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Volupté (Sainte-Beuve)/XXV

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Mon ami, vous savez tout ; le reste de ma vie n'a été qu'une application, autant que je l'ai pu, des devoirs et des sentiments généraux envers les hommes ; beaucoup d'emplois, de l'étude, des voyages, des mouvements bien divers. Mais ce que j'ai senti de propre, ce qu'il y a eu d'original et de distinctif en ma destinée, la part marquée devant Dieu à mon nom dans ce tribut universel d'infortune humaine et de douleur, ce goût caché par où je reconnaîtrais une de mes larmes entre toutes les larmes, voilà ce qui se rattache éternellement, pour moi, aux circonstances de cette histoire. Presque tout homme, dont la jeunesse fut sensible, a eu également son histoire où la qualité principale de son âme et, en quelque sorte, la saveur naturelle de ses larmes, s'est produite, où il a apporté sa plus chère offrande pour prix de l'initiation à la vie : mais la plupart, loin de ménager et de respecter ce premier accomplissement en eux, le secouent, le brusquent, le dénaturent et finissent d'ordinaire par l'abolir ou le profaner. Cet ambitieux qui s'obstine misérablement et vieillit dans les ruses, il a eu, sans doute, en son âge meilleur, un premier et noble trésor de souffrances, quelque image gravée, quelque adoré sépulcre qu'il s'était promis en un moment généreux de visiter toujours ; mais il s'en est vite lassé, il l'a laissé choir et se recouvrir de terre après quelques saisons ; il a fini par bâtir dessus l'appareil de ses intrigues, l'échafaudage fatigant de sa puissance. Le poète, lui-même, qui bâtit un mausolée à l'endroit des premières grandes douleurs, risque trop souvent d'oublier l'âme dans le marbre du monument ; l'idolâtrie pour la statue lui dérobe la cendre. Cet homme desséché, frivole, ce fat mondain qu'on évite, il a eu peut-être son histoire aussi comme l'ambitieux, comme le poète ; il a commencé par sentir ; mais il a depuis tant ajouté de fades enveloppes et de contrefaçons mensongères à ce premier et meilleur sentiment, qu'il se perd toujours en chemin avant d'en rien retrouver. N'est-ce donc pas le mieux, après avoir subi dans sa jeunesse une telle calamité déchirante et tendre, de s'y tenir, de la garder secrète, unique en soi, de la purifier avec simplicité dans le silence, de s'y réfugier aux intervalles de la vie active à laquelle le reste des ans est destiné, de l'avoir toujours dans le fond comme un sanctuaire et comme un tombeau auquel, en chaque route, nous ramènent de prompts sentiers à nous seuls connus, d'en revenir sans cesse avec une émotion indéfinissable, avec un accent singulier et cher aux hommes, qu'on leur apporte sans qu'ils sachent d'où, et qui les dispose en toute occasion à se laisser toucher par nos paroles et à croire à notre croyance ?

J'ai tâché, du moins, que ce fût pour moi ainsi ; que l'astre mystérieux et lointain jetât sur tous mes jours un reflet fidèle, qui n'est autre, à mes yeux, qu'un reflet adouci de ma Croix. Durant les vingt années, bientôt, qui ont suivi la dernière crise, ma vie a été assez diversement occupée à l'œuvre divine, assez errante, et plutôt fixée vers le but qu'assujettie à aucun lieu. Au sortir de semblables émotions, jeune encore, ayant tant à veiller sur moi-même, sur les anciennes et les récentes plaies, j'ai dû redouter tout fardeau trop lourd, toute charge régulière d'âmes. Rome, à plusieurs reprises, m'a tenu longtemps et m'a beaucoup affermi. Cette cité de méditation, de continuité, de souvenir éternel, m'allait avant tout ; j'avais besoin de ce cloître immense, de cette célébration lente et permanente, et du calme des saints tombeaux. C'est à Rome qu'on est le mieux, après tout naufrage, pour apaiser les derniers flots de son cœur ; c'est à Rome aussi qu'on est le mieux pour juger de là, comme du rocher le plus désert, le plus stable, l'écume et le tourbillonnement du monde. Je suis revenu souvent dans notre France, mais sans y désirer une résidence trop longue et des fonctions qui m'attachassent, me sentant plus maître de moi, plus capable de bien ailleurs. Diverses fois, depuis la soirée de la colline, j'ai revu M. de Couaën, mais jamais en Bretagne ; il ne se remit pas à y habiter constamment en effet. Le temps de son permis de séjour expiré, il négligea, malgré les insinuations de M. D..., de réclamer grâce entière. Une sorte d'habitude triste et quelques avantages qu'il y voyait pour sa fille le retinrent à Blois jusqu'à la première Restauration. Aux Cent-Jours, il passa de Bretagne en Angleterre avec sa fille, déjà grande personne et accomplie. Il revit l'Irlande, retrouva les débris de parenté qu'il y avait, ainsi que la famille restante de madame de Couaën. C'est dans ce voyage que la belle Lucy plut extrêmement à un jeune seigneur du pays, fils d'un pair catholique ; elle l'épousa deux ans après, et aujourd'hui elle habite tantôt Londres, tantôt l'Irlande et ce même comté de Kildare. Je lui ai donné en cadeau, lors de son mariage, la ferme de mon oncle avec quelque bout de terre qui en dépendait, ne me réservant viagèrement, de ce côté, qu'un autre petit quartier modique. Elle n'a sans doute attaché que peu de prix à ce don, moins de prix que, moi, je n'y en mettais.

