Volupté (Sainte-Beuve)/XV

La bibliothèque libre.
◄   XIV XVI   ►




Mais avant de continuer, mon ami, j'ai besoin de vous fixer en quelques mots la situation présente d'où je vous écris ces pages. A peine étais-je en rapide chemin vers ce nouveau monde où Dieu m'appelle, les rochers de Bretagne, depuis deux jours, disparus derrière, l'Irlande, cette autre patrie de mon cœur, un moment entrevue à ma droite, et le haut Océan devant nous ; le temps, qui avait été assez gros jusque-là, devint plus menaçant et nous rabattit aux Sorlingues ; tout se mêla bientôt dans une furieuse tempête. Je vous fais grâce des alternatives ; elle dura trois jours ; notre brick en détresse atteignit enfin cette côte de Portugal : ce fut un véritable naufrage. Or la tempête, en me tenant à chaque instant présente aux yeux l'idée de la mort, avait ressuscité en moi toutes les images de ma première vie, non pas seulement les formes idéales et pleurantes qui s'en détachent et s'élèvent comme des statues consacrées le long d'un Pont-des-Soupirs, mais elle avait remué aussi le fond du vieux fleuve et le limon le plus anciennement déposé. Toute poussière s'éveillait, toute cendre tremblait en mon tombeau, comme aux approches d'un jugement qui, même pour les plus confiants et les plus tendres, s'annonce de près comme bien sévère. Quand je fus donc jeté là, presque noyé sur le rivage, la bouche pleine encore de l'amertume de ces graviers anciens, et plus abreuvé de mon repentir que des flots, à peine essuyé dans mes vêtements et abrité au voisin monastère, j'ai songé à vous, - à vous, jeune ami, affadi là-bas dans vos plaisirs, et à cette amertume pareille, et plus empoisonnée peut-être, qui vous était réservée. j'y avais songé déjà dans le péril, et je m'étais dit de vous écrire, si j'en sortais, quelque lettre d'avis suprême. Mais ici le temps était long, la conversation entre les bons pères et moi était courte, par mon peu d'usage de leur langue ; je résolus donc de vous dérouler en forme de mémoires une histoire de ma jeunesse à loisir. Nous en avions pour six semaines au moins de retard et cela avec la traversée faisait un intervalle bien suffisant. Il m'a semblé d'ailleurs que dans ce répit inattendu, que j'obtenais sur un coin de terre du vieux monde, il m'était permis et comme insinué de m'appliquer une dernière fois au souvenir, en vous en exprimant la moralité. J'ai lu que le célèbre M. Le Maître, dans ce Port-Royal si rigoureux, prenait en plaisir et en dévotion de se faire raconter par chacun des solitaires survenants les aventures spirituelles et les renversements intérieurs qui les y avaient amenés . Ici, mon ami, ça été l'homme habitué déjà dans la retraite, qui a été trouver par ses aveux l'homme trop peu revenu ; ça été le plus vieux qui s'est donné à l'avance au moins mûr ; ça été le confesseur qui s'est agenouillé devant vous et qui s'est humilié. Oh ! tâchez que ce ne soit pas tout à fait en vain ; justifiez, absolvez, par le bon profit que vous en saurez faire, les retours trop flatteurs où j'ai fléchi. Une pensée aussi m'a fortement dominé en ces lieux, et a introduit peu à peu sous ma plume toute une portion que j'aurais pu sans cela resserrer. Limoëlan a dû vivre en cette contrée, sur cette côte, - près d'ici peut-être ? Y vivrait-il encore ? Qui sait ? n'aurait-il pas eu pour asile, me disais-je, ce toit même que j'habite, et l'une des cellules dont, au soir, j'aperçois les lampes toujours mourantes, et jamais éteintes ? Son pauvre corps meurtri dormirait-il par hasard sous une dalle de la chapelle où, en le nommant à Dieu, j'ai prié ? Le désir de rattacher à mon récit une destinée si étrange d'expiation et de martyre m'a fait reprendre à tous ces détails de conspiration qui nous étaient moins nécessaires.

