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Voltaire (Faguet)/L’œuvre/X

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CHAPITRE X

NOUVELLES ET ROMANS EN PROSE.

C’est vers la fin de sa vie, ou du moins dans sa maturité, que Voltaire écrivit ses nouvelles et romans en prose, qui, de tous ses ouvrages, sont ceux qui ont peut-être été les plus admirés, et certainement les plus lus.

Il avait plus d’un guide et même plus d’un modèle en cette affaire.

Le conte satirique, le conte écrit pour donner une leçon aux hommes en même temps que pour les amuser, et pour se moquer d’eux en les divertissant, est fort ancien dans notre littérature et dans toutes les littératures. Sans remonter au moyen âge, on sait bien que notre Savinien de Cyrano de Bergerac n’a voyagé dans la lune et dans le soleil que pour se moquer agréablement de la Terre. Plus tard Montesquieu, inspiré peut-être par les Amusements sérieux et comiques d’un Siamois, de Dufresny, écrivit ses Lettres Persanes, qui sont une satire, quelquefois un peu pénible, souvent profonde et fine, des mœurs et des institutions de la France.

Mais les vrais maîtres de Voltaire en ce genre furent Rabelais et Swift. Il avait dit et même pensé d’abord assez de mal de Rabelais, dont les grossièretés le dégoûtaient. Puis il s’était ravisé, l’ayant mieux lu, mieux pénétré, s’étant du reste agrandi lui-même et comme fortifié, ayant, ce qui est très sensible, comme on l’a vu, dans sa carrière, quitté les riens aimables du temps de la Régence pour quelque chose, en quelque genre littéraire que ce fût, de plus ferme et de plus copieux.

Quant à Swift, son influence fut très grande sur Voltaire. Il le connut en Angleterre en 1727, comme nous l’avons mentionné plus haut, et il en avait conçu une grande estime. Il voulait que son ami Thiériot, qui était l’homme le plus paresseux du monde, traduisît Gulliver. Il lui écrivait : « Si vous voulez remplir les vues dont vous me parlez par la traduction d’un livre anglais, Gulliver est peut-être le seul qui vous convienne. C’est le Rabelais de l’Angleterre, comme je vous l’ai déjà mandé ; mais c’est un Rabelais sans fatras ; et ce livre serait amusant par lui-même, par les imaginations singulières dont il est plein, par la légèreté de son style, etc., quand il ne serait pas d’ailleurs la satire du genre humain. »

C’est à l’exemple de ces grands hommes, ou de ces hommes distingués, que Voltaire, un peu avant sa retraite à Ferney, et surtout quand il y fut, s’amusa à inventer des histoires fantastiques, pleines d’« imaginations singulières » et contenant la « satire du genre humain. »

Il n’y était que trop porté peut-être, comme nous en avons eu déjà quelques signes, par sa nature propre. Voltaire est un homme de bon sens très irritable. Par son esprit il est tout bon sens, vue nette, conception précise de ce qui est juste, sensé et pratique. Par son tempérament, par ses nerfs, il est impatient et irascible au plus haut degré. Or l’homme de bon sens s’accommode des folies humaines ; il les voit, en sourit, estime qu’elles sont inévitables et éternelles, et il passe. L’homme de bon sens qui est irritable les voit, s’aigrit à les regarder, ne peut pas comprendre que les hommes soient si sots, comme pour le plaisir de l’être, s’emporte et raille cruellement toutes ces absurdités qui le déconcertent. Et tel est Yoltaire. Très sage, ii a des emportements de furieux au service de la sagesse. C’est comme la fièvre de la raison indignée de ne pas avoir raison. Ajoutez qu’il a beaucoup d’esprit et que son esprit trouve son compte à se moquer des imbéciles.

C’est là le ton général des Nouvelles et Romans. C’est un voyage, comme il l’a dit ailleurs, « dans les petites maisons de l’univers, » à savoir sur notre planète. C’est un voyage au « pays des tigres agacés par des singes, » à savoir en France, en Europe et dans quelques régions circonvoisines. C’est un regard désolé et qui finit par devenir méchant, promené sur la race humaine.

Le fond de ce vaste poème satirique, comme de tout poème satirique du reste, est la misanthropie et le pessimisme, nous verrons d’ailleurs avec quelles atténuations, qui, quoique légères, ne doivent pas être oubliées.

Voltaire, à l’époque des Nouvelles et Romans, est décidément misanthrope. Nous savons qu’il ne l’a pas toujours été, comme, du reste, personne ne l’est à tous les instants de sa vie. Il avait publié en 1734 son petit poème du Mondain, dont nous avons parlé, qui respirait la joie de vivre, et particulièrement la joie de vivre au temps où vivait l’auteur, et particulièrement encore de vivre comme on vivait alors ; et cela est précisément la marque de l’optimisme. Il en était revenu, parce qu’il était plus vieux, parce qu’il avait vu plus de choses et parce que son humeur avait changé, ce qui est la vraie raison en pareille affaire. Il était, sinon l’ennemi, du moins le contempteur de l’humanité.

L’idée centrale des Nouvelles et Romans, c’est que l’homme est fou. Il l’est formellement, par ses pensées, par ses sentiments, par ses vouloirs, et par ses actes.

