volôdia sortit de la salle à manger. Dix minutes après il marchait sur la route de la gare et en était heureux. Il n’avait plus ni honte ni peur. Il respirait à l’aise, librement.

A une demi-verste de la station, il s’assit sur une pierre et se mit à regarder le soleil plus qu’à moitié disparu derrière le remblai. A la gare, quelques feux étaient déjà allumés. Un feu trouble, vert, approchait, mais on ne voyait pas encore le train. Il plaisait à Volôdia d’être assis et d’écouter le soir tomber peu à peu. La pénombre de la tonnelle, les pas, l’odeur de bain, le rire, la taille de Nioûta, — tout cela se présentait à son esprit avec une étonnante netteté et n’était plus si terrible ni si grave qu’il lui avait semblé....

« Qu’importe !... Elle n’a pas retiré son bras, et elle riait quand je la tenais par la taille. Donc, cela lui plaisait. Si ce lui eût été désagréable, elle se serait fâchée. »

Et maintenant Volôdia était navré de n’avoir pas eu assez de hardiesse, là-bas, sous la tonnelle. Il regretta de partir si bêtement. Il était sûr que si l’occasion se représentait, il serait plus hardi et verrait les choses plus simplement.

Et il n’était pas difficile que l’occasion se représentât ! Chez les Choumikhine, après le souper, on se promène longtemps. Que Volôdia aille se promener avec Nioûta dans le jardin sombre, — voilà l’occasion retrouvée !

« Je vais revenir, pensa-t-il, et partirai demain par le premier train... Je dirai que j’ai manqué le train. »

Et il revint.

Mme Choumikhine, maman, Nioûta, et une des nièces jouaient au vinte [2] sur la terrasse. Quand Volôdia, mentant, leur dit qu’il avait manqué le train, elles redoutèrent qu’il n’arrivât, le lendemain, trop tard pour son examen. Elles lui conseillèrent de se lever tôt. Tout le temps qu’elles jouèrent, il resta assis à l’écart, examinant avidement Nioûta. Dans sa tête, son plan était déjà fait.


Il s’approcherait de Nioûta dans l’obscurité, la prendrait par la main et l’embrasserait. Il n’aurait rien à dire puisque tout cela serait compréhensible pour eux sans paroles.

Mais, après le souper, les dames n’allèrent pas au jardin et continuèrent à jouer aux cartes. Elles jouèrent jusqu’à une heure du matin et allèrent ensuite se coucher.

« Comme tout cela est bête ! se disait Volôdia, ennuyé, en se mettant au lit. Mais ça ne fait rien. J’attendrai demain... Demain, j’irai encore sous la tonnelle. Peu importe... »

Il ne tâchait pas de s’endormir ; il restait assis dans son lit, se tenant les genoux, et il pensait.

L’idée de l’examen lui était désagréable. Il décida qu’on le renverrait et qu’il n’y avait à cela rien d’effrayant. Tout, au contraire, serait bien..., même très bien ! Demain, il serait libre comme l’air. Il mettrait des habits civils. Il fumerait sans se cacher. Il reviendrait ici et ferait la cour à Nioûta quand bon lui semblerait. Et il ne serait plus un lycéen, mais un « jeune homme ». Et le reste, ce qui s’appelle carrière, avenir, était si clair !... Volôdia s’engagerait, deviendrait télégraphiste, ou, enfin, entrerait dans une pharmacie, où il s’élèverait jusqu’à l’emploi de premier préparateur. Il ne manque pas de situations ! Une heure passa, deux heures... Il était toujours assis et pensait...

Vers trois heures, quand le jour commençait à poindre, la porte cria doucement et maman entra dans la chambre.

« Tu ne dors pas ? lui demanda-t-elle en bâillant. Dors... Je ne reste qu’une minute... Je viens chercher des gouttes.

— Pourquoi faire ?

— Cette pauvre Lili a des coliques... Dors, mon enfant. Demain, tu as un examen.

Elle prit dans le chiffonnier une fiole, s’approcha de la fenêtre, lut l’ordonnance attachée à la fiole, et sortit.

— Maria Léontièvna, dit, une minute après, une voix féminine, ce ne sont pas les gouttes qu’il fallait. C’est du muguet, et Lili demande de la morphine. Votre fils dort-il ? Demandez-lui de chercher...

C’était la voix de Nioûta. Volôdia eut un frisson. Il passa son pantalon rapidement, jeta sur ses épaules sa capote et approcha de la porte...

— Vous comprenez, expliqua Nioûta à voix basse, la morphine ! Ce doit être écrit en latin sur la fiole. Réveillez Volôdia ; il trouvera...

