Volupté (Sainte-Beuve)/IX

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Nous descendîmes le premier soir au petit couvent. Sauf cette nuit d'arrivée, madame de Couaën voulait aller loger ailleurs, de peur d'être par son séjour une occasion d'inquiétude ; madame de Cursy s'y opposa formellement, Mais il fut convenu entre madame de Couaën et moi, nonobstant toutes raisons de notre bonne tante, comme nous l'appelions, qu'avant la fin de la semaine, je me mettrais à deux pas en quelque hôtel du quartier : nous avions pour prétexte mes études le matin au-dehors et mes sorties obligées du soir. Dès en arrivant, deux lettres furent écrites par madame de Couaën, l'une au général Clarke, son compatriote, que sa famille avait fort connu ; l'autre à un ancien ami particulier de lord Fitz-Gérald un personnage influent et assez considérable du nouveau régime ; M. de Couaën dans ses premiers voyages à Paris au retour d'Irlande, avait eu quelque commencement de liaison avec lui. Je portai moi-même ces lettres le lendemain. Le général Clarke était absent en mission : on l'attendait dans la quinzaine. Quant à l'ami de Fitz-Gérald, il me reçut bien, se fit expliquer toute l'affaire et la prit à cœur ; il me donna quelques points utiles de conduite, et, de son côté, promit d'agir sans délai. Selon son conseil, et avec un billet de lui, je courus aux bureaux de la Police, auprès de M. D..., qui pouvait mieux que personne m'éclairer sur la nature et la gravité des charges. C'était un homme poli et ferme, et dont la sévérité d'accueil ne me déplut pas. Je fus bien étonné, lorsqu'ayant lu mon nom dans le billet que je lui remis, il parut déjà me connaître. Il était en effet au courant de beaucoup de détails sur notre compte, et me déclara avoir de fortes préventions morales contre nous. Je me sentis pourtant soulagé quand il m'eut dit que la tournure essentielle de l'affaire dépendait surtout de ce que fournirait l'examen des papiers ; que de nouvelles recherches à notre château avaient été ordonnées et déjà faites à l'heure où il me parlait, et que, s'il n'en résultait rien de plus accablant que dans la première visite, il croyait pouvoir augurer et même garantir un élargissement prochain au moins partiel et rassurant. d'après quelques mots ironiquement paternels à moi adressés sur mon talent de dépister les gens, talent du reste auquel il ne fallait pas me fier outre mesure, je crus à la fin comprendre que, dans les derniers jours de notre précédent voyage, nous avions été suivis un soir, M. de Couaën et moi, par quelque espion ; qu'au moment de notre séparation avant Clichy, l'honnête espion s'était attaché à moi de préférence, et que ma singulière course à travers Paris dont il n'avait pu suivre que le début, lui avait fait l'effet du plus savant des stratagèmes. J'éclatai tout seul dans la rue d'un fou rire, quand cette idée me vint, oubliant trop ce qui aurait dû s'y mêler pour moi d'inséparable confusion ; et, comme mon esprit va naturellement à moraliser sur toute chose, je pensai qu'il y a sans doute dans l'histoire force interprétations vraisemblables et autorisées qui ne sont guère moins bouffonnes que ne l'était celle-là.

Mes paroles confiantes rendirent du calme à madame de Couaën ; elle vit l'ami de Fitz-Gérald ; je la conduisis elle-même chez M. D... Le marquis cessa bientôt d'être au secret, et nous pûmes l'aller embrasser chaque jour en voisins à la prison de Sainte-Pélagie, où il avait été transféré sur notre demande. La première fois que nous le retrouvâme s'il me frappa plus que jamais par la froideur et l'étendue de son affliction comprimée, par les grands traits creusés de son visage, par son majestueux front encore élargi sous des cheveux plus rares, par l'outrage envahissant de ses tempes qu'habitait depuis tant de nuits la douleur : car c'est là, toujours là, au point de défaut des tempes et des paupières, comme à une vitre transparente, que mon oeil va lire d'abord l'état vrai d'un ami. Il s'était fait évidemment dans cette âme virile une dernière, une complète ruine d'ambition et d'espérance, un ensevelissement, en idée, de cette gloire qu'il n'avait jamais eue. Ce noble cœur d'un Charles Quint sans empire avait pris au-dedans le cilice, mais un cilice sans religion. Pour moi qui m'attachais, comme Caleb, à ses pensées, son deuil muet me sembla d'un caractère durable, indélébile, égal à celui de tout conquérant dépossédé : quelque abîme s'était ouvert en lui dans cette convulsion sourde, un abîme qu'on voile aux yeux, mais que rien ne comble plus. Le marquis d'ailleurs fut simple avec nous, il fut tendre : “ Eh bien ! vous me voyez guéri, me dit-il en me tenant longtemps la main, - héroïquement guéri ! Vous, Lucy, et ces deux pauvres enfants et vous cher Amaury, vous êtes mon horizon ma vie désormais : à d'autres l'arène ! ” Comme nous n'étions jamais exactement seuls cette fois ni les suivantes la conversation ne put s'engager à fond. Je lui portais des livres ; madame de Couaën passait une heure environ à broder devant lui. Nous causions de sujets indifférents dans la satisfaction d'en parler ensemble, et, pour le reste, nous prenions patience. M. D... nous avait presque promis une maison de santé avec le printemps.

