Voyage à Aix-Savoie, Turin, Milan, retour par la Suisse, en 1859/08

La bibliothèque libre.


CHAPITRE VIII.


Suite de Milan. — Ses bibliothèques.

Le 15 septembre, je déjeûne avec un médecin français arrivé la veille, suivi d’une escouade de ses confrères. Après ceux qui brisent, viennent ceux qui raccommodent ; malheureusement les morts ne se raccommodent pas, et les vivants pas toujours.

Tous nos docteurs trouveront ici de l’emploi : les blessés français et autres qui sont encore à Milan sont nombreux. Beaucoup repasseront les monts, s’ils les repassent, avec une jambe ou un bras de moins. La médecine militaire va vite en besogne ; elle est à la médecine civile ce que les conseils de guerre sont aux tribunaux ordinaires.

Je commence ma promenade par une visite au Dôme. Ses vitraux, sa demi-obscurité en font, à mes yeux, une des plus belles églises de la chrétienté. Un orgue qui se fait entendre en ce moment, instrument excellent, est là bien en harmonie avec la majesté du lieu et aussi avec l’âme et la nature de l’homme : le chant est inné en lui ; il faut l’apprendre à parler, l’y contraindre même, tandis que le plus petit enfant, comme le petit linot, chante avant qu’on l’y invite.

Ceci me ramène à cette question agitée si souvent :

Quelle est la langue première
Qu’ici-bas l’homme parla ?
Jusqu’à ce jour, ce mystère,
Nul ne nous le révéla.
Ce ne fut pas la bretonne,
La picarde ou le lorrain,
Moins encore la gasconne
Ou celle du Limousin.
Ce silence ne m’étonne,
Car si l’histoire ne donne
Aucune preuve du cas,
C’est que notre premier homme,
Celui qui mangea la pomme,
Sans doute ne parla pas.

Voilà sur quoi je me fonde : pour parler, il faut avoir quelqu’un qui vous réponde : or, on sait qu’Adam vécut d’abord seul, et quand Ève parut, elle ne parlait pas plus que lui. La parole est une chose complexe, un savoir acquis et qui ne naît pas avec nous. Si elle était en nous, ou la conséquence de nos organes, tout le monde parlerait la même langue. La parole n’est donc pas dans notre nature ; elle n’en est pas l’œuvre, on nous l’inculque, et nous ne l’obtenons que par l’imitation. Si le sourd de naissance ne parle pas, ce n’est pas faute d’une bouche, d’une langue, d’un palais, puisqu’il les a, mais parce qu’il n’a jamais entendu parler.

Tout tend ainsi à démontrer que le premier homme ne parla pas, car, je le demande encore, à qui aurait-il parlé ? S’il essaya de le faire, ce ne fut que lorsqu’Ève parut : encore à quoi bon, si, ne parlant pas elle-même, elle ne pouvait le comprendre ? Aussi s’exprima-t-il d’abord par gestes qu’il accompagna peut-être de quelques cris. Ces cris, assez peu agréables, comme on peut en juger par ceux de nos sourds, n’étaient guère propres à plaire à sa compagne. Il le comprit bientôt en entendant les oiseaux déployer leurs plus riches accents pour attirer et retenir la leur : il s’efforça de les imiter.

La première langue de l’homme, tout l’annonce, fut donc le chant, d’où naquit l’art du poète, lequel art n’est qu’un dérivé de celui du musicien : Orphée a précédé Homère.

Cette prose emmiellée que nous appelons poésie et pour laquelle nous tressons des couronnes, ne serait donc de fait qu’une harmonie bâtarde, qu’un chant émasculé qui n’est à la vraie musique, à cette langue primordiale, que ce qu’est le rauque et sourd piaulement d’un chapon à la voix retentissante du coq. Aussi, nous représente-t-on ordinairement les saints et les bienheureux, non pas récitant et moins encore déclamant les louanges du Seigneur, mais les psalmodiant. Les séraphins, les anges, les archanges ne parlent pas non plus : ils chantent. Est-ce le contre-point, la fugue ou le plain-chant ? C’est ce que je ne puis vous dire, mais ils donnent à leur voix toute sa sonorité. Nos anges gardiens, dont une des vertus doit être la discrétion, ont seuls le don de la parole et la faculté de nous donner à l’oreille quelques bons conseils que, malheureusement, nous n’écoutons pas, mais que nous écoutons moins encore lorsqu’ils nous les chantent.