Jusqu'ici donc c'est du monastère hospitalier que j'aurais pu dater ces feuilles ; je les ai écrites souvent dans la sérénité des matins sur la terrasse qui regarde la mer, ou sur le balustre massif de la fenêtre, au souffle encore embrasé du couchant ; j'en ai crayonné plusieurs, durant le poids du jour, au bout du promenoir formé de platanes, seule allée d'ombrages, quand le reste du jardin n'est qu'aloès et romarins desséchés. Je les ai rassemblées sans art, mais à loisir, trop à loisir, je le crains, et le goût que je sentais naître en allant et s'augmenter à mesure, m'a rappelé le temps où je rêvais de me livrer à écrire, et où je m'en suis abstenu, car je l'aurais trop aimé. Cette complaisance outrée dans un travail si simple va pourtant finir.

Nous nous rembarquons mon ami ; C'est du bord même que je recommence dès à présent ; nous partons cette nuit aux premières vagues montantes. Je continuerai donc au roulis du vaisseau, et peut-être une autre tempête coupera court. Si j'arrive, je veux que ce soit clos avant cette arrivée où tous les flots d'ici doivent mourir. L'intervalle jusque-là est une page blanche que je puis remplir encore sans perdre de vue les cieux ; mais, une fois les grands rivages aperçus, la plume me tombera des mains et je serai tout à l'œuvre nouvelle.

Le départ de mes amis m'avait laissé un vide profond qui ne fit que s'accroître durant les jours suivants. Je me maintins d'abord avec assez d'avantage dans cette ligne d'abstinence et de sacrifice où les dernières scènes m'avaient replacé. La pauvre science, les livres négligés auxquels je revins, m'y aidèrent ; je passais les soirs dans ma chambre : le malheur de beaucoup est de ne pas savoir passer les soirs dans sa chambre, Pascal a dit quelque chose d'approchant. Ce qui concernait Georges aggravait cette teinte d'affection sombre. On venait de découvrir sa présence à Paris ; toutes les barrières furent aussitôt fermées, et un extraordinaire appareil de police agitait la ville. J'allais peu chez madame R., et à des heures où j'avais chance de ne pas la trouver. Les premiers jours se soutinrent pour moi ainsi dans la précaution, l'intérêt sérieux, l'étude reprise et un commencement de constance.

J'en étais déjà à goûter les prémices de cette fidélité commencée, à entendre du fond de mon ennui, comme dans un bosquet obscur avant l'aube, le murmure d'allégresse de la chasteté renaissante. Mais il arriva bien vite alors ce que j'ai trop de fois éprouvé depuis et ce qui, vers la fin de la lutte, me la rendait si déplorable et si désespérée. Après huit jours et plus, ainsi employés à soigner son cœur, à munir ses yeux, à se garder dans une pureté scrupuleuse, à prier avant de sortir, à choisir les lieux où l'on passe, à ne regarder que devant soi, et à ne pas s'enorgueillir surtout de tant d'efforts, voilà qu'au détour où l'on s'y attendait le moins une apparition connue vous entre dans l'âme et vous renverse net, comme un soldat de plomb qui tombe, comme une carte qu'un enfant renverse d'une chiquenaude dans ses jeux. Oh ! que cette facilité à choir, qui ne diminue pas jusqu'aux dernières limites et tant qu'on n'a point passé le Jourdain sacré, qui est la même dans les voluptueux à tous les degrés de la lutte avant l'absolue conversion,

— que cette fragilité m'a fait comprendre combien il ne suffit pas de vouloir à demi, mais combien il faut vouloir tout à fait, et combien il ne suffit pas de vouloir tout à fait, mais combien il faut encore que ce vouloir, qui est nôtre, soit agréé, béni et voulu de Dieu !

Notre volonté seule ne peut rien, bien que sans elle la Grâce ne descende guère ou ne persiste pas. Le grand Augustin, esclave luimême des rechutes l'a dit après l'Ecriture : La continence est un don. Volonté et Grâce !