Madame de Couaën retrouvait par moments une sécurité nonchalante qui lui rendait la distraction et la rêverie, bien que l'altération de sa santé ne disparût pas avec l'inquiétude. Plus je la voyais plus elle me devenait une énigme de sensibilité et de profondeur, âme si troublée, puis tout d'un coup si dormante, si noyée en elle ou si tendue sur les deux ou trois êtres d'alentour, tantôt ne sortant pas d'une particulière angoisse, tantôt ravie en des espèces d'apathies mystérieuses et l'oeil dans le bleu des nues ; avec cela, nul goût d'aller ni de voir, aucun souci du monde, des spectacles du dehors, ni des liaisons ; elle n'en avait aucune, sinon une jeune dame qu'elle connaissait pour l'avoir rencontrée chez l'ami de Fitz-Gérald et dont le mari, secrétaire du Grand Juge Régnier, s'employait activement pour nous. Cette jeune femme, d'un caractère intéressant et triste, s'était éprise de madame de Couaën, et deux ou trois fois, sur ses instances, nous allâmes chez elle.

J'avais coutume de me figurer vers ce temps mon idée sur les deux âmes que je contemplais à loisir chaque jour, sur ces âmes de madame de Couaën et du marquis par une grande image allégorique que je veux vous dire. C'était un paysage calme et grave, vert et désert, auquel on arrivait par des gorges nues déchirées au-delà des montagnes après des ravins et des tourbières. Au sein de ce paysage, un lac de belle étendue, mais non immense, un de ces purs lacs d'Irlande, s'étendait sous un haut et immuable rocher qui le dominait, et qui lui cachait tout un côté du ciel et du soleil, tout l'Orient. Le lac était uni, gracieux, sans fond sans écume, sans autre rocher que le gigantesque et l'unique, qui, en même temps qu'il le commandait de son front, semblait l'enserrer de ses bras et l'avoir engendré de ses flancs. Deux jeunes ruisseaux, sources murmurantes et vives nées des fentes du rocher, traversaient distinctement le beau lac qui les retardait et les modérait doucement dans leur cours, et hors de là ils débordaient en fontaines. Moi, j'aimais naviguer sur ce lac côtoyer le rocher immobile, le mesurer durant des heures, me couvrir de l'épaisseur de son ombre, étudier ses profils bizarres et sévères, me demander ce qu'avait été le géant, et ce qu'il aurait pu être s'il n'avait été pétrifié. J'aimais m'avancer, ramer au large lentement dans le lac sans zéphyr, reconnaître et suivre sous sa masse dormante le mince courant des deux jolis ruisseaux jusqu'à l'endroit où ils allaient s'élancer au-dehors et s'échapper sur les gazons. Mais, tandis que je naviguais ainsi, que de merveilles sous mes yeux, autour de moi ; que de mystères ! Par moments sans qu'il y eût un souffle au ciel, toutes les vagues du lac limpide, ridées, tendues sur un point, s'agitaient avec une émotion incompréhensible que rien dans la nature environnante ni dans l'air du ciel n'expliquait ; ce n'était jamais un courroux, C'était un frémissement intérieur et une plainte. Les deux jolis ruisseaux s'arrêtaient alors et rebroussaient de cours ; le lac les retirait à lui comme avec un effroi de tendre mère.

