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Voltaire (Faguet)/L’homme/XII

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CHAPITRE XII

SON CARACTÈRE.

Par cette esquisse, encore qu’incomplète, de sa vie, on a déjà aperçu les principaux traits du caractère de Voltaire. C’était un homme dévoré du besoin d’activité, du besoin de bruit et du besoin de gloire. Qu’on parlât de lui sans cesse, partout, infatigablement, c’était chez lui une soif inextinguible. Je ne sais qui a dit de lui, vulgairement, mais avec esprit : « C’est un homme qui a pour dix millions de gloire et qui en demande encore pour deux sous. »

Et, du reste, le seul besoin d’agir, de se remuer, de ne jamais se reposer, aurait, même sans l’amour de la gloire, fait sa vie ce qu’elle a été. Né sans instruction et sans génie, il aurait travaillé, cabalé, intrigué, fomenté des complots, des conspirations, des batailles populaires ; ou, de valet adroit, se serait élevé jusqu’à quelque intendance ou quelque ferme générale.

Il était polémiste, processif, toujours en contestations et en affaires, avec des alternatives singulières d’audace et de terreurs folles. Nerveux, trépidant, ayant des accès de colère terrible, des rancunes acharnées, traversées d’apaisements quelquefois sincères, il était comme une machine électrique toujours chargée :

Il en partait des traits, des éclairs et des foudres.

À travers tout cela, un sens moral très faible. Personne n’était plus capable que lui d’hypocrisie, de fourberie et de mensonge. Sa correspondance est à la fois une œuvre qui étonne l’admiration par son étendue, sa variété et son éclat soutenu, et le plus terrible acte d’accusation que l’on puisse dresser, avec preuves à l’appui à chaque page, contre un homme. Evidemment il n’a jamais eu la notion du devoir, et n’a pas toujours eu celle de la dignité.

Ce qui le rachète et ce qui l’a sauvé, ce qui l’a gardé des pires écarts, c’est son bon sens, qui, au milieu de ses plus grands emportements, restait toujours en lui, comme un lest. Il l’avait très ferme, très solide, toujours présent. Le sens du réel, le sens pratique, la vue nette des choses comme elles sont, ne s’accommode généralement pas avec un tempérament ardent, passionné et véhément. Ces choses, sans précisément s’accorder en lui, y subsistèrent toujours parallèlement, et expliquent les soudains contrastes de son caractère et les brusques péripéties de sa vie ; et leur présence simultanée en lui sont le trait saillant de son caractère, et proprement l’originalité de son étrange et déconcertante complexion.

Ce qui l’a sauvé et racheté plus encore, c’est qu’il était passionné, rancunier, jaloux, méchant ; mais point mauvais. Il avait de la bonté de cœur, l’amour des hommes, le sentiment de la pitié, vraiment assez forts quand ses haines ne l’absorbaient pas, ce qui ne laissait pas d’arriver souvent. Il ne pouvait pas voir souffrir sans attendrissement ou sans indignation ; il voulait de tout son cœur l’humanité moins foulée, moins persécutée, moins tracassée, moins malheureuse, qu’elle le fût par sa faute ou par la faute de ceux qui la mènent. Il s’attachait à l’invincible espérance qu’elle se ferait, bien conseillée par lui et quelques autres, un sort meilleur.

Malheureux, car il le fut vraiment jusqu’à la soixantaine, et peut-être plus outre, par l’effet de ses passions mêmes, il ne se dit point, et c’est à son honneur, qu’il en serait de même de l’humanité tout entière pour les mêmes raisons, et qu’elle serait malheureuse tant qu’elle ne serait pas raisonnable, et qu’elle ne serait jamais raisonnable parce qu’elle ne change pas. Ce raisonnement est celui du pessimiste froid et du misanthrope tranquille et dédaigneux, et ce ne fut pas le sien, du moins à son ordinaire. Il travailla sincèrement, à sa gloire avant tout, et à l’amélioration de l’humanité ensuite, et non guère moins à ceci qu’à cela.

Personnellement, du reste, il était généreux, charitable, à quoi il avait un grand mérite, car il était naturellement assez avare. Il a mis sa plume au service des persécutés, des la Barre, des Sirven ; mais non pas la plume seulement. L’or coulait assez facilement de ses mains dans celle des malheureux. Les lettres à son intendant de Paris, l’abbé Moussinot, en témoignent d’une façon incontestable. — Et qu’on ne dise point qu’à cet homme deux fois millionnaire, ce qui équivaut, à cette date, à l’être six fois aujourd’hui, la chose était facile. On sait que la fortune ne rend pas généreux d’ordinaire ceux qui y parviennent après de longs efforts et qui ne l’ont pas trouvé en naissant. Lui fut progressivement généreux et charitable, à mesure que sa fortune fut plus grande.

Ce qu’il fit à Ferney, il le fit en partie par besoin d’activité, en partie par ostentation, en partie aussi par véritable bienfaisance. Il n’aimait pas voir l’infortune autour de lui, il aimait voir la prospérité augmenter sans cesse autour de lui et par lui. Ce sont choses dont il faut tenir compte. Deux vers de lui le résument assez bien :

J’ai fait plus en mon temps que Luther et Calvin.

Voilà pour le besoin d’activité, de création et d’agitation aussi.

J’ai fait un peu de bien : c’est mon meilleur ouvrage.

Voilà pour l’instinct d’humanité et de bienfaisance.

Nature complexe, où le bien et le mal se sont rencontrés et entremêlés, et qu’il ne faut pas juger, qui ne peut pas être jugée d’un seul mot. Il faut se défier de l’homme qui admire Voltaire sans réserve : il y a des chances pour que ce ne soit pas un homme de sens moral très délicat. Il faut se tenir sur une certaine réserve avec l’homme qui le repousse tout entier avec horreur : il y a des chances pour que ce soit un esprit étroit. — À moins, ce qui arrive, que ni l’un ni l’autre ne l’ait lu, auquel cas il n’y a rien à préjuger de l’idolâtrie de l’un ni de la répulsion de l’autre.