C'est en ces moments que j'ai senti le plus votre éternel mystère s'agiter en moi, mais sans le discuter jamais. Et pourquoi l'aurais-je discuté ? pierre d'achoppement pour tant de savants et saints hommes, ce duel, l'avouerai-je ? à titre de mystère ne m'embarrassait pas. Toutes les fois que je tombais ainsi net, sans qu'il y eût rien prochainement de ma faute, je me sentais libre, responsable encore ; il y a toujours dans la chute assez de part de notre volonté, assez d'intervention coupable et sourde, et puis d'ailleurs assez d'iniquités anciennes ou originelles, amassées, pour expliquer et justifier aux yeux de la conscience ce refus de la Grâce. Toutes les fois au contraire que je réussissais à force de soins et de peine, je ne sentais pas ma volonté seule, mais je sentais la Grâce favorable qui aidait et planait au-dessus, il y a toujours dans la volonté la plus attentive et la plus ferme assez de manque et d'imprudence pour nécessiter, en cas de succès moral, l'intervention continue de la Grâce. C'est comme une lisière, j'oserai dire, qu'on attache aux enfants, quand ils sont presque déjà en état de marcher. S'ils vont et ne tombent pas, même sans que la lisière les ait retenus. C'est toujours que cette lisière était là, flottante derrière eux, et que leur marche la sentait confusément comme un appui ; s'ils tombent jusqu'à se blesser, c'est que, la lisière se relâchant à dessein, ils ont trop compté sur eux et ne l'ont pas assez tôt redemandée ; c'est qu'ils ne se sont pas assis d'eux-mêmes à temps, sans bouger, et en se faisant tout petits. Tant que l'homme est sur terre, il est toujours ainsi sur le point de marcher seul ; mais, s'il marche sans choir, il ne marche jamais en effet qu'avec ces lisières d'en haut. Les plus saints sont ceux qui vont si également et si agilement, qu'on ne sait, à les voir de loin s'ils marchent grâce à la vélocité de leurs pieds ou au soutien, au soulèvement continuel de la lisière ; tant ce double mouvement chez eux est en harmonie et ne fait qu'un les lisières ne les quittant plus, s'incorporant à eux et s'attachant désormais à leur épaule comme deux ailes immuables. Tâchons mon ami, tâchons d'être ces heureux enfants, qui sont toujours prêts à marcher seuls et font en effet tout le chemin à pied, mais le font sans cesse sous l'oeil et par le maintien de la tendresse suprême ; qui ne sont plus des nourrissons gisants et vagissants, qui ne deviendront jamais des hommes superbes ; que la mort trouvera encore en lisières et s'essayant ; toujours en avant et toujours dociles ; qui marchent et qui sont portés ; qui ont le labeur jusqu'au bout, et qui à chaque pas rendent grâces !

Certes vous n'êtes en aucun moment plus éloigné du modèle que je ne l'étais alors. Après ces heures de rechute, j'avais hâte d'ordinaire de retourner chez madame R. ; le soir même ou du moins le lendemain, j'y allais presque toujours. j'y étais poussé, non par aucun de ces désirs réels et matériels si aveuglément assouvis, mais par un besoin de distraction et d'excitation artificielle, pour m'étourdir, pour recouvrir et réparer, en quelque sorte, l'infraction brutale à l'aide d'une autre espèce d'infraction moins grossière, quoique plus perfide, et qui se passait dans l'esprit plutôt que dans les sens. Une heure ou deux, assaisonnées de propos galants et d'amabilités mensongères, étaient une suffisante ivresse ; il me semblait qu'ainsi transporté dans une sphère plus délicate, le dérèglement de mon cœur s'était ennobli ; que le poison, arrivant sous forme invisible en parfums subtils, devenait une nourriture assez digne de l'âme, et que j'avais moins à rougir de moi.

Vue trompeuse et sophisme ! Car, si quelquefois après huit jours de retraite et de pureté observée, j'allais visiter madame R., si, la trouvant aimable et belle, je me livrais à ces mêmes propos à ces mêmes sourires qui, dans le cas précédent, me paraissaient comme une distraction heureuse et un parfum le sentiment de mon innocence et de ma fidélité, en ce cas nouveau, s'affaiblissait et se troublait ; au sortir de là, j'étais moins soigneux à le garder, comme ne le possédant plus intact, et je succombais très aisément. Ainsi tout se tient, toutes les infractions sont de connivence et s'amènent. Si la chute grossière me rengageait vers la duplicité riante et perfide, celle-ci à son tour me renvoyait sans défense aux plus indistincts entraînements.

Et puis, après deux ou trois jours quand j'avais sommeillé plusieurs fois d'un épais sommeil, quand j'avais oublié les circonstances du mal et un peu repris les rênes j'écrivais à Blois quelque lettre pour me réparer véritablement, pour me lier et m'exalter par l'adoration d'un être idéal auquel je redemandais les pudiques ardeurs. C'était à elle en effet, plutôt qu'à lui. que j'adressais le plus souvent mes lettres. Il n'y entrait rien de politique, comme vous pouvez croire, ou seulement ce que le public en savait :