Et puis ces mêmes vagues retombées subitement et calmées, redevenaient un paresseux miroir ouvert aux étoiles, à la lune et à la splendeur des nuits. D'autres fois un brouillard non moins inexplicable que le frémissement de tout à l'heure couvrait le milieu du lac par un ciel serein ; ou bien on aurait dit, spectacle étrange ! que ce milieu réfléchissait plus d'étoiles et de clartés que ne lui en offrait le dais céleste. Et aussi les bords les plus riants vers les endroits opposés au rocher, les saules et les accidents touffus des rives cessaient à certains moments de se mirer en cette eau, qui était frappée comme de magique oubli ; l'oiseau qui passait à la surface, en l'effleurant presque de l'aile, n'y jetait point son image ; et moi, il me semblait souvent, avec un découragement mortel et une sorte d'abandon superstitieux, que je glissais sur une onde qui ne s'en apercevait pas qui ne me réfléchissait pas !

Mais pour rentrer, mon ami, dans le réel des choses, voici comment nous vivions : je m'étais logé tout à côté du petit couvent ; j'y allais régulièrement vers midi, c'est-à-dire à l'issue du dîner matinal qu'on y faisait. Pluie, neige ou bise, la plupart du temps à pied nous nous rendions ensemble, madame de Couaën et moi, à la prison : les enfants nous accompagnaient les jours de soleil. Nous étions de retour à trois heures, et, après quelque conversation encore, je la quittais d'ordinaire, ne devant plus reparaître qu'à sept heures vers la fin du souper, à moins que je ne soupasse moi-même au couvent, ce qui m'arrivait bien deux fois la semaine. Madame de Cursy et quelques-unes des religieuses nous faisaient compagnie pendant la première moitié du soir : mais elles retirées et les enfants endormis nous demeurions très tard très avant même dans la nuit, près de la cendre éteinte, en mille sortes de raisonnements, de ressouvenirs, de conjectures indéfinies sur le sort, la bizarrerie des rencontres des situations la mobilité du drame humain ; nous étonnant des moindres détails nous en demandant le pourquoi, tirant de chaque chose l'esprit, ramenant tout à deux ou trois idées d'invariable, d'invisible, et de triomphe intérieur par l'âme ; jamais ennuyés dans cet écho mutuel de nos conclusions toujours naturels dans nos subtilités. Il fallait clore pourtant, et par un bonsoir amical et léger comme si je n'avais fait que passer dans le cabinet voisin je suspendais l'entretien non achevé, de même qu'on pose avant la fin d'une page le livre entrouvert. En deux bonds j'avais glissé au bas de l'escalier, franchi la cour, et je sortais refermant tout derrière moi avec une clef qui m'était confiée à cet usage, afin de n'assujettir personne. Le bruit de cette porte que je fermais et de ma clef dans la serrure, le retentissement de chacun de mes pas au-dehors, le long de ces murs solitaires, se réveillent et vibrent, hélas ! en ce moment au-dedans de moi, comme ferait une montre familière sous le chevet. Dans ce court intervalle du petit couvent à mon logis, quelquefois une heure du matin sonnait aux horloges du Val-de-Grâce et de Saint-Jacques, heure pénétrante et brève, plus solennelle encore à entendre et plus nocturne que celle de minuit. Que de sensations rassemblées, quelle plénitude en moi durant ce trajet de si peu de minutes, et si souvent pluvieux ou glacé ! Je n'étais pas glorieux, car nul oeil vivant ne me voyait ; j'étais calme plutôt, satisfait de la laisser seule et peut-être sur ma pensée, comblé intérieurement de sa parole qui me revenait dans un arrière-goût délicieux, en équilibre avec moi-même, ne concevant pas que cette félicité pût changer, et n'en désirant point au-delà. Oh ! ces moments étaient bien les plus beaux de ma vie d'alors et les meilleurs. Après tout, les cœurs même des amants fortunés n'en comptent guère de plus longs, et ce souvenir du moins ne me donne pas trop à rougir. Le peu que je faisais de bon en sacrifice auprès d'elle m'était payé, je dois le croire, par ces rapides et lucides instants.

Mais cela ne composait pas un état habituel : ces deux ou trois minutes superflues jetées au bout de mes journées ne s'y faisaient pas assez sentir pour les modifier en rien :

Mon cœur aride avait bientôt bu cette rosée. Où en étais-je donc de mes sentiments alors ? en quelle nuance nouvelle ?