Et de là vient le proverbe
À l’usage du muguet
Qui, mangeant son bled en herbe,
Répond à l’ami discret
Qui lui dit : garde une gerbe :
Merci de ton conseil, mais
C’est comme si tu chantais.

Je me rends chez le consul ou l’envoyé de France, formalité qu’on m’a dit indispensable. L’affabilité n’est pas la vertu de nos représentants français, du moins à l’égard de leurs compatriotes : celui-ci ou l’agent qui le remplaçait ne m’offrit pas même de m’asseoir. Je n’ai jamais été reçu avec ce sans-façon chez les consuls, voire même les ambassadeurs des autres puissances, notamment ceux d’Angleterre, qui sont toujours prêts à accueillir et, au besoin, à défendre l’étranger qui s’adresse à eux. Il serait bon, chez nous, au ministère des affaires étrangères, d’établir une école de civilité : la science du savoir-vivre devrait faire partie de l’éducation de tout diplomate.

En sortant du consulat, je vais au palais de Brera, où est la bibliothèque de l’Instituto lombardo dei scienzie e arti, fondée par Napoléon Ier. Le président est le célèbre Manzoni ; il est absent. Je lui laisse un mot exprimant mon regret de ne pouvoir lui serrer la main.

Dans le même local est la bibliothèque dite de Brera, dont je voulais voir le conservateur, M. Rossi. Le concierge m’indique le chemin de son cabinet. J’ouvre une porte qui, selon moi, devait y conduire, mais elle donne sur une vaste galerie que je pris aussitôt pour la succursale d’une caserne, sauf pourtant l’absence du bruit, car il y régnait un parfait silence. À des tables alignées dans toute sa longueur étaient assis des soldats, notamment des zouaves, non banquetant, mais lisant. C’était dans la bibliothèque et non chez le bibliothécaire que j’étais ; je sortis donc, et prenant un corridor que m’indiqua un employé, je trouvai bientôt ce que je cherchais.

Le savant conservateur me reçut en vieil ami. Je lui demandai alors si on avait envoyé chez lui un bataillon en garnison ou si la bibliothèque était devenue un quartier-général. — Non, me dit-il, ce sont mes lecteurs ordinaires, et depuis l’entrée de votre armée à Milan, j’ai eu tous les jours la même affluence. Ne croyez pas que ce sont des romans qu’ils me demandent, non, mais des ouvrages sur la guerre, sur l’histoire, sur les sciences, ou bien des voyages, des revues ; et jamais je n’ai eu des visiteurs plus paisibles et plus soigneux : jamais il ne m’a manqué un livre, jamais on n’en a endommagé. Je suis enchanté de vos hommes, et je voudrais toujours en avoir comme ceux-là. — Et des soldats autrichiens, en voyiez-vous souvent ? lui demandais-je. — Des officiers, quelquefois ; des soldats, jamais. — Le leur avait-on défendu ou était-ce insouciance ? C’est ce que le professeur ne put me dire, mais je suis porté à croire qu’il y avait défense. Il est certains gouvernants qui redoutent la science, comme d’autres l’ignorance ; ils croient qu’il y a profit à abêtir les hommes. — Oui ! à peu près autant qu’il y en aurait à changer les chiens en loups. L’ignorance est plus destructrice que la haine et que le fanatisme même : tous les peuples destructeurs furent des peuples ignorants. On a cru que le défaut d’instruction rendait l’homme plus facile à conduire ; c’est le contraire : l’ignorance, mère de l’entêtement, mène à la stupidité que bien des gens aussi ont considérée comme le comble de la perfection.

Heureux les pauvres d’esprit !
Dans la Bible on peut le lire.
S’appuyant sur cet on-dit,
Maint imbécille s’admire.
Mais songez-y, bonnes gens,
Comprenez ici le maître :
Pauvre d’esprit on peut être
Sans l’être aussi de bon sens.