En tant que pensées, il a la rage d’appliquer son esprit, qui est vif, surtout aux choses qui manifestement le dépassent. Les causes premières et les fins dernières, c’est-à-dire ce qui demanderait qu’on connût l’univers entier pour être seulement entrevu, sont les objets accoutumés de ses investigations un peu hardies. Il est un point, qui trouve tout naturel de vouloir embrasser l’infini. La grenouille qui prétendait égaler le bœuf en grosseur était auprès de lui la personne la plus raisonnable. Ce qu’il y a de terrible, c’est qu’il n’admet pas qu’on ne s’occupe point de ces questions, et que chaque homme n’admet pas que les autres les résolvent autrement qu’il en décide lui même. L’homme tue son semblable en l’honneur d’idées qui sont aussi inintelligibles à son semblable qu’à lui. Il y a des guerres métaphysiques ; il y a du sang versé pour des hypothèses. Cela n’est-il pas effroyable ? Ne vaudrait-il pas mieux renoncer à toute métaphysique, et Voltaire ne craint pas d’ajouter, à toute religion ?

Voltaire remarque de plus que l’homme est aussi insensé dans les actes qui ne lui sont pas dictés par des idées, mais par des passions, des caprices, des intérêts, des habitudes et des manies. Par vanité ces pauvres êtres qui ont si peu de temps à vivre se disputent trois bicoques et arrosent de torrents de sang six lieues de terre qu’ils finissent par voler « et qu’un jour il faudra rendre. » — Telle guerre dure depuis vingt ans qui eut pour cause une querelle entre deux princes à propos d’un droit qui revenait à peu près à la trentième partie d’une darique. Mais c’est qu’il faut soutenir ses droits avec dignité. — Telle autre n’a pas d’autre raison, sinon que ceux qui sont de ce côté-ci ont des turbans et ceux qui sont de ce côté-là ont des chapeaux ; et l’on sent combien c’est une chose intolérable à celui qui porte un chapeau de voir un turban sur la lêle d’un autre. — En voici qui, depuis plusieurs siècles, se gourment, comme les Grosboutiens et les Petitboutiens de Lilliput, parce que les uns entrent dans le temple du pied droit, tandis que les autres y entrent du pied gauche. Les conciliateurs essayent d’introduire l’usage d’y sauter à pieds joints ; mais cela est irrespectueux à l’égard de la divinité.

Dans ce tumulte, dans ce chaos des opinions et des actes, l’honnête homme est embarrassé. Il lui est aussi dangereux de montrer sa sagesse que de la cacher, d’étaler sa science que de la dérober aux regards, de passer pour un grand homme que pour un niais. Le mérite réussit quelquefois, quelquefois aussi il nous perd. Si au moins la sottise, la fatuité, l’hypocrisie, l’absence de sens moral conduisait toujours au succès, on se donnerait ces précieuses ressources. Mais il ne suffit pas de ne rien valoir pour réussir. Il faut encore avoir de la chance ; et la chance favorise même ceux qui en sont dignes.

Un homme de cœur et d’esprit peut s’attendre, en toutes probabilités, à être riche, mendiant, ministre, esclave, estimé, méprisé, flatté, moqué, heureux et pendu ; et tout autant peut en espérer, selon les moyennes, l’homme qui n’a pas plus d’esprit que de cœur. Un tel est emprisonné pour avoir fait d’excellentes observations scientifiques, chargé de gouverner l’État pour avoir fait de mauvais vers et exilé pour avoir porté des rubans jaunes. Le monde est un sauve-qui-peut. Les hommes ont organisé la société de telle manière que c’est le hasard qui gouverne[1].

Au moins peut-on être bon ? Non pas même. Le meilleur homme du monde se trouve avoir tué un inquisiteur, un jésuite et un juif sans savoir comment cela a pu lui arriver, et il a horreur de tout acte violent. Que serait-ce s’il était irritable et vindicatif ? Peut-être serait-il mort les mains pures, l’occasion lui ayant manqué d’exercer ses dons naturels[2].

— Mais tout cela est romanesque, et c’est en plaçant les personnages dans des circonstances arrangées et forcées que l’on peint ainsi la société humaine. — Quoi donc ! mais regardez autour de vous dans la société du xviie ou du xviiie siècle. Voyez par quels moyens on obtient justice des gens en place : le bon droit n’y est pour rien, mais les flatteries, les bassesses, les manœuvres, et surtout, avec une supériorité incomparable, le hasard[3]. Voyez ce que c’est que la justice constituée, la magistrature : on achète le droit de rendre la justice. Est-il absurdité plus criante[4] ? Ce que c’est que la vérité judiciaire, voyez-le encore : on l’obtient par la torture, c’est-à-dire que l’on supplicie un homme pour lui faire dire ce qu’on veut qu’il dise, barbarie pour aboutir au mensonge[5]. Et comme on obtient l’impôt nécessaire aux besoins de l’État, voyez-le aussi : le tiers en revient au Trésor, les deux tiers à ceux qui se chargent, moyennant honnête bénéfice, de le faire rentrer[6].

Voyez même comme on entend l’art élémentaire, ou qui devrait l’être, de se bien porter : on se réunit dans des édifices trop petits, on s’entasse en foules compactes dans des maisons obscures, pour prier Dieu ; et où enterret-on les morts ? dans ces mêmes édifices dont l’air est déjà corrompu par l’entassement des vivants[7].