Maman ouvrit la porte et Volôdia aperçut Nioûta. Elle avait la même blouse qu’en revenant de se baigner. Ses cheveux, non coiffés, étaient épars sur ses épaules. Sa figure endormie paraissait brune dans la pénombre.

— Tiens, Volôdia qui ne dort pas... dit-elle. Volôdia, mon petit, cherchez la morphine dans le chiffonnier. C’est une vraie malédiction, cette Lili... Toujours quelque chose.

Maman marmotta quelques mots, bâilla et sortit.

— Cherchez donc, dit Nioûta ; pourquoi restez-vous planté ?

Volôdia alla au chiffonnier, se mit à genoux et commença à remuer les fioles et les boîtes de médicaments. Ses mains tremblaient, et il avait la sensation que des vagues froides parcouraient sa poitrine et ses entrailles. L’odeur de l’éther, de l’acide phénique et des diverses herbes, qu’il touchait au hasard, l’entêtait et le suffoquait.

« Il me semble, pensait-il, que maman est partie... C’est bien, c’est bien...

— Trouverez-vous bientôt ? demanda Nioûta marquant de l’impatience.

— Tout de suite... Voilà, c’est je crois la morphine, dit Volôdia, lisant sur l’une des étiquettes le commencement du mot... Tenez !

Nioûta était sur le seuil, un pied dans le corridor et l’autre dans la chambre. Elle mettait en ordre ses cheveux, difficiles à arranger, tant ils étaient épais et longs, et elle regardait distraitement Volôdia. En sa blouse ample, ensommeillée, les cheveux défaits, dans la lumiè re pauvre du jour, venant du ciel pâle, mais que le soleil n’éclairait pas encore, elle parut à Volôdia désirable, magnifique... Séduit, tremblant de tout son corps et se rappelant avec délices qu’il avait, sous la tonnelle, tenu dans ses bras ce corps merveilleux, il lui donna les gouttes en disant :

— Que vous êtes...

— Quoi ?

Elle entra dans la chambre et demanda en souriant :

— Quoi ?

Il se tut et la regarda, puis, comme sous la tonnelle, il la prit par le bras... Et elle le regardait, souriant et attendant ce qui allait arriver...

— Je vous aime... murmura-t-il.

Elle cessa de sourire, réfléchit et dit :

— Attendez, il me semble que quelqu’un vient. Oh ! ces lycéens, fit-elle à mi-voix, en allant vers la porte et regardant dans le couloir. Non, personne...

Elle revint.

Il parut ensuite à Volôdia que la chambre, Nioûta, l’aube et lui-même se fondaient en un unique sentiment de bonheur aigu, extraordinaire, inconnu, pour lequel on peut sacrifier sa vie et endurer le tourment éternel. Mais en une demi-minute tout disparut. Volôdia ne vit plus qu’une grosse figure, laide, déformée par un sentiment de répulsion, et il sentit tout à coup, lui-même, de la répulsion pour ce qui venait de se passer.

— Pourtant il faut que je m’en aille... dit Nioûta regardant Volôdia avec dégoût. Vous m’êtes odieux... vilain caneton !

Comme Volôdia trouvait affreux maintenant ses longs cheveux, sa blouse large, ses pas, sa voix... « Vilain caneton, pensait-il quand elle partit. Véritablement, je suis laid... Tout est laid. »

Le soleil, à présent, se levait. Les oiseaux chantaient bruyamment. On entendait, au jardin, marcher le jardinier et grincer sa brouette... Peu après, on entendit le meuglement des vaches et le pipeau du berger. La lumière du soleil et les bruits du dehors disaient qu’il existe quelque part une vie pure, exquise, poétique. Mais où est-ce ? Ni maman, ni les gens de son entourage n’en avaient jamais parlé à Volôdia.

Quand le domestique vint le réveiller pour le train du matin, il fit semblant de dormir.

— Qu’il aille au diable ! se dit-il.

Il se leva vers onze heures. En se peignant, voyant dans la glace sa figure laide, pâlie par une nuit sans sommeil, il pensa :

« C’est vrai, je ne suis qu’un vilain caneton. »

Quand maman le vit et s’effara de ce qu’il ne fût pas à l’examen, Volôdia lui dit :

— Je ne me suis pas réveillé, maman ; mais ne vous inquiétez pas ; je fournirai un certificat de médecin.

Mme Choumikhine et Nioûta s’éveillèrent vers une heure après midi. Volôdia entendit Mme Choumikhine ouvrir sa fenêtre avec bruit et Nioûta répondre à sa voix dure par un rire en cascade. Il vit la porte de la salle à manger s’ouvrir, et s’allonger vers elle la longue file des nièces et des commensaux, parmi lesquels sa maman ; puis il vit passer Nioûta, souriante et lavée et, à côté d’elle, les sourcils noirs et la barbe de l’architecte, qui venait d’arriver.