On vient d'arrêter Mureau ; on vient d'arrêter Pichegru  ; les barrières sont toujours fermées ; on cherche toujours Georges. ” Mais le fond était le récit de ma vie, le détail de mes ennuis loin d'eux, rejetant les hontes dans l'ombre ; le bulletin du petit couvent, toute une peinture pieuse, adoucie, assez naïve quoique si peu fidèle. Je laissais courir sans scrupule élans et plaintes, et même de figuratifs aveux : elle était tantôt le saule du bord qui m'empêchait d'être emporté par le fleuve, tantôt l'anneau d'or qui me retenait au meilleur rivage ; les noms de Béatrix et de Laure se glissaient d'eux-mêmes mais tout cela noyé dans une teinte qui ne donnait jour ni au soupçon ni à l'offense.

Elle répondait une lettre environ sur trois des miennes, courte d'ordinaire, amicale avec sens et simplicité. Mais les formules restantes de politesse, cette appellation de monsieur, comme une voix étrangère, m'attristaient et me rattiraient au réel, et retraçaient à mes yeux les bornes sévères que j'aurais voulu, sinon franchir, du moins ne pas toujours voir. Chaque dernière lettre reçue d'elle ne me quittait pas jusqu'à une prochaine ; je me levais quelquefois au milieu d'un travail ou je m'arrêtais dans la rue pour la déplier et la relire, pour y chercher, sous ces paroles bonnes et qui me disaient de venir, un indice encore plus tendre, pour y reconnaître sous l'inflexible mot, et dans la manière dont il était placé, les nuances que la voix et le regard en parlant, y auraient mises.

Cinq longues semaines s'étaient de la sorte écoulées.

L'affaire politique se poursuivait avec une rigueur formidable. Chaque nuit, vers la fin, je m'attendais à ce que Georges, traqué de toutes parts, viendrait me demander refuge. Je m'éveillais en sursaut, croyant avoir entendu marcher et appeler sous ma fenêtre, et une ou deux fois je descendis ouvrir. Mais il ne vint pas. En ces extrémités plutôt que de compromettre, il aimait mieux recourir à des asiles forcés qu'il obtenait violemment chez des inconnus..

Son arrestation le soir du 9 mars acheva mes craintes.

Paris pourtant ne se rouvrait pas encore ; j'avais promis d'aller à Blois passer la Semaine Sainte, et il n'y avait guère d'apparence que je le pourrais. Il eût été peu sage de me mettre en mouvement et en évidence, tant que la circulation ne serait pas libre ; MM. D... et R. me conseillaient de différer. Je venais donc d'écrire, le samedi d'avant les Rameaux, et sous le coup même de l'assassinat de Vincennes toute ma douleur des obstacles, et la promesse de redoubler de recueillement et de souvenir pendant cette semaine du saint deuil. Dans ma visite de l'après-midi à madame de Cursy, visite que je faisais toujours plus longue en ces veines de fidélité, j'avais pris au hasard un livre de sa bibliothèque, un tome des Pensée du P. Bourdaloue, et je l'avais emporté au jardin pour lire, profitant d'un rayon de soleil à travers les arbres encore dépouillés. J'aimais ce petit jardin triste et humide, sur lequel donnait la fenêtre de l'ancienne chambre de madame de Couaën, et je me le figurais, je ne sais pourquoi, semblable à celui de sainte Monique en sa maison d'Ostie, tandis qu'appuyée à la fenêtre, peu de jours avant sa mort, elle entretenait son fils converti de la félicité céleste ?. Tout en marchant le long des buis qui étaient la principale verdure, et dont demain on allait faire des rameaux, tout en rêvant à l'image de l'absente amie, je fus frappé d'un chapitre qui traitait à fond des amitiés, de celles prétendues solides, et de celles prétendues innocentes. A propos des dernières, des amitiés sensibles, qui font une impression si particulière sur le cœur, qui le touchent et qui l'affectionnent sans mesure, je lisais avec étonnement comme en un miroir ouvert devant moi : “ Ce sont mille idées, mille pensées, mille souvenirs, d'une personne dont on a incessamment l'esprit occupé ; mille retours et mille réflexions sur un entretien qu'on a eu avec elle, sur ce qu'on lui a dit et ce qu'elle a répondu, sur quelques mots obligeants de sa part, sur une honnêteté, une marque d'estime qu'on en a reçue ; sur ses bonnes qualités, ses manières engageantes, son humeur agréable, son naturel doux et condescendant, en un mot sur tout ce qui s'offre à une imagination frappée de l'objet qui lui plaît et qui la remplit. Ce sont, en présence de la personne, certaines complaisances de cœur, certaines sensibilités où l'on s'arrête et qui flattent intérieurement, qui excitent, et qui répandent dans l'âme une joie toujours nouvelle ; ce sont dans les conversations des termes de tendresse, des expressions vives et pleines de feu, des protestations animées et cent fois réitérées... On se recherche l'un l'autre. Il n'y a presque point de jour où l'on ne passe plusieurs heures ensemble. On se traite familièrement, quoique toujours honnêtement. On se fait des confidences.