Sous quel reflet de mon nuage grossissant et diffus ? C'est ce qui me devient de plus en plus difficile à suivre, mon ami. Car, en avançant toujours, en perdant les points les plus isolés qui me servaient de mesure, je suis peu à peu comme sur l'Océan quand on a quitté le rivage. Les jours, les spectacles les horizons se continuent, se confondent ; quelques tempêtes seules une ou deux rencontres aident encore à distinguer cette monotonie de flots et d'erreurs.

Dès nos derniers événements et quand les chagrins réels les inquiétudes positives m'avaient assailli, j'avais un peu laissé de côté ma pensée intime ; le trouble inévitable et l'agitation matérielle avaient prévalu ; rien de vif ne s'était mêlé à la molle région de mon âme. Ç'avait été un obscurcissement sur ce point, et une fermentation active du reste de mon être, une ivresse bruyante des choses inaccoutumées, un grand mouvement de jambes, du sang dans la tête et mille objets dans les yeux. Mon esprit, à l'improviste en ces embarras, s'en était tiré avec assez de vigueur et d'adresse ; mon dévouement pour mes amis en peine n'avait pas faibli ; mais ce dévouement, même en ce qui la concernait, avait été souvent peu gracieux de sourire et peu caressant de langage, un dévouement sérieux, sombre, empressé et fatigué. Lorsqu'après les premières secousses nous reprîmes une vie régulière, et que je rentrai en moi pour me sonder et m'examiner, il se trouva que ma disposition intérieure s'était défaite toute seule ; je n'en étais déjà plus à cette scène merveilleuse de la falaise, à cette sainte promesse, au milieu des larmes de rester à jamais donné et voué ; mon éternelle pensée d'esclave qui veut fuir m'était revenue : elle m'était revenue insensiblement par la simple prédominance de mon activité en ces derniers temps, par l'atmosphère de ces lieux nouveaux où chaque haleine qu'on respire convie à l'ambition ou aux sens et aussi par ce que j'avais cru entrevoir chez madame de Couaën de son indifférence et de son invincible ravissement en d'autres pensées plus légitimes. Me sentir ainsi relégué dans son cœur à une place qui n'était ni la première, ni la seconde, mais la cinquième peut-être ! il y avait là un calcul intolérable ; pourquoi le faisais-je ? Et c'est ce qu'on n'élude pourtant pas, c'est ce qui se pose à chaque minute devant nous en ces espèces d'amitiés. Je me disais donc en me sondant, qu'il fallait aller jusqu'au bout, servir loyalement et sans idée de récompense ; puis, M. de Couaën une fois rendu à la liberté, reprendre la mienne et me lancer seul sur ma barque à l'aventure. En attendant, je jouissais de mon mieux des heures tardives et des longs entretiens. Quant à elle, elle était bien ce que je vous ai dit ; ce lac où je vous l'ai figurée était son parfait emblème.