Etant enfant dans le pays, elle ne connaissait pas ce lieu, et peut-être ne le visitera-t-elle jamais ; mais c'est un bonheur indicible pour nous de donner des gages aux enfants des mortes aimées, et de rassembler sur eux des témoignages bien doux, qu'en partie ils négligent et en partie ils ignorent. Un de vos poètes n'a-t-il pas dit :

Les jeunes gens d'un bond franchissent nos douleurs.

Que leur font nos amours !... leur ivresse est ailleurs...

A son retour en France après les Cent-Jours, le marquis refusa de se laisser porter à la Chambre de 1815, de laquelle il eût été nommé tout d'une voix. Il craignait, en présence des griefs et dans le choc de tant de passions, le réveil de ses propres ressentiments et le travail en lui du vieux levain. Il mourut, un an environ après le mariage de sa fille, en 1818, soutenu des espérances de la religion, et croyant fermement retrouver la femme et le fils qu'il avait perdus. J'eus la douleur de ne pas être là, près de lui, en ces moments.

Qu'ai-je à vous ajouter de plus, mon ami, sur les autres personnages de cette histoire ? moi-même ai-je su, hélas !

Dans l'absence, le détail ou l'issue de leurs destinées ? On sort ensemble du port, ou plutôt, sortis chacun des ports voisins, on se rencontre dans la même rade, on s'y fête d'abord on s'y pavoise ; on y séjourne, en attendant le premier vent ; on part même en escadre unie, sous le même souffle, jusqu'au soir de la première journée ; et puis l'on s'éloigne alors les uns des autres, on se perd de vue, comme par mégarde, à la nuit tombante ; et, si l'on se retrouve une fois encore, c'est pour se croiser rapidement et avec danger dans quelque tempête, - et l'on se perd de nouveau pour toujours. - Mademoiselle Amélie, dont je vous ai dit le mariage, mourut quelques années après, laissant un fils.

J'ignore tout le reste. Mon excellent ami de Normandie continue de vivre dans sa retraite presque heureuse et son affermissement à peine troublé. Cœur régularisé dès longtemps, il se plaint parfois de palpiter encore. Si ce n'était pas à vous que j'écris ces pages, c'est à lui que j'aimerais surtout à les adresser.

