Vous êtes bien malappris

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VOUS ETES BIEN MALAPPRIS !
ANECDOTE HISTORIQUE

PERSONNAGES

CHARLES LE HARDI, duc de Bourgogne ;

Le sire de GRUTHUSE, gouverneur de Zélande ;

JACQUELINE, vieille bûcheronne.

La scène est en 1468.
Un intérieur de chaumière dans un bois des environs de Middelbourg : une table, deux tabourets, un foyer, des ustensiles de cuisine. Porte à gauche. Costumes de chasse du xve siècle : Jacqueline porte le corsage et la coiffe des paysannes hollandaises.

Scène PREMIÈRE

CHARLES, GRUTHUSE.

Gruthuse, qui a ouvert la porte et s’efface pour laisser passer le duc. — Entrons ici, monseigneur, nous y serons à l’abri et la chasse nous y rejoindra.

Charles, ôtant son manteau ruisselant. — Quel temps ! il pleut donc toujours en Zélande ?

Gruthuse. — Toujours, non, monseigneur, mais souvent. (Il prend le manteau du duc, le secoue et va le suspendre à un clou du mur. Il fait de même pour le sien.)

Charles. — Où sont les maîtres du logis ? On ne voit personne.

Gruthuse. — La mère Jacqueline est sans doute à ramasser du bois mort. Le mauvais temps va la ramener.

Charles. — Qu’est-ce que cette Jacqueline ?

Gruthuse. — Une veuve, très brave femme. Deux de ses fils ont été tués à la guerre ; son dernier, qui était bûcheron, a été écrasé l’an passé par la chute d’un arbre. Elle est toute seule maintenant. Je lui ai offert asile dans une de mes fermes ; elle n’a pas voulu quitter la forêt : « Non, non, messire, m’a-t-elle dit, j’y suis née, je veux y mourir. »

Charles. — De quoi vit-elle ?

Gruthuse. — Elle possède un petit jardin, quelques poules, une chèvre. Elle a aussi son fuseau : il lui faut peu. La voici, monseigneur.


Scène II

Les mêmes, JACQUELINE, chargée d’un fagot. Elle entre sans voir les deux hommes et jette son fardeau par terre.

Jacqueline. — Je n’en puis plus ! cette maudite pluie m’a fait courir, et à mon âge ! (Elle respire bruyamment, puis apercevant ses hôtes.) Des Seigneurs chez moi ! (Reconnaissant le gouverneur.) Messire de Gruthuse !

Gruthuse. — Oui, mère Jacqueline, avec M… (Charles le tire par la manche, il se reprend), avec un seigneur de la cour. Nous nous sommes écartés de la chasse ; la pluie nous a surpris et je me suis dirigé vers votre chaumière, pensant que nous y serions les bienvenus.

Jacqueline, faisant la révérence. — Sûrement, messire de Gruthuse, que vous êtes le bienvenu (nouvelle révérence), ainsi que votre ami (à part), un beau seigneur, mais qui ne me revient pas autant que notre gouverneur.

Charles. — Nous avons grand’faim. Pouvez-vous nous donner quelque chose à manger ?

Jacqueline. — Oui. J’ai du lard et des œufs ; je vous aurai bientôt fait une omelette.

Charles. — Qu’elle soit grosse !… je me sens une faim de loup.

Jacqueline. — Tant mieux, messire, car l’appétit, à ce qu’on dit, est un grand maître queux, et il vous assaisonnera comme il faut ma maigre cuisine.

Charles. — Bon ! mais dépêchez-vous ?

Jacqueline, à part. — Je le trouve arrogant, ce jeune homme, de me commander comme ça, quand messire de Gruthuse ne dit mot. (Les deux hommes se sont assis. Jacqueline casse son bois, allume son feu, met sur la table des assiettes de bois et des gobelets d’étain, puis une miche de pain noir et un broc de bière.)

Charles. — Vous l’aimez donc bien, votre forêt, la mère, que vous n’avez pas voulu la quitter ?

Jacqueline. — Bien sûr que je l’aime. Pensez donc, mon père était bûcheron, comme son père, son grand-père et tous ses aïeux depuis je ne sais combien de centaines d’années. Mon mari aussi était bûcheron, de même mon fils cadet, mon cher enfant, qui est maintenant en paradis. (Elle se signe et s’essuie les yeux avec le coin de son tablier.) Nous sommes gens des bois, nous autres, nous ne pourrions pas vivre ailleurs. (Elle a, tout en parlant, fini de mettre le couvert. Elle retourne vers la cheminée, coupe son lard et casse ses œufs.) Vous aussi, messire de Gruthuse, vous l’aimez bien, notre forêt ; mais qu’il y avait longtemps que vous n’y étiez venu chasser !

Gruthuse. — C’est que j’ai eu de grandes affaires, Jacqueline. Notre jeune duc visite ses États de Flandre. Il est arrivé depuis peu en Zélande, et il m’a fallu lui en faire les honneurs.

JACQUELINE, posant sa poêle et se rapprochant. — Vous l’avez vu ?

Gruthuse. — Naturellement. Il est mon hôte à Middelbourg.

Jacqueline. — J’aimerais bien le voir aussi. Est-ce qu’il ressemble à son père, notre cher duc Philippe ? Est-ce qu’il est bon comme lui ? (Soupirant.) Ah ! non, bien sûr ; les fils ne valent jamais leur père.

Charles, souriant. — Vous croyez ?

Jacqueline. — Nous l’aimions tant, notre ancien duc ! on l’appelait le Bon.

Gruthuse. — Le nouveau, on le nomme le Hardi…

Jacqueline, tristement. — Le Hardi !

