Volupté (Sainte-Beuve)/IV

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L'hiver, qui me parut long, s'écoula : avec le printemps mes retours au manoir se multiplièrent et n'eurent plus de nombre. Tout un cercle de saisons avait déjà passé sur notre connaissance ; j'étais devenu un vieil ami. La chambre que j'occupais désormais non plus pour une nuit seulement, mais quelquefois pour une semaine entière et au-delà, avait vue sur le ; jardins et sur la cour de la ferme, au-dessus de la voûte d'entrée. J'y demeurais les matinées à lire, à méditer des systèmes de métaphysique auxquels mon inquiet scepticisme prenait goût, et que j'allais puiser, la plupart, aux ouvrages des auteurs anglais depuis Hobbes jusqu'à Hume, introduits dans la bibliothèque du marquis par un oncle esprit fort. Quelques écrits bien contraires du Philosophe inconnu me tombèrent aussi sous la main, mais alors je m'y attachai peu. Cette curiosité de recherche avait un périlleux attrait pour moi, et, sous le prétexte d'un zèle honnête pour la vérité, elle décomposait activement mon reste de croyance. Lorsqu'au travers de ces spéculations ruineuses sur la liberté morale de l'homme et sur l'enchaînement plus ou moins fatal des motifs quelque bouffée du printemps m'arrivait, quand un torrent d'odeurs pénétrantes et de poussières d'étamines montait dans la brise matinale jusqu'à ma fenêtre, ou que, le cri de la barrière du jardin m'avertissant, j'entrevoyais d'en haut la marquise avec ses femmes, en robe flottante, se dirigeant par les allées pour boire les eaux, selon sa coutume de huit heures en été, à la source ferrugineuse qui coulait au bas - à cet aspect, sous ces parfums, aux fuyantes lueurs de ces images rejeté soudainement dans le sensible, je me trouvais bien au dépourvu en présence de moi-même. Mon entendement, baissant le front, n'avait rien à diminuer du désœuvrement de mon cœur, le livre rien à prétendre dans mes soupirs. Plus de foi à un chemin de salut, plus de recours familier à l'Amour permanent et invisible ; point de prière. Je ne savais prier que mon désir, invoquer que son but aveugle ; j'étais comme un vaincu désarmé qui tend les bras. Toute cette philosophie de la matinée (admirez le triomphe !) aboutissait d'ordinaire à quelque passage d'anglais à demi compris sur lequel j'avais soin d'interroger M. de Couaën au déjeuner : la marquise, en effet, qui était là, se donnait parfois la peine de me faire répéter le passage pour m'en dire le sens et redresser ma prononciation.

La politique, qui m'avait enflammé d'abord m'agréait peu, sinon lorsque j'en causais seul à seul avec M. de Couaën, et que nous nous élevions par degrés au spectacle général, à l'appréciation comparée des événements. Quant à l'entreprise où je le vis embarqué et où j'étais résolu de le suivre, elle me sembla d'autant plus aventurée que j'en connus mieux les ressorts. M. de Couaën sentait lui-même combien il en était peu le maître, et s'en dévorait. Perdu dans son buisson au coin le plus reculé de la scène, l'initiative lui devait venir d'ailleurs ; il ne pouvait rien sans le signal nécessaire, et le moindre dérangement au centre, à Londres ou à Paris une humeur de Pichegru, une indécision de Moreau, éternisaient les délais. Pourtant il fallait que, lui, tînt sa machination toujours prête sans éclat, et ménageât à un taux convenable l'ardeur aisément exagérée ou défaillante de ses principaux auxiliaires. Le talent qu'il usait à cet étroit manège était prodigieux, et j'en souffrais autant que je l'admirais. Ma patience, certes n'accompagnait pas jusqu'au bout la sienne, et durant la plupart des conversations véhémentes qu'il soutenait avec une sérénité et une aisance infinies je m'esquivais de mon mieux, tantôt sur le pied de frivole jeune homme, tantôt fort de mon titre de philosophe que quelques-uns de ces messieurs m'accordaient. A dîner, plutôt que d'essuyer en face des redites que j'avais entendues cent fois je me rabattais volontiers du côté des enfants qui mangeaient habituellement avec nous si ce n'est les jours de très grand monde ; et, comme les assiettes qu'on nous servait offraient à leur fond les unes de larges fleurs bleues les autres des fleurs moindres et quelques-unes rien, l'anxiété de ces gentils petits êtres était au comble pour savoir à chaque plat nouveau si le bon Dieu leur enverrait une assiette à fleurs à grandes ou à moyennes fleurs : C'était devenu une manière de récompenser le plus ou moins de sagesse des matins. Grâce aux clins d'oeil de la mère et aux miens la providence du vieux serviteur n'y commettait pas trop de méprises. Je préférais de beaucoup, pour mon compte, ces anxiétés riantes à celles de nos dignes convives et à leurs tumultueux élans dans des sujets plus graves, mais moins définis ; il est vrai que naturellement madame de Couaën témoignait la même préférence.