Il n’est pas une coutume, depuis les modes jusqu’à la législation, qui ne soit un défi à la raison, au bon sens, à la prudence, aux nécessités mêmes de la nature. L’homme s’ingénie à vivre de manière à se tuer. Sa vie est une combinaison de gageures contre lui-même. Le suicide, lent ou rapide, violent ou savamment concerté, semble être la loi que l’homme s’est faite et l’incessante préoccupation de sa pensée. Voltaire a représenté l’homme, pour me servir du mot de Taine, comme étant toujours « le gorille féroce et lubrique » qu’on prétend qu’il était aux temps primitifs.

Et tel est le tableau de l’humanité dans les romans de Voltaire. Personne n’est plus misanthrope que lui.

Seulement, c’est un misanthrope qui se réprime lui-même jusqu’à un certain point. Ces sottises, ces folies, il ne laisse pas quelquefois de les pallier, de les expliquer, de les excuser. Il ne laisse pas de leur opposer quelques exemples de sagesse et de bon cœur. Ses héros, ses personnages principaux, Zadig, Candide, l’Ingénu, Martin, Cocambo, Pangloss lui-même, sont de très braves gens. Or ils appartiennent à l’humanité ; elle n’est donc pas entièrement mauvaise.

Il cite ou imagine des actes de vertu. Il a connu « un juge qui, ayant fait perdre un procès considérable à un citoyen par une méprise dont il n’était pas responsable, lui avait donné tout son bien ; » et il l’a connu en effet : c’est Chamillard. Il nous montre un nouveau ministre capable de dire au roi du bien du ministre son prédécesseur ; et cette fois c’est de l’imagination, c’est de l’hyperbole, c’est du lyrisme ; mais qui n’est point misanthropique.

Il lui arrive aussi de montrer le bon côté des folies qu’il signale, à tel point même qu’il semble prendre par jeu la défense des abus qu’il vient de dénoncer. Ces marchands qui vous volent en vous faisant payer dix fois sa valeur l’objet qu’ils vous vendent, oubliez votre bourse chez eux, ils vous la rapporteront[8]. Ces juges qui achètent leur charge ne jugent pas pour cela plus mal, et peut-être mieux, ne jugeant que d’après les lumières du simple bon sens[9]. Ces officiers qui achètent leur régiment se battent très bien, nonobstant, et sont attachés à leur troupe comme à leur propriété[10]. Enfin, « la société humaine est un mélange de bien et de mal, une statue composée de tous les métaux, des terres et des pierres les plus précieuses et les plus viles. » Faut-il casser cette jolie statuette parce qu’elle n’est pas tout or et diamants[11] ?

Voilà Voltaire réprimant lui-même sa misanthropie, parce que, sous toutes ses colères, le bon sens reste, qui se dit que si l’humanité était tout entière crime, vice et folie, il y aurait longtemps sans doute qu’elle aurait cessé d’être. Le bon sens et l’instinct des conclusions modérées combat et corrige la misanthropie. Le Mondain se mêle un peu à Candide. À la vérité, les couleurs sombres dominent encore et les quelques traits plus clairs qu’il y mêle pourraient bien n’être qu’un artifice artistique à dessein d’éviter la monotonie.

Et tout de même le Voltaire des Nouvelles et Romans est très fortement pessimiste.

C’est une suite assez naturelle de la misanthropie. Je ne dis pas que c’en soit une suite nécessaire. On peut très bien trouver l’homme mauvais et le monde bien fait, et estimer que c’est l’homme qui a dénaturé et enlaidi l’œuvre très belle d’un créateur très bon. Rousseau est misanthrope et optimiste ; c’est le trait essentiel de son caractère. Mais il est assez naturel cependant que la misanthropie conduise au pessimisme. Celui qui trouve l’humanité si mauvaise trouvera l’univers mal fait pour la même raison.

Cette raison, c’est le manque de résignation. Le misanthrope ne peut pas s’habituer à cette idée que l’homme est malheureux alors qu’il lui serait si facile d’être heureux ; il se révolte contre cette infortune volontaire : de même, jetant les yeux sur le monde et y trouvant beaucoup de mal, il ne peut pas s’habituer à cette idée que le Créateur a mis du mal dans le monde, alors qu’il lui était si facile de n’y mettre que du bien ; il se révolte contre cette infortune, volontaire aussi ; il dit à l’univers : tu as tort d’être mauvais ; comme il dit à l’homme : tu as tort d’être malheureux. Que la raison n’existe pas, absolue, dans l’homme, il s’en irrite ; qu’elle n’existe pas, évidente, dans le monde, il s’en étonne, et même, quelquefois, s’en indigne.

Tel est le cas de Voltaire, au moins dans ses romans ; car il ne faut pas oublier qu’il a beaucoup varié, et que le Voltaire des Romans n’est qu’un aspect, à la vérité très important, de ce brillant Protée. Il y est pessimiste très décidé, surtout dans Candide. Dans tous les autres récits, c’est surtout l’absurdité humaine qui est persiflée ; dans Candide c’est l’absurdité humaine encore ; mais c’est surtout l’absurdité de l’univers. Pourquoi ces guerres, ces meurtres, ces tromperies, ces vols et ces injustices : voilà pour l’homme ; mais surtout pourquoi ces famines, ces pestes, ces maladies, qui, certes, surtout quand elles sont héréditaires, ne sauraient être attribuées à l’imprudence et à l’incurie de celui qu’elles accablent, et ces convulsions inutiles de la nature, tempêtes, inondations, volcans qui s’ouvrent, tremblements de terre ?