Souvent même le discours roule sur des choses de Dieu. ” Et le feuillet, à chaque ligne, me montrait ma ressemblance, et je m'arrêtais convaincu. Oh ! oui, m'écriai-je, oui, vous avez dit vrai ; vous aussi, vous saviez cela, Directeur austère ; d'où ces secrets, que je croyais à moi seul, vous sont-ils venus ? Oui, l'on parle des choses de Dieu, de celles mêmes qui sont le plus obscurcies en ces moments, de la mort des désirs, du sacrifice des sens et de la vigilante chasteté ? et, tandis qu'on en parle si bien, la malice en nous qui, à notre insu, veut séduire, séduire celle qui écoute et séduire nous qui parlons, nous suggère parfois aux paupières d'abondantes sources de larmes, qui, en se mêlant à nos paroles, ne font que les rendre plus mélodieuses. Mais disons alors : Si elle était moins jeune et moins belle, et moins attentive au son de notre voix, aimerions-nous tant, durant de longues heures à lui parler de sacrifice, d'amitié discrète et de célibat inviolable ?

Serions-nous tant sujets à pleurer près d'elle, si elle était moins sujette à en pleurer ?

En revenant aux pensées du moraliste chrétien, j'y trouvais :

“ Comment, si près de la flamme, n'en ressentir aucune atteinte ? Comment, dans un chemin si glissant, ne tomber jamais ? Comment, au milieu de mille traits, demeurer invulnérable ? Est-il rien qui nous échappe plus vite que notre esprit, rien qui nous emporte avec plus de violence que notre cœur, rien qui nous soit plus difficile à retenir que nos sens, ? ” Pères, Docteurs, Orateurs. Vous qui éclatiez dans la chaire ou qui vous taisiez par vœu, anciens solitaires des déserts ou des cloîtres, oracles devenus trop rares de la chrétienté éclipsée, le monde d'aujourd'hui est tenté de vous croire étranges et sauvages ; mais, si vous sortez de la grotte, de la cellule où vous dormez, de votre poussière et de votre silence, vous lui dites encore ses secrets et ses ressorts de conduite, à le faire pâlir de surprise ! Et je ne veux pas seulement parler des grands pénitents d'entre vous, des convertis que le monde de leur temps avait d'abord entraînés, mais de ceux qui restaient dès leur jeunesse invariables et simples. Ceux-ci même ont su et scruté sur les passions et leurs mobiles ce qu'après des siècles d'oubli on aperçoit à grand-peine, et ce qu'on imagine récemment découvrir. O vous qui n'avez navigué qu'au port, dites par où saviez-vous l'orage ? C'est que l'orage est partout ; C'est que le désert est un monde aussi d'humaines pensées ; C'est que le rocher de la foi, si haut et si ferme qu'on l'obtienne, reçoit, par de certains vents, l'écume éparse de tous les flots. Les mêmes mouvements éclosent plus ou moins, et s'essaient en tous les temps dans tous les cœurs. Les mêmes circonstances morales essentielles se reproduisent à peu près en chacun ou du moins elles se peuvent conclure à l'aide de celles auxquelles nul n'échappe entièrement. Bourdaloue, Jean Gerson, ou Jean Climaque, nos maîtres spirituels, vous avez tous lu, en vos époques bien diverses, à cette commune nature d'Adam, avec cette même lampe du Christ et des Vierges Sages . Quiconque y pénètre après vous, retrouve à chaque pas vos lueurs. Le plus corrompu et le plus tortueux des mondains n'en sait pas tant bien souvent sur les moindres replis de l'âme, que vous droits et humbles. Car, chaque soir, chaque matin, à toute heure du jour et de la nuit, durant des années sans nombre, vous avez visité coins et recoins de vous-même, comme, avant de se coucher, fait dans les détours du logis la servante prudente. Oh ! qu'on arrive, à mon Dieu, à savoir tout le fond d'ici-bas, sans jamais presque sortir de son cœur !