Je n'étais pourtant pas encore pris d'amour, mon aimable ami, - non, je ne l'étais pas. Dans ces bosquets où, un livre à la main comme prétexte de solitude en cas de rencontre, je m'enfonçais avant le soir ; en mes après-dînées silencieuses durant cet automne de la journée, où les ardeurs éblouissantes du ciel s'étalent en une claire lumière, si largement réfléchie, et où la voix secrète du cœur est en nous le plus distincte, dégagée de la pesanteur de midi et des innombrables désirs du matin à ces moments de rêverie, sur les bancs des berceaux, dans la pépinière du fond et au bord de son vivier limpide, partout où j'errais, je ne nommais aucun nom ; je n'avais aucun chiffre à graver, je n'emportais aucune image. Madame de Couaën éloignait mademoiselle de Liniers, sans régner elle-même ; d'autres apparitions s'y joignaient ; je me troublais à chacune ; un paysan rencontré avec sa bergère me semblait un roi. Ainsi, pour ne pas aimer d'objet déterminé, je ne les désirais tous que plus misérablement ; les plaisirs simples de ces heures et de ces lieux n'en étaient que plus corrompus par ma sensibilité débordé e. Il vient un âge dans la vie, où un beau site, l'air tiède, une promenade à pas lents sous l'ombrage, un entretien amical ou la réflexion indifféremment suffisent ; le rêve du bonheur humain n'imagine plus rien de mieux : mais, dans la vive jeunesse, tous les biens naturels ne servent que de cadre et d'accompagnement à une seule pensée. Cette pensée restant inaccomplie, cet être dont Dieu a permis la recherche modérée à la plupart des hommes ne se rencontrant pas d'abord trop souvent le cœur blasphème ; on s'exaspère, on s'égare ; on froisse du pied le gazon naissant, et l'on en brise les humbles fleurs, comme on arrache les bourgeons aux branches du chemin ; on repousse d'une narine enflammée ce doux zéphyr qui fraîchit ; on insulte par des regards désespérés au don magnifique de cette lumière.

Et ces doux sites ces tièdes séjours cependant, qui, à l'âge de la sensibilité extrême, ont paru vides cuisants et amèrement déserts et qui plus tard notre sensibilité diminuant, la remplissent, ne laissent de trace durable en nous que dans le premier cas. Dès qu'ils deviennent suffisants au bonheur, ils se succèdent, se confondent et s'oublient : ceux-là seuls revivent dans le souvenir avec un perpétuel enchantement, qui semblèrent souvent intolérables à l'âge de l'impatience ardente.

A cet âge où j'étais alors et où vous n'êtes déjà plus, mon jeune ami, les sens et l'amour ne font qu'un à nos yeux ; on désire tout ce qui flatte les sens on croit pouvoir aimer tout ce qu'on désire. Je donnais aveuglément dans l'illusion. Le cœur, en cette crise, est si plein de facultés sans objet et d'une portée inconnue ; la vie du dehors et la nôtre sont si peu débrouillées pour nous ; un phosphore si rapide traverse, allume nos regards ; de telles irradiations s'en échappent par étincelles et pleuvent alentour sur les choses ; dès que la voix du désir s'élève et à moins qu'une autre voix souveraine n'y coupe court, l'être entier frissonne d'un si magnétique mouvement, - que, sur la foi de tant d'annonces on ne peut croire que l'amour n'est pas là chez nous prêt à suivre, avec son enthousiasme intarissable, les perfections toujours nouvelles dont il dispose, et l'éternité de ses promesses. Mais qu'on aille, qu'on condescende à ces leurres ; qu'on n'interdise pas au désir cette parole charmante qu'il insinue ; qu'on ne scelle pas à jamais ses sens sous l'inviolable bandeau du mystère, les offrant en holocauste à l'union sans tache de la divine Epouse ; ou qu'on ne les confine pas de bonne heure (dans un ordre humain et secondaire) au cercle sacré du mariage, encore sous l'oeil du divin Amour ; - qu'on aille donc et qu'on essaie un peu de ces vaines délices. Comme le divorce de l'amour et des sens se fait vite, forcément ?

