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Voltaire (Faguet)/L’œuvre/VIII

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CHAPITRE VIII

LE DRAMATISTE — COMÉDIES.

Les comédies de Voltaire sont très loin d’avoir eu la grande fortune de ses tragédies.

Même de son temps on a proclamé qu’il était mal propre à ce genre d’ouvrages et « qu’il n’avait pas d’esprit à la troisième personne ; » et son théâtre comique ne s’est pas relevé de la défaveur dans laquelle il était tombé tout de suite.

Il n’y a pas lieu d’essayer de redresser ce jugement général. Les comédies de Voltaire ne sont pas comiques. Ce n’est pas à dire qu’elles soient sans mérite. Ce ne sont pas des comédies ; mais ce sont des contes agréables. Elles ne sont point faites pour être jouées, mais elles peuvent être lues avec plaisir. Ce sont de petites nouvelles moitié sentimentales, moitié satiriques sous forme dialoguée. L’allure en est un peu lente, mais on y trouve des passages et même des pages d’un joli tour et d’un joli style.

Car ici ce que nous disions de la tragédie de Voltaire n’est plus vrai. Les comédies de Voltaire ne sont pas écrites dans la langue de tout le monde, dans une langue conventionnelle et pour ainsi parler officielle. Elles sont bien de la langue et du style de Voltaire, et là, comme dans un conte en vers, il garde son tour libre, sa langue aisée et souple, son style vif et d’allègre allure.

Il s’ensuit que les comédies de Voltaire, bien inférieures à ses bonnes tragédies comme fond, leur sont très supérieures comme forme. Il s’ensuit aussi, où il ne faudrait pas se tromper, que, à prendre connaissance des comédies de Voltaire par extraits, on peut en garder une bien meilleure opinion que de ses tragédies. Ce n’est qu’une apparence. Dans les extraits, c’est précisément le fond, à savoir la conception générale et la charpente dramatique, qui disparaît ; et au théâtre, encore que la forme soit beaucoup, le fond est l’essentiel. Il convient, même dans un livre d’extraits, et surtout là, de prévenir que la lecture par morceaux choisis est une nécessité souvent, mais a toujours quelques inconvénients. C’est un pis aller, que nous tâchons de rendre aussi bon que possible.

Voici, par exemple, Nanine, petit conte dialogué sentimental dans le genre de l’Ami Fritz. Elle est assez fastidieuse. Elle contient pourtant de très jolies pages.

La paysanne Nanine aime en secret son maître le comte d’Olban, comme la Victorine du Philosophe sans le savoir, et elle en est aimé. On lui fait comprendre à un certain moment qu’il faut qu’elle disparaisse ; elle en convient à moitié ; mais, le cœur bien gros, elle s’écrie :

 
Quelle douleur cuisante !
Quel embarras : quel tourment ! quel dessein !

Quels sentiments combattent dans mon sein :
Hélas ! je fuis le plus aimable maître !
En le fuyant je l’offense peut-être !
Mais, en restant, l’excès de ses bontés
M’attirerait trop de calamités,
Dans sa maison mettrait un trouble horrible.
Madame[1] croit qu’il est pour moi sensible,

Que jusquà moi ce cœur peut s’abaisser :
Je le redoute, et n’ose le penser.
De quel courroux Madame est animée !
Quoi ! l’on me hait et je crains d’être aimée !
Mais, moi ! Mais, moi ! Je me crains encor plus ;
Mon cœur troublé de moi-même est confus.
Que devenir ? De mon état tirée,
Pour mon malheur je suis trop éclairée.
C’est un danger, c’est peut-être un grand tort
D’avoir une âme au-dessus de son sort.
Il faut partir ; j’en mourrai ; mais qu’importe !