Cette frappante lecture, s'ajoutant à plusieurs des précédentes, et comme ménagée avec adresse par une Providence maternelle, bouleversait beaucoup mes idées, qui, en s'améliorant depuis quelque temps par rapport au salut, se tournaient toutefois et se reposaient chemin faisant sur la douceur d'une amitié prétextée innocente. Il ressortait brusquement à mes yeux que cette amitié de trop près cultivée et les stations avancées du salut n'étaient pas sur la même pente, le long d'une seule et même voie ; que cette prairie si molle et si tiède à la lune, et d'une pelouse si assoupie, et d'une vaporeuse blancheur d'élysée, ne menait pas sûrement au Calvaire. De nouvelles perplexités naissaient de là ; j'étais en train de les débattre avec application et souci, quand le lendemain dimanche j'appris que, trois derniers conjurés ayant été arrêtés, les barrières venaient de se rouvrir et que les empêchements extraordinaires cessaient. Le voyage à l'instant devenait possible ; âme mobile et peu ancrée, je ne sentis plus autre chose.

Perplexités, balance, tout fut secoué et suspendu ; je volai, je pourvus au départ en peu d'heures, et le lundi, de bon matin, j'étais sur la route de Blois.

“ Ils vont être bien surpris de me voir descendre en personne après ma lettre d'avant-hier, pensais-je tout le temps avec sourire ; cette lettre exprimait tant de regrets !

C'est la plus vive, la plus ouvertement tendre que j'aie écrite assurément. J'étais si désespéré du retard ; je me faisais si hardi à produire mon sentiment à cette distance et ne croyant pas si tôt les visiter ! Le marquis en aura-t-il pris quelque ombrage ? Elle-même s'en sera-t-elle effrayée ?

Oh ! non, elle en aura été touchée seulement. C'est d'aujourd'hui que cette lettre a dû lui arriver ; elle est peut-être en ce moment à la relire ou déjà à y répondre. Elle rougira plus que de coutume en me voyant, et j'en serai, moi aussi, un peu embarrassé d'abord. Que de questions le marquis va me faire ! que de réponses navrantes et funèbres ! Mais, Elle, ce sera toujours l'ancienne conversation continuée, le règne intime, l'oubli de tout, la tristesse invisible et tranquille, qui s'exhale des choses, et qui retombe, aux instants plus sereins, en rosée plus abondante ! ” On voyageait lentement alors. Ayant atteint Orléans assez tard dans la soirée, comme on allait y dormir la nuit, je n'y pus tenir, et, demandant cheval et guide, je poussai incontinent après souper sur Blois. A trois lieues seulement de la ville, tout au matin, je changeai de monture et en pris une plus fraîche pour arriver. Dans une des rues hautes non loin du château, vers sept heures, je frappais à la porte d'une maison de vieille apparence, qu'il me semblait déjà reconnaître, tant les lieux me sont vite présents et familiers ! La domestique qui m'ouvrit, anciennement attachée à Couaën, me nomma aussitôt avec joie, et, montant l'escalier avant toute question de ma part, m'introduisit précipitamment dans la chambre de sa maîtresse. Elle était levée en effet, debout près du lit d'un de ses enfants qui me parut malade. Elle fit un cri de surprise à ma vue, mais m'interrogeant à peine, elle me conta que cette nuit même son fils avait été pris d'un étouffement violent et de toux ; on était allé dès le jour prévenir le médecin qu'elle attendait impatiemment. Une première et inévitable pensée me blessa, C'est qu'en ce moment peut-être elle eût mieux aimé voir entrer le médecin que moi-même. Elle me pria d'examiner son fils et de donner un avis selon la science qu'elle me supposait. Ses yeux brillants consultaient les miens ; elle avait la joue maigrie et plus en feu que celle du petit malade. Je la rassurai en toute sincérité, n'apercevant chez l'enfant aucun symptôme qui justifiait tant d'alarmes. Le marquis, qu'on avait été avertir, entra quelques instants après et je lui précisai les événements des derniers mois surtout l'assassinat du duc d'Enghien avec les détails qui ne lui étaient point parvenus. Ainsi se passèrent cette journée et les suivantes, madame de Couaën ne me faisant aucune mention des lettres reçues pas plus de la dernière que des autres et moi, froissé, et m'interdisant de la rappeler à ce qui m'eût d'abord été si cher. Le mal de son enfant l'occupait, et, quand elle fut un peu rassurée le second jour, ses questions fixes si nous nous trouvions seuls portaient uniquement sur les dangers que le marquis et nous tous nous courions par suite de cette conspiration découverte et des rigueurs menaçantes. Au lieu des tristesses sans cause, ou dont on se croit la cause prochaine, au lieu des flottantes rêveries où l'on dessine ses visions comme dans les nuages, elle m'offrait une douleur, une inquiétude bien réelle et positive ; et elle l'étalait naïvement. Mais l'amour humain qui se dit dévoué, est si injuste et à son tour si préoccupé de lui-même, que je lui en voulais à elle, de sa préoccupation et de son effroi.