Elle avait certes une masse de sensibilité profonde, le plus souvent flottante et sommeillante, quelquefois bizarrement soulevée sur un objet, et y faisant alors idée fixe, passion, avec tous les accidents, toutes les distractions et l'aveuglement naïf de la passion et cette belle ignorance du reste de l'univers. je l'avais déjà vue ainsi au sujet de sa mère, et, depuis notre promenade de la veille de Noël au Jardin des Plantes, cette exaltation s'était portée sur ses enfants. Les événements qui avaient succédé justifiaient sans doute beaucoup d'inquiétude ; mais, dans sa naissance et dans son développement, cette inquiétude, chez elle, ne restait pas moins singulière, passionnée sans mesure, et comme en dehors des motifs naturels. Après les deux ou trois premiers jours de notre arrivée à Paris, cette espèce de tension violente de son âme, ce soulèvement des lames intérieures était brusquement tombé, plus brusquement même que cela ne semblait possible en une situation encore si ébranlée. Le bon sens de madame de Couaën, qui ne l'abandonnait jamais, venait remarquablement au secours de ces écarts sensibles. Elle se disait alors avec justesse qu'il valait beaucoup mieux que le marquis eût été arrêté ainsi tôt que tard et qu'il aurait eu plus de peine à s'en tirer, l'affaire une fois plus engagée. Si, en effet, il n'avait été arrêté qu'un an après dans l'arrestation générale de Moreau, Pichegru et Georges, je ne sais comment on serait parvenu à sauver sa tête. Madame de Couaën calmée arrivait donc à voir dans cette prison une garantie efficace et vraiment heureuse contre des périls plus grands ; et, bien que cette perspective au-delà des grilles et des barreaux eût parfois pour elle des retours moins gracieux, elle se livrait d'habitude aux doux projets de la vie désormais recueillie et prudente qui suivrait la sortie. Or, en ces moments, je la voyais distraite encore et fixe, mais non plus sur une pensée du dehors ; ses rêveries la replongeaient partout ailleurs ; elle était rentrée, comme les Nymphes antiques dans ses royaumes mystérieux, sous les fontaines. Oh ! par les jolis jours de février, que faisait-elle ainsi dans ses chambres, assise contre sa vitre, quand j'arrivais un peu tard vers une heure ? Quel objet suivait-elle si attentive ? quel fantôme se créait parmi les nuages cette faculté vague et puissante qui, soulevée à deux reprises sur des points tout à fait distincts se retrouvait aujourd'hui comme sans emploi ? Nul témoignage, nulle manifestation de sa part en ces moments. Les enfants demeurés en bas avec madame de Cursy, après le dîner, ne la troublaient en rien. A quoi pensait-elle ? quel monde infini, invisible, parcourait-elle en esprit ? Ce n'était pas le nôtre, ce n'étaient ni ses spectacles variés, ni ses fêtes, ni ses paysages ; la pompe, la couleur et l'or, l'émail même des prairies, ne la touchaient pas. Dans son indifférence des choses, dans le règne souverain de sa fantaisie, il y avait des jours de brume et de pluie où elle se parait, dès le matin, avec une recherche ingénue, et des jours de gai soleil où elle s'oubliait, jusqu'au moment de sortir, en son premier négligé. J'avais peine d'abord lorsque j'arrivais à la fixer vers moi, à rompre ou à diriger de mon côté ce courant silencieux ; et, quand elle s'échappait en discours. C'était profond continu, élevé, intarissable. Sa santé demeurait souffrante, et son visage avait des places d'une touchante pâleur ; mais elle se plaignait peu et se rendait peu compte. Seulement, les jours de ces grandes pâleurs je remarquais qu'elle était plus sujette à la dévotion tendre ; elle lisait alors et priait, et sa prière ne la remplissait pas.

Moi, en entrant et la voyant ainsi, je supposais volontiers quelque religieuse du Midi, la Portugaise par exemple, immobile en sa cellule, regardant les cieux et le Tage, et attendant éternellement celui qui ne reviendra pas. Je me figurais encore la plus sainte des amantes et la plus amante des saintes Thérèse d'Avila, au moment où son cœur, chastement embrasé, s'écrie : " Soyons fidèle à Celui qui ne peut nous être infidèle ! ” Et, m'apercevant bientôt que les blancs et pâles rayons venaient d'un soleil de février, qu'au lieu d'orangers et de Tage, nous n'avions en bas que le petit jardin au nord tout dépouillé par l'hiver, et que celle dont je me faisais ce rêve était une épouse et une mère, je souriais de moi. Et si je la saluais alors soit que j'entrasse ou que je sortisse, et que ce fût un bonjour ou un adieu, le bonjour ou l'adieu, monsieur, qui lui échappait d'une voix machinale, me glaçait, comme ayant osé prétendre à un trop étroit partage ; ce mot si étranger et si négligent m'allait au cœur, et je ressentais une soudaine défaillance, comme si la rame me tombait des mains en voyant que le lac ne me réfléchissait pas. Mais il y avait bien d'autres moments plus précis et mieux éclairés où elle semblait, au contraire, se souvenir de moi ; elle me comptait, elle me nommait expressément dans tous ses projets ; elle me faisait rasseoir plus d'une fois avant mon départ, et elle me disait après de longues heures, quand je me levais : " Vous êtes toujours pressé de me quitter. ” Un jour, légèrement indisposé de la veille, et ayant plus tardé ce matin-là que d'ordinaire à l'aller trouver pour notre visite à la prison comme il faisait beau, elle me vint prendre elle-même. On frappa à ma porte : C'était sa bonne avec son fils qu'elle envoyait d'en bas savoir si elle pouvait monter. Je courus à mon petit escalier pour la recevoir.

Elle entra un moment, fit le tour de cette simple chambre, en loua la propreté, l'air d'étude, la discrète lumière ; elle s'assit une seconde dans mon unique fauteuil ; - et ces lieux furent pour moi consacrés.

Puérilités ! minutieuse idolâtrie ! soupirs ! troublantes images qui me reviennent malgré moi, qui se pressent autour de ma plume quand j'écris, comme la foule des Ombres dans le poète, autour du rocher qui les passe  !