Douleur ou dégoût, comme leur distinction profonde se manifeste ! A mesure que les sens avancent et se déchaînent en un endroit, l'amour vrai tarit et s'en retire. Plus les sens deviennent prodigues et faciles, plus l'amour se contient, s'appauvrit ou fait l'avare : quelquefois il s'en dédouble nettement, et rompant tout lien avec eux, il se réfugie, se platonise et s'exalte sur un sommet inaccessible, tandis que les sens s'abandonnent dans la vallée aux courants épais des vapeurs grossières. Plus les sens alors s'acharnent à leur pâture, plus lui, par une sorte de représailles se subtilise dans son essence. Mais cette contradiction d'activité est désastreuse. Si les sens agissent trop à l'inverse de l'amour,tout différents qu'ils sont de lui, ils le tuent d'ordinaire ; en s'usant eux-mêmes ils raréfient en nous la faculté d'aimer. Car, si les sens ne sont pas du tout dans l'homme la même chose que l'amour, il y a en ce monde une alliance passagère, mais réelle, entre l'amour et les sens, pour la fin secondaire de la reproduction naturelle et l'harmonie légitime du mariage. De là l'apparente confusion où ils s'offrent d'abord ; de là aussi, dans l'excès des diversions sensuelles et passé un certain terme, la ruine en nous de la puissance d'amour : autrement, d'alliance absolue, d'identité entre eux, il n'y en a pas. Dans un bon nombre de sensibilités orageuses que la religion n'a pas dirigées mais que le vice ou la vanité n'ont pas entièrement perdues. C'est donc quand les sens ont jeté leur premier feu et que leur violence fait moins de bruit au-dedans, que l'âme malade discerne plus clairement sous la leur la voix de l'amour, la voix du besoin de l'amour. Cette voix qui s'entend à part, surtout dans la seconde jeunesse, est loin de la fraîcheur et de la mélodie que les sens lui prêtaient durant leur mutuelle confusion. Un peu âpre désormais altérée et souffrante, non plus virginale comme au seuil du chaste hymen, non plus insidieuse comme au banquet des faux plaisirs, mais grave, détrompée, véridique et nue dans sa plainte, elle réclame sur cette terre un cœur que nous aimions et qui nous aime pour toujours. Oh ! contre cette voix-là, mon ami, si l'homme sait l'entendre, s'il sait en traduire le vrai sens je ne saurais me montrer bien sévère.

Elle est, dans l'intervalle de répit des erreurs à l'endurcissement, un suprême appel de l'infini en nous, une douloureuse protestation sous forme humaine, de nos instincts immortels et de notre puissance aimante. Pour qui la réchauffe en son sein et l'écoute longuement parler, elle peut devenir le signal du bienheureux retour. Soit que, ne trouvant pas sur son chemin cette âme incomparable qu'elle implore, l'âme fatiguée, mais courageuse, passe outre, et dans son dégoût de tout divertissement, dans sa soif croissante d'aimer, détachée, repentante, ne s'arrête plus qu'à la source supérieure où elle se plonge ; soit que, par une rencontre bien rare, et qui est dans ce pèlerinage la plus rafraîchissante des bénédictions apercevant enfin l'âme désirée, elle se porte au-devant, se fasse reconnaître d'elle, et s'initie et remonte avec elle et par elle aux régions du véritable Amour. L'amour humain en ce cas forme comme un degré sans souillure vers le trône incorruptible.

Mais, si ce destin est beau, louable, et bien doux même dans ses sacrifices, il ne faut pas s'en déguiser le revers glissant ; à force de vouloir être un appui l'un pour l'autre, on doit craindre de se devenir un écueil. Voulez-vous savoir si l'amour humain que vous ressentez demeure pur et digne de confiance, s'il continue à vous mûrir sainement et à vous préparer ; redites-vous ces paroles d'un doux Maître :

« L'Amour est circonspect, humble et droit ; il n'est ni amolli, ni léger, ni adonné aux choses vaines ; il est sobre, chaste, stable, plein de quiétude et gardé de sentinelles à toutes les portes des sens et in cunctis sensibus custoditus. ” Redites-vous encore : “ L'Amour est patient, prudent et fidèle, et il n'agit jamais en vue de lui-même, et seipsium nunquam quaerens. Car, ajoute le doux Maître, dès l'instant que quelqu'un agit en vue de lui-même, dès cet instant il est déchu de l'Amour. ” Voilà ce qu'on doit se demander, mon ami, et ce qui peut avertir à chaque pas si l'amour humain que l'on suit rapproche, et s'il est sur le chemin qui mène. D'autres je l'avoue, sont plus rigoureux que moi, et l'arrachent sans hésitation des sentiers du salut ; mais après tant d'épreuves ; je ne puis m'empêcher de lui être indulgent. Un jour, l'amant de Laure, le docte et mélodieux Pétrarque, dans une semaine de retraite pieuse, crut voir entrer le grand Augustin ; son patron révéré, qui lui parla . Et le grand Saint, après avoir rassuré le fidèle tremblant, se mit à l'interroger, et il examinait cette vie en directeur attentif, et il y portait dans chaque partie son conseil : les honneurs, l'étude, la poésie et la gloire, tour à tour, y passèrent, et, lorsqu'il arriva à Laure, il la retrancha. Mais Pétrarque, qui s'était incliné à chaque décision du Saint, se récria ici plein de douleur, et supplia à genoux celui qui avait pleuré sur Didon de lui laisser l'idée de Laure. Et pourquoi aussi, à le plus tendre des docteurs à le plus irréfragable des Pères s'il m'est permis de le demander humblement, pourquoi ne la lui laissais-tu pas ? Est-il donc absolument interdit d'aimer en idée une créature de choix, quand plus on l'aime, plus on se sent disposé à croire, à souffrir et à prier ; quand plus on prie et l'on s'élève, plus on se sent en goût de l'aimer ? Qu'y a-t-il surtout quand cette créature unique est déjà morte et ravie, quand elle se trouve déjà par rapport à nous sur l'autre rive du Temps du côté de Dieu ?