Nioûta avait une robe petite-russienne qui ne lui allait pas et l’enlaidissait. L’architecte fit des calembours plats et pesants. Il sembla à Volôdia que dans les côtelettes, que l’on servit, il y avait trop d’oignon. Il lui parut aussi que Nioûta faisait exprès de rire fort et de regarder de son côté, pour lui donner à entendre que le souvenir de la nuit ne la troublait nullement et qu’elle ne remarquait pas la présence à table du vilain caneton.

Vers quatre heures, Volôdia partit avec sa maman pour la gare. Les souvenirs troubles, la nuit sans sommeil, le renvoi prochain, les remords, tout suscitait maintenant en lui une fureur sinistre. Il regardait le profil all ongé de maman, son petit nez, son imperméable, un cadeau de Nioûta, et il murmura :

— Pourquoi vous poudrez-vous ? Cela ne sied pas à votre âge ! Vous vous fardez, vous ne payez pas vos dettes de jeu, vous fumez le tabac des autres... C’est répugnant ! Je ne vous aime pas... ne vous aime pas !

Il l’insultait et, elle, effrayée, terrifiée, remuait ses petits yeux, levait ses petites mains et balbutiait :

— Qu’est-ce qui te prend, mon ami ! Mon Dieu, le cocher va entendre ! Tais-toi, ou le cocher va entendre ! Il peut tout entendre.

— Je ne vous aime pas... ne vous aime pas ! continua-t-il suffocant. Vous êtes sans mœurs, sans cœur... Ne prenez plus cet imperméable ! vous entendez ! Ou je le mettrai en lambeaux...

— Reviens à toi, mon enfant ! dit maman sanglotante. Le cocher entend.

— Où est passée la fortune de mon père ? Où est votre argent ? Vous avez tout gaspillé ! Je ne rougis pas de ma pauvreté, mais j’ai honte d’avoir une mère pareille... Quand mes camarades me parlent de vous, je rougis toujours. »

Il y avait deux stations jusqu’à la gare. Volôdia resta tout le temps sur la plate-forme du wagon, tremblant de tous ses membres. Il ne voulait pas entrer dans le compartiment parce que sa mère, qu’il haïssait, y était. Il se haïssait lui-même, haïssait les contrôleurs, la fumée de la locomotive, le froid auquel il attribuait ses frissons. Et plus lourd il en avait sur le cœur, plus il sentait qu’il existe quelque part dans le monde, chez des gens ignorés de lui, une vie pure, noble, aisée, élégante, pleine d’amour, de caresses, de gaîté, de liberté !... Il sentait cela et en éprouvait tant de peine qu’un voyageur, l’ayant regardé fixement, lui demanda s’il avait mal aux dents.

En ville, maman et Volôdia habitaient chez Maria Pétrôvna, dame noble, qui avait un grand appartement et en sous-louait une partie. Maman louait deux chambres. Elle occupait l’une, qui avait des fenêtres, où elle avait son lit, et où il y avait aux murs deux tableaux dans des cadres dorés ; Volôdia habitait l’autre, contiguë, petite et obscure. Il y avait un canapé sur lequel il dormait, et sauf ce canapé, nul autre meuble. La chambre était encombrée de corbeilles en osier remplies de robes, de cartons à chapeaux, et de toutes sortes de vieilleries que maman gardait, on ne sait pourquoi ; Volôdia faisait ses devoirs dans la chambre de maman ou dans la salle commune, — c’est ainsi qu’on appelait la grande salle où tous les pensionnaires se réunissaient au moment des repas et le soir.

Revenu à la maison, il se coucha sur son canapé et se couvrit d’une couverture pour faire tomber sa fièvre. Les cartons à chapeaux, les corbeilles, les hardes lui rappelèrent qu’il n’avait pas de chambre à lui, pas d’abri où il pût se garder de maman, de ceux qui venaient la voir et des voix que l’on entendait maintenant dans la « salle commune ». Son sac d’écolier, les livres répandus dans tous les coins, lui rappelèrent l’examen auquel il n’était pas allé... Sans raison aucune, il se ressouvint de Menton où il avait vécu avec son père, quand il avait sept ans. Il se ressouvint de Biarritz et de deux fillettes anglaises avec lesquelles il courait sur le sable... Il voulut se rappeler la couleur du ciel et de l’océan, la hauteur des vagues et son humeur d’alors, mais il n’y parvint pas. Les fillettes anglaises passèrent vivantes devant ses yeux. Tout le reste s’emmêla, se brouilla, s’effaça.

