Vox sæculi
À Victor Hugo
Dit par Mademoiselle ROCHE
sur la scène de l’Athénée-Saint-Germain, en la Solennité
réglée par Monsieur CÉALIS, de l’Odéon,
et représentée avec le concours de ses élèves, pour célébrer le centenaire
de Victor Hugo — 26 février 1902 —
Vox sæculi
Notre siècle natal, aube indécise encore,
Éclairait l’univers de sa pâleur d’aurore ;
Le royaume de France alors portait le faix
D’avoir été naguère un empire français.
Soudain, parmi ce bruit de marée et de houle
Qui monte des vivants dont s’agite la foule,
Par-dessus les clameurs des cours et des sénats
Malgré les cris de fête et les cris des combats,
Une Voix s’éleva, grave, puissante et calme,
Et le monde écouta, croyant sentir la palme
D’une divine paix ombrager son front dur,
Cependant que la Voix chantait un hymne pur.
D’où venait-elle donc ? Quelle était cette bouche
Capable de dompter le tumulte farouche ?
L’un disait : « Écoutez ! Écoutez bien ces vers !
Toute l’Espagne rit et fredonne à travers.
On se croirait monté sur quelque haute cime
D’où l’on écouterait sa chanson dans l’abîme.
Tout en bas, c’est un air confus d’habañera
Que la brise, des champs, porte à la sierra.
La castagnette claque où cette Voix résonne ;
Où chante cette Voix la guitare bourdonne !
Oui ! C’est toute l’Espagne et toutes ses beautés,
Splendide de grandeurs et de futilités.
Car, tandis que le Cid heurte sa grande épée
Au sol retentissant de la route Épopée,
Sur un étroit sentier qui conduit à Burgos,
Des mules, trottinant à petits pas égaux,
Font tinter parmi les pompons multicolores
Le joyeux carillon de leurs grelots sonores.
Cette parole vient de l’Espace !
— Et du Temps !
Disait alors un autre ; écoutez ces accents !
Le passé tout entier devant nous se déroule ;
Mystérieux encore, ainsi qu’un fleuve, il coule
De la source incertaine, ô Dieu, que tu créas,
Vers une mer obscure et qu’on ne connaît pas !
Les âges tour à tour passent dans la lumière,
Du meurtre de Caïn à cette heure dernière,
Et depuis les exploits des fabuleux Titans
Jusqu’à Napoléon, colosse de nos temps !
Les êtres, multitude en ce courant jetée,
De leurs bras enfiévrés battent l’onde agitée…
L’infatigable Voix nous découvre leur nom,
Donne à chacun son titre, arrache le surnom,
Laisse tous les mauvais s’embourber dans la vase,
Fait monter au grand jour les sages en extase,
Et, voulant l’équité, place, quand il le faut,
L’empereur près d’un gueux, l’aigle près du crapaud ! »
Le chant continuait. La foule réunie
Écoutait, innombrable. Alors, cette harmonie
Entraîna la pensée en un vaste chemin
D’où l’âme pouvait voir l’actuel genre humain.
Là, s’étant arrêté sur la cime gravie,
L’homme contempla l’homme et le vivant la vie.
On était ébloui d’immensité, de jour !
Et l’esprit, effrayé puis ravi tour à tour,
Frissonnait de vertige au-dessus d’un poème
Où le plus petit rien, se retrouvant soi-même,
Reconnaissait son être aux détails bien connus,
Et même en découvrait qu’il n’avait jamais vus.
Chacun se demandait : « Est-il donc Dieu, ce chantre
De qui rayonne tout, en qui tout se concentre ? »
L’amant rempli d’ardeur, le timide amoureux
Disaient d’un même accord : « Je n’ai pas aimé mieux ! »
Les rimeurs s’écriaient : « Vous voilà, mes chimères ! »
Mais les tristes pensaient : « Les larmes très amères
Dont l’accent du chanteur est quelquefois couvert
Nous disent : C’est un homme, et cet homme a souffert ! »
Poète !… Cette Voix, c’est la tienne ! Poète,
Miroir où jusqu’au fond toute âme se reflète,
Grand lac tumultueux ou calme et toujours pur
Qui réfléchit la terre ou répète l’azur
Selon qu’on s’en éloigne ou bien qu’on s’en approche !
Merci, puissante Voix ! Chant paisible de cloche !
Grâce à toi, les esprits fatigués ont trouvé
Le repos qu’ils cherchaient dans ce siècle énervé,
L’artisan ténébreux que son labeur emmure
Entend le gazouillis d’un ruisseau qui murmure,
Et dans l’air enflammé des batailles tu fais
Courir le bruissement du baiser de la paix !
Merci pour tout cela, tendre et pieux poète !
Mais gloire au barde fier qui, relevant la tête,
Fit passer sur le monde encore garrotté
Le grand frémissement de l’aile Liberté !
Liberté !… C’est ton cri ! Que l’univers soit libre !
« Que tout mot à sa guise en l’air volage vibre !
Car les mots sont un peuple et cette nation
Attend pour prospérer sa révolution !
Allons ! Termes bourgeois ! Vile canaille impure !
Répandez par nos vers votre flot de roture !
Envahissez, manants, et l’ode et le sonnet !
Autrefois, voyez-vous, chaque rouge bonnet,
Bien que souillé de sang et de taches ignobles,
Cachait une âme égale aux beaux esprits des nobles.
Aujourd’hui, pour cela, nous sommes égaux, tous !
Les mots ! Vous devez être égaux ainsi que nous,
Puisqu’une âme vous fut à chacun accordée,
Puisqu’au fond de tout mot resplendit une Idée !