L'Amour divin dont tout bien émane et par qui tout se soutient, peut nous être figuré sur l'autel que nul n'a vu en face ni ne verra, au centre des cieux et des mondes ; et de là il darde, il rayonne, il ébranle ; il pénètre à divers degrés et meut toute vie, et s'il arrivait pur et seul (merus) à nos cœurs dans ce monde mortel, il ne les enivrerait pas, il ne les éblouirait pas : il les ferait éclater comme un cristal, il les fondrait, il les boirait sur l'heure, fussent-ils du plus invincible diamant, de même à peu près que le soleil, sa pâle image, embraserait le globe s'il y dardait ses rayons à nu. Mais comme l'air est là dans la nature, merveilleux et presque invisible, accueillant le soleil, vêtissant la terre, lui étalant, lui distribuant les feux d'en haut en lumière variée et en chaleur tolérable, ainsi, au-devant du pur Amour divin, pour les cœurs fidèles, est ici-bas la Charité, qui ne connaît ni vide ni relâche, qui embrasse tous les hommes les met entre Dieu et chacun et opère dans la sphère humaine des âmes cette distribution bienfaisante des saintes et ardentes fontaines. Trop souvent, il est vrai, ce qui fut vicié à l'origine, les éléments où s'est infiltré le mal, les germes devenus corruptibles fermentent et s'allument dans l'air transparent, à la chaleur du soleil : de là les tempêtes et les foudres. De même, au sein de la charité obscurcie, les exhalaisons de l'orgueil et des passions engendrent les haines et les guerres. Il est pourtant de belles âmes si tendrement douées, si fortement nourries, qu'elles reçoivent en elles à tous les instants l'Amour divin inaltérable et vif, par les millions de rayons de la charité immense, et le rendent aux hommes leurs frères en mille bienfaits aimables en pleurs abondants versés sur toutes les blessures et en dévouements sublimes : et si, à quelque heure triste, elles sentent expirer au hasard ces rayons trop nombreux et trop disséminés, elles n'ont, pour les ressaisir en esprit, qu'à les regarder tous sortir, comme à leur source, de la poitrine du Pontife miséricordieux, une fois mort et toujours présent, de cette poitrine lumineuse et douce où dormit Jean le bien-aimé. Mais d'autres âmes, mon ami, sont moins promptes et moins sereines ; elles ne sont ni si fermes à leur centre ni d'une célérité de rayons si diffusible ; elles s'évanouiraient à vouloir directement tant embrasser, et, dans l'obscurcissement où le monde d'au-delà est accoutumé de nous paraître, l'Amour divin, ne leur arrivant que par la charité universelle, les toucherait d'une impression trop incertaine. La Charité d'ailleurs, pour être toute-puissante sur un cœur, réclame presque nécessairement sa virginité, et bien des âmes, capables d'aimer, ont commencé par se ternir. Ces âmes donc dans leur retour au sentiment du Saint, peuvent consulter, autant que je crois, un miroir plus circonscrit et plus rapproché où l'Amour suprême se symbolise à leurs yeux, quelque front brillant et chéri sur lequel il pose son flambeau, la vue d'une paupière céleste dans laquelle il daigne éclater ; elles peuvent user chastement d'un amour unique pour remonter par degrés à l'amour de tous et à l'Amour du Seul Bon.