Quand la mère du comte, la vieille marquise, croit que son fils va épouser la baronne, elle relève son fils vertement dans une jolie apostrophe de vieille babillarde :

 
Eh bien ! Monsieur le comte,
Vous faites donc à la fin votre compte

De me donner la baronne pour bru ;
C’est sur cela que j’ai vite accouru.
Votre baronne est une acariâtre,
Impertinente, altière, opiniâtre,
Qui n’eut jamais pour moi le moindre égard ;
Qui, l’an passé, chez la marquise égard,
En plein souper me traita de bavarde :
D’y plus souper désormais Dieu me garde !
Bavarde, moi ! Je sais d’ailleurs très bien
Quelle n’a pas, entre nous, tant de bien :
C’est un grand point ; il faut qu’on s’en informe ;
Car on m’a dit que son château de l’Orme
À son mari n’appartient qu’à moitié ;
Qu’un vieux procès, qui n’est pas oublié,
Lui disputait la moitié de sa terre :
J’ai su cela de feu votre grand-père.
Il disait vrai ; c’était un homme, lui !
On n’en voit plus de sa trempe aujourd’hui.
Paris est plein de ces petits bouts d’hommes.
Vains, fiers, fous, sots, dont le caquet m’assomme.

Parlant de tout avec l’air empressé
Et se moquant toujours du temps passé.
J’entends parler de nouvelle cuisine,
De nouveaux goûts ; on crève, on se ruine,
Les femmes sont sans frein, et les maris
Sont des benêts. Tout va de pis en pis.

Le dénouement est joli, rapide, vif, touchant sans sotte sensiblerie, d’un très agréable ton. Après certains soupçons qui ont été un outrage pour Nanine, le comte, écoutant son cœur, assure qu’il doit à Nanine une réparation, et cette réparation c’est de la prendre pour femme.

LE COMTE

Si vous avez oublié cet outrage.
Donnez-m’en donc le plus sûr témoignage :
Je ne veux plus commander qu’une fois ;
Mais jurez-moi d’obéir à mes lois.

HOMBERT[2]

Elle le doit, et sa reconnaissance…

NANINE

Il est bien sûr de mon obéissance.

LE COMTE

J’ose y compter. Oui, je vous avertis
Que vos devoirs ne sont pas tous remplis.
Je vous ai vue aux genoux de ma mère ;
Je vous ai vue embrasser votre père ;
Ce qui vous reste en des moments si doux,
C’est, à leurs yeux, d’embrasser votre époux.

NANINE

Moi !

LA MARQUISE

........... Quelle idée ! Est-il bien vrai ?

HOMBERT

Étrangement, mon fils, ........................ Ma fille !

LE COMTE, à sa mère.

Le daignez-vous permettre ?

LA MARQUISE

Étrangement, mon fils, ... La famille
Étrangement, mon fils, clabaudera.

LE COMTE

En la voyant, elle m’approuvera.

HOMBERT

Quel coup du sort ! Non, je ne puis comprendre
Que jusque-là vous prétendiez descendre.

LE COMTE

On m’a promis d’obéir. Je le veux.

LA MARQUISE

Mon fils…

LE COMTE

L’intérêt Ma mère, il s’agit d’être heureux.
L’intérêt seul a fait cent mariages.
Nous avons vu les hommes les plus sages
Ne consulter que les mœurs et le bien :
Elle a les mœurs ; il ne lui manque rien ;
Et je ferai par goût et par justice
Ce qu’on a fait cent fois par avarice.
Ma mère, enfin, terminez ces combats,
Et consentez.

NANINE

Opposez-vous Non, n’y consentez pas,
Opposez-vous à sa flamme, à la mienne ;
Voilà de vous ce qu’il faut que j’obtienne.
L’amour l’aveugle ; il le faut éclairer.
Ah ! loin de lui laissez-moi l’adorer.
Voyez mon sort ; voyez ce qu’est mon père.
Puis-je jamais vous appeler ma mère ?

LA MARQUISE

Oui, tu le peux, tu le dois ; c’en est fait :
Je ne tiens pas contre ce dernier trait ;
Il nous dit trop combien il faut qu’on t’aime ;
Il est unique aussi bien que toi-même.

NANINE

J’obéis donc à votre ordre… à l’amour…
Mon cœur ne peut résister.

LA MARQUISE

Soit des vertus la digne xxxQue ce jour
Soit des vertus la digne récompense ;
Mais sans jamais tirer à conséquence.