L’homme est gouverné par le hasard, l’histoire est le règne du hasard ; soit ; car on peut dire : c’est la faute de l’homme ; il est gouverné par le hasard parce qu’il se gouverne par le hasard ; — mais le hasard semble gouverner l’univers lui-même, et ceci est le scandale de la raison. Celui qui a créé et organisé cette machine, assez belle si l’on veut, mais mal liée et grinçante, n’aurait-il pas plus de raison que l’homme lui-même ? C’est bien singulier.

Nous voilà en plein pessimisme, en pleine révolte contre l’ordre universel des choses. Un philosophe ridicule, Pangloss, défend cet ordre par des arguments que Voltaire a faits à dessein très faibles. La grande raison qu’il donne sans cesse est l’enchaînement des causes et des effets. Les choses dont nous nous plaignons le plus sont des résultats nécessaires des grandes lois par lesquelles l’univers subsiste. Elles devaient arriver. Ce qui doit arriver est bien, parce qu’il est logique. La logique est la forme sensible de la raison. Ce qui est logique est rationnel, et ce qui est rationnel doit satisfaire la raison humaine. Ce qui est rationnel est bien. Tout est donc bien parce que tout est enchaîné logiquement. Nous ne pouvons pas en demander davantage.

— Mais si ! répondent ceux qui sont les interprètes de la pensée de Voltaire. Il est trop facile de confondre l’ordre logique et l’ordre moral, le bien logique et le bien tout court. Que tout s’enchaîne logiquement, il est possible ; mais souffrir logiquement et injustement n’est ni bonheur pour l’homme ni bonté de la part de celui qui a tout fait, et ne satisfait point la raison, éprise de justice beaucoup plus que de logique. Si le grand organisateur était soumis aux lois de la logique, il pouvait rester logique tout en étant bon ; il pouvait ne mettre dans les causes premières que du bien, qui en se développant en parfaite logique n’aurait produit et n’aurait pu produire que du bien dans toute la série indéfinie des conséquences. — Voltaire en reste là, n’ayant pas et ne voulant pas avoir les réponses que font les religions aux réclamations de l’homme sur ce point.

Et aussi, tantôt il se représente le monde comme créé par une espèce de Dieu en sous-ordre, intelligent mais maladroit, qui, après avoir fait son œuvre, la présente au vrai Dieu et en reçoit peu de compliments :

« Vraiment vous avez fort bien opéré… on gèlera de froid sous vos deux pôles ; on mourra de chaud sous votre ligne équinoxiale. Vous avez prudemment établi de grands déserts de sable pour que les voyageurs y mourussent de faim et de soif. Je suis assez content de vos moutons, de vos vaches et de vos poules ; mais franchement je ne le suis pas trop de vos serpents, de vos araignées et de vos plantes venimeuses… Vous avez donné à un certain animal la raison, mais en conscience cette raison là est trop ridicule et s’approche trop de la folie. » — Démogorgon rougit et sentit bien qu’il y avait du mal physique et du mal moral dans son affaire. »

Tantôt il penche, ou feint de pencher pour le manichéisme. Le bon philosophe Martin est manichéen. Il tend à croire que le monde a été créé par un Dieu bon et un Dieu méchant ; et que l’un et l’autre conservent chacun sa part dans le gouvernement de cet empire et luttent l’un contre l’autre sur ce domaine, ce qui y maintient du bien et du mal, et surtout de l’anarchie.

Bref, sous une forme ou sous une autre, c’est toujours la doctrine pessimiste que Voltaire expose ou laisse percer dans ses Romans.

Seulement, comme il est un misanthrope qui se réprime, de même il est un pessimiste qui se modère.

Il va jusqu’à l’indignation ; il ne va pas proprement jusqu’à la révolte. Cet instinct de résignation que je signalais plus haut comme manquant au misanthrope et au pessimiste, Voltaire, parce qu’il est colérique, ne l’a pas souvent, et parce qu’il est homme de bon sens, il l’a quelquefois. À un moment donné il sait dire :

Pourquoi vous plaindre ? On ne se plaint avec justice et raison que de celui qui a promis quelque chose et qui ne l’a point donné. Dieu nous a-t-il promis quelque chose ? Exiger que le mal n’existe pas sur la terre, ou vouloir même un moindre mal, c’est prendre ses mérites pour des droits.

Désirons le bonheur, désirons le bien ; mais ne croyons pas qu’ils nous fussent dus. Pourquoi le seraient-ils ? « Quand Sa Hautesse le Sultan envoie un vaisseau en Égypte, s’embarrasse-t-elle si les souris qui sont dans le vaisseau sont à leur aise ou non ? » Ainsi en agit Dieu à notre égard. Il est aussi facile de s’étonner qu’il y ait du bien pour nous sur la terre et de l’en remercier, que de s’étonner qu’il y ait du mal et lui en faire reproche. Entre ces deux partis également faciles, prenons celui qui nous mettra le moins en colère.

Tel est le correctif que Voltaire a trouvé à son pessimisme, sur quoi, du reste, il faut reconnaître qu’il a beaucoup moins insisté que sur le pessimisme lui-même, parce qu’il n’était d’humeur douce que de temps en temps, parce qu’il était naturellement assez amer ; et surtout parce que la raillerie est plus amusante que la résignation, ce qu’il ne faut jamais oublier quand on lit les satiriques, et même en général tous les auteurs, pour être prévenu de ce qu’il faut en prendre et de ce qu’il faut en laisser.