Ah ! si elles y réussissent par cette voie, si ce qu'elles ressentent n'est ni un égoïsme exclusif ni une pesante idolâtrie, si en passant par le voile de la figure aimée les rayons sacrés ne s'y brisent pas comme sur la pierre, si à aucun moment ils ne deviennent coupants comme des glaives ou perçants comme des éclairs, s'ils demeurent reconnaissables à travers le disque vivant qui doit à la fois les concentrer, les élargir et les peindre pour notre infirme prunelle, ah ! tout est bien tout est sauf, tout se répare. Et quand l'être aimé meurt avant nous quand les rayons de l'Amour saint nous arrivent désormais à travers cette forme glorieuse, transfigurée, de l'amante, et son enveloppe incorporelle, on a moins à craindre encore qu'ils ne dévient, qu'ils ne se brisent, et ne nous soient dangereux et trompeurs : la présence à nos côtés la descente en nos nuits de l'Ombre angélique, ne fait alors qu'attendrir davantage, voiler de reflets mieux adoucis rechanger et rajeunir sans cesse en notre exil cette lumière où elle nage, dont elle est vêtue, et qui, grâce à elle, commence dès ici-bas, au milieu des pleurs, notre immortelle nourriture.

Mais où vais-je de la sorte, mon ami ? j'étais avec vous, ce me semble, dans les bosquets de Couaën, où je m'oubliais ; j'y poursuivais sous mille formes le fantôme qui m'enveloppait de son nuage, qui oppressait mon front et mes yeux, mais dont je ne pouvais démêler la figure. Rien ne m'était plus funeste, disais-je, que cette application continue sur un tel objet. Couvés ainsi, fondus sourdement pour une pensée échauffée, les sens et l'amour entraînent dans un obscur mélange nos autres facultés et tous nos principes. C'est un lent ravage intérieur et comme une dissolution souterraine dont, à la première découverte, on a lieu d'être effrayé. Tandis que chez le jeune homme vraiment chaste, qui tempère sa pensée, toutes les vertus de l'âme, comme tous les tissus du corps, s'affermissent, et que l'honnête gaieté, l'ouverture aux plaisirs simples, l'énergie du vouloir, l'inviolable foi dans l'amitié, l'attendrissement cordial envers les hommes, le frein des serments, la franchise de parole et quelque rudesse même que l'usage polira, composent un naturel admirable où chaque qualité tient son rang et où tout s'appuie, ici dans la chasteté illusoire, par l'effet de cette liquéfaction prolongée qu'elle favorise, les fondements les plus intimes se submergent et s'affaissent ; l'ordonnance naturelle et chrétienne des vertus entre en confusion ; la substance propre de l'âme est amollie. On garde les dehors mais le dedans se noie ; on n'a commis aucun acte, mais on prépare en soi une infraction universelle. Cette chasteté menteuse, où chauffe un amas de tous les levains est sans doute pire à la longue que ne le serait d'abord une incontinence ménagée.

D'autres idées, plus raisonnables si l'on veut, plus consistantes du moins, avaient part aussi à mes excursions pensives. J'étais venu à Couaën pour m'ouvrir un accès dans la vie, pour gravir, en y faisant brèche, sur la scène active du monde ; malgré ma confiance en mon noble guide, je commençais à croire que je m'étais abusé. Je me sentais dans une voie fausse, impossible, et qui n'aboutissait pas. Il me semblait que toutes les peines que nous prenions nous imaginant avancer, se pouvaient comparer à la marche d'une bande de naufragés sur une plage périlleuse : ainsi nous nous traînions le long de notre langue de sable, de rocher en rocher, guettant un fanal rêvant une issue, sans vouloir reconnaître que nous tournions le dos à la terre et que la marée montante du siècle, qui nous avait dès longtemps coupé l'unique point de retour, gagnait à chaque moment sous nos pas. La tristesse inexprimable qu'à certaines heures du soir, j'avais vue s'étendre et redoubler dans le réseau plus bleuâtre des veines au front douloureux du marquis, me donnait à soupçonner que, malgré la décision de ces sortes de caractères il n'était pas sans anxiété lui-même, et qu'entre les chances diverses de l'avenir, le néant de ses projets lui revenait amèrement. Je compatissais avant tout aux déchirements d'un tel cœur, et j'étais à mille lieues de me repentir de m'être engagé ; mais je souffrais aussi pour mon propre compte dans mes facultés non assouvies, dans ce besoin de périls et de renom qui bourdonnait à mon oreille, dans ces aptitudes multiples qui, exercées à temps et s'appuyant de l'occasion eussent fait de moi, je l'osais croire, un orateur politique, un homme d'Etat ou un guerrier. Ma pensée habituelle de jouissance et d'amour, qui recouvrait toutes les autres et les minait peu à peu, ne les détruisait pas d'un seul coup : en me baignant dans le lac débordé de mes langueurs je heurtais fréquemment quelque pointe de ces rochers plus sévères.