La Prude encore, sans avoir la petite pointe d’attendrissement honnête qui donne un grand charme à Nanine, est une anecdote dialoguée assez divertissante et souvent fort spirituelle. Elle est imitée d’une comédie anglaise de Wicherley, intitulée Plain dealer, l’homme au franc procédé. Le personnage principal, la Prude, Dorphise, est une sorte de Tartuffe féminin assez bien attrapé. Extérieurement elle est toute vertu ; elle est à la tête de sociétés dont l’objet est de moraliser et de ramener à une décence rigoureuse la jeunesse des deux sexes. En son privé elle est un peu différente. Elle a séduit par son austérité apparente l’austère Blanford, l’homme au franc procédé. Celui ci est aimé d’une jeune fille vertueuse, vraie et naïve, nommée Adine, qui gémit sur l’illusion où s’entretient celui qu’elle aime. C’est elle qui fait l’exposition de la pièce par une conversation avec son oncle Darmin :

ADINE

On la dit belle ; il l’aimera toujours ;
Il est constant.

DARMIN

Je crains Dorphise. Bon ! qui l’est en amours ?

ADINE

Je crains Dorphise.

DARMIN

Je crains Dorphise. Elle est trop intrigante ;
Sa pruderie est, dit-on, trop galante ;
Son cœur est faux, ses propos médisants.
Ne crains rien d’elle. On ne trompe qu’un temps.

ADINE

Ce temps est long ; ce temps me désespère.
Dorphise trompe ! et Dorphise a su plaire !

DARMIN
Mais, après tout, Blanford fest-il si cher ?
 
ADINE

Oui, j’aime fort ses vertus, son courage.
Qui dans mon cœur ont gravé son image !

DARMIN

Oh ! je conçois qu’un cœur reconnaissant
Pour la vertu peut avoir du penchant.
Trente ans à peine, une taille légère.
Beaux yeux, air noble, oui, sa vertu peut plaire ;
Mais son humeur et son austérité
Ont-ils su plaire à ta simplicité ?

ADINE

Mon caractère est sérieux, et j’aime
Peut-être en lui jusqu’à ses défauts même.

DARMIN

Il hait le monde.

ADINE

Il hait le monde. Il a, dit-on, raison.

DARMIN

Il est souvent trop confiant, trop bon ;
Et son humeur gâte encor sa franchise.

ADINE

De ses défauts le plus grand c’est Dorphise.

À un certain moment Dorphise, empêtrée dans ses intrigues, et craignant pour sa réputation, à la fois dépeint exactement son caractère, et donne la moralité de la comédie :

DORPHiSE

La folle[3] va me décrier partout.
Ah ! mon honneur, mon esprit, sont à bout.
À mes dépens les libertins vont rire.
Je vois Dorphise un plastron de satire ;
Mon nom, niché dans cent couplets malins,
Aux chansonniers va fournir de refrains.
Monsieur Blanfort craindra la médisance ;
L’autre futur[4] en va prendre vengeance.

Comment plâtrer ce scandale affligeant ?
 
Ah ! que de trouble et que d’inquiétude !

Qu’il faut souffrir quand on veut être prude !
Et que, sans craindre et sans affecter rien,
Il vaudrait mieux être femme de bien !
Allons ! un jour nous tâcherons de l’être.

COLETTE[5]

Allons ! tâchons du moins de le paraître,
C’est bien assez quand on fait ce qu’on peut.
N’est pas toujours femme de bien qui veut.

Si l’on tient à savoir le dénoûment, je dirai que, comme on s’y peut attendre, la coquette, qui était une coquine, est à la fin dévoilée, et qu’Adine rend de tels services à Branford que celui-ci sent l’amitié qu’il avait pour elle transformée en autant d’amour qu’il en faut pour le mariage. Et le public peut se retirer en répétant les derniers vers, à peu près, de la comédie :

Sortez enfin de votre inquiétude
Et pour jamais gardez-vous d’une prude.

On voit, par ces trop courts exemples, que Voltaire, s’il ne compte pas parmi nos grands auteurs comiques, n’a manqué cependant, même dans la comédie, ni d’esprit, ni de verve, ni même d’une certaine imagination, sans compter de jolis traits de satire qui lui échappent naturellement, là comme partout.



  1. Cousine du comte.
  2. Père de Nanine.
  3. Sa cousine, jeune éventée, qui est son contraste
  4. Elle s’est promise à deux soupirants.
  5. Servante de Dorphise.