Et comme conclusion pratique, Voltaire a-t-il laissé quelque chose à travers les imaginations et les fantaisies de ses romans philosophiques ? Sans doute, encore qu’il ne semble pas qu’il ait tenu à conclure. Il y a un peu partout dans ces romans, et particulièrement dans Candide, un appel à la résignation, mais à la résignation active, et je dirai, me souvenant de l’abstine des stoïciens, à l’abstention laborieuse : « Que faut-il donc faire ? » a demandé Pangloss au derviche : « Te taire ! » a répondu le saint homme. Voilà le abstine. — « Que faut-il faire ? » a demandé derechef Pangloss au « bon vieillard qui prenait le frais à sa porte sous un berceau d’orangers. » « Travailler, » a répondu l’homme sage. « Le travail éloigne de nous trois grands maux, l’ennui, le vice et le besoin. » Il a raison, ont répondu Candide et Martin : « Travaillons sans raisonner, c’est le seul moyen de rendre la vie supportable. » Et désormais Candide, toute sa vie, n’aura qu’une parole : « Il faut cultiver notre jardin ; car il est dit : ut operaretur eum ; il faut cultiver notre jardin. Voilà la résignation active, voilà l’abstention laborieuse. — C’est à tout prendre, le dernier mot de Voltaire.

Il en est un autre qu’il aurait pu dire, qu’il n’a pas dit, et qu’on pourrait tirer du fond même du pessimisme et du fond même de la misanthropie. C’est « aimez-vous les uns les autres. »

Car si ce monde est mal fait, c’est une raison de plus pour le rendre un peu moins insupportable en s’entr’aidant, — et si l’homme est mauvais, c’est une raison de plus de l’aimer et de le secourir ; car s’il est mauvais, il est malheureux. On voudrait que Voltaire eût mis quelque part ce mot-là.

Il l’a dit un jour, bien spirituellement, aux hommes de lettres, pour les dégoûter de ces querelles odieuses et ridicules qu’ils ont, je veux dire qu’ils avaient en ce temps-là, les uns avec les autres : « Mes frères, je vous le dis en vérité, aimez-vous les uns les autres ; sinon, qui est-ce qui vous aimera ? »

Voilà qui est bien dit ; mais voilà ce qu’un pessimiste, qui ne croit pas que Dieu s’occupe du bonheur de ses créatures, pourrait dire, et précisément parce qu’il est pessimiste, à tous les hommes : « Mes frères, aimez-vous les uns les autres ; car sans cela qui vous aimera ? » — C’est que « s’aimer les uns les autres » est la conclusion nécessaire de toute philosophie, de la plus sombre comme de la plus satisfaite, parce que, aussi bien, c’est toute la morale.

Toute cette petite philosophie, un peu sèche, comme on l’a vu, assez triste et assez étroite. Voltaire l’a exposée en des contes ou récits charmants, dont l’art avait eu des modèles, a eu des imitateurs, mais n’a rien qui le surpasse. C’est d’abord que Voltaire sait conter, et cela se sent à toutes les lignes et ne se définit guère. L’allure rapide et aisée des Nouvelles et Romans est un don qui ne s’analyse point et est un charme qu’on ne gagnerait rien à vouloir décrire.

On peut trouver que, quelquefois, un fantastique bien inutile et assez froid, parce que Voltaire n’a pas d’imagination proprement dite, d’imagination vraiment créatrice, traverse et encombre un peu ces récits aimables. Il y a là un souvenir peut-être malheureux, assurément inutile, des Mille et une nuits, qui depuis le commencement du siècle étaient en possession de ravir le public français. Je ne suis grand partisan ni des griffons de la Princesse de Babylone ni du voyage à Eldorado.

De plus il s’est un peu trop souvenu de Swift (en le nommant du reste) dans Micromégas et ses deux géants au lieu d’un, et ses voyageurs sidéraux à cheval sur une comète et descendant sur terre par une aurore boréale, et le cornet acoustique que fabrique l’un d’eux avec une rognure de son ongle, sont inventions par imitation qui ne laissent pas de sentir l’effort. Il est moins naturel ici que son modèle, comme il arrive toujours quand on prend un modèle.

Mais en général rien n’est plus naturel au contraire et plus facile et plus spontané que ces contes. Ce qu’ils ont pour eux, c’est qu’ils sont l’exposition d’un système triste faite par un homme gai, une satire violente écrite par le maître même de la belle humeur.

Combinaison rare et précieuse qui les a sauvés de tous les écueils. Ils n’ont pas l’éloquence terrible des pamphlets de Swift ; ils n’en ont pas non plus la colère âpre, la bile recuite, l’ironie féroce. L’ironie de Voltaire, au moment même où elle est puissante, reste légère. C’est que ses héros, comme lui-même, sont gais, malgré tout, amusés par les péripéties de la vie du monde, même quand ils en souffrent cruellement, alertes et rebondissants sous les coups du sort. Ils peuvent être tristes ; ils ne sont jamais mélancoliques.

Voilà pourquoi ce livre, qui est une satire, est lu par la plupart pour le divertissement. Si l’on veut quelques exemples de cette manière vive et alerte que Voltaire a trouvée pour nous divertir, voici comment Zadig mérita d’être mis en prison et paya neuf cents onces d’or pour avoir été trop bon observateur :

Zadig éprouva que le premier mois du mariage, comme il est écrit dans le livre du Zend, est la lune du miel et que le second est la lune de l’absinthe.