Je n'étais pas en France quand M. de Couaën mourut ; j'étais parti une première fois vers cette Amérique que je vais revoir, mais aujourd'hui pour ne plus sans doute la quitter. J'y demeurai trois années entières dès lors, dans des fonctions actives, échappant ainsi à cette retraite, trop absorbante à la longue, de la vie romaine, ou au spectacle des querelles envenimées de notre France. C'est après mon retour de ce premier voyage, qu'un soir, vous le savez, au mont Albane, un peu au-dessous du couvent des Passionistes, non loin du temple ruiné de Jupiter et de la voie triomphale interrompue, et les deux beaux lacs assez proches de là à nos pieds, nos destinées, mon ami, se rencontrèrent. Je vous surpris seul, immobile, occupé à admirer ; en face, le couchant élargi et ses flammes, débordant la mer à l'horizon, noyaient confusément les plaines romaines et doraient, seule visible entre toutes, la coupole éternelle. Une larme lumineuse baignait vos yeux ; je m'approchai de vous sans que vous fissiez attention, ravi que vous étiez dans l'espace et aveuglé de splendeurs. Puis cependant je vous adressai la parole, et nous causâmes, et tout d'abord votre esprit en fleur me charma. Après quelques causeries semblables des jours suivants, je compris vite quels étaient votre faible et votre idole, vos dangers et vos désirs. Je vis en vous comme un autre moi-même, mais jeune, à demi inexpérimenté encore, avant les amertumes subies, à l'âge de l'épreuve, et capable peut-être de bonheur ; je me pris alors de tendresse et de tristesse ; ce cœur, qui se croyait fermé pour jamais aux amitiés nouvelles, s'est rouvert pour vous.

Vous vous êtes quelquefois étonné, quand vous m'avez mieux connu, mon ami, que je n'eusse jamais essayé de saisir et d'exercer une influence régulière, et de me faire une place évidente, par des écrits, par la prédication ou autrement, dans les graves questions morales et religieuses qui ont partagé et partagent notre pays. Cet éloignement de ma part, sans rien dire des talents qu'il aurait fallu, a tenu à deux causes principales. La première, c'est que n'ayant jamais abordé votre monde actif de ces dernières années à son milieu, l'ayant observé plutôt en dehors, de loin, par delà l'Atlantique durant ces trois années de séjour, ou du sein des places désertes de Rome, le long des murs des monastères et dans l'isolement de mes anciennes douleurs, j'ai cru voir que le monde vrai était bien autrement vaste et rebelle à mener qu'on ne se le figure d'ordinaire en vivant au centre d'un tourbillon ; et j'ai beaucoup retranché en idée à l'importance de ce qui occupait le plus éperdument chez vous, et par conséquent aussi à l'influence prétendue gouvernante de telles ou telles voix dans la mêlée. En second lieu, j'ai douté toujours que cette influence publique, bruyante, hasardée, où se glissent tant d'ingrédients suspects, tant de vains mobiles, fût la plus salutaire. Il m'est arrivé dans mes sentiers divers et dans mes détours errants, souvent, par exemple, au sein de ces Ordres religieux que le monde croit morts et qu'il méprise, - il m'est arrivé de découvrir tant d'intelligences et d'âmes à peu près inconnues, sans éclat, sans scène extérieure, mais utiles, profondes, d'une influence toute bonne, certaine, continue, précieuse à ce qui les entoure, que j'en suis revenu à mes doutes sur la prédominance avantageuse des meneurs les plus apparents. Mon vœu secret et cher aurait donc été de prendre rang devant Dieu parmi ces existences assez obscures mais actives, parmi ce peuple çà et là répandu des bienfaiteurs sans nom. Les plus belles âmes sont celles, me disais-je, qui, tout en agissant, approchent le plus d'être invisibles, de même que le verre le plus parfait est celui qui laisse passer l'entière lumière sans en garder une part, sans avertir par mille couleurs pompeuses qu'il est là.

En des temps si agités et du seuil d'une vie qui observe, je n'ai pu éviter de subir, dans certaines régions secondaires de mes perspectives, des variations que l'âge seul, à défaut des vicissitudes et des bouleversements d'alentour, suffirait à apporter. J'y ai appris à me défier de mon opinion du jour même, puisque celle d'hier s'était déjà sensiblement modifiée, et à être peu pressé de jeter aux autres, dans l'application passagère, ce dont peut-être demain je devrai me détacher ou me repentir. Les variations, qui se font ainsi graduelles et lentes et silencieuses en nous, ont une douceur triste et tout le charme d'un adieu, tandis que, si elles ont lieu avec éclat devant des témoins qui nous les reprochent, elles deviennent blessantes et dures. Dans la période de jeunesse et d'ascension impétueuse, on est rude et vite méprisant envers tout ce qu'on réprouve après l'avoir cru et aimé. La pierre où la veille on a posé sa tête sert presque aussitôt de degré inférieur pour monter plus haut, et on la foule, on la piétine d'un talon insultant. Que plus tard du moins, dans l'âge mûr, à l'heure où déjà l'on redescend la colline, cette pierre, où l'on vient de s'asseoir et qu'on laisse derrière, ne soit plus insultée par nous ; et que, si on se retourne vers elle, si on la touche encore au détour avant de s'en détacher, ce soit de la main pour la saluer amicalement, des lèvres pour la baiser une dernière fois !