Un jour que je m'étais ainsi, comme à plaisir, endolori de blessures et abreuvé de pleurs qu'après avoir sondé longuement les endroits défectueux de ma destinée, j'avais invoqué pour tout secours ce sentiment unique, absorbant, qui eût été à mes yeux la rançon de l'univers et mon dédommagement suprême ; un jour que j'avais perdu de plus abondants soupirs, effeuillé plus de bourgeons et de tiges d'osier fleuri, tendu dans l'air des mains plus suppliantes à quelque invisible anneau de cette chaîne qui me semblait comme celle des dieux à Platon ; ce jour-là, un 6 juillet, s'il m'en souvient, chargé de tout le fardeau de ma jeunesse, je sortais des bosquets par le carré des parterres ma coiffure rabattue sur le visage, les regards à mes pieds ; et le fond flottant de ma pensée était ceci : “ Jusqu'à quand l'attendre ? en quel lieu la poursuivre ? existe-t-elle quelque part ? en est-il une sous le ciel, une seule que je doive rencontrer ? ” Soudain, mon nom prononcé par une voix m'arriva dans le silence : je levai la tête et j'aperçus madame de Couaën assise à la fenêtre de sa chambre de la tour, qui me faisait signe du geste et m'appelait. En deux bonds je fus sous cette fenêtre bienheureuse, que j'atteignais presque de la main, et d'où une charmante tête, dans le cadre de la verdure, s'inclinait vers moi avec ces mots :

“ Pour sauvage, vous l'êtes me disait-elle ; vous allez me ramasser pourtant mon aiguille d'ivoire, mon aiguille à broder, qui est tombée là, voyez, quelque part au bas de ce pêcher ou dans les branches. Vous me la rapporterez, s'il vous plaît, en personne et à l'instant ; et puis si je l'ose alors je requerrai votre compagnie pour une corvée de ma façon. ” Je ramassai l'objet sans le voir, je franchis grille du jardin, voûte d'entrée et cour intérieure sans presque toucher à la terre : en une seconde de temps j'étais à la porte de madame de Couaën, où, avant de tourner la clef, j'attendis une ou deux autres secondes pour ne pas paraître avoir trop couru. Je frappai même deux petits coups légers comme si j'eusse craint de la surprendre, et ce ne fut que sur la réponse du dedans que j'ouvris. Une odeur suave me monta aux sens. Je pénétrais dans ce séjour intime pour la première fois. Tout y était simple, mais tout y brillait : des meubles polis quoique antiques ; une guitare suspendue, un crucifix d'ivoire à droite dans l'enfoncement du lit, à gauche la cheminée garnie de porcelaines rares de cristaux rapportés d'Irlande, et un petit portrait en médaillon de chaque côté ; elle en face de moi à la fenêtre, toujours assise, une chaise devant pour ses pieds, une broderie au tambour sur ses genoux, un de ses coudes sur la broderie qui semblait oubliée, et dans cet oubli levant au ciel une tête douce, altière, étincelante. Elle ne bougea pas d'abord et à peine si elle regarda : “ Voici de quoi il s'agit, me dit-elle, en recevant l'aiguille que je lui rendais. M. de Couaën est sorti pour tout le soir, il reconduit ces messieurs. Je songe que je voudrais aller à la montagne, à la chapelle Saint-Pierre-de-Mer ; c'est un devoir ; m'accompagnerez-vous ? Il y a bien pour une heure à marcher lentement, mais il nous reste assez de soleil. ” Et sans attendre que j'eusse dit oui, toute à sa pensée, elle était debout, elle s'apprêtait, et nous sortîmes.

Je lui donnais le bras la promenade était longue ; j'avais une soirée entière de bonheur devant moi. Délicieux moments où l'on ne demande rien, où l'on n'espère rien où l'on croit ne rien désirer ! Que de soins affectueux j'osais lui rendre dans les moindres mouvements et sans factice esclavage ! comme mon bras, en soulevant timidement le sien, le sollicitait de s'appuyer ! Et quand nous traversâmes le pré où paissait le taureau farouche, et quand nous franchîmes le petit pont sur le ruisseau ferrugineux, et quand nous montâmes la côte jonchée de cailloux, que d'attentions naturelles et discrètes l'environnèrent ! J'étais ingénieux à ménager sa marche, je lui faisais une route sinueuse ; il semblait que moi-même de mes mains je posasse ses pieds aux places les plus douces et que j'étendisse un tapis merveilleux sous ses pas. Elle recevait ces soins admirablement, quelquefois avec un demi-sourire ; le plus souvent elle s'y prêtait sans avoir l'air d'y prendre garde, et durant ce temps, comme pour récompense, elle m'entretenait de sa famille, de sa patrie et d'elle. Son nom de naissance était Lucy O'Neilly. Elle avait perdu très jeune son père ; une mère aimante l'avait élevée.