Il fut quelque temps après obligé de répudier Azora qui était devenue trop difficile à vivre, et il chercha son bonheur dans l’étude de la nature.

« Rien n’est plus heureux, disait-il, qu’un philosophe qui lit dans ce grand livre que Dieu a mis sous nos yeux. Les vérités qu’il découvre sont à lui ; il nourrit et il élève son âme, il vit tranquille ; il ne craint rien des hommes, et sa tendre épouse ne vient pas lui couper le nez. »

Plein de ces idées, il se relira dans une maison de campagne sur les bords de l’Euphrate. Là il ne s’occupait pas à calculer combien de pouces d’eau coulaient en une seconde sous les arches d’un pont, ou s’il tombait une ligne cube de pluie dans le mois de la souris plus que dans le mois du mouton. Il n’imaginait point de faire de la soie avec des toiles d’araignée, ni de la porcelaine avec des bouteilles cassées ; mais il étudia surtout les propriétés des animaux et des plantes, et il acquit bientôt une sagacité qui lui découvrait mille différences où les autres hommes ne voient rien que d’uniforme.

Un jour, se promenant auprès d’un petit bois, il vit accourir à lui un eunuque de la reine, suivi de plusieurs officiers qui paraissaient dans la plus grande inquiétude, et qui couraient çà et là comme des hommes égarés qui cherchent ce qu’ils ont perdu de plus précieux.

« Jeune homme, lui dit le premier eunuque, n’avez-vous point vu le chien de la reine ? »

Zadig répondit modestement : « C’est une chienne et non pas un chien.

— Vous avez raison, répondit le premier eunuque.

— C’est une épagneule très petite, ajouta Zadig, elle a eu depuis peu des petits chiens ; elle boite du pied gauche de devant et elle a les oreilles très longues.

— Vous l’avez donc vue ? dit le premier eunuque tout essoufflé.

— Non, répondit Zadig, je ne l’ai jamais vu et je n’ai jamais su si la reine avait une chienne. »

Précisément dans le même temps, par une bizarrerie ordinaire de la fortune, le plus beau cheval de l’écurie du roi s’était échappé des mains d’un palefrenier dans les plaines de Babylone. Le grand veneur et tous les autres officiers couraient après lui avec autant d’inquiétude que le premier eunuque après la chienne. Le grand veneur s’adressa à Zadig et lui demanda s’il n’avait point vu passer le cheval du roi :

— C’est, répondit Zadig, le cheval qui galope le mieux ; il a cinq pieds de haut, le sabot fort petit ; il porte une queue de trois pieds et demi de long ; les bossettes de son mors sont d’or à vingt-trois carats ; ses fers sont d’argent à onze deniers.

— Quel chemin a-t-il pris ? où est-il ? demanda le grand veneur.

— Je ne l’ai point vu, répondit Zadig, et je n’en ai jamais entendu parler.

Le grand veneur et le premier eunuque ne doutèrent pas que Zadig n’eût volé le cheval du roi et la chienne de la reine ; ils le firent conduire devant l’assemblée du grand Desterham, qui le condamna au knout, et à passer le reste de ses jours en Sibérie.

À peine le jugement fut-il rendu qu’on retrouva le cheval et la chienne.

Les juges furent dans la dure nécessité de réformer leur arrêt ; mais ils condamnèrent Zadig à payer quatre cents onces d’or pour avoir dit qu’il n’avait pas vu ce qu’il avait vu.

Il fallut d’abord payer cette amende ; après quoi il fut permis à Zadig de plaider sa cause au Conseil. Il parla en ces termes :

« Étoiles de justice, abîmes de science, miroirs de vérité, qui avez la pesanteur du plomb, la dureté du fer, l’éclat du diamant et beaucoup d’affinité avec l’or ; puisqu’il m’est permis de parler devant cette auguste assemblée, je vous jure par Orosmane que je n’ai jamais vu la chienne respectable de la reine, ni le cheval sacré du roi des rois.

« Voici ce qui m’est arrivé ;

« Je me promenais vers le petit bois où j’ai rencontré depuis le vénérable eunuque et le très illustre grand veneur. J’ai vu sur le sable les traces d’un animal, et j’ai jugé aisément que c’étaient celles d’un petit chien. Des sillons légers et longs imprimés sur de petites éminences de sable entre les traces des pattes m’ont fait connaître que c’était une chienne dont les mamelles étaient pendantes et qu’ainsi elle avait eu des petits il y a peu de jours. D’autres traces en un sens différent, qui paraissaient avoir rasé la surface du sable à côté des pattes de devant, m’ont appris qu’elle avait les oreilles très longues ; et comme j’ai remarqué que le sable était toujours moins creusé par une patte que par les trois autres, j’ai compris que la chienne de notre auguste reine était un peu boiteuse, si je l’ose dire.