Quant aux croyances essentielles, en ces années d'attaque et de diversité sur toutes choses, n'ai-je pas eu des ébranlements plus graves, mes heures d'agonie et de doute où j'ai dit : “ Mon Père, pourquoi m'avez-vous délaissé ? ” On n'échappe jamais entièrement à ces heures ; elles ont leurs accès de ténèbres jusqu'au cœur de la foi ; elles sont du temps de Job, du temps du Christ, du temps de Jérôme, du temps de saint Louis comme du nôtre ; même à genoux sur le saint rocher, on redevient plus vacillant que le roseau. Je n'ai pas été exempt non plus d'assauts fréquents dans ces plaies particulières que vous m'avez vu si en peine de fermer, et qui, à certains moments, se remuaient, - se remuent toujours. Ceci encore est l'effort intérieur, le combat quotidien de chaque mortel. Mais, toutes les fois que je me laissais davantage aller aux controverses du jour et à y vouloir jeter mon opinion et mes pensées, j'en venais, par une dérivation insensible, à perdre le sentiment vif et présent de la foi à travers l'écho des paroles, et à me relâcher aussi de l'attention intime, scrupuleuse, sur moi-même, l'estimant plus insignifiante ; et, comme ce résultat était mauvais, j'en ai conclu que ce qui l'amenait n'était pas sûr, tandis qu'au contraire je ne me sentais jamais si affermi ni si vigilant que quand j'étais en train de me taire et de pratiquer.