Notre Seigneur, bien certainement, ne l’entendait qu’ainsi. Il ne pouvait dire à un peuple intelligent, qu’il voulait instruire ou rendre plus intelligent encore : bouchez-vous les oreilles et restez des ânes si la nature vous a faits tels. La simplicité d’esprit n’est pas l’absence de l’esprit, ni même sa faiblesse, mais bien sa droiture, comme l’on dit celle du cœur. Ensuite, je conviens que tous les esprits ne sont pas de bon aloi, et j’en connais que le maître ne pouvait souhaiter à ses disciples,

Car il est, quoi qu’on en dise,
Certaine sorte d’esprit,
Soit parlé, soit manuscrit,
Dix fois pis que la sottise.

En quittant Brera, je vais voir une exposition de peintures qui avait lieu dans le même palais. Comme elle était publique, j’y entrai sans la moindre difficulté ; mais je n’avais pas fait vingt pas que je m’aperçus que j’étais l’objet, de la part des gardiens, d’une attention toute particulière, et d’une attention qui n’avait rien de flatteur. Cette disposition semblait avoir gagné les promeneurs : tous ceux devant lesquels je passais me considéraient avec des yeux étonnés et assez peu bienveillants. Je ne m’expliquais pas le motif de cette animadversion universelle : avais-je été frappé du mauvais œil, ou me prenait-on pour un Croate, cette bête noire des Milanais ? Enfin un des gardiens vint à moi d’un air presque comminatoire et me fit un signe qui m’expliqua tout. Le motif de cette colère est que j’avais mon chapeau sur la tête : or, je n’aurais jamais deviné que c’était là mon crime, car une bonne moitié des assistants était coiffée ainsi que moi. Il est vrai que je l’étais en chapeau rond, et que les autres l’étaient en casque, en képi, en schako, en casquette, en bonnet de police. Je m’empressai donc de mettre chapeau bas, mais je regrettais de n’avoir pas un bonnet de coton qui, probablement, ne sortait pas de la catégorie des coiffures licites.

Me voici donc le chapeau à la main et me croyant parfaitement en règle ; mais, à mon grand étonnement, l’œil des gardiens ne s’était pas adouci, et je me voyais toujours en butte à des regards hostiles. Pour le coup, je n’y étais plus ; je cherchais en vain en quoi je pouvais encore avoir failli. Enfin la chose me fut révélée par un flâneur obligeant : j’avais gardé ma canne. Ici encore j’avais pêché par ignorance : personne ne me l’avait demandée en entrant, et tous nos militaires avaient sabre ou épée au côté, armes, je pense, tout aussi offensives qu’une badine. Ce corps du délit déposé à la garde d’un des surveillants, la sérénité revint sur tous les fronts, et je pus enfin circuler sans être honni.

Il n’y avait là que des tableaux nouveaux, dont quelques bons parmi beaucoup de médiocres, ainsi qu’il arrive dans toutes les expositions. Il en était un qui n’était pas un chef-d’œuvre, pourtant que j’aurais acheté volontiers s’il eût été à vendre. Le sujet en était bien simple, il consistait en deux têtes d’ânes. L’inscription portait : padre e figlio, le père et le fils ; mais il y avait dans les yeux du père une expression d’amour paternel, et dans ceux de l’ânon quelque chose à la fois de bonasse et de malicieux qui charmaient.

Je vais ensuite, à la bibliothèque ambrosienne, voir l’abbé Gatti, auquel je contai ma mésaventure et l’ennui que m’avaient causé mon chapeau et ma canne. Il me dit que j’aurais évité toutes ces avanies si je m’étais présenté avec une croix ou même un simple ruban. Je m’aperçus alors que j’avais perdu en route celui qui était à ma boutonnière. Je n’aurais jamais cru que l’absence d’un petit bout de soie rouge pût, à ce point, défigurer un homme, et je me promis bien, quand je me promènerais sans ruban, de me promener aussi sans chapeau.

Il me dit que la bibliothèque était, comme celle de Brera, fréquentée par nos soldats, et qu’il n’avait également qu’à s’en louer. Cette bibliothèque ambrosienne est un don de la famille Borromée, l’une des plus illustres et des plus populaires de la Lombardie. On ne pouvait mieux confier la direction de cette belle et riche collection qu’au digne abbé Gatti, aussi savant qu’aimable, et parlant le français comme sa propre langue.