« À l’égard du cheval du roi des rois, vous saurez que me promenant dans les routes de ce bois, j’ai aperçu les marques des fers d’un cheval ; elles étaient toutes à égale distance : « Voilà, ai-je dit, un cheval qui a le galop parfait. » La poussière des arbres, dans une route étroite qui n’a que sept pieds de large, était un peu enlevée à droite et à gauche, à trois pieds et demi du milieu de la route : « Ce cheval, ai-je dit, a une queue de trois pieds et demi, qui, par ses mouvements de droite et de gauche, a balayé cette poussière. » J’ai vu sous les arbres, qui formaient un berceau de cinq pieds de haut, les feuilles des branches nouvellement tombées ; et j’ai connu que ce cheval y avait touché et qu’ainsi il avait cinq pieds de haut. Quant à son mors, il doit être d’or à vingt-trois carats ; car il en a frotté les bossettes contre une pierre de touche dont j’ai fait l’essai. J’ai jugé enfin, par les marques que ses fers ont laissées sur des cailloux dune autre espèce, qu’il était ferré d’argent à onze deniers de fin. »

Tous les juges admirèrent le profond et subtil discernement de Zadig ; la nouvelle en vint jusqu’au roi et à la reine. On ne parlait que de Zadig dans les antichambres, dans la chambre et dans le cabinet, et quoique plusieurs mages opinassent qu’on devait le brûler comme sorcier, le roi ordonna qu’on lui rendit l’amende des quatre cents onces d’or à laquelle il avait été condamné.

Le greffier, les huissiers, les procureurs vinrent chez lui en grand appareil lui rapporter ses quatre cents onces d’or ; ils en retinrent seulement trois cent quatre-vingt-dix-huit pour les frais de justice, et leurs valets demandèrent des honoraires.

Zadig vit combien il était dangereux d’être trop savant, et se promit bien, à la première occasion, de ne point dire ce qu’il avait vu. Cette occasion se trouva bientôt.

Un prisonnier d’État s’échappa ; il passa sous les fenêtres de sa maison. On interrogea Zadig ; il ne répondit rien ; mais on lui prouva qu’il avait regardé par la fenêtre. Il fut condamné pour ce crime à cinq cents onces d’or ; et il remercia ses juges de leur indulgence, selon la coutume de Babylone.

« Grand Dieu ! dit-il en lui-même, qu’on est à plaindre quand on se promène dans un bois où la chienne de la reine et le cheval du roi ont passé ! et qu’il est dangereux de se mettre à la fenêtre ! »

Voilà qui prouve assez bien la vanité de la science humaine, et le bourgeois gentilhomme dirait certainement, contrairement à ses principes habituels : « Oh ! la triste chose que de savoir quelque chose ! » Mais la vanité de la puissance humaine n’est pas moins bien démontrée dans l’anecdote suivante, qui a sur la précédente la supériorité d’être, en son fond, du moins, parfaitement authentique, et seulement arrangée et disposée habilement, comme il convient pour l’effet dramatique, par notre auteur.

L’ingénu Candide et le philosophe Martin, son ami, sont actuellement à Venise, et voici, entre autres choses non pas merveilleuses, comme on dit dans les rubriques de roman, mais très naturelles, ce qui leur arrive :

Un soir que Candide, suivi de Martin, allait se mettre à table avec les étrangers qui logeaient dans la même hôtellerie, un homme à visage couleur de suie l’aborda par derrière, et, le prenant par le bras, lui dit : « Soyez prêt à partir avec nous… n’y manquez pas.»

Il se retourne et voit Cacambo. Il fut sur le point de devenir fou de joie. Il embrasse son cher ami : « Nous partirons après souper, reprit Cacambo ; je ne peux vous en dire davantage ; je suis esclave ; mon maître m’attend ; il faut que j’aille le servir à table. Ne dites mot, et tenez-vous prêt. »

Candide se mit à table avec Martin, qui voyait de sang-froid toutes ces aventures, et avec six étrangers qui étaient venus passer le carnaval à Venise. Cacambo, qui versait à boire à l’un de ces six étrangers, s’approcha de l’oreille de son maître, sur la fin du repas, et lui dit « Sire, Votre Majesté partira quand elle voudra ; le vaisseau est prêt. » Ayant dit ces mots, il sortit.

Les convives, étonnés, se regardaient sans proférer une seule parole, lorsqu’un autre domestique, s’approchant de son maître, lui dit : « Sire, la chaise de Votre Majesté est à Padoue, et la barque est prête. » Le maître fit un signe et le domestique partit.

Tous les convives se regardèrent encore et la surprise commune redoubla.

Un troisième valet, s’approchant d’un troisième étranger, lui dit : « Sire, croyez-moi. Votre Majesté ne doit pas rester ici plus longtemps, je vais tout préparer ; » et aussitôt il disparut.

Candide et Martin ne doutèrent pas alors que ce ne fût une mascarade du carnaval.

Un quatrième domestique dit au quatrième maître : « Votre Majesté partira quand elle voudra, » et sortit comme les autres.

Le cinquième valet en dit autant au cinquième maître.

Mais le sixième valet parla différemment au sixième étranger, qui était auprès de Candide ; il lui dit : « Ma foi, Sire, on ne veut plus faire crédit à Votre Majesté ni à moi non plus, et nous pourrions bien être coffrés cette nuit, vous et moi ; je vais pourvoir à mes affaires : adieu ! »

Tous les domestiques ayant disparu, les six étrangers, Candide et Martin demeurèrent dans un profond silence.