Gruthuse. — Parce qu’il est brave comme un lion.

Jacqueline. — Est-il bon aussi ?

Gruthuse. — Oui, Jacqueline, et surtout pour les pauvres et les petites gens.

Jacqueline. — C’est très bien, cela, très bien. Mais il vaudrait mieux qu’il n’eût pas tant de courage.

Charles, étonné. — Pourquoi donc ?

Jacqueline. — Parce que, quand on est si brave que ça, on fait la guerre, et, la guerre, ça ruine les pays.

Charles, vivement. — Pas toujours ; les guerres heureuses augmentent la puissance d’un prince, et par les conquêtes on gagne de nouveaux États.

Gruthuse, à part. — À moins qu’on ne perde ceux qu’on a.

Jacqueline. — Et pour quoi faire en gagner, quand on en a déjà assez, déjà trop, comme on dit que c’est le cas de notre duc ?

Charles, fronçant le sourcil. — Votre omelette se fait attendre, bonne femme.

Jacqueline, à part. — Oh oui, qu’il est arrogant ! (Haut.) Ne vous impatientez pas, messire, ça va être prêt. (Elle retourne à son feu, et l’instant d’après pose sur la table l’omelette fumante.)

Charles, se déridant. — À la bonne heure ! À table, Gruthuse ! (Ils rapprochent leurs sièges et commencent à manger. Jacqueline reste debout à les regarder.)

Jacqueline, scandalisée, en voyant le duc se servir le premier. — à part. — Ah ! bien, par exemple, voilà qui est trop fort ! et monsieur de Gruthuse qui le laisse faire ! Je ne peux pas souffrir cela, moi ! (Haut à Charles.) « Messire, vous êtes bien malappris ![1] »

Charles, sursautant. — Hein ?

Gruthuse, effrayé. — Jacqueline !

Jacqueline. — Oui, « bien malappris de mettre la main au plat avant monsieur le gouverneur ».

Charles, riant. — Par saint Georges, elle a son franc parler, la bûcheronne ! Ah ! ah ! ah ! ah !

Jacqueline, sévère. — Il n’y a pas de quoi rire. Pour un seigneur de la cour, vous devriez avoir plus de savoir-vivre.

Gruthuse. — Pour Dieu, taisez-vous !

Jacqueline. — Non, messire, je veux lui répéter qu’il est un malappris. Il est jeune, il faut l’avertir pour qu’il se corrige.

Gruthuse. — Mais, malheureuse ! vous ne savez pas à qui vous parlez, « vous ne savez pas que voilà votre maître et le mien, monseigneur le duc de Bourgogne ! »

Jacqueline, saisie. — Oh ! (Se remettant.) Non, je suis bête ! c’est pour rire que vous me dites ça, pour me faire peur, (à Charles.) N’est-ce pas, messire, que vous n’êtes pas…

Charles. — Si, ma bonne, je l’avoue, puisque Gruthuse m’a trahi ; je suis le duc de Bourgogne. Vous vouliez me voir ; eh bien, regardez-moi.

Jacqueline, se jetant à genoux. — Oh ! pardon, monseigneur, pardon !

Charles, avec bonté. — De quoi, ma brave femme ? Relevez-vous donc. Vous aviez tout à fait raison dans votre remontrance. Quand on veut garder l’incognito, il faut se conduire en conséquence et (Souriant.) se servir le dernier.

Jacqueline, toujours à genoux. — Ô monseigneur ! si j’avais su ! (à part.) J’aurais bien dû le deviner quand il me commandait comme ça. (Haut, joignant les mains.) Grâce ! grâce, monseigneur !

Charles, un peu rude. — Qu’est-ce que cette sotte frayeur ? relevez-vous.

Jacqueline. — Oh non, monseigneur, jamais, jamais.

Charles. — Allons, Gruthuse, dites-lui qu’elle est folle de se traîner ainsi par terre.

Gruthuse. — Eh oui, Jacqueline, relevez-vous. Monseigneur n’est pas fâché.

Charles. — Au contraire, « je vois avec plaisir votre respect pour le gouverneur que je vous ai donné. Je vous en sais bon gré, et vous veux faire du bien. » (Il tire quelques pièces d’or de son escarcelle et les lui donne.) Prenez ceci, en attendant mieux.

Jacqueline, faisant force révérences. — Ô monseigneur ! monseigneur !

Gruthuse. — Eh bien, Jacqueline, direz-vous encore que les fils valent moins que les pères ?

Jacqueline, exaltée. — Ils valent mieux ! ils valent mieux !

Charles. — Non, ma bonne, mais peut-être autant, (à Gruthuse) Il me semble qu’il ne pleut plus ?

Gruthuse. — Non, monseigneur, et on entend les cors de chasse. (Ils reprennent les manteaux.)

Charles. — Allons ! (à Jacqueline.) Adieu, mère Jacqueline.

Jacqueline. — Adieu, monseigneur, et bien des merci pour votre grande bonté. Mais… croyez-en une vieille femme : ne faites pas la guerre.

Gruthuse, finement. — Comment trouvez-vous le conseil, monseigneur ?

Charles, riant. — Fort bon. Ah ! ah ! ah ! ah ! (Il sort avec Gruthuse.)

Jacqueline, hochant la tête. — Oui, que le conseil est bon. Mais, hélas ! pauvre prince ! il ne le suivra pas. Je vais prier pour lui.

Berthe Vadier.

  1. On a mis entre guillemets les paroles qui ont été vraiment prononcées par la bûcheronne, Gruthuse et le duc.