« Non, se dit-il, il fait froid ici. »

Il se leva, prit sa capote et entra dans la salle commune.

On y buvait le thé. Autour du samovar se trouvaient trois personnes : maman, une maîtresse de musique, vieille dame à lorgnon d’écaillé, et Augustin Mikhaïlovitch, vieux Français très gros, employé dans une fabrique de parfumerie.

— Je n’ai pas dîné, disait maman ; il faudrait envoyer la femme de chambre prendre du pain.

— Douniâcha ! cria le Français.

La propriétaire avait justement envoyé Douniâcha faire une course.

— Oh ! ça ne fait absolument rien, dit le Français avec un large sourire. Je vais tout de suite chercher du pain moi-même.

Il posa son cigare acre et puant en une place apparente, mit son chapeau et sortit. Après son départ, maman raconta à la maîtresse de musique comme elle avait passé agréablement son temps chez les Choumikhine et y avait été bien accueillie.

— Lili Choumikhine est ma parente, disait-elle. Feu son mari, le général Choumikhine, était cousin du mien. Elle est. née baronne Kolb...

— Maman, ce n’est pas vrai ! dit Volôdia nerveusement ; pourquoi mentir ?

Il savait parfaitement que maman disait vrai. Dans ce qu’elle disait du général Choumîkine et de sa femme, née baronne Kolbe, il n’y avait pas un mot de faux. Mais il sentait que, malgré tout, elle mentait. Le mensonge se sentait dans sa façon de parler, dans l’expression de son visage, dans son regard, dans tout.

— Vous mentez ! répéta Volôdia, et il donna sur la table un coup de poing si violent que toute la vaisselle trembla et que le thé de maman se répandit. Que parlez-vous de généraux et de baronnes ? Tout est faux !

La maîtresse de musique, confuse, toussa dans son mouchoir, faisant mine d’avoir avalé de travers, et maman se mit à pleurer.

— Où aller ? pensa Volôdia.

Il était déjà allé dans la rue ; aller chez ses camarades, la honte l’en empêchait. Il se rappela de nouveau, sans sujet, les deux fillettes anglaises... Il marcha de long en large dans la salle commune, puis entra dans la chambre d’Augustin Mikhaïlovitch. Il y traînait une forte odeur d’huiles aromatiques et de savon à la glycérine. Sur la table, sur le rebord des fenêtres, et même sur les chaises, se trouvait une multitude de fioles et de tubes à essai avec des liquides multicolores. Volôdia prit sur la table un journal, le déplia et lut le titre : Le Figaro. Le journal répandait une odeur agréable et forte. Puis Volôdia prit, sur la table, un revolver.

— Bah ! n’y faites pas attention, disait dans la pièce voisine la maîtresse de musique, consolant maman. Il est encore si jeune ! A cet âge, les jeunes gens se permettent tant de choses ! Il faut en prendre son parti.

— Non, Evguénia Andréievna, il est trop perverti ! dit maman d’une voix traînante. Il n’a personne d’âgé auprès de lui ; et je suis faible, et ne puis rien. Oh ! je suis malheureuse !

Volôdia mit le canon du revolver dans sa bouche, tâta quelque chose, la gâchette ou le chien, et pressa avec le doigt... Puis il tâta encore quelque chose de saillant, et pressa encore une fois... Ayant retiré le canon de sa bouche, il l’essuya avec le pan de sa capote et contempla la platine. Jamais auparavant il n’avait eu une arme en main...

« Il me semble qu’il faut relever ça, se dit-il. Oui, il me semble... »

Augustin Mikhaïlovitch rentra dans la salle commune et se mit à raconter quelque chose en riant très fort... Volôdia remit le canon dans sa bouche, le serra entre ses dents et pressa quelque chose avec le doigt. Une détonation retentit...

Quelque chose frappa Volôdia à la nuque avec une force effroyable et il tomba sur la table, la figure droit sur les verres et les fioles. Puis il vit son père, en chapeau haut-de-forme avec un large crêpe, tel qu’il portait, à Menton, le deuil d’une dame inconnue, le saisir tout à coup dans ses deux bras ; et ils tombèrent tous deux dans un abîme très sombre et très profond.

Puis tout se brouilla et disparut...


 
ANTON TCHÉKHOV

Traduit du russe par DENIS ROCHE

(Seule traduction autorisée par l'auteur.)

  1. Exactement sa « sixième année », les cours des lycées russes étant de huit ans.
  2. Sorte de whist.