Son frère aîné, patriote ardent, avait vu dans la Révolution française un puissant moyen d'émancipation pour l'Irlande : il s'était consacré, l'un des premiers, à cette ligue généreuse des amis du pays avec lord FitzGérald dont il était parent, et qui eut une si triste fin ?. Le séjour que

M. de Couaën avait fait près d'eux répondait en plein à cette époque d'héroïque égarement. Entre lui et le frère de celle qu'il aimait, des dissidences violentes d'opinion avaient éclaté. Le gentilhomme républicain, chef de famille, refusa longtemps sa sœur à l'étranger adversaire.

Plus d'une fois leur querelle à ce sujet fut près d'en venir au sang, et il avait fallu toute la fermeté d'affection de la douce Lucy, toute l'inépuisable effusion de la mère, pour amortir le choc de ces deux orgueils et faire triompher l'amour. Cette mère si bonne et d'une santé déjà souffrante, on avait dû pourtant la quitter. Les nouvelles qu'on recevait d'abord étaient rares difficiles à cause de la guerre active : depuis quelques mois seulement on les avait plus fréquentes, mais aussi bien tristes et donnant peu d'espoir de la conserver. Madame de Couaën avait reçu une lettre le matin même, et cette course à Saint-Pierre-de-Mer que nous faisions était un pèlerinage qui avait pour but une prière.

Elle me déroulait ces circonstances avec une plénitude naïve de paroles, y semant un pittoresque inattendu et nuançant ses pensées successives, sans marquer jamais d'autre passion que celle d'aimer. Nous avions atteint le haut de la côte, nous marchions sur un plateau inégal, hérissé de genêts, d'où s'élevaient ça et là quelques arbres maigres tordus à leur pied par les vents. Le rivage, à une petite demi-lieue en face de nous, était sourcilleux et sombre. Quoique le soleil à l'horizon touchât presque l'Océan et l'embrasât de mille splendeurs ; les vagues plus rapprochées, qu'encaissaient comme dans une baie anguleuse les hautes masses des rochers se couvraient déjà des teintes épaissies du soir. Cette solitude, en ce moment surtout, donnait l'idée d'une sauvage grandeur. Elle en parut frappée ; après un assez long silence, je la vis plus pâle que de coutume sous ses cheveux de jais et son oeil aigu, attaché fixement à l'horizon des flots s'y plongeait avec l'expression indéfinissable d'une fille du bord des mers. “ C'est votre Irlande que vous cherchez, lui dis-je, mais n'est-elle pas ici en réalité avec sa bruyère et ses plages ? ” - “ Oh ! non, s'écria-t-elle, verdure et blancheur ne sont pas ici comme là-bas ; là-bas, c'est moins rude et plus découpé ; C'est ma patrie tout humide au matin, verdoyante d'herbe et ruisselante de fontaines. Les cimes, les lacs de l'Irlande reluisent au soleil comme ces cristaux de ma chambre. Oh ! non, toute l'Irlande n'est pas ici ! ” L'accent de souffrance dont elle prononça ces derniers mots, m'avertit que c'était moins encore aux lieux qu'aux êtres éloignés que s'adressait son regard. En descendant par beaucoup d'inégalités de terrain, et en suivant la trace déchirée d'un ruisseau qui courait au rivage, nous étions arrivés à la chapelle où elle devait prier. Cette chapelle, depuis longtemps sans prêtre et même sans gardien, n'était pas ruinée, comme on aurait pu croire, ni dénuée de tout ornement. Madame de Couaën avait pris soin d'en faire réparer la toiture ; elle y envoyait chaque semaine une ou deux fois pour les soins de propreté et l'entretien d'une lampe sur l'autel. De plus la dévotion des pêcheurs et habitants de la côte, qui dans les périls se liaient par quelque vœu, y suspendait des offrandes que la sainteté de l'endroit, tout ouvert qu'il était, suffisait bien à défendre.

J'entrai avec elle un instant dans l'humble nef ; mais, quand je la vis s'agenouiller, je sortis par une sorte de pudeur, craignant de mêler quelque mouvement étranger à une invocation si pure. Il me sembla qu'il valait mieux que son soupir de colombe montât seul au Ciel. En cela je me dissimulais la vertu de cet acte divin enseigné au moindre de nous par Jésus ; j'oubliais que toute prière est bonne, acceptable ; que la prière même du plus souillé des hommes, si elle sort du cœur, peut ajouter quelque chose à celle d'un ange.