Qu'avais-je à lui reprocher pourtant, à ce cœur de femme et de mère ? Les lettres que j'avais trouvé hardi de lui écrire, elle ne s'en était pas étonnée et ne les avait pas jugées étranges. Elle avait accepté de moi sans défiance ce qui n'était pas exempt de quelque ruse. Elle s'en était nourrie comme d'un aliment délicat, mais simple, ordinaire à une semblable amitié, et voilà pourquoi elle n'en parlait pas. Elle ignora toujours ces manèges d'amour-propre et d'art plutôt que de tendresse, ces attentions que l'esprit seul rappelle, ces susceptibilités qui s'effraient et reprochent agréablement pour mieux exciter. Elle croyait, elle acceptait tout de l'ami, et ne se répandait pas en petits soins gracieux, le jugeant plein de foi lui-même. Quand elle m'avait vu entrer au plus fort de son inquiétude, le premier cri de surprise jeté, elle m'avait pris aussitôt comme une autre part de son âme, et s'était montrée à moi dans toute sa peine, sans songer à se modérer ni à affecter rien de moindre.

Et je lui en voulais d'une si admirable sensibilité de mère, non seulement comme d'un tort fait à ce que je prétendais être pour elle, mais comme d'une fatigue qui brûlait sa joue de veilles et qui altérait sa beauté ! Il y a des moments d'éclipse et de brutalité dans l'amour chez l'homme, où il irait jusqu'à en vouloir à la femme qu'il aime, de cette sensibilité dévorante qui la ferait sécher et pâlir, et dépérir en beauté loin de lui, à cause de lui ! Les femmes ne sont jamais ainsi, elles ; et c'est ce qui maintient leur grandeur dans l'amour, leur vertu souvent dans l'abîme, leur titre à l'immortel pardon.

Quant au marquis, après bien des conversations ébauchées, nous sortîmes une après-midi ensemble, et à deux pas de la ville, le long d'une hauteur qui dominait la route et le paysage, il me faisait redire pour la dixième fois tous les détails que j'avais pu saisir de l'assassinat ténébreux.

J'avais peine à m'expliquer cette insistance par le seul intérêt donné à la victime. A la fin son âme s'échappa en ces mots : “ Eh ! bien, oui, il triomphe, ses rivaux disparaissent, le sort les lui livre un à un ; il use et mésuse déjà ; il fusille des princes Moreau, Pichegru, Georges que fera-t-il de vous ? Compagnons, à chacun son rôle ! A vous illustres, le plus sanglant peut-être ; à moi le plus douloureux et le plus lourd ! mais je l'accepte et le veux tout entier désormais. Limoëlan, j'aurai aussi mon martyre ! c'est de survivre et d'attendre, et d'épier du regard chaque mouvement du victorieux, jusqu'à ce qu'il tombe, car il tombera.

Le voilà hors de page, Empereur demain maître absolu sur nos têtes. Eh bien ! dès avant demain il a commencé de tomber. L'imbécillité populaire le suivra, le portera longtemps encore ; je ne m'y tromperai guère ; je noterai d'ici ses pas chaque degré, chaque symptôme de chute, les signes déjà naissants du vertige. Il pourra avoir l'air de monter toujours, mais en réalité, non. J'aurai patience en vue de la fini j'essuierai cette longue tyrannie comme l'officier sans épée d'une garnison prisonnière, devant qui l'insolent vainqueur fait défiler jusqu'au dernier goujat de son armée. Mais je compterai assez sur lui, livré à lui-même, sur ses fautes, ses opiniâtretés et ses colères :