Fleurs trop légères trop odorantes qui pleuvent au dépourvu sur ma tête peu sage, le long de ces sentiers d'autrefois, où je ne comptais trouver entre les cyprès que des avertissements dans la poussière et quelques tombeaux ! Souvenirs qui vont presque contre mon but, mon ami. Où en suis-je avec moi-même, et me les faut-il effacer ? Faut-il que je poursuive néanmoins et que j'achève, et qu'un jour vous lisiez cela ? Si je les accueille en détail, ces souvenirs trop distincts, si trop souvent il vous semble que j'y ajoute complaisamment, comme avec un pinceau, si je leur accorde une place qu'ils méritent peut-être bien autant que certains grands événements du monde, mais qui devient plus périlleuse par son intimité, est-ce donc que j'en regrette sérieusement l'émotion première ? est-ce que je regrette quelque chose de ces temps de repentir ? Ou bien n'est-ce pas à leur esprit, en les racontant, que je m'attache ? n'est-ce pas le souffle de pur amour égaré dans ces riens qui me les a conservés ?

Mais ce qui, vu de loin forme aux yeux, dans son ensemble, un assez agréable nuage, était dès lors quand je vivais au milieu, si clairsemé et si vide, que les prévisions moins flatteuses s'y poursuivaient à loisir. Le marquis sorti de prison quitterait aussitôt Paris et irait s'ensevelir à Couaën ou ailleurs pour toujours ; sa femme, sa famille, un moment isolées et sans guide, rentreraient à jamais en lui :

Devais-je y rentrer moi-même ? devais-je me ranger à sa suite, rival honteux et lâche, et m'enraciner, m'étioler sous son ombre ? Je prononçais donc bien bas en ces quarts d'heure de réflexion le vœu d'échapper à des liens trop étouffants d'aborder le monde pour mon compte, et d'y essayer sous le ciel ma jeunesse ; de faire en ce Paris comme le mousse indocile qui, arrivé dans quelque port attrayant, s'y cache, et que le vaisseau, en partant, ne remmène pas. Toute l'activité récente qui s'était développée en moi, je vous l'ai dit, m'aiguillonnait d'autant à cette émancipation moitié orgueilleuse et moitié sensuelle. Souvent, aux instants de sa plus grande bonté, lorsque je venais de verser des larmes sur ses mains et que je m'étais appelé bienheureux, je me relevais tout d'un coup sec aride ; j'aurais voulu autre chose, non pas autre chose d'elle, mais autre chose qu'elle... ; ma liberté, d'abord..., et je ne saurais dire quoi. J'étais las d'un rôle, excédé et sans fraîcheur au seuil de cette félicité que je proclamais des lèvres. Tels, après tout, les cœurs des hommes : plus ils sont tendres et délicats plus ils sont vite émoussés dégoûtés et à bout. Qui de nous amants humains parmi les plus comblés et au sein des accablantes faveurs qui de vous n'a subi l'ennui ? Qui de vous, sous le coup même des mortelles délices, n'a désiré au-delà ou en deçà, n'a imaginé quelque diversion capricieuse, inconstante, et aux pieds de son idole, sur les terrasses embaumées, n'a souhaité peut-être quelque grossier échange, quelque vulgaire créature qui passe, ou tout simplement être seul pour son repos ? L'amour humain, aux endroits même où il semble profond comme l'Océan a des sécheresses subites, inouïes : C'est la pauvreté de notre nature qui fait cela ; cette fille d'Adam relève par accès en nous une tête hideuse, et se montre comme une mère mendiante en pleines noces au fils prodigue qui boit dans l'or et s'oublie.

Dans l'amour de Dieu, qui a aussi sa sensualité à craindre et son ivresse, les plus grands saints ont bien éprouvé eux-mêmes leurs sécheresses salutaires.

Ainsi, et par l'effet de ces aridités soudaines propres à notre nature, à la mienne en particulier, et par ma propension croissante à entrevoir un avenir au-dehors et par mon respect réel pour le noble absent, et par ses distractions à elle, et ses absences fréquentes en elle-même, il arrivait que, dans cette nouvelle vie de familiarité plus grande et sans témoins, j'observais la même mesure que jamais ; le même voile, toujours indécis pour moi, impénétrable pour elle, flottait entre nous deux sans que j'usasse de l'occasion pour l'écarter et l'entre-ouvrir plus souvent.