Enfin Candide le rompit : « Messieurs, dit-il, voilà une singulière plaisanterie. Pourquoi êtes-vous tous rois ? Pour moi je vous avoue que ni moi ni Martin nous ne le sommes. »

Le maître de Cacambo prit alors gravement la parole et dit en italien : « Je ne suis point plaisant : je m’appelle Achmet III : j’ai été grand sultan pendant plusieurs années ; j’ai détrôné mon frère, mon neveu m’a détrôné ; on a coupé le cou à mes vizirs ; j’achève ma vie dans le vieux sérail ; mon neveu, le grand sultan Mahmoud, me permet de voyager quelquefois pour ma santé, et je suis venu passer le carnaval à Venise, »

Un jeune homme qui était auprès d’Achmet parla après lui et dit : « Je m’appelle Ivan. J’ai été empereur de toutes les Russies ; j’ai été détrôné au berceau ; mon père et ma mère ont été enfermés ; on m’a élevé en prison ; j’ai quelquefois la permission de voyager, accompagné de ceux qui me gardent ; et je suis venu passer le carnaval à Venise. »

Le troisième dit : « Je suis Charles-Edouard, roi d’Angleterre ; mon père m’a cédé ses droits au royaume, j’ai combattu pour les soutenir ; on a arraché le cœur à huit cents de mes partisans et on leur en a battu les joues ; j’ai été mis en prison ; je vais à Rome faire une visite au roi mon père, détrôné ainsi que moi et mon grand-père ; et je suis venu passer le carnaval à Venise. »

Le quatrième prit alors la parole et dit : « Je suis roi des Polaques[12] ; le sort de la guerre m’a privé de mes États héréditaires ; mon père a éprouvé les mêmes revers ; je me résigne à la Providence, comme le sultan Achmet, l’empereur Ivan et le roi Charles-Edouard, à qui Dieu donne une longue vie ; et je suis venu passer le carnaval à Venise. »

Le cinquième dit : « Je suis aussi roi des Polaques[13]. J’ai perdu mon royaume deux fois ; mais la Providence m’a donné un autre État dans lequel j’ai fait plus de bien que tous les rois des Sarmates ensemble n’en ont jamais pu faire sur les bords de la Vistule. Je me résigne aussi à la Providence ; et je suis venu passer le carnaval à Venise. »

Il restait au sixième monarque à parler. » Messieurs, dit-il, je ne suis pas si grand seigneur que vous, mais enfin j’ai été roi tout comme un autre ; je suis Théodore. On m’a élu roi en Corse. On m’a appelé Majesté, et à présent à peine m’appelle-t-on Monsieur ; j’ai fait frapper de la monnaie et je ne possède pas un denier ; j’ai eu deux secrétaires d’État, et j’ai à peine un valet ; je me suis vu sur un trône et j’ai été longtemps à Londres en prison sur la paille. J’ai bien peur d’être traité de même ici, quoique je sois venu, comme Vos Majestés, passer le carnaval à Venise. »

Les cinq autres rois écoutèrent ce discours avec une noble compassion. Chacun d’eux donna vingt sequins au roi Théodore pour avoir des habits et des chemises. Candide lui fit présent d’un diamant de deux mille sequins.

« Quel est donc, disaient les cinq rois, cet homme qui est en état de donner cent fois autant que chacun de nous et qui le donne ? Êtes-vous roi aussi, Monsieur ?

— Non Messieurs, et n’en ai nulle envie. »

Dans l’instant qu’on sortait de table, il arriva dans la même hôtellerie quatre Altesses sérénissimes, qui avaient aussi perdu leurs États par le sort de la guerre et qui venaient passer le reste du carnaval à Venise.

On voit que les romans de Voltaire sont des œuvres assez divertissantes. Ils ne consolent guère, ils n’élèvent point l’âme bien haut ; mais ils amusent, non sans quelque invitation aux réflexions viriles. « L’homme, dit Bossuet, curieux de spectacles, s’en est fait un, tant il est vain, de la peinture de ses erreurs. » Et il faut ajouter que ce spectacle n’est pas si vain ; d’abord quand il est aménagé par un homme de génie ; ensuite quand, en peignant nos erreurs, il nous indique quelques moyens, hasardeux sans doute, mais pratiques encore, de n’y pas tomber. Les satiriques amers, comme Voltaire en ses romans, comme La Rochefoucauld, comme La Bruyère peuvent être pour nous une forme un peu chagrine, un peu incisive, mais singulièrement vigilante et réveillante de la conscience.

Ils nous disent que nous ne valons pas grand’chose. Puisque c’est ce dont nous convenons le moins, il n’est donc pas inutile que cela soit dit.

Ils nous assurent que le meilleur d’entre nous est un assez triste sire, et que le plus sage d’entre nous l’est juste assez pour ne pas être aux Petites Maisons. Pourvu que nous n’y puisions pas la désespérance, et rien ne nous force de l’y puiser, cette morale ne peut être que salutaire. Il y a peu de danger que nous en soyons trop convaincus.

Et ils nous disent enfin que le meilleur parti à prendre est celui de l’obscurité et du travail dans l’obscurité. Bonne leçon encore. Elle s’applique à tout le monde, particulièrement aux critiques et à ceux qui ont tendance à l’être. « Il faut cultiver son jardin. » Cela veut dire qu’il vaut mieux cultiver son jardin que de jeter des pierres dans celui des autres.



  1. Tout ce paragaphe est un résumé de Zadig.
  2. Candide.
  3. L’Ingénu.
  4. Zadig.
  5. Id.
  6. Id.
  7. Zadig.
  8. Viston de Babouc
  9. Id.
  10. Id.
  11. Id.
  12. Des Polonais : Auguste, électeur de Saxe et roi de Pologne, proscrit pendant la guerre de 1756.
  13. Stanislas Leczinski, beau-père de Louis XV, duc de Lorraine. Après sa mort, la Lorraine revint à la France (1766).