Ces allées et venues commençant à me fatiguer, je prends une voiture qui me mène au château et à la place de ce nom, où est un camp français d’artillerie. Les zouaves sont logés dans le château même. J’y vois encore les décorations monumentales provisoirement élevées pour la fête du 15 août.

Après quelques autres courses, je reviens dîner à l’hôtel. La table est fort bien servie ; la société est nombreuse. Ce que je remarque d’abord est un monsieur accompagné d’un petit chien dont il s’occupe exclusivement et auquel il donne les meilleurs morceaux qu’on lui sert. Plus loin est une dame ou demoiselle italienne, fort jolie, qui a pour voisin un officier français qui ne sait pas un mot d’italien. Elle n’est pas plus forte en français. La conversation n’en est pas moins animée : les yeux et les gestes suppléent ici à la parole. Vient ensuite une sorte de marquis comme il y en a beaucoup ici ; il est habitué du lieu probablement, car les domestiques l’appellent excellence. À côté de lui, un Français aux cheveux crépus, et un autre très-maigre, à figure méridionale, parlent haut et fort.

À côté de moi est un Parisien de l’espèce qu’on peut nommer pur-sang, un véritable badaud, naïf et confiant. Avant dix minutes, je connaissais toutes ses affaires. D’un âge mûr et touriste comme moi, il venait aussi de passer le Mont-Cenis. Il logeait à l’hôtel Royal où il voulait absolument me mener pour y voir, disait-il, une galerie de tableaux qui contenait des chefs-d’œuvre. J’aurais volontiers accompagné ce digne homme qui, sous sa naïveté, ne manquait pas de savoir et d’une sorte d’esprit très-original, mais j’avais d’autres projets : je tenais à revoir le théâtre de la Scala.

Je veux y aller à pied, et je trouve moyen de m’égarer ; enfin je n’y arrive qu’après avoir perdu six fois mon chemin. Je demande une stalle pour laquelle on me réclame deux francs soixante-dix centimes. Je m’attendais à payer plus, je trouve donc ceci très-bon marché. J’entre et je crois que, selon l’usage, on va, en échange de mon billet d’entrée, me donner un numéro, mais on me fait signe que c’est inutile, et me voici dans la salle qui, comme on sait, est vaste et belle. Je me dirige vers les stalles, mais quand je vais pour m’y asseoir, on me demande mon billet. Je réponds qu’on me l’a pris à la porte. Alors on m’explique que j’ai payé l’entrée de la salle, mais non celle des stalles et des loges. Ce fut environ trois francs qu’il me fallut payer encore. À Paris, c’eût été bon marché ; en Italie, c’est fort cher, mais tel est l’usage pour les étrangers : les habitants, au moyen d’abonnements, paient un prix minime.

Enfin me voilà placé. Je suis à côté d’un énorme abbé dont la rotondité remplit, outre sa stalle, un bon tiers de la mienne, car les stalles ici sont des chaises. Je suis donc, pour toute la soirée, assis sur une moitié de chaise, et parfaitement mal à mon aise. Mais ce n’est pas là le seul désagrément de ma position : mon abbé prend du tabac, et ceci tous les cinq minutes, se préparant à sa prise en se mouchant à grand bruit, accompagnement qui s’harmonie peu au chant, ce que les murmures des voisins auraient dû lui apprendre, mais notre impassible priseur n’a seulement pas l’air de s’en apercevoir, et son nez comme sa tabatière, qui avaient aussi leur voix, n’en continuent pas moins leur chant.

On jouait Rigoletta, très-beau spectacle, chœur, danse, etc. ; chanteurs passables, mais musique un peu monotone. L’orchestre est au complet, j’y compte huit contre-basses. Il ne vaut pas ceux de Paris qui n’ont aujourd’hui de rivaux nulle part. Le chef d’orchestre ramène les retardataires en frappant à grands coups sur un porte-chandelle de fer-blanc, singulier instrument qui n’est pas, je pense, dans la partition, et qu’il aurait dû au moins mettre au diapason. Le ballet est magnifique ; bonne musique, belle décoration.

Le théâtre de la Scala doit être au moins d’un tiers plus grand que l’Opéra ; j’y compte deux cent quarante-six loges, et le parterre est très-vaste.

Ma journée avait été bien remplie, aussi étais-je las : ce n’est donc pas sans plaisir que je gagne mon lit.