L'assassin d'un Condé m'en répond. Oh ! comme rien ne m'échappera de dessous sa pourpre de parade, ou à travers la fumée de ses camps ! Jamais mère ne suivra sur la carte les marches d'un fils avec plus d'anxiété que moi les siennes. J'inscrirai avec joie coup sur coup ses victoires, victoires de Pyrrhus, par où il périra. Les générations neuves, chaque année, crèveront sous lui comme des chevaux de rechange ; mais il aura son tour. Inconnu, immobile, annulé, je marquerai sans relâche tous les points de ce grand jeu ; s'il se trouble un moment, je croirai que c'est moi, caché, qui le fascine : Amaury, je tiens ma Vengeance ! ” Et en parlant de la sorte avec une exaltation concentrée et une splendeur pâle au visage, M. de Couaën semblait en effet un martyr sublime des terrestres passions orgueilleuses de la pure race des Prométhées enchaînés. Mais quelque irritation que m'eût laissée le récent attentat politique, il m'était impossible de m'ulcérer à ce point et d'entrer dans des ressentiments si implacables autrement que pour les plaindre. La vue même de ce calme pays, l'idée du jour saint, du Vendredi miséricordieux où nous étions, ajoutaient à l'effet étrange et presque offensant que me causaient ces paroles. Je me sentis incapable de séjourner à demeure auprès d'une torture si révoltée et si éternelle, de même que je m'étais senti rebuté tout à l'heure de la sensibilité trop fixe et trop instinctive de madame de Couaën. Entre la haine cuisante et les vautours de l'un, les oublis fréquents et les lentes consomptions maternelles de l'autre, qu'avais-je à faire ? quel don inutile de mon être, et à quoi leur serais-je bon avec mes délicatesses comprimées, mes susceptibilités jalouses, et ces ressources variables d'intelligence et de cœur qui ne sauraient en tout point qu'orner et adoucir ? Etant rentré à la ville dans ces pensées, j'allai, dès le soir, sans prévenir personne, retenir ma place à la voiture pour le lundi de Pâques.

Ce ne fut que le jour de Pâques même, qu'après avoir annoncé à déjeuner mon départ, j'entendis madame de Couaën m'adresser en face le mot jusque-là contenu :

« Ah ! çà, dites, quand nous venez-vous décidément ? ” Elle semblait s'être fait un peu violence pour lâcher cette parole, et la brusquerie de ton dont elle l'avait prononcée cachait mal l'intérêt qu'elle y pouvait mettre, et n'était pas d'accord avec la rougeur soudaine qui couvrit son front en ce même moment. Mais mon impression était trop prise déjà pour que ce mot tardif me la fit changer. Je lui répondis, et au marquis, d'un air d'empressement, que je ne manquerais pas d'accourir, aussitôt après le procès fatal et ces débats auxquels je voulais pour nous tous, assister.

Et je quittai Blois le lendemain avec une joie, un soulagement, une colère intérieure, qui se combattaient, se mêlaient en moi, et faisaient voler dans mon ciel, comme à un cliquetis excitant, des milliers d'abeilles désireuses :

“Aimons, aimons, répétais-je ; la saison récréante approche, les germes poussent de toutes parts, et mon essor de jeunesse n'est pas fini. Aimons d'amour, mais aimons qui nous le puisse rendre, qui s'en aperçoive et en souffre et en meure, et préfère à toutes choses l'abîme avec nous ! Les pures amitiés durables avec les jeunes femmes ne sont possibles, je le vois qu'à condition d'insensibilité fréquente, d'oubli de leur part et de détournement perpétuel de leur tendresse sur d'autres êtres qui ne sont pas nous. Puisqu'en restant attentives et vives, ces amitiés, au dire des conseillers rigides, ne sont jamais que prétendues innocentes, osons plus, osons mieux, ayons-les donc tout à fait coupables ! " Ainsi la bonne lecture elle-même, dans ce cœur trop remué, tournait en aide aux conclusions délirantes ; - et l'image de madame R. reparaissait à l'instant plus fraîche, comme après un sommeil d'hiver, tantôt en pleurs silencieux, telle que je l'avais surprise dans cette soirée de la loge, et se mourant de langueur de n'être pas aimée, tantôt dans la féerie du bal, se laissant deviner aussi enivrée et légère que la rendrait le bonheur ; tour à tour roseau frêle et pâle qu'il serait aisé de relever, lutin moqueur et fugitif, difficile et précieux à saisir, ou bien sphinx discret, prudent et assez cruel, avec un secret que sa fine lèvre aurait peine à dire, et que je lui voudrais arracher.