Ce qui m'a frappé le plus, à mon premier retour d'Amérique, dans la situation de cette France à laquelle j'ai toujours été si filialement attaché, et pour laquelle je saignais jusque sous l'étole durant les années envahies, c'est qu'après l'Empire et l'excès de la force militaire qui y avait prévalu, on était subitement passé à l'excès de la parole, à la prodigalité et à l'enflure des déclamations, des images, des promesses, et à une confiance également aveugle en ces armes nouvelles. Je n'entends parler ici, vous me comprenez bien, que de la disposition morale de la société, de cette facilité d'illusion et de revirement qui nous caractérise ; les restrictions peu intelligentes du pouvoir n'ont fait et ne font que l'augmenter. Cette fougue presque universelle des esprits, si je n'avais déjà été mis depuis maintes années sur mes gardes, à commencer par les conseils de mon ami M. Hamon, - cette fougue crédule d'alentour aurait suffi pour m'y mettre, et m'aurait fait rentrer encore plus avant dans mon silence. Il n'est de plus en plus question que de découvertes sociales, chaque matin, et de continuelles lumières ; il doit y avoir, dans cette nouvelle forme d'entraînement, de graves mécomptes pour l'avenir. J'ai la douleur de me figurer souvent, par une moins flatteuse image, que l'ensemble matériel de la société est assez semblable à un chariot depuis longtemps très embourbé, et que, passé un certain moment d'ardeur et un certain âge, la plupart des hommes désespèrent de le voir avancer et même ne le désirent plus : mais chaque génération nouvelle arrive, jurant Dieu qu'il n'est rien de plus facile, et elle se met à l'œuvre avec une inexpérience généreuse, s'attelant de toutes parts à droite, à gauche, en travers (les places de devant étant prises), les bras dans les roues, faisant crier le pauvre vieux char par mille côtés et risquant maintes fois de le rompre. On se lasse vite à ce jeu ; les plus ardents sont bientôt écorchés et hors de combat ; les meilleurs ne reparaissent jamais, et si quelques-uns, plus tard arrivent à s'atteler en ambitieux sur le devant de la machine, ils tirent en réalité très peu, et laissent de nouveaux venus s'y prendre aussi maladroitement qu'eux d'abord et s'y épuiser de même. En un mot, à part une certaine générosité première, le grand nombre des hommes dans les affaires de ce monde ne suivent d'autres mobiles que les faux principes d'une expérience cauteleuse qu'ils appliquent à l'intérêt de leur nom, de leur pouvoir ou de leur bien-être. Toute lutte, quelle que soit l'idée en cause, se complique donc toujours à peu près des mêmes termes : d'une part, les générations pures faisant irruption avec la férocité d'une vertu païenne et bientôt se corrompant, de l'autre les générations mûres, si c'est là le mot toutefois, fatiguées, vicieuses, générations qui ont été pures en commençant, et qui règnent désormais, déjouant les survenantes avec l'aisance d'une corruption établie et déguisée. Un petit nombre, les mieux inspirés, après le premier désabusement de l'altière conquête, se tiennent aux antiques et uniques préceptes de cette charité et de cette bonté envers les hommes, agissante plutôt que parlante, à ce Christianisme, pour tout dire, auquel nulle invention morale nouvelle n'a trouvé encore une syllabe à ajouter. Je suis pourtant loin, mon ami, de nier, à travers ces constants obstacles, un mouvement général et continu de la société, une réalisation de moins en moins grossière de quelques-uns des divins préceptes ; mais la loi de ce mouvement est toujours et de toute nécessité fort obscure, la félicité qui doit ressortir des moyens employés reste très douteuse, et les intervalles qu'il faut franchir peuvent se prolonger et se hérisser presque à l'infini. Nous sommes tous nés dans un creux de vague ; qui sait l'horizon vrai ? qui sait la terre ? Mais au moment où j'écrivais ceci, voilà, comme pour répondre à mes doutes, que le cri de terre, s'est fait entendre. Je viens de monter sur le pont ; après les premiers sommets aperçus, une rade d'abord effacée, bientôt distincte dans sa longueur, s'est découverte aux yeux ; les points noirs ou brillants des vaisseaux émaillant cette baie immense nous sont apparus. Le plus haut mont de la rive a revêtu peu à peu sa forêt ; puis les collines inégales se sont ombragées à leur tour, et, à un certain tournant doublé, nous sommes entrés dans les eaux de New York ; à ma précédente traversée, j'avais abordé à Baltimore. O Amérique ! tes rivages sont spacieux comme les solitudes de Rome, tes horizons sont élargis comme ses horizons ; il n'y a qu'elle qu'on puisse comparer à toi pour la grandeur ! Mais tu es illimitée, et son cadre est austère ; mais, jeune, tu fourmilles en tous sens dans tes déserts d'hier, et elle est fixe ; tu t'élances en des milliers d'essaims, et l'on dirait qu'elle s'oublie en une pensée. Dans les destinées qui vont suivre et par les rôles que vous représentez, seriez-vous donc ennemies, à Reines ? N'y aura-t-il pas un jour où devront s'unir en quelque manière inconnue son immutabilité et ta vie, la certitude élevée de son calme et tes agitations inventives, l'oracle éternel et la liberté incessante, les deux grandeurs n'en faisant qu'une ici-bas, et nous rendant l'ombre animée de la Cité de Dieu ? Ou du moins, si le spectacle d'une trop magnifique union est refusé à l'infirmité du monde, du moins est-il vrai que tu contiennes, ainsi qu'on en vient de toutes parts à le murmurer, la forme matérielle dernière que doivent revêtir les sociétés humaines à leur terme de perfection ? - Ce que je sais bien, c'est qu'il y aura sous cette forme de société, ou sous toute autre, les mêmes passions qu'autrefois, les mêmes formes principales de douleurs, toutes sortes de larmes, des penchants non moins rapides et des écueils trompeurs de jeunesse, les mêmes antiques moralités applicables toujours, et presque toujours inutiles pour les générations qui recommencent. Voilà ma part féconde ; je suis voué à ce champ éternellement labourable dans la nature des fils d'Adam. Salut donc, à Amérique, qui que tu sois ; Amérique, qui devient désormais mon héritage terrestre, ma patrie dernière entre les patries d'exil et de passage ! adieu au vieux monde et à ce qu'il contient d'amitiés vers moi tournées et de chers tombeaux ! La vie active, infatigable, me commande ; un fardeau sans relâche m'est imposé ; je suis chargé en chef, pour la première fois, du gouvernement de bien des âmes. Puis-je, à une telle vue, jeter encore un seul regard en arrière, m'inquiéter de l'écho de ces souvenirs dans un cœur ? Faut-il, mon ami, dès à présent, vous laisser arriver ces pages ? Faut-il que vous ne les lisiez qu'après ma mort ?


En vue de New York, août 182...