Une pensée m'a bien des fois occupé depuis. Si, en ce moment de crise, j'avais prié à genoux avec ferveur pour sa mère et pour elle, plusieurs des chances mauvaises que je ne sus pas conjurer, n'eussent-elles pas été changées par là dans l'avenir de ma vie et peut-être dans l'avenir de la sienne ? Un acte méritoire de cette nature, placé à l'origine de mon sentiment, n'était-il pas capable d'en ordonner différemment l'usage, d'en mieux incliner le cours ? Car les bonnes prières, même quand elles n'atteignent pas leur but direct, rejaillissent à notre insu par d'autres effets salutaires ; elles vont souvent frapper dans les profondeurs de Dieu quelque ressort caché qui n'attendait que ce coup pour agir, et d'où s'imprime une tournure nouvelle au gouvernement d'une âme.

Mais quoique par l'effet du spectacle, de la promenade et des impressions de ce soir, je me sentisse dans une disposition vraiment plus religieuse qu'il ne m'était arrivé depuis longtemps, je ne la réalisai pas. Laissant madame de Couaën prosternée à la chapelle, je m'approchai d'un débris de guérite en pierre au bord de la falaise : l'espace, l'abîme mugissant, le disque rougi de l'astre qui se noyait à demi, me saisirent, et je rêvai. Je rêvai, ce qui n'est pas du tout, mon ami, la même chose que prier, mais ce qui en tient lieu pour les âmes du siècle, la sensation vague les dispensant commodément de tout effort de volonté. Rêver, vous le savez trop, C'est ne rien vouloir, C'est répandre au hasard sur les choses la sensation présente et se dilater démesurément par l'univers en se mêlant soi-même à chaque objet senti, tandis que la prière est voulue, qu'elle est humble, recueillie à mains jointes et jusqu'en ses plus chères demandes couronnée de désintéressement. Cet effort désintéressé fut surtout ce qui me manqua ce soir-là et ce que m'eût donné la prière. Je voilais j'enveloppais de mille façons ma chimère personnelle ; je la dispersais dans les vents, sur les flots ; je la confiais et la reprenais à la nature ; je ne m'immolai pas un seul instant. Le soleil était entièrement couché quand elle sortit et revint vers moi :

L'absence de l'astre laissait aux masses rembrunies du rivage et aux flots montants qui s'y brisaient leur solennité plus lugubre. Pour elle, un reste de larmes baignait ses paupières, et elle s'avançait ainsi dans toute la beauté de sa pâleur. J'étais ému vivement, et, lui prenant la main, à deux pas de l'abîme, je me mis à lui parler, plus que je n'avais encore osé faire, de ce qui devait consoler, soutenir dans les épreuves un cœur comme le sien de ce qui veillerait d'en haut sur elle, de ce qui l'environnait ici-bas et de ce qui l'aimait. Elle m'écoutait dire, avec ce regard particulier fixé à l'horizon et pour toute parole : “ Oh ! c'est si bon d'être aimé ! ” répondit-elle ; et nous nous remîmes en marche silencieux.

Notre retour fut moins long que l'aller ; une fois arrivés à la côte, nous n'eûmes plus qu'à descendre. Comme il faisait assez de jour, nous distinguâmes bientôt M. de Couaën en face sur la plate-forme du château : il nous avait reconnus et nous regardait venir, seuls êtres en mouvement dans la montagne, précédant les ombres du soir. Nous hâtions le pas en lui envoyant de loin quelques signes, elle surtout agitant par les rubans son grand chapeau détaché : plus près du logis, les arbres et un chemin tournant nous éclipsèrent. Au moment de notre entrée dans la cour, madame de Couaën la première courut légèrement à sa rencontre et prévint ses questions par quelques mots que je n'entendis pas, mais qui expliquaient l'objet de cette promenade. Il accueillit avec lenteur sa justification empressée, paraissant en jouir, immobile et souriant, un peu voûté, toute sa personne exprimant une bien tendre complaisance. Après qu'elle eut fini, il l'entoura de son bras comme un père satisfait, et la souleva presque jusqu'à lui, la baisant aux cheveux, car elle dérobait le front. Un glaive soudain ne m'eût pas autrement frappé ; mon cœur et mes yeux, à travers le jour tombant, n'avaient rien perdu de cette chaste scène : mon règne insensé expira. Je compris amèrement ce que je n'avais que vaguement senti encore, ce qui, dès ce soir même, devint le cuisant aiguillon de mes nuits, combien la moindre caresse de l'amour, la plus indifférente familiarité du mariage laisse loin en arrière les plus vives avances de l'amitié. C'est là en effet l'éternel châtiment de ces amitiés indiscrètes où l'on s'embarque ; c'en est le ver corrupteur et rongeur. L'envahissante jeunesse, qui ne veut rien à demi, s'irrite d'une inégalité où son orgueil est intéressé comme ses sens ; elle remue, elle retourne sans relâche cette pensée jalouse. De celle-là aux plus dangereuses, il n'y a qu'à se laisser pousser ; on est sur la pente des sentiers obliques.