Mais il faut que l’Idée aussi prenne son vol
Malgré le Préjugé qui la retient au sol !
Notre essor est borné, nos rêves sont esclaves !
Brisons la règle étroite et coupons nos entraves !
Que le moindre penseur vers le sommet choisi
Se dirige à son gré, sans craindre les lazzi
Dont la tourbe classique accable son ouvrage !
Ah ! n’amollissez pas l’original courage
De celui qui, rêveur épris de la Beauté,
Pour l’embellir encor cherche la Nouveauté !
Laissez monter aux cieux cet oiseau qui s’envole !
Tous les fronts ont le droit d’atteindre l’auréole ! »
Et tu prêchais encor : « Liberté ! » Mais soudain,
Du côté du Levant, par un écho lointain
Ce nom fut renvoyé… C’était la vieille Athènes
Qui suppliait, tendant ses bras chargés de chaînes,
Et qui jetait ce cri mille fois répété :
« Europe, indépendance ! Europe, liberté ! »
C’est alors que l’on vit une chose inouïe :
Trois nations voguaient vers la Grèce éblouie,
Et c’étaient des songeurs qui, priant à la fois,
Avaient d’un même coup gagné peuples et rois !
— Beaux temps !… Reverrons-nous se lever des armées
Pour secourir au loin les foules opprimées ? —
Donc, l’escadre partit à l’Orient vermeil
Dans un rayonnement de gloire et de soleil !
Or, on dit que la brise, en gonflant la voilure,
Chuchotait de grands mots dont vibrait la mâture
Et qui faisaient trembler les gabiers à chevrons.
Les Victoires en or qu’on sculpte aux éperons,
Muettes jusque-là, sonnaient dans leur trompette
Des hymnes de combat, des strophes de poète !
Il semblait aux marins, dans le matin douteux
Voir une blanche nef naviguer devant eux,
Et le vent seul pouvait diriger ce navire,
Ceux qu’il portait chantant sur le luth ou la lyre…
Puis, tout disparaissait. Plus rien sur l’Archipel.
L’azur profond des mers, l’azur sans fond du ciel…
Mais, le jour de la lutte, au milieu du carnage,
Quand le canon tonna, quand rugit l’abordage,
On reconnut la voix de l’invisible nef,
Et, comme un son plus fort, plus puissant, comme un chef,
On entendit, cerclé de frémissants crotales,
Ronfler le tambourin de tes Orientales !
« Liberté ! Liberté ! — disaient toujours tes vers —
Liberté pour chacun dans l’immense univers ! »
C’est pourquoi l’on t’a vu, suivant la même idée,
Lâcher à travers champs ta strophe débridée,
Au vieux Klephte enchaîné rendre la liberté ;
À la fois au milieu de deux guerres jeté,
Ici, tu défendais la liberté des lettres,
Là, tu luttais pour l’indépendance des êtres,
Rasant cette Bastille où commandait Boileau,
Lançant contre les Turcs une flotte sur l’eau ;
Contre tout oppresseur, quelle qu’en fût la taille,
On te voyait livrer bataille sur bataille,
Quitter la lyre d’or pour le clairon d’airain,
Pour Hernani combattre et vaincre à Navarin !
Hugo ! De par ce monde où gémit notre plainte,
Ta Voix ne dit plus rien… L’étoile s’est éteinte
Qui doucement guidait les hommes vers le Bien…
Encore un Univers évaporé dans Rien !…
Tu chantes pour l’Éden ! L’astre d’Épiphanie
Décrit dans l’inconnu quelque courbe infinie !…
Nous t’avons vu franchir cet arc victorieux
Que jadis ta pensée éleva jusqu’aux cieux ;
Mais si l’on n’avait pas offert à ta mémoire
Cette porte de pierre ouverte sur l’Histoire,
Le triomphe irisé d’un arc-en-ciel géant
Se serait élancé de l’horizon béant
Pour saluer ta gloire et lui montrer la route,
Pour que sans se courber elle en passât la voûte !
Le silence est venu, précurseur de la nuit.
Un chant s’élevait-il, on disait : « C’est un bruit ! »
Puis, le siècle muet a disparu dans l’ombre.
C’est l’ordre naturel. D’abord le soleil sombre.
Ensuite le jour meurt. Il reste un souvenir,
Une grave leçon que lira l’avenir :
Ce grand siècle naquit dans un bruit de mitraille,
Au féroce concert hurlé par la bataille.
Son aube a contemplé l’agonie et la mort !
Oui !… Mais il s’est éteint sur un pays plus fort,
Son crépuscule d’or emplissant le ciel rose
Éblouit l’univers comme une apothéose !
Ô nos consolateurs ! Poètes ! Grâce à vous
Le siècle a pu finir splendide, calme et doux,
Au bruit sur les feuillets que murmurent les plumes,
À la claire chanson que chantent les enclumes !
Ah ! Croule sur tes morts, dôme du Panthéon !
Et toi, coupole d’or, sur ton Napoléon !
Effondrez-vous, tombeaux ! Tombez, coupole, dôme !
Révoltes ! Abattez la colonne Vendôme !
Effacez-vous, frontons de chaque monument !
Imprimez-vous, pamphlets où la légende ment !
Par toi, tout bronze rouille et tout marbre s’écrase,
Ô Temps ! Eh bien, détruis ! Eh bien, fais table rase !
Qu’importe ! Il est des noms si fameux désormais
Qu’un glorieux éclat les nimbe pour jamais !
Victor Hugo ! Salut ! Nos fils, dans cent années,
Couvriront d’autres fleurs ces fleurs toutes fanées,
Ayant gardé de toi, ces rêveurs de demain,
L’éternel souvenir d’